Un monde sans désir.
8.0 La grande idée, en tout cas moi ça m’apparaît être une grande idée, cohérente dans l’œuvre de Fincher – dans la continuité de Zodiac, The social network, The girl with the dragon tattoo – c’est qu’il y a portrait d’un post-humain. Pour ne pas dire d’une ébauche d’intelligence artificielle. C’est Le samouraï (de Melville) sur une plateforme. Que le film soit distribué par Netflix le rend plus cohérent, encore.
Et son récit comme sa mise en scène, iront dans ce sens, évidemment casse-gueule, à savoir la digne représentation de l’ennui, d’un programme, d’une machine, avec pourtant un rouage qui se grippe et in extremis, la puissance d’une incarnation qu’on n’attendait pas. C’était déjà le cas dans The social network en somme : Mark Zuckerberg était une machine bien huilée, opérationnelle et obsessionnelle, mais c’était aussi un monstre de névroses.
Le personnage du tueur ici est plus ambigu et passionnant qu’il n’en a l’air. La première séquence, très longue, le suit, tandis qu’il attend sa cible, dans l’immeuble d’en face. La voix off, la sienne, n’est qu’un mantra omniprésent, répétitif. Or, elle est aussi très contradictoire. Il passe son temps à nous expliquer qu’il ne rate pas. Et il va rater. Quand plus tard il rebondit face à cet évènement nouveau, c’est encore pire : Il fait tout le contraire de ce à quoi il s’était fixé, à savoir suivre le plan, ne pas improviser, effectuer uniquement le travail pour lequel on te paie. Il fait tout l’inverse.
Il se fixe alors une mission, qui est de tuer ceux qui s’en sont pris à celle qu’il aime. D’une part il y a donc quelqu’un qu’il aime. D’autre part, le personnage se dit en marge mais force est de constater qu’il s’en prendra aux moins puissants. Du chauffeur de taxi aux commanditaires. Mais pas aux riches, ni à la cible qu’il rate au préalable, ni au client qu’il épargne finalement. Le système a donc dévoré le personnage. Au même titre que les marques se sont accaparé son quotidien (sont cités ostensiblement Entreprise, Avis, FedEx, Paris Aéroport, Mcdo, Starbucks, Uber Eats, Hertz, Amazon). Ou comme Netflix a dévoré le cinéma.
Dans le même ordre d’idée, il n’y a plus rien de glamour dans The killer. Ni cet enchainement de meurtres (une approche dérivée du jeu vidéo, avec sa construction, ses paliers, ses boss, moins son caractère ludique) ni cette histoire d’amour (elle n’existe pas à l’écran) ni cette vengeance (soit malaisante, soit atrophiée). Jusque dans son utilisation des chansons. Certes, on entend les Smiths (dans les écouteurs du tueur) mais ce sont des bribes de morceaux, toujours entrecoupés. Ils rythment le modus operandi du tueur mais jamais la mise en scène, qui elle reste accompagnée par le score (toujours aussi) fulgurant de Trent Reznor & Atticus Ross.
Avec The killer Fincher va au bout de cette expérimentation qui déjà apparaissait dans Mindhunter (dont il réalise le pilot) : l’enjeu dramatique est réduit au même état que l’enjeu psychologique, à néant. Ne reste plus qu’à mettre en scène ce néant. Et c’est ici que le génie fincherien prend toute sa dimension paradoxale : Le film a un cœur qui bat, qui serait celui de l’image et du montage. The killer est un film froid comme la glace, qui a tout pour ennuyer tant sa démarche s’avère éminemment conceptuelle. Et pourtant The killer est un grand film de mise en scène, qui m’a tenu en haleine de bout en bout. Que je veux déjà revoir. Je vais en profiter pour revoir plein de Fincher, d’ailleurs.