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Archives pour novembre 2024

La zone d’intérêt (The zone of interest) – Jonathan Glazer – 2024

37. La zone d'intérêt - The zone of interest - Jonathan Glazer - 2024Echos d’un sombre empire.

   10.0   Impossible de ne pas relancer l’adage lanzmannien de la représentabilité possible des camps de la mort. Or cet interdit supposé – qui aura notamment fait couler beaucoup d’encres divergentes au moment de La liste de Schindler, de Spielberg ou de La vie est belle, de Begnini – aura peut-être bien trouvé une invalidation il y a une petite dizaine d’années avec un autre film sur la Shoah : Le fils de Saul (2015). Film qui s’était par ailleurs vu attribué les louanges de Lanzmann lui-même.

     A la lecture ou l’analyse du film de Jonathan Glazer, il est en effet bien difficile de ne pas repenser au film de Lazslo Nemes, qui collait au visage – et à la nuque – d’un membre du Sonderkommando à Auschwitz reléguant hors-champ ce qu’il voyait, mais pas ce qu’il entendait. Dans La zone d’intérêt, la mort n’est plus réfléchie dans le regard d’un homme mais savamment effacée par des bourreaux qui ont construit des murs pour ne pas la voir et choisit par la même occasion de ne pas l’entendre.

     Pourtant cet hors-champ n’est pas entièrement respecté par la mise en scène et les nombreuses infiltrations dans le cadre de cette industrialisation de la mort résistent. La bande sonore était la clé du film hongrois – saturée de cris, langues différentes et vacarme des fours crématoires – et elle le sera évidemment du film polonais, plus disparate, plus lointaine, plus délébile mais tout aussi manifeste, puisque l’image, donc la reconstruction des camps, est difficilement envisageable et ici même s’avèrerait hors-sujet. D’autant plus que ces images, nous les connaissons fort bien : On sait malheureusement que derrière ces murs se déploie le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité.

     Le prologue annonce d’emblée son programme paradoxal : Un écran noir résiste trois minutes durant, accompagné par les cordes de la violoncelliste Mica Levi. Une musique sépulcrale, qui se formerait au détour d’un chemin sinueux situé entre l’ambient cathédrale et l’ambient guttural. C’est une forme de préliminaire abstrait de l’expérience à venir. L’impression de s’extirper de l’enfer (d’un camp, d’une chambre à gaz, d’un four crématoire…) pour atterrir sur un territoire à la plénitude harmonieuse, accompagné par la chaleur du jour, les chants des oiseaux. Il s’agit bien entendu un leurre, ou plutôt une affaire de point de vue et d’accommodation. C’est aussi une profession de foi : il y aura le son et l’image. Le son avant l’image. Il ne sera pas qu’un habillage, il existera en tant qu’entité propre et matérielle.

     Or ces bruits, ce vacarme, ce chaos sonore, ces cris, ces coups de feu, ces machines de mort, bien que continuellement – mais subtilement – présentes (jusque dans ce retour de balade bucolique : le gracieux bruit du vent entre les arbres est remplacé par celui spongieux d’une nappe de four crématoire) demeurent lointains. Dispositif en somme calqué sur le projet nazi dans sa conception : tout garder invisible jusque dans la destruction de cette destruction, faire disparaître les preuves de l’accomplissement génocidaire, symbolisées par ces cendres fertilisantes que le jardinier utilise aussi probablement pour masquer l’odeur des corps qui brûlent.

     Le film a ceci de très étrange qu’à cette idée de l’invisible derrière le mur répond celle de l’ultra visible dans la maison et son jardin, attenant au camp. L’image est d’une netteté effrayante (la photographie est signée Lukasz Zal) et le dispositif d’enchainements de plans fixes, à renfort de multiples caméras, avec effets grand angle, fait immanquablement penser à des caméras de surveillance, définissant un cinéma qui semble faire écho à la mise en scène des téléréalités, avec ces captures, en temps réel, d’une pièce à l’autre, d’un couloir à l’autre. Et cette idée, toujours, que l’univers sonore est rempli aussi et surtout de ce qui se déroule derrière cet espace parfaitement capturé. C’est très déstabilisant. Et glaçant.

