Seules, les bêtes…
8.0 A la fin du XIXe siècle, un modeste archiviste est la victime d’un escroc qui l’exploite et qui bientôt le laissera sans un sou. Mais ce n’est que l’infime partie d’un récit qui nous emmènera ailleurs, de façon inattendue, sur les terres du film noir, son weak guy, sa femme fatale, son utilisation de la voix off, du flashback, sa tendance urbaine, interlope, son noir et blanc brumeux. Mais aussi sur les terres du mélodrame, avec cette « histoire d’amour », la paternité, puis le meurtre – Difficile de ne pas en parler, le titre nous y convie déjà.
Employé modèle, Giovanni Episcopo travaille au préalable aux archives administratives depuis dix ans (dix-huit lorsqu’il choisira de démissionner, dans un geste qui lui est propre), profite de son temps de loisirs dans son appartement avec son canari et sa tortue et rien ne semble pouvoir perturber ce quotidien solitaire, terne et huilé. C’est un être réservé, discret, hypersensible, qui se laissera dériver dans une réalité parallèle à priori exaltante, mais qui bientôt l’absorbera, plongeant dans une spirale qui le ronge, financièrement et sentimentalement. Il ne sera plus que l’ombre de lui-même, une simple marionnette au service d’un certain Giulio Wanzer.
Opportuniste charismatique et mystérieux, Wanzer se définit comme un aventurier, mais il a les atours moins reluisants de maquereau ou faussaire. C’est une créature de la nuit, Faustienne, vampirique : Ses premières apparitions ne sont pas sans évoquer celle du vampire dans le Nosferatu (1922) de Murnau. Malgré lui, Giovanni pactise avec le diable : Au fond il est d’accord avec Wanzer, il n’a rien vu de la vie. Ce dernier le fera déménager. Le fera se marier. Il devient sa chose, comme il dit, en off. Sans parvenir à faire machine arrière.
Episcopo éprouve une forme de libération quand il rencontre Wanzer, qui lui promet la liberté, lui trouve aussitôt un nouvel appartement, lui fait des promesses de réussites, de fortune. La même libération que lorsque celui-ci disparaitra brutalement en Argentine. Mais Episcopo ne sera pas plus libéré une fois Wanzer volatilisé, puisqu’il est tombé amoureux. Il y a du Michel Simon, du Raimu dans ce personnage campé magistralement par Aldo Fabrizi. On y retrouve en effet un peu de Maurice Legrand dans La Chienne (Jean Renoir, 1931) mais aussi un peu de Aimable Castanier, dans La femme du boulanger (Marcel Pagnol, 1938).
Le film se déroule principalement dans une Rome brumeuse, quasi gothique, mais le temps d’une séquence il s’aventure ailleurs – probablement dans la campagne romaine – c’est très beau, d’autant que cette immensité soudaine (les montagnes, les cascades) colle beaucoup avec l’état d’esprit du personnage à cet instant-là, à la fois perdu et plein d’espoir. Wanzer vient de se volatiliser, mais Episcopo s’en va se jeter dans une aventure plus dangereuse encore.
Les célébrations nocturnes du changement de siècle (au mitan du film, grosso modo) marquent une rupture. La séquence est incroyable. Lattuada y saisit le magma de la foule, un peu comme dans le final de Voyage en Italie, mais six ans avant Rossellini. Tandis qu’il aperçoit sa femme dans les bras d’un autre, voilà Giovanni balloté par la foule, perdue dans une masse informe, euphorique qui fêtant la nouvelle année à venir semble l’humilier pour l’éternité, dans un plan en travelling arrière stupéfiant, qui fait froid dans le dos.
Et puis le film braque étrangement, brutalement. Il était resserré temporellement, il s’étire. Wanzer n’est plus là mais il est encore partout, à l’image de cette cicatrice sur le front de Giovanni – une sale histoire de boule de billard esquivée… par Wanzer – qu’il arborera toute sa vie et symbolise à jamais leur rencontre et la descente aux enfers de son hôte. Et notre héros devient de plus en plus opaque dans ses choix : tandis que sa passivité le rendait complice de sa dangereuse situation, c’est maintenant sa prise d’initiatives et son amour douteux pour Ginevra qui n’ont plus de sens. L’enfant né de cette union (qui ne ressemblait à rien) sera le point de rupture – Et interviendra d’ailleurs (via une ellipse conséquente) peu après les célébrations du nouveau siècle.
Le film peut être perçu comme étant le grand flashback d’un récit se déroulant à la fin du XIXe siècle, un peu avant et un peu après, raconté, en voix off, celle de Giovanni Episcopo lui-même. On croit d’abord qu’il nous conte son histoire, qu’il se confie à nous en somme, mais on découvrira dans l’épilogue terrible qu’il racontait tout cela à la police, chez qui il venait se rendre – de façon honnête et juste, comme il l’a toujours été – après son crime.
Si au départ, c’est un roman de Gabriele d’Annunzio, publié en 1891, Le crime de Giovanni Episcopo tient apparemment moins de la chronique naturaliste que du film noir, mais il hérite déjà clairement du mouvement néoréaliste naissant en Italie au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec des œuvres plus identifiées, comme Les amants diaboliques (Luchino Visconti, 1943) ou Rome ville ouverte (Roberto Rossellini, 1945).
C’est l’un des premiers films d’Alberto Lattuada, cinéaste prolifique mais peu identifié des cinéphiles, au sein du cinéma italien. On pourrait vaguement trouver des correspondances chez Renoir et pas uniquement pour la ressemblance du titre avec un autre (Le crime de Monsieur Lange, 1936). On pense aussi à L’ange bleu, de Josef Von Sternberg. Ou encore au Dernier des hommes, de Murnau. Références loin d’être écrasantes tant Le crime de Giovanni Episcopo est une merveille qui leur tient la dragée haute.
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