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Archives pour février 2023

Le crime de Giovanni Episcopo (Il delitto di Giovanni Episcopo) – Alberto Lattuada – 1947

05. Le crime de Giovanni Episcopo - Il delitto di Giovanni Episcopo - Alberto Lattuada - 1947Seules, les bêtes…

   8.0   A la fin du XIXe siècle, un modeste archiviste est la victime d’un escroc qui l’exploite et qui bientôt le laissera sans un sou. Mais ce n’est que l’infime partie d’un récit qui nous emmènera ailleurs, de façon inattendue, sur les terres du film noir, son weak guy, sa femme fatale, son utilisation de la voix off, du flashback, sa tendance urbaine, interlope, son noir et blanc brumeux. Mais aussi sur les terres du mélodrame, avec cette « histoire d’amour », la paternité, puis le meurtre – Difficile de ne pas en parler, le titre nous y convie déjà.

     Employé modèle, Giovanni Episcopo travaille au préalable aux archives administratives depuis dix ans (dix-huit lorsqu’il choisira de démissionner, dans un geste qui lui est propre), profite de son temps de loisirs dans son appartement avec son canari et sa tortue et rien ne semble pouvoir perturber ce quotidien solitaire, terne et huilé. C’est un être réservé, discret, hypersensible, qui se laissera dériver dans une réalité parallèle à priori exaltante, mais qui bientôt l’absorbera, plongeant dans une spirale qui le ronge, financièrement et sentimentalement. Il ne sera plus que l’ombre de lui-même, une simple marionnette au service d’un certain Giulio Wanzer.

     Opportuniste charismatique et mystérieux, Wanzer se définit comme un aventurier, mais il a les atours moins reluisants de maquereau ou faussaire. C’est une créature de la nuit, Faustienne, vampirique : Ses premières apparitions ne sont pas sans évoquer celle du vampire dans le Nosferatu (1922) de Murnau. Malgré lui, Giovanni pactise avec le diable : Au fond il est d’accord avec Wanzer, il n’a rien vu de la vie. Ce dernier le fera déménager. Le fera se marier. Il devient sa chose, comme il dit, en off. Sans parvenir à faire machine arrière.

     Episcopo éprouve une forme de libération quand il rencontre Wanzer, qui lui promet la liberté, lui trouve aussitôt un nouvel appartement, lui fait des promesses de réussites, de fortune. La même libération que lorsque celui-ci disparaitra brutalement en Argentine. Mais Episcopo ne sera pas plus libéré une fois Wanzer volatilisé, puisqu’il est tombé amoureux. Il y a du Michel Simon, du Raimu dans ce personnage campé magistralement par Aldo Fabrizi. On y retrouve en effet un peu de Maurice Legrand dans La Chienne (Jean Renoir, 1931) mais aussi un peu de Aimable Castanier, dans La femme du boulanger (Marcel Pagnol, 1938).

     Le film se déroule principalement dans une Rome brumeuse, quasi gothique, mais le temps d’une séquence il s’aventure ailleurs – probablement dans la campagne romaine – c’est très beau, d’autant que cette immensité soudaine (les montagnes, les cascades) colle beaucoup avec l’état d’esprit du personnage à cet instant-là, à la fois perdu et plein d’espoir. Wanzer vient de se volatiliser, mais Episcopo s’en va se jeter dans une aventure plus dangereuse encore.

     Les célébrations nocturnes du changement de siècle (au mitan du film, grosso modo) marquent une rupture. La séquence est incroyable. Lattuada y saisit le magma de la foule, un peu comme dans le final de Voyage en Italie, mais six ans avant Rossellini. Tandis qu’il aperçoit sa femme dans les bras d’un autre, voilà Giovanni balloté par la foule, perdue dans une masse informe, euphorique qui fêtant la nouvelle année à venir semble l’humilier pour l’éternité, dans un plan en travelling arrière stupéfiant, qui fait froid dans le dos.