     L’entièreté de cette extermination en marche reste donc hors-champ, à l’exception de traces qui viennent s’accrocher au monde extérieur, un mirador, les toits des camps, la fumée des trains, celle des cheminées. Il y a aussi les déportés utilisés pour la maison Höss comme les bonnes, un jardinier, un garçon qui vient nettoyer les bottes, un autre qui apporte dans une brouette des vêtements ou des objets ayant appartenus aux juifs. Ces traces glissent bien entendu jusque dans la maison et notamment les chambres : un manteau de fourrure, un rouge à lèvres, des dents en or. Mais on pourrait aussi citer cette séquence des cendres et de l’ossement dans la rivière. Ou tout simplement ce plan du nouveau four crématoire circulaire autour duquel les ingénieurs nazis sont en train de se réunir. En réalité, le camp est partout, dans chaque plan. Partout si on écoute, évidemment. Mais partout aussi si l’on regarde. Et tout cela sans montrer de chambre à gaz, de fours crématoires, de trains ni de mitraillettes. La mort est partout sans qu’on la voie. Tout simplement car cette famille ne la voit pas. Ils vivent et circulent, quotidiennement, sans la voir. Le film tente de capturer ce point de vue et la temporalité de leur routine. Routine que Glazer reproduit à l’appui de photographies prises par les SS de leur quotidien, dans une démarche presque archéologique : il ne s’agit plus de faire témoigner des survivants (parce qu’il n’en reste plus) mais les archives et objets.

     Ainsi, la figure récurrente de La zone d’intérêt c’est la déambulation d’un corps dans le cadre et dans l’espace. C’est Rudolf Höss qui effectue son rituel avant d’aller se coucher, de verrouiller les portes et d’éteindre chacune des lumières de pièce en pièce, de couper le robinet de la piscine, de fumer une cigarette, de récupérer dans un couloir sa fille qui ne parvient pas à dormir. C’est Hedwig Höss qui reçoit sa maman et lui fait visiter les lieux, les chambres, son jardin. Ce sont les prisonniers juifs, asservis, qui arpentent les lieux eux aussi, chacun en respectant scrupuleusement la tâche qui lui est allouée. Et c’est le chien, qui traverse la maison lui aussi, en permanence. Tout le film est construit sur un méticuleux arpentage des lieux. Selon un découpage méthodique. Une narration par l’espace au sein duquel il s’agit de quadriller une zone, quotidienne, intime et banale.

     C’était déjà au cœur des recherches de Claude Lanzmann dans Shoah, cette idée d’habitude et d’espace à soi (j’y reviens après) : On y entendait le témoignage de ce paysan qui cultivait son champ jouxtant un camp, uniquement séparé par des barbelés. Il disait qu’il entendait tout, que c’était affreux mais qu’il a fini par s’habituer aux cris. C’est tout l’intérêt complexe du film de Glazer, dont le but premier, serait de rétablir une fois encore cette idée de banalité du mal. Voire de quotidienneté du mal. Car si La zone d’intérêt crée un trouble c’est justement dans cette captation du quotidien, donc des habitudes. Les Höss ont peut-être mis du temps à s’habituer à ce quotidien, aux cris derrière les murs, à l’odeur. Mais ils y sont parvenus. Chose que ne parviendra pas à faire la mère d’Hedwig (la seule qui évoquera le nom direct d’une victime juive, d’ailleurs) qui disparait mystérieusement après qu’on l’a vu en pleine insomnie. Plus discrètement, chose que ne parviendront pas à faire les enfants, qui, quelque soit leurs âges, et qu’importe s’ils s’amusent en journée, ne dorment pas correctement, comme si l’horreur devenaient palpable pour eux la nuit.

     Je reviens rapidement sur la découpe formelle. Il y a une idée simple qui représente assez bien le dispositif de l’invasion nazie par le plan. C’est l’ouverture du film. Pas le plan d’ouverture (la famille saisie dans un moment disons dominical au bord d’une rivière) ou la scène d’ouverture (la journée passée à la campagne, disons) mais l’ouverture c’est-à-dire le glissement de la tranquillité vers l’horreur : La famille Höss est rentrée de leur sortie bucolique, ils vont dormir et le lendemain on comprend qu’il s’agit de l’anniversaire du père, de Rudolf Höss, qui cette fois n’est plus en maillot de bain mais en uniforme nazi. Il reçoit une barque en guise de cadeau d’anniversaire. On entend par ailleurs déjà un mélange de cris étranges et de machines en marche hors-champ sans qu’il soit clairement discernable non plus. Puis on vient lui rendre visite : deux nazis en uniforme, puis d’autres. Avant qu’il y en ait des dizaines, venus l’honorer. Et chaque fois c’est le plan qui crée le changement, le crescendo horrifique de l’invasion nazi. La découpe des plans.

