« Je te vois ».
8.5 Si j’ai maintes fois pu revenir sur de nombreux films de James Cameron (jusqu’à un visionnage annuel, pour certains) ce n’était que la troisième fois que je voyais Avatar. La première date du 20 décembre 2009 (j’ai encore le ticket) dans une salle bondée, qui sentait beaucoup trop le popcorn ce qui n’avait pourtant pas entaché le plaisir procuré par le film ni notamment sa 3D – seule fois où j’y avais ressenti une vraie force, une vraie utilité. Le film m’avait plu, impressionné sans toutefois m’emporter aussi loin émotionnellement que d’autres films de Cameron. Mais c’est une séance gravée dans ma mémoire, indéniablement. Une séance magnifique. Si agréable qu’elle m’empêchât longtemps d’y replonger, chez moi, dans mon canapé. Jusqu’à ce jour d’octobre 2019 – il y a seulement trois ans, en somme – où je l’ai revu pour le faire découvrir au fiston, alors âgé de sept ans et demi, qui avait halluciné, au point de le revoir le lendemain. Plaisir imparable.
Si je le revois aujourd’hui, c’est évidemment afin de préparer le visionnage de l’épisode suivant : Bien sûr je préfèrerais que Cameron fasse autre chose, me surprenne avec un autre univers, mais je me suis fait une raison depuis longtemps, Avatar (et ses suites) c’est le film de sa (fin de) vie. Toute sa filmographie converge vers l’univers Avatar. Quoiqu’il en soit j’ai revu le premier et quel bonheur, une fois de plus. Quel plaisir de divertissement, d’images, de sons, de fluidité narrative. Les défauts (un certain penchant pour la punchline beauf, une certaine naïveté par instants, quelques lourdeurs dans ses enchainements) je les vois toujours, ce sont les mêmes que dans les précédents films de Cameron, mais ils se dissipent considérablement au fil des visionnages, et ne restent que la magie, le vertige visuel et l’intense bonheur d’assister au blockbuster total de l’ère moderne. Et la fascination qu’il génère : Son efficacité narrative, sa démesure visuelle, sa puissance rythmique, son aura visionnaire et l’anomalie (au box-office) qu’il représente : Il n’appartient à aucun monde crée, aucune saga. Et pourtant il attire, émeut, fédère.
En 2154, une conquête spatiale est engagée afin de trouver un minerai permettant de sauver la planète. Sur Terre – plutôt dans le vaisseau, puisque sur Terre nous n’irons pas – Jake Sully, ex-marine, évolue dans un fauteuil roulant, privé de ses jambes. On apprend bientôt le pourquoi de sa présence ici : il est réduit à n’être que le frère de celui, récemment décédé, qui devait partir faire cette mission sur la planète Pandora. Il fait les frais de moqueries diverses au départ, c’est l’incapable de la bande, puisqu’en plus d’être invalide il ne connaît absolument rien des tenants et aboutissants de la mission. Contrairement à son acolyte qui l’accompagne, c’est la toute première fois qu’il enfile le costume bleu na’vi. Cette plongée dans un autre monde est pour lui comme un nouveau départ. Un lieu où il sera vide (il le dira d’ailleurs plus tard à Neytiri et gagnera sa confiance) de toute éducation humaine, malvenue dans le monde des autochtones. Un lieu où il pourra bien entendu courir, s’épanouir et où il découvrira un nouveau dialecte.
Cameron effectue un va-et-vient aussi lourd que passionnant, entre les deux mondes que tout oppose mais qui servent d’écrin de mort et renaissance à Jake : le vaisseau humain, robotisé, mécanique, métallique, habité par des êtres avides d’un côté ; la vie dans la communauté des na’vi de la forêt sur Pandora, planète idyllique, colorée, d’une grande portée spirituelle. Si Jake se réveille dans une sorte de cercueil téléporteur (magnifique plan qui imiterait une incinération et rappelle dans le même élan la mort de son frère) où il retrouve ses jambes paralysées, c’est aussi pour que le spectateur l’éprouve autant que lui. Comme il ressentait très intimement la faille spatio-temporelle dans Titanic à l’écoute de l’histoire de Rose. Le spectateur rêve lui aussi d’être sur Pandora, de voler sur ces petits dragons, de parler à Neytiri, de marcher sur une nature bioluminescente. Ce film est une porte d’entrée au rêve. Cameron le dit, il a fait ce film pour l’ado qui sommeille en lui, car il y a quelque chose de très naïf, très utopique dans cette démarche salutaire, et pourtant comme à son habitude, ses niveaux de lecture sont tentaculaires, son regard est riche, critique, très sombre aussi : Il est rare d’assister à un tel frisson de tristesse dans un film de cet acabit, que lors de la chute monstrueuse de l’arbre-mère.
Pourtant, si Avatar nous plonge dans un monde, il ne cesse de parler du nôtre. De l’humain, de sa bêtise, son appétit pour la destruction, de son intransigeance, son égoïsme, sa volonté de survivre quoi qu’il en coûte. Du pouvoir de la technologie qu’il a créée. De sa substitution à cette technologie. Chez Cameron, la machine (l’avatar, le vaisseau, le bateau, le robot…) est systématiquement un moyen d’en revenir à l’Homme. Mais hors exceptions – ils sont peu mais formeront une escouade résistante – l’être humain dans Avatar n’a rien d’humain : il est fonction, T-800, machine à tuer, machine à détruire, machine en mission.