     Et puis le film braque étrangement, brutalement. Il était resserré temporellement, il s’étire. Wanzer n’est plus là mais il est encore partout, à l’image de cette cicatrice sur le front de Giovanni – une sale histoire de boule de billard esquivée… par Wanzer – qu’il arborera toute sa vie et symbolise à jamais leur rencontre et la descente aux enfers de son hôte. Et notre héros devient de plus en plus opaque dans ses choix : tandis que sa passivité le rendait complice de sa dangereuse situation, c’est maintenant sa prise d’initiatives et son amour douteux pour Ginevra qui n’ont plus de sens. L’enfant né de cette union (qui ne ressemblait à rien) sera le point de rupture – Et interviendra d’ailleurs (via une ellipse conséquente) peu après les célébrations du nouveau siècle.

     Le film peut être perçu comme étant le grand flashback d’un récit se déroulant à la fin du XIXe siècle, un peu avant et un peu après, raconté, en voix off, celle de Giovanni Episcopo lui-même. On croit d’abord qu’il nous conte son histoire, qu’il se confie à nous en somme, mais on découvrira dans l’épilogue terrible qu’il racontait tout cela à la police, chez qui il venait se rendre – de façon honnête et juste, comme il l’a toujours été – après son crime.

     Si au départ, c’est un roman de Gabriele d’Annunzio, publié en 1891, Le crime de Giovanni Episcopo tient apparemment moins de la chronique naturaliste que du film noir, mais il hérite déjà clairement du mouvement néoréaliste naissant en Italie au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec des œuvres plus identifiées, comme Les amants diaboliques (Luchino Visconti, 1943) ou Rome ville ouverte (Roberto Rossellini, 1945).

     C’est l’un des premiers films d’Alberto Lattuada, cinéaste prolifique mais peu identifié des cinéphiles, au sein du cinéma italien. On pourrait vaguement trouver des correspondances chez Renoir et pas uniquement pour la ressemblance du titre avec un autre (Le crime de Monsieur Lange, 1936). On pense aussi à L’ange bleu, de Josef Von Sternberg. Ou encore au Dernier des hommes, de Murnau. Références loin d’être écrasantes tant Le crime de Giovanni Episcopo est une merveille qui leur tient la dragée haute.

Aftersun – Charlotte Wells – 2023

23. Aftersun - Charlotte Wells - 2023Pieces of a father.

   8.0   Fin des années 90, un père, Calum, et sa fille Sophie, passent les vacances dans un hôtel « All inclusive » en Turquie. Ils vont glander autour de la piscine, bronzer, dormir, manger, faire de la plongée, du billard, du waterpolo, quelques visites touristiques. C’est tout. Et c’est magnifique. C’est magnifique car ce qui ne se dit pas ou presque pas, on le capte malgré tout. Cette bulle solaire dans laquelle le film est constamment baigné est sans cesse dévorée par une mélancolie insondable : entre deux instants de douceur ensoleillé, c’est un père qui crache sur un miroir ou s’engouffre seul la nuit en pleine mer.

     Aftersun est une somme de sensations fantasmées de ces vacances, disséminés entre brèves vidéos collectées par le petit camescope de Sophie. Comme si sa mémoire élaborait les souvenirs, remplissait les trous, recollait les morceaux, en fonction des images qui restent : Sophie adulte, qui essaie de se souvenir de Calum. Quelques flashs viendront étayer cela. Quand d’autres seront plus mystérieux, à l’image de ces images de rave stroboscopique. On ne saura donc pas tout mais on comprendra au moins ceci : Les parents de Sophie sont séparés, Sophie voit peu son père quant à Calum, aussi doux et bienveillant soit-il avec elle, il est bien trop jeune et/ou paumé pour être père. D’ailleurs il s’étonne lui-même d’avoir déjà trente ans, quand les gamins du club le prennent au préalable pour le grand frère.

     Et si le film n’est pas du tout autobiographique, il n’en reste pas moins que sa réalisatrice Charlotte Wells a perdu son père durant son adolescence. Elle réalise donc une pure fiction, à partir de vraies sensations, c’est très particulier. C’est une autobiographie émotionnelle, dit-elle. Aftersun a tout l’attirail formel du film américain indépendant, une sorte de croisement entre Sofia Coppola (difficile de ne pas penser à Somewhere), Vincent Gallo (On y recolle les morceaux un peu comme dans The Brown bunny) ou Matthew Porterfield (Le délicat I used to be darker). Mais il y a aussi du Claire Denis à son meilleur, là-dedans. Une douceur et un flottement permanent, solaire et mortifère.

