L’empire des sens.
6.0 Loin de ses films aux formes ostentatoires, de 1917 à ses opus de James Bond, avec Empire of light Sam Mendes renoue plutôt avec sa modestie, sa veine intimiste, dans la lignée des Noces rebelles, de Away we go. Modestie rimera par instants avec académisme, tant le film semble hors du temps, déjà vu, plein de bonnes intentions. La première c’est évidemment la déclaration d’amour au cinéma, comme le font aussi Spielberg (The Fabelmans) & Chazelle (Babylon) mais saisie sous l’angle de la salle, chez Mendes.
Le récit se déroule au tout début des années 80, sous l’ère Tchatcher, dans une station balnéaire du sud de l’Angleterre, en grande partie à l’intérieur d’un cinéma, l’Empire. On y suivra majoritairement Hilary, campée par Olivia Colman. Une femme seule, réservée, très méthodique, qui renferme de grandes douleurs, qu’on verra poindre. Il y aura aussi le personnage du nouveau, qui sera notre guide, afin qu’Hilary nous fasse découvrir le décor mort de ce cinéma, qui auparavant contenait quatre salles et non deux, un bar et donc un étage supplémentaire, transformé en pigeonnier et bientôt en lieu de rendez-vous amoureux des âmes tristes.
Tout y est un peu scolaire. Parfois niais : On y soignera même l’aile d’un pigeon blessé. On y verra lourdement le visage d’Hilary en contre-plongée, émerveillé par l’écran, bouleversé par le visionnage de Bienvenue Mister Chance, d’Hal Hashby. Il y a quelque chose dans l’approche, des lieux, de ce personnage, une lourdeur systématique, qui m’évoque La forme de l’eau, de Guillermo del Toro. Mais ce film est nettement plus beau quand même, ne serait-ce que pour sa rencontre centrale, entre deux êtres victimes de discriminations, qui rappelle un peu le Tous les autres s’appellent Ali, de Fassbinder.
Sam Mendes est un réalisateur-mystère pour moi. D’un film à l’autre je ne reconnais rien de lui. Il m’arrive aussi d’oublier qu’il a réalisé tel film, de croire qu’il en a réalisé d’autres. Il a réalisé deux opus de la franchise de l’agent secret le plus célèbre, mais pourrait faire pareil chez Marvel, qu’on n’y verrait que du feu. C’est un auteur sans patte, sans personnalité. En toute logique, ce qui m’intéresse in fine chez lui ce sont donc ces films impersonnels, et en priorité 1917, qui n’est qu’un manège dans les tranchées, ce qu’on pourra trouver douteux, grotesque, limité, ce qu’on voudra, mais qui sur moi a fonctionné, qu’importe sa vacuité d’ensemble. Je ne saurais pas expliquer pourquoi. Rien que ses James Bond me divisent : Oui à Skyfall, non à Spectre. Et si Empire of light est sur le papier son film le plus personnel (Mendes raconte s’être inspiré de sa propre mère pour le personnage d’Hilary et il en a par ailleurs, c’est une première, écrit solo le scénario) il s’avère être complètement « comme les autres » sur le plan formel. Un peu comme Les sentiers de la perdition il y a vingt ans était un banal film de gangsters.
Ce qu’il y a de plus beau dans le film, c’est aussi ce qu’il y a de moins émouvant, incarné : c’est ce lieu, ce cinéma. On ne peut pas reprocher à Mendes de ne pas faire du Akerman, néanmoins je suis persuadé qu’il aurait dû en faire un objet expérimental, son Hôtel Monterey. Le début du film, quand il investit chaque pièce, allume les lumières, c’est très beau. J’aurais adoré connaître ce cinéma, l’Empire, comme on traverse celui de Tsai Ming-Liang, dans son chef d’œuvre Goodbye dragon-inn. Malheureusement, Mendes se sent obligé de raconter quelque chose et d’en mettre beaucoup trop : Une histoire d’amour, un climat raciste, un harcèlement, une bipolarité, le quotidien d’une famille issue de l’immigration, la rencontre d’âmes solitaires en errance, un toit, une plage, un appartement, un hôpital. Il en fait trop. Si bien que son cinéma, en tant que lieu investit, n’existe plus, dévoré par le scénario. Et paradoxalement c’est aussi ce qui sauve le film, qui n’était pas suffisamment concluant en tant que déclaration d’amour au cinéma.
Bon, ce n’est pas non plus Olivier Dahan, donc il sait y faire. Un peu. Empire of light m’a touché. Aussi bien le portrait de cette femme, diagnostiqué schizophrène, employé à la caisse du cinéma, que son histoire d’amour impossible, avec un jeune noir d’origine antillaise. Aussi bien le portrait de cette époque que la vie de ce cinéma, avec son hall lumineux, son étage oublié, son toit plongeant sur la baie, sa cabine de projection. La sublime photo signée Roger Deakins n’y est bien entendu pas pour rien.