     Les Höss sont des petits propriétaires très satisfaits de leur ascension sociale. La discussion qu’ils tiennent tous deux en bord de rivière, concernant son éventuelle mutation à lui, parle uniquement de ce rêve qu’ils sont parvenus à construire. Rêve par ailleurs vanté par le Führer lui-même, comme le rappelle Hedwig pour le convaincre. Lors de mon premier visionnage j’étais un peu gêné que le film crée un nœud scénaristique autour de cette mutation et de cet éventuel départ. Mais c’est un nœud centré sur le lieu, justement, on en revient à cet espace, la maison de leur rêve. De fait, si le film arpente tant ces lieux c’est aussi pour définir un espace de propriété. Cet espace vital (assimilation en référence au « lebensraum » ce concept d’espace vital souhaité par les nazis) qui leur permet d’être bien chez eux, de ne pas regarder le monde qui les entoure. Sans le placarder, le film nous fait comprendre qu’au fond – avant qu’ils ne décident d’être des bourreaux du peuple juif – ce couple a les mêmes ambitions que nous, que quiconque vivant dans nos sociétés familialistes actuelles, ce besoin de délimiter des frontières et sa propriété. L’analogie entre le fascisme de 1943 et le capitalisme d’aujourd’hui est glaçante : maximisation des richesses et de la production, hiérarchisation de la performance, éloge de l’ingénierie, obsession du rendement. Rien ne diffère sinon l’entreprise directe de mort. La réunion de chefs de camps nazis vers la fin du film évoque une réunion de gérants de multinationales, avec des ordres du jour, des brainstormings. Des idées fortes comme celle-ci, des échos, des brèches, le film en est parsemé de toute part.

     Exemple d’une autre idée pour le moins atypique : Dans l’inconscient collectif, les camps de la mort sont saisis dans un climat volontiers hivernal – et l’on sait, climat polonais à l’appui, qu’il y faisait souvent très froid – or ici tout se joue dans un écrin ensoleillé, principalement l’été. Et l’une des grandes scènes du film, au sens où il capte longtemps une temporalité, se joue lors d’une fête autour de la piscine. Sans doute l’instant où le dispositif qu’on a dit « de télé-réalité » fonctionne à plein régime, tant le film capte plein de choses en même temps, par un enchainement de plans fixes, dans le jardin, la maison.

     On peut aussi voir vu d’étranges ponts avec le précédent film de Jonathan Glazer, Under the skin. Je me suis dit, devant La zone d’intérêt, que dans les cinémas qu’on appellera cinéma-dispositif rien ne m’intéresse plus que la façon dont l’auteur, un moment donné, brisera ce dispositif. Glazer y parvient à de nombreuses reprises. Premièrement en refusant le hors champ intégral : on peut voir de la fumée des cheminées, celle des trains, on aperçoit les miradors : si les personnages semblent avoir oublier cette réalité derrière les murs, la mère de Hedwig Höss verra aussi ce que l’on voit, se met à penser, notamment lorsqu’elle observe les flammes des fours par la fenêtre de la chambre en pleine nuit. Secundo par deux séquences en caméra thermique (ou en image négative?) – dont on croit au préalable qu’elles sont les images incarnées par le conte que lit Höss à sa fille – qui semblent échappées d’un rêve et paradoxalement, raccrocher à la vie, du moins à la résistance. Il y a aussi cette étrange scène où une jeune fille joue du piano et superposé sur les notes de la partition, un poème nous est écrit donnant la sensation que le piano s’exprime et qu’il est sous-titré. Et enfin, bien entendu, par sa trouée finale, le moment où le film par ailleurs ose un peu arracher les larmes.