     Le film est jalonné d’idées géniales comme la scène du karaoké (justement car son déroulement surprend) ou celle de la chambre à coucher dans le noir, avec la respiration de Sophie et Calum fumant sa clope sur le balcon : Cette scène fut le basculement pour moi. C’était soudainement dissonant, le film ne m’a plus lâché. Il se permet des pics parfois insolites et casse-gueule. Il a aussi sans doute ses limites – son petit côté arty pour festivaliers, avec ses jolis plans de poses – peut-être les verrais-je, ultérieurement ?

     Oui, Aftersun est sur une corde raide. Entre le Mumblecore et le produit Sundance, pour le dire grossièrement. Ou rien de tout ça. Je cherche encore. En l’état j’en suis sorti en miettes, désarçonné, bouleversé par sa délicatesse, cette lumière, cette relation, ces deux interprètes. Paul Mescal et Frankie Corio y sont tous deux incroyables. Bon, le film n’a pas besoin de mon soutien, c’est un premier long, il n’a rien coûté et il rafle tout un peu partout où il passe, mais j’encourage chacun à volontiers s’y perdre.

We own this city – HBO – 2022

01. We own this city - HBO - 2022Les fantastiques années 10.

   8.0   Des séries estampillées David Simon, il y en a eu quelques-unes : parfois denses (The Wire, Treme) parfois brèves (Show me a hero, The deuce), différentes les unes des autres (ne serait-ce que dans leur encrage géographique : Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Yonkers, New York) mais chaque fois elles sont très marquées par la personnalité « journalistique » de leur showrunner et (co)créateur.

     Cette fois, Simon revient aux sources – Rappelons qu’il a jadis travaillé au Baltimore Sun puis qu’il a écrit un ouvrage qui servira à l’élaboration de The Wire. Avec We own this city, il s’agit aussi bien de revenir à Baltimore et d’en tracer les contours socio-politiques de ces quinze dernières années (comme un prolongement de The Wire) que de partir d’un véritable fait divers, brulant et fondateur, à savoir la mort de Freddie Gray, tué par des policiers lors de son arrestation en Avril 2015 et les violentes émeutes qui suivirent.

     Nous n’en verrons pas d’images, mais ces six épisodes graviteront autour, avant comme après. L’évocation de son nom résonne partout. La série s’inspire là aussi d’un ouvrage, celui d’un autre journaliste du Baltimore Sun, Justin Fenton, qui publia La ville nous appartient. Le générique de We own this city annonce déjà brillamment le programme : des clichés en noir et blanc de Baltimore, entrecoupés de vidéos d’interventions policières, d’images de manifestations et vidéos de déclarations variées (que l’on retrouvera pour certaines au sein de la fiction) préparent l’aspect choral cher à Simon, l’enchâssement institutionnel et sa volonté de reconstitution.

     En relatant les prémisses, le procès mais aussi les actions délictueuses et criminelles de la « Gun Trace Task Force » (un groupe de police crée pour lutter contre la montée de la criminalité) la série sera au plus près de chacun d’eux, et en grande partie de son acteur principal, moteur de la corruption généralisée, le sergent Wayne Jenkins (Immense Jon Bernthal, qui m’avait pourtant toujours semblé mauvais acteur) qui multiplie perquises illégales, vols et extorsion en tout genre, en toute impunité avant l’enquête monstre qui le condamna lui (à 25 ans de taule) et nombreux de ses collègues complices.