On apprend très vite le pourquoi de cette opération : Une énergie importante à la survie de l’humanité se trouve sur Pandora. Jake Sully est envoyé pour approcher la communauté na’vi et négocier leur déménagement, les ressources convoitées se trouvant juste en dessous de leur pied. Tel un John Smith envoyé sur une terre lointaine, Jake qui revit peu à peu dans ce nouveau monde n’a pas le cœur à la mission. Et ce pour plusieurs raisons : Il a retrouvé ses jambes et bientôt il croisera Neytiri, sa Pocahontas. Mais Jake n’est pas le bon petit soldat : il n’est que substitution de celui qui devait être envoyé au préalable, avec lequel il partage l’ADN qui permit de créer l’avatar qu’il arborera.
Le cœur extatique du film se vit pleinement au diapason de Jake, à travers son regard : tout y est lumineux, détaché, fabuleux. On fait corps avec Jake Sully afin, comme lui, de découvrir ce monde puis de tomber amoureux de Neytiri. Dans Titanic, on se souvient qu’avant de voir le bateau heurter l’iceberg, on lévitait aux côtés de Rose et Jack, la soirée irlandaise, la cavale tel deux ados, entre les coursives, la salle des machines, jusqu’à la scène d’amour en point culminant : On lévite tellement qu’on oublie d’être venu voir le récit du naufrage d’un célèbre paquebot. On retrouve ce schéma narratif dans Avatar, soit avant que les marines ne prennent la situation en main : Ces longues scènes hors du temps avec le choix de l’ikran, l’acceptation dans la communauté, la communion de Jake avec Neytiri. Exactement la même trame. On n’est pas chez Cameron pour rien.
Par ailleurs, l’union de Jake et Neytiti s’effectue dans un écrin magnifique, un carrefour luminescent, divin. C’est un lieu de prière où les na’vi implorent l’Eywa, sorte de mère-nature. Leur déesse, donc. Formidable pied de nez à notre civilisation qui ne peut se mettre en accord sur rien, même pas sur un dieu commun. Chez les na’vi, alors qu’il semble y avoir différentes communautés (il suffit de voir l’organisation résistante de la fin du film) le dieu reste unique. C’est l’utopie crée par James Cameron : Un monde qui s’en remettrait à un seul dieu et qui n’interviendrait que pour l’exact équitabilité naturelle ainsi que pour la communion spirituelle des êtres (« je te vois » devient le mantra de tout un chacun). Un monde dans lequel, forcément, on aimerait vivre. Cohabiter.
La cohabitation demeure l’enjeu essentiel d’Avatar. D’un cinéma loin d’être novateur et d’un support lui totalement nouveau. Du réel et du virtuel. De l’homme et d’une entité extra-terrestre. De l’homme et de la femme : Cette dernière a toujours une place majeure chez Cameron. Elle est désignée comme porteuse du futur chef de la résistance dans Terminator et donc située en ligne de mire principale. Elle est celle qui permettra à l’être humain de s’en tirer dans l’espace dans Aliens. Dans Abyss c’est évident, l’un ne va pas sans l’autre. Dans True Lies Jamie Lee Curtis a une place importante dans le récit alors qu’elle ne fait à priori guère parti du processus de départ jamesbondien. Titanic est moins l’histoire d’un naufrage que le souvenir d’une femme ayant survécu à ce naufrage.
L’histoire d’amour est aussi l’un de ces prétextes de rêve de cohabitation, réunion, rassemblement. Rose & Jack étaient les objets qui permettaient la réunion de classes. L’union de Neytiri & Jake, tous deux bien entendu là-aussi très différents au préalable, participe à la résistance afin de préserver les richesses de cette différence. Il ne s’agit pas seulement d’un bateau qui coule, ni d’un combat homme vs machine ni d’une guerre de planètes, il faut qu’il y ait résistance intime, que l’infiniment petit se loge dans l’infiniment grand. Chez Cameron, que ce soit dans Titanic, Terminator ou Avatar, l’histoire d’amour sonne l’accouchement d’une force clairvoyante au sein du chaos.
S’il s’agit de compréhension de l’autre, inévitablement il fallait qu’Avatar commence par un mensonge. Jake rencontre Neytiri pour sa mission, un peu comme Johnny rencontrait Tyler dans le Point break de Kathryn Bigelow – Les ponts entre les œuvres de Cameron & Bigelow sont évidemment nombreux. Ils s’amourachent l’un de l’autre mais Jake est coincé et continue de lui mentir. S’il semble s’aventurer sur les terres de la fiction écologique d’un Danse avec les loups (Kevin Costner) on pense beaucoup au Nouveau Monde, de Malick. Bien entendu le fait d’apprendre un nouveau dialecte, de s’immerger totalement dans une culture n’est pas étranger au mythe de Pocahontas que Malick adaptait déjà à sa manière. C’était presque décevant de voir les na’vis avoir cette facilité à comprendre l’anglais. J’aurais tellement aimé que nos deux tourtereaux passent du temps à communiquer dans le silence ou au moyen d’un nouveau langage.
Cameron doit évidemment se plier aux contingences des blockbusters, mais il condense toute la dimension spirituelle du film en trois mots qui accompagnent les personnages en permanence : Je te vois. I see you. Crédo entonné par Neytiri qui semble signifier : « Je t’aime. Je te sens. Je peux observer l’intérieur de ton âme ». Un « Je te vois » qui renvoie au « Tu sautes, je saute » dans Titanic. La fin d’Avatar se fera sans les mots. Ce qui se joue à l’écran on l’attend depuis le début du film. C’est la confrontation entre deux mondes. L’acceptation de la cohabitation entre le réel et le virtuel. Pourtant la force de ce contact, ce baiser est tel que l’on est chaviré. Comme on pouvait l’être lors du baiser de résurrection dans Abyss.