L’île des possibles.
9.0 Il me fut délicat, l’espace d’un temps après la découverte de ce film, d’en voir d’autres, tant c’est un voyage total, qui voyage bien plus que le temps du film, à l’image de ce récit qui dérive, qui se nourrit de son indécision.
Pas certain, en effet, d’avoir cerné ce que Serra cherchait vraiment à raconter ni certain d’avoir aimé tout ce que j’y ai vu. Mais quel plaisir de voir un film pareil en salle, d’assister à une telle proposition, qui ne ressemble à aucune autre, sinon à une lointaine mixture de Rainer Werner Fassbinder, Joao Pedro Rodrigues, Apichatpong Weerasethakul, Bertrand Mandico, Tsai Ming-Liang, Michael Mann. On aperçoit aussi du Tabou, de Miguel Gomes. Du Zama, de Lucrecia Martel. Du Fitzcarraldo, d’Herzog. J’ai pensé à tout ça devant Pacifiction. Tout ça mais pas vraiment non plus, tant c’est un monde ce film, une île à lui seul.
Tandis qu’il m’avait perdu avec Le chant des oiseaux (2009) puis La mort de Louis XIV (2016) il me semble avoir retrouvé le Serra qui m’avait tant fasciné avec Honor de cavaleria (2007). En plus fou, plus fort encore. Avec probablement son film le plus classique, pourtant. Moins hermétique, moins complaisant qu’à l’accoutumée : Serra semble avoir trouvé un équilibre aussi sublime que précaire.
Il y a d’abord ce titre qui intrigue, ce mot-valise si curieux. « Pacifiction » ne serait-il pas une fiction pacifique (une fiction sans conflits avec les règles de la fiction) plutôt qu’une fiction dans le Pacifique ? Une fiction (de papier) afin de récolter des subventions, le dit lui-même Serra. Très probablement, surtout au regard de ce qu’il en fait : Un récit en suspension, aéré, mystérieux. Et pourtant c’est assez passionnant ce qui se joue, ce microcosme néocolonial, cette rumeur de reprise des essais nucléaires, sur le sol polynésien, ces discussions au sujet des casinos, des chapelles religieuses, la colère des résistants indépendantistes. Mais c’est une fiction avortée. Inachevée. Qui s’installe, s’arrête, reprend, puis s’évapore. Un récit aux projections multiples, aux contours labyrinthiques, fleuris mais comme dans le plan d’ouverture : bouchés par une montagne de conteneurs.
C’est un thriller parano qui suit un schéma diffus, une matière indéchiffrable et évolue sur un terrain qui semble constamment inédit, ne serait-ce que d’un point de vue géographique : C’est un film en France, loin de l’hexagone. Il y sera question de militaires de passage, à moins qu’ils aient un rapport avec cette barque et ce curieux sous-marin au large. Il y sera aussi question de population polynésienne terrifiée par cette rumeur nucléaire. Il y sera évidemment question politique, en collant aux basques de cet étrange politicien. On y traverse des salons, des clubs, des chambres d’hôtels, des coulisses de théâtre. On s’envole à bord d’un jet privé, on y arpente le large en pleine nuit. Le Paradise (la boite de nuit locale) rappelle parfois le Roadhouse de Twin Peaks. L’ambiance nocturne violacée évoque plutôt Les garçons sauvages. Tout tient sur un fil. Ténu, sublime.
Le fim est parcouru d’un mystère qu’il garde souvent pour lui mais il se livre par bribes fulgurantes, selon un rythme à lui, endolori mais hypnotique. Ce tempo si étrange, qui m’a un peu rappelé un autre très beau film au rythme (peut-être encore plus) étrange, sorti cette année : Enquête sur un scandale d’Etat, de Thierry de Perreti. C’est un voyage, un objet curieux, imprévisible. Qui surprend d’un plan à l’autre, d’un angle à l’autre. Il y a de la place pour l’aléatoire ou l’inattendu, partout. Une scène peut sembler très écrite, la suivante débarquer à l’improviste.
Impossible de s’étendre sur les puissances du film sans évoquer son interprète central. Benoit Magimel – en mode Depardieu – incarne De Roller, un personnage de haut-commissaire de la République, chic et toc, costard blanc trop serré, chemises à fleurs, espadrilles et lunettes fumées. Il est magnétique, incandescent. Personnage magnifique, attachant car touchant et grotesque, pathétique par ses aphorismes et formules toutes faites, sa décadence qui s’ignore, lumineux par cette passion mystérieuse qu’il trimballe dans son regard et sa voix, son besoin d’être un héros quelque part qui n’a fondamentalement rien d’héroïque sinon cette velléité aux réponses et simplification. Le reste du casting est à son diapason ou complètement à côté, comme il semble l’être parfois aussi.
Comme dans tout bon film-noir, il y a une femme fatale. Ici c’est une tahitienne transgenre absolument sublime, qui ne fait que sourire et acquiescer à ce personnage de haut-commissaire, mais qui semble tirer ses propres ficelles malgré tout. Sans que ça aboutisse à quoi que ce soit dans le champ. Comme si tout se jouait ailleurs, dans un autre film, un récit parallèle. Il y a des trous d’air partout dans Pacifiction. Par ailleurs c’est un personnage qui n’existait pas au scénario, ça en dit long sur la méthode Serra, qui semble glaner de la matière au tournage.
Si le cinéma de Serra trouve d’autres rivages en se posant sur cette plage coloniale, on retrouve clairement son obsession pour la mort, la fin d’une époque. C’est par ailleurs son premier film à se situer dans l’époque contemporaine. Qu’est-ce que ça raconte, je n’en sais trop rien, sinon que ça témoigne de son entière liberté : Les cinéastes font souvent le chemin inverse, tournent des films en costumes une fois qu’ils sont installés dans le paysage. Il n’y aura pour autant aucune date précise dans Pacifiction, sinon l’évocation lointaine des essais nucléaires sous Chirac.
Visuellement c’est ce qu’on aura vu de plus dingue cette année, notamment ces crêtes montagneuses, ces ciels roses orangés, ce night club embrumé, ces vues aériennes, nocturnes ou à l’aube naissante. Le décor polynésien aura grandement inspiré Serra, qu’il aura modelé en Tahiti queer fantasmé. J’y ai vu des images, y ai entendu des sons, que je n’ai pas l’habitude de voir ni d’entendre. Et cette lumière, mon dieu. Trois heures de lévitation pure, parsemées de fulgurances.
Et parmi ses nombreuses fulgurances, une scène incroyable : celle du surf. Vraisemblablement sur le spot de Teahupoo. Je n’ai jamais vu ça dans un film, pas même dans Endless summer ni Big wednesday. J’ai eu la sensation d’être au cœur du lieu, de la vague, de ressentir sa force, sa dimension éternelle. Le tout aux côtés de Magimel, en costume blanc, debout sur un jet ski, arborant une hystérie décontractée très propre à son personnage, en pleine représentation de lui-même, comme il était déjà plus tôt lors de la danse / combat de coqs. Il n’est plus rien en ces lieux, mais il se comporte malgré tout comme un capitaine de bateau. Chef d’orchestre d’une vague. Et c’est une scène improvisée. C’est cadeau, c’est là, ça déboule de nulle part – mais ça réoriente le film – et on se prend la majesté de ce lieu dans les yeux, les oreilles, aux crochets du personnage, tout aussi estomaqué. Plus belle scène de l’année, pour moi.