     Mais évidemment, comme toujours dans les récits de Simon, il ne s’agit pas seulement de faire le portrait d’un homme, d’un groupe ou d’une brigade, mais bien celui d’une ville (sinon d’un pays) offrant un tableau dense et complexe (le premier épisode est vraiment pas évident à appréhender) : Une enquête de la police du comté de Harford croise alors celle de la division des droits civiques du Département de la Justice mais aussi nombreuses des interventions opérées par Jenkins et son équipe. Et à travers ces deux enquêtes qui s’enchâssent, se frôlent, ces personnages qui vont et viennent, la série fait finalement le portrait d’une ville à l’agonie, rouage d’une société malade qui érige sa machine judiciaire contre les populations les plus pauvres et donc en majorité noires. Sans parler de cette idée de corruption globale qui explosera dans cet épilogue d’une noirceur absolue.

     Et en suivant majoritairement ce sergent aussi beauf que purement fonctionnel, qui niera chacun de ces agissements jusqu’au bout, mais aussi ses collègues qui n’hésitent pas à le balancer avec une insolente désinvolture, la série fait aussi le portrait d’un déni de la violence provoqué par le pouvoir de l’insigne. Les regards de chacun lors de leur procès ne racontent rien de plus qu’une totale incompréhension : Ils se sentaient soit intouchables soit intouchables et tout à fait dans leur droit (Fascinante scène où Jenkins ne peut accepter qu’on le traite de flic pourri) comme si la ville leur appartenait.  

     Six épisodes, six heures, d’une limpidité, d’une intelligence et d’une puissance folle. Dans la lignée de The Wire, donc. Archi conseillé.

Bruiser – George A. Romero – 2002

29. Bruiser - George A. Romero - 2002Henry, portrait d’un parfait loser.

   5.0   Maintes fois humilié, par son patron, sa femme autant que par son meilleur ami, Henry Creedlow est un cadre publicitaire invisible et usé, cumulant les heures supplémentaires chez Bruiser, agence d’un magazine de mode, afin de payer les travaux restants de sa grande maison.

     C’est un banal yuppie, échappé d’un livre de Bret Easton Ellis (on pense à American Psycho) mais débarrassé de toute pulsion, sexuelle ou violente, dont il se repait uniquement dans ses divers fantasmes, de meurtre ou de suicide : Un inconnu se tue à la radio au début mais ça pourrait évidemment être lui. Il est le reflet de cet inconnu, son reflet passif, sans action. Et ce n’est guère en rêvant de tuer sa femme ou une inconnue récalcitrante sur un quai de gare que quelque chose changera : Henry se meurt de l’intérieur. Ne réagit plus quand son boss étale volontiers ses goûts de chiotte en matière de visage pour la couverture hebdomadaire, ne bouge pas d’un pouce lorsqu’il surprend sa femme en train de masturber son patron lors d’une barbecue party.

     Un matin, après avoir effectué son traditionnel rituel préparatif accompagnant son réveil (une séquence miroir de la scène d’ouverture dans laquelle les plans évoquant la routine quotidienne du personnage, annihilent déjà son visage et son entièreté, en ne cadrant que certaines parties de son corps) Henry découvre qu’il n’a plus de visage. Ou plutôt qu’un masque blanc, sans expression, le recouvre. Si blanc, si triste, si simpliste, qu’il semble révéler directement sa morne personnalité, dans la continuité de ces masques confectionnés par sa collègue (et ex-femme de son boss) qui reflètent, dit-elle, l’hôte qui les arbore. Henry n’existait déjà pas beaucoup, il n’a dorénavant même plus d’identité.

     Si le masque blanc en question évoque moins celui d’Halloween, de Carpenter que celui des Yeux sans visage, de Franju ou Hollow man, de Paul Verhoeven, Bruiser évoque plutôt un autre film de Romero : Incident de parcours, dans lequel un singe permettait au héros d’accomplir ses désirs refoulés. Le masque dans Bruiser permettra à Henry de libérer ce refoulement qui lui colle à la peau, en transformant sa personnalité inanimée en monstre de révolte vengeresse.

     Bruiser est sorti le 13 février 2000 au Canada avant d’être présenté hors compétition au Festival du film fantastique de Gérardmer en 2001 et de sortir discrètement sur nos écrans durant l’été 2002. Pour nombreux d’entre-nous il s’agit donc de la découverte d’une ressortie méconnue et tardive du réalisateur de La nuit des morts-vivants. Bruiser signe son retour huit ans après son adaptation dispensable de La part des ténèbres, de Stephen King. Sous ses allures de téléfilm de luxe, un poil chaotique, c’est un retour discret mais passionnant, tant Creedlow sans son masque blanc immaculé, n’est finalement pas si éloigné des morts-vivants des grands films du cinéastes des zombies.  