     C’est un film immense. Et froid. Froideur qui tient à distance mais qui se révèle essentielle d’autant plus qu’elle rejoint le flash forward final, la plus grande idée du film, qui n’en manque donc pas : Rudolf Höss semble voir, par ce regard caméra (ce regard qui nous regarde par cet œilleton) les vestiges de son massacre, jusqu’à en vomir. Ou plutôt, il semble faire face à ce qui reste de lui aujourd’hui. Ce que le monde a gardé de son entreprise génocidaire : il n’est plus du tout le grand ingénieur vanté par Hitler mais le plus grand exterminateur de l’histoire du nazisme. Cette dernière séquence fait surtout intervenir le présent : Cette fois c’est le musée d’Auschwitz qu’on arpente. Et c’est une autre routine qui supplante celle qu’on vient de capter une heure et demie durant, celle de ces femmes de ménage, qui nettoient le musée. Machinalement parce que c’est leur quotidien, leur routine et qu’en un sens elles sont insensibilisées à la charge mémorielle des lieux. Le film fonctionne par échos, constamment. Celui-ci est bien entendu le plus ambigu et troublant. Chef d’œuvre absolu, qui hante pour longtemps.

Donnie Darko – Richard Kelly – 2002

12. Donnie Darko - Richard Kelly - 200228 jours plus tôt.

   9.0   Revu grâce à la magnifique édition Carlotta. Donnie Darko m’avait marqué, ado, il me semble l’avoir vu trois fois, très vite. Et puis je l’ai un peu oublié. Je pensais que ça ne fonctionnerait plus. Je me suis repris une claque. D’autant que je l’ai d’abord revu dans son director’s cut, soit avec vingt minutes supplémentaires et un montage un peu différent, et le film est plus fou ainsi, fragile et déchirant.

     C’est une fable. Une sorte de récit d’initiation focalisé sur un adolescent plus ou moins schizophrène, qui consulte une thérapeute et qui lors d’une crise de somnambulisme, rencontre un lapin qui va lui sauver la vie en échappant à un mystérieux accident, de réacteur tombé d’un avion sur sa chambre.

     Mais une fable très réaliste, qui parle de l’Amérique, du malaise adolescent, du fossé générationnel. Une fable dans laquelle il s’agit d’ancrer le récit dans une banlieue pavillonnaire, aussi idéalisée qu’effrayante. On retrouve dans le début de Donnie Darko quelque chose de l’ouverture du Blue Velvet, de David Lynch.

« Wake up ! »

     La première scène de repas de famille est formidable tant elle ne raconte rien d’autre qu’un trouble, générationnel et identitaire, mais elle est prise dans une sensation de routine. On y mange goulument des pizzas, tout en parlant politique (« I’m voting for Dukakis » s’exclame la sœur ainée) en s’insultant, entre frères et sœurs, par des combinaisons de jurons inédites. Il y a l’idée géniale, très actuelle, d’une famille républicaine libérée sur l’évocation de la politique et la sexualité.

     Il y a aussi le choix des années 80. La reconstitution n’est jamais outrancière aussi bien dans l’image, les objets, les vêtements, l’utilisation musicale. On est loin du mimétisme nostalgique d’un Stranger things, par exemple. Donnie Darko semble plutôt naviguer hors du temps, c’est sans doute pour cela qu’il est encore si fort aujourd’hui, que le temps n’a pas vraiment d’incidence sur lui. C’est aussi un film de voyage temporel, jalonné par un livre fictif « La philosophie du voyage dans le temps » dont on voit d’ailleurs des extraits, de chapitres, de pages en surimpression dans le director’s cut.

     La dimension fantastique dans le film de Richard Kelly est telle qu’elle menace de faire écrouler tout l’édifice, ce qui le rend si fragile, si beau. Il y a des portails temporels, des tentacules liquides (qui ne sont pas sans rappeler les serpents de mer d’Abyss, de James Cameron) qui précèdent les déplacements des personnages, un lapin géant et mystérieux qui annonce une fin du monde imminente : dans 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes, plus précisément. Et un gamin qui doit sauver sa communauté de l’apocalypse en reliant deux dimensions et en se sacrifiant.

28.06.42.12.

     Le premier film de Richard Kelly fonctionne aussi parce qu’il est relativement fauché. Qu’il y a un super-héros (ce patronyme déjà : Donnie Darko) mais qu’on ne voit jamais ses supers-pouvoirs. Donnie serait clairement une sorte de messie. Après tout, quand il sort du cinéma dans lequel il est allé voir Evil Dead, avec Gretchen, on découvre qu’en second programme le cinéma diffuse La dernière tentation du christ, de Martin Scorsese.

     Le film adopte le point de vue de la marge, symbolisé par Donnie mais pas uniquement : Il s’agit de se méfier des imprécateurs comme le gourou Jim Cunningham (qu’on découvrira pédophile) ou la prof de gym Kitty Farmer (qui l’a soutenu) afin de privilégier les voix dissonantes, celle d’une psychiatre ou de professeurs éclairés, et ceux en marge que l’on moque (Cherita, l’immigrée en surpoids) ou que l’on délaisse (Grand-mère-la-mort).