     La mise en scène de Romero m’a semblé plus en retrait, plus transparente, comme si elle se calait sur son personnage, avant sa métamorphose et son équipée meurtrière. Il eut fallu que la forme le suive jusqu’au bout : On en voit l’ébauche dans ce dernier quart foutraque, qui lorgne vers Tobe Hooper (pour reprendre les mots de Jean-Baptiste Thoret) à moins qu’il ne prépare le cinéma plus carnavalesque d’un Rob Zombie. Toutefois, le glissement m’a semblé bien sage.

     Jason Flemying a peu à défendre tant il est en sous-jeu permanent accentué par le fait qu’il soit affublé d’un masque blanc durant une grande partie du film. Tandis que Peter Stormare se situe lui à l’opposé du spectre interprétatif, en roue libre, totalement cocaïné, jouant l’excentricité avec un art douteux du cabotinage. Il est probable que l’écart entre ces deux prestations fasse partie des choses qui déséquilibrent complètement le film, loin d’être inintéressant pour autant : Mineur ou pas, on est toujours fasciné par la découverte tardive d’un film oublié d’un cinéaste aussi génial que George Romero.

À plein temps – Eric Gravel – 2022

11. À plein temps - Eric Gravel - 2022La femme seule.

   8.0   L’ambition d’Eric Gravel est de filmer le quotidien d’une femme célibataire, mère de deux enfants, vivant dans « la campagne de la région parisienne », travaillant sur Paris, le tout en pleine grève des transports, comme un pur film d’action. Le film ne se pose pas, toujours au diapason de son héroïne, qui n’a d’autre choix que de ne jamais se poser non plus.

     Il s’ouvre sur sa respiration, tandis qu’elle est en plein sommeil. Il se ferme sur des larmes de joie et d’épuisement, tandis qu’elle vient de traverser un purgatoire de quelques jours. Il faudra le bip d’un réveil pour entamer les hostilités, comme un coup de feu de départ : la course est lancée. Entre ces deux pôles, on retiendra aussi notre respiration.

     C’est La fille seule (Benoît Jacquot, 1995) vingt-cinq ans plus tard soit le quotidien d’une femme de chambre dans un hôtel parisien. C’est d’autant plus troublant que Virginie Ledoyen et Laure Calamy ont le même âge. Si La fille seule s’étirait sur une journée (éreintante aussi) À plein temps choisit plusieurs jours aussi pour marquer une forme de répétition.

     Alors évidemment certains ne manqueront pas de remarquer qu’en les laissant à ce point en toile de fond impactante pour son héroïne, on est quand même à la limite du film anti grèves. Mais le film s’en tire du bon côté sur deux ou trois dialogues, afin que ce soit important mais pas le sujet. Son sujet c’est cette femme, c’est Laure Calamy qui y tient là son rôle le plus habité, émouvant. Elle est accompagnée par une musique (qu’on pourra trouver de trop aussi) quasi omniprésente, signée Irène Dresel, faite de boucles électro anxiogènes et hypnotiques.

     C’est un film épuisant, mais magnifique. Un grand film de survie, de son temps et sur le temps et son impossible corrélation avec notre société moderne. Sans trop en dire, le film se termine de la plus belle des manières : C’était sa seule fin possible si l’on veut encore y croire, si j’ose dire.

Ouistreham – Emmanuel Carrère – 2022

19. Ouistreham - Emmanuel Carrère - 2022Dans le même bateau ?

    7.5   Il y a une dizaine d’années, Florence Aubenas, journaliste, s’était inscrite sous un faux nom à Pôle emploi et avait vécu plusieurs mois en tant que femme de ménage sur les ferrys reliant la France à l’Angleterre : Quatre-vingt-dix minutes d’escale durant lesquelles il faut nettoyer les quatre-cents couchettes (parfois archi dégueulasses), faire chaque fois les deux lits respectifs et récurer les chiottes. Un travail ingrat, nocturne, payé au Smic, réalisé par ceux qui n’ont rien, pas même une voiture pour les emmener aux quais. Cette immersion, Florence Aubenas en a tiré un livre, Les quais de Ouistreham, dans lequel elle relate ces difficiles conditions de vie et de travail, de ces femmes invisibles, devant supporter quotidiennement humiliations et cadences infernales.

     Emmanuel Carrère, écrivain reconnu (dont c’est seulement le deuxième film de fiction, après La moustache en 2005) s’en empare, en respectant doublement le dispositif : Y injecter une femme écrivain qui sera incarnée par une actrice reconnue, Juliette Binoche, plongée au milieu d’acteurs non professionnels. Ouistreham sera un vrai film social, prenant acte aussi, en permanence, de l’ambiguïté de ce dispositif d’infiltration : Cette femme, rebaptisée ici Marianne Winckler, investit ce quotidien précaire jusqu’au bout, afin de rendre compte de sa précarité, mais fondamentalement elle peut quitter cette précarité à tout moment, ce qui n’est pas le cas de ceux qui le vivent vraiment, problème soulevé par la conseillère de Pôle emploi qui l’a gaulé (dans le livre d’Aubenas aussi, il me semble).

     C’est donc ouvertement une fiction, mais nourrie par le documentaire tant tout ce qu’on y voit fait vrai, documenté, jusqu’aux interactions, situations, visages de chacun. À ce petit jeu, l’une d’elles, qui campe Christelle, se détache. Sur deux niveaux : D’une part, Marianne le mentionne, l’écrit (le film utilise régulièrement sa voix en off pour narrer ce qu’elle rapporte dans son livre) : Christelle est une formidable matière a document et à fiction. D’autre part car Hélène Lambert (agent d’entretien dans la vie) c’est bien simple, est une révélation. Un astre dans la nuit. Une étoile abimée, entière, mystérieuse, bouleversante.

     Le film avait tout pour se casser la gueule – l’écrire est une chose, le filmer une autre – mais il tient de bout en bout, puisque Carrère filme à la bonne distance, avec toujours cet esprit auto-critique et pose en permanence la question de la légitimité de ce personnage écrivain : Juliette Binoche est incroyable, comme on ne l’avait jamais vu, au point qu’on oublie nous aussi par instant qu’elle est actrice, tant elle se fond dans le quotidien précaire de ces femmes. C’est vertigineux. Et le film est fort aussi sur le terrain du thriller, tant on angoisse du moment où le personnage sera découvert, ne sera plus perçu comme une amie de galère mais comme une bourgeoise jouant ce rôle. Par ailleurs le final est bouleversant, lumineux oui, d’une grande sécheresse aussi. La fin parfaite.

Saint Omer – Alice Diop – 2022

15. Saint Omer - Alice Diop - 2022Sainte aux mères.

    6.5   Il s’agit du premier long métrage de fiction d’Alice Diop, documentariste « de formation ». C’est un exercice délicat que celui de passer du documentaire à la fiction, voire de nouer les deux dans un même élan : le procès du film Saint Omer est un miroir de celui auquel la cinéaste elle-même a assisté. La romancière en question c’est elle. Le film fait plus qu’illusion (pas loin d’être très grand, à mon sens) une heure durant, parce qu’il orne peu, excepté l’ouverture sur le cours de Duras (aucun intérêt, sinon celui d’en mettre plein la vue aux festivaliers) qu’on oublie tant il est lourdement relayé par la convocation plus tard de Medée, de Pasolini (au secours).

     Mais il y a pire que ces petites bornes intellectuelles un brin hautaines : il y a ce qui se joue avec le personnage de la romancière, son apathie, son opacité, avec sa famille, son mec puis bientôt avec sa grossesse, révélée au mitan du film. Bien sûr on comprend le cheminement, l’effet miroir qu’il provoque, mais justement, pourquoi le souligner quand Alice Diop montre si bien l’impact sur un visage, un regard, un silence avec des personnages inconnus, figurants. Les yeux embués de la juge, pareil, quel intérêt ? Je pense qu’elle n’a pas suffisamment confiance en la force de ses plans, son personnage, le mystère absolu de ce fait divers.

     Et c’est dommage car de la force il y en a dans Saint Omer. Et notamment tout ce qui se déroule au tribunal, les meilleures scènes du film : Cette façon de resserrer petit à petit les plans jusqu’à ne cadrer plus que des visages, c’est magnifique. Car le début du procès est capté de manière opposée dans la forme, quasi anonymement disons au point qu’un très long plan (l’un des plus beaux) suit l’appel et la présentation de nombreux jurés et leur éventuelle récusation. Jamais on n’a vu ça ailleurs, sans doute car on est dans le document à cet instant, la durée, le réel. Et là je ressens qu’Alice Diop a assisté a tout cela. Dommage qu’elle n’étire finalement pas davantage.

     Les plus belles scènes se joueront aussi autour de la parole : quand l’accusée parle (ce corps qui fusionne avec le décor, et ce verbe si distingué), quand la juge (Valérie Dreville, déjà géniale dans Suite armoricaine) parle, quand l’avocate, le procureur, les témoins s’expriment aussi. Le reste devient de l’ornement de séduction. Intéressant sur les discrets flashbacks, mais d’une lourdeur dès qu’il s’agit de faire des ponts, des passations de larmes, entre personnages, mères, femmes, quand bien même il restera cette lumineuse idée de jouer la réconciliation entre mère et fille : de façon abstraite d’abord, d’un gros plan à l’autre au tribunal, du visage de l’accusée à celui de sa mère. De façon plus explicite à la fin avec ce plan d’union de mains et de respirations, de vie de mort, qui rappelle la scène d’ouverture sur la plage. Quoiqu’il en soit, quel plaisir de voir un film de procès si différent des autres. Raide, certes, bancal, bien sûr, beaucoup trop théorique certainement, mais passionnant et singulier.

Revoir Paris – Alice Winocour – 2022

17. Revoir Paris - Alice Winocour - 2022Short cuts.

   4.5   S’accaparer d’un tel évènement (C’est un restaurant et non le Bataclan, mais comment ne pas y songer ?) pour en retirer ce salmigondis de fictions mal dégrossies n’est-ce pas un poil obscène ? C’est embarrassant car Revoir Paris est parfois touché par une certaine grâce, en grande partie les scènes entre Efira et Magimel, bien sûr, mais aussi de façon plus anonyme avec cette fille dont les parents sont décédés ce soir-là, cette photo d’une parcelle du tableau d’un musée (l’idée de l’image manquante), ou bien avec cette autre fille qui s’est retrouvée à embrasser un inconnu australien dans le faux plafond durant les attentats.

     Le problème c’est que Winocour sape son idée par des plans grossiers : Pourquoi les larmes de cette fille de longues secondes en plan fixe avec musique pour te faire chialer toi aussi ? Pourquoi ce plan de roulage de pelle bercé par les rafales de kalachnikov ? Est-il possible de garder un peu de subtilité, préserver un semblant de mystère ? Le film est malheureusement gros sabots en permanence. Il faut que le spectateur éprouve, qu’il sursaute, angoisse, pleure, mais ne choisisse pas quand il éprouve.

     Avant l’attaque (qu’on attend, qu’on craint forcément) le film amorce un crescendo angoissant, un suspense insoutenable, marqué par exemple de cet instant dégueulasse où des gamins frappent sur une vitre : « Vous êtes cons, vous m’avez fait peur ! » dira Efira. C’est nul. Le film sera plus lourdingue encore lorsqu’il installera un semblant de suspense autour de celle qui s’est enfermée dans les toilettes, empêchant certaines victimes de s’y cacher aussi. On comprend illico qui c’est mais le film croit te révéler un twist à la Shyamalan à la fin. C’est nul. Quand Efira part à la recherche de celui qui lui a donné la main durant l’assaut, elle se heurte à sa disparition, il serait parti en Italie, dit-on. Et hop in extremis, non il est revenu et il vend des tours Eiffel sur le champ de Mars. C’est nul. Et puis cette idée qu’Efira quitte son mari car elle ne peut pas revivre comme avant, c’est beau, mais pourquoi nous apprendre tardivement que ce soir-là il n’avait pas une urgence hospitalière mais partait la tromper ? Elle n’avait pas le droit de le quitter, gratuitement, à la suite de son traumatisme ? C’est nul.

     C’est nul et pourtant ces séquences sont parfois hyper touchantes, sur un regard, une larme. J’aime aussi l’idée que le personnage d’Efira croise en permanence les visages de ceux qui sont morts, car c’est un film de reconstruction parmi les fantômes et c’est clairement ce qu’il fait de mieux. Ça méritait davantage d’épure, ça pouvait être très beau.

Une jeune fille qui va bien – Sandrine Kiberlain – 2022

20. Une jeune fille qui va bien - Sandrine Kiberlain - 2022Avant la rafle.

   5.5   L’originalité est d’avoir raconté cette histoire de la façon la moins spectaculaire possible, c’est à dire d’avoir choisi l’angle de la chronique rattrapée par le réel absurde tragique (1942, évidemment) plutôt que celui d’un suspense artificiel. Il s’agit donc du quotidien d’une famille juive et en particulier de leur fille, 19 ans, pleine de vie, de fantaisie, éprise d’amour pour un jeune ophtalmo, fascinée par le théâtre, au moment où l’on supprime petit à petit les libertés des juifs.

     À trop vouloir ne pas faire sensationnel, le film est malheureusement très terne partout, son image, ses sons, ses plans, ses personnages, la fragilité de son écriture. On voit le geste, moins l’incarnation. Restent quelques idées de mise en scène ci et là, un peu décalées, pop (le jeu de lumière lors du baiser, le Love letters de Metronomy) nous tenant un peu éveillé, mais rien de mémorable.

     Rebecca Marder & Anthony Bajon (incarnant frère et sœur) sont tous deux excellents. Les parents (Françoise Widhoff, André Marcon) aussi. D’une émouvante sobriété. À l’image du film. Qui essaie d’être sobre tout le temps mais qui n’ose rien non plus. Le dernier plan est presque prévisible (de sobriété forcée) par ailleurs.

Peter Von Kant – François Ozon – 2022

16. Peter Von Kant - François Ozon - 2022Querelles amères.

   3.5   Adaptation libre de la pièce de Fassbinder Les larmes amères de Petra Von Kant, Peter Von Kant a l’idée moins ingénieuse que singulière de renverser les genres. Ainsi Petra, créatrice de mode, sera ici Peter, cinéaste reconnu. Karin sera Amir. Le film est par ailleurs un portrait de Fassbinder tant Denis Menochet est grimé comme le cinéaste allemand, moustache et lunettes noires à l’appui.

     Bon, c’est très difficile pour moi d’accepter un film comme celui-ci car ce Fassbinder-là est probablement mon préféré. Et en grande partie parce que c’est un huis clos qui ne fait jamais théâtre. Ozon ne passe pas l’examen, lui, Peter Von Kant fait théâtre, en permanence et tous les acteurs en font trop (Adjani, horrible, Menochet, over the top) ou pas assez : Stefan Crepon était bien plus intéressant dans les deux dernières saisons du Bureau des Légendes, Khalil Gharbia bien plus magnétique dans Les sept vies de Léa.

     Après qu’importe si celui-ci est à mon sens raté, complètement artificiel, on ne peut pas dire qu’Ozon n’essaie pas, ne surprend pas : Difficile de voir ce qui relie Grâce à dieu, Été 85, L’amant double ou Peter Von Kant. Pour ne citer que les plus récents. C’est aussi ce qui m’a séduit sur le papier : voir le prolifique Ozon « adapter » le prolifique Fassbinder. Dans les faits je vois en revanche pas trop où il veut en venir (si ce n’est faire l’autoportrait par l’autoportrait) tant il le ridiculise, en permanence. Émouvant, toutefois, de revoir Hanna Shygulla, cette fois dans le rôle de la mère.

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silencio


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