     J’aime que le film préserve ses zones mystérieuses, même pour des choses apparemment anodines comme la relation entre Mlle Pomeroy (Drew Barrymore) et Mr Monnitoff (Noah Wyle) : on sait qu’ils sont ensemble, qu’il existe un lien fort entre eux, mais on le voit qu’au travers de leurs regards échangés et bien entendu au cours de la fameuse séquence finale sous Mad World, et son panoramique de personnages absolument bouleversant.

     La tragédie du 11 septembre plane sur le film, qui est pourtant sorti avant (au festival de Sundance, en janvier 2001) puis juste après (sortie nationale en octobre). La création dans la destruction, vantée par Graham Greene (dans la version longue) et reprise par Donnie dans la salle de classe, c’est clairement l’idée qui ne serait pas passée à l’étape du scénario après une telle catastrophe. Mais il y fait écho c’est indéniable. Et pire que cela : Il fait presque office de miroir de deux évènements traumatiques de l’Amérique : les attentats du World Trade Center donc, et le massacre de Columbine. Sans doute ceci explique l’échec commercial du film. Pourtant, quel film américain capte mieux son époque que Donnie Darko au début des années 2000 ?

 « Le destin, contre ta volonté, contre vents et marées, attendra que tu te donnes à lui »

     Richard Kelly est alors un très jeune réalisateur. Il n’a que vingt-quatre ans. Donnie Darko est son premier long-métrage. C’est un vrai geste de premier film, spontané, marqué pourtant d’une maturité impressionnante, en ce sens que si l’enrobage utilise l’héritage 80’s – les banlieues de Spielberg, les personnages de Lynch, le geste d’un Zemeckis, le remplissage musical, les nombreux ralentis – l’énergie, elle, semble bien de son époque. C’est un film sur une Amérique en pleine gueule de bois, une jeunesse dépressive, autant menacées par les conspirateurs et autres influenceurs toxiques, que marquées par des troubles du sommeil et des fantasmes sexuels refoulés.

     Je me rends compte que Richard Kelly me manque énormément. Il n’a rien fait depuis quinze ans.

Flow – Gints Zilbalodis – 2024

34. Flow - Gints Zilbalodis - 2024L’incroyable voyage.

   8.0   Dans un monde où la présence humaine n’est plus qu’un lointain souvenir (une cité abandonnée, des objets disséminés, un dessin perdu, des statues oubliées…) un chat et bien d’autres animaux (labrador, capybara, lémurien, serpentaire) vont affronter un déluge et tenter de survivre (sur un vieux bateau à voile, ultime vrai vestige de l’humanité) sur une terre envahie par les eaux.

     On ne saura rien de cette absence des Hommes pas plus que nous aurons d’explications quant au surgissement de cette crue (puis décrue) gigantesque. Le film n’est pas plus une fable écologique qu’un survival doublé d’un long voyage initiatique vers une forme d’harmonie naturelle entre les éléments, la vie et la mort. Une douce apocalypse traverse tout le film, or elle nous restera mystérieuse.

     Mais c’est bien entendu la forme qui fera date : une plongée numérique, dans un tourbillon permanent, sans paroles, sans socle narratif évident, offrant à l’animation (sublime) et au son (incroyable) un boulevard magnifique. C’est une narration par le décor, en somme, avec de très longs plans séquences et une caméra en mouvement constant.

     Il y a probablement une inspiration toute droit venue du jeu vidéo, mais étant donné que je ne m’y connais absolument pas, je ne me risquerais pas à la comparaison. De mon côté j’y ai entrevu du Miyazaki, dans son rythme, sa mécanique, jusque dans cette scène d’élévation spirituelle (histoire de ne pas trop en dire) qui évoque une poésie similaire. La fin, quant à elle, m’a évoqué Les harmonies Werckmeister, avec cet œil de baleine agonisante.

     Si je dois émettre quelque grief je dirais que les animaux, bien que délestés d’un langage humain, sont tout de même humanisés (dans leur façon de survivre notamment, le poids communautaire, cette idée que l’union fait la force…) et que l’anthropomorphisme guette ici ou là : Le chat qui met ses pattes sur ses oreilles pour ne pas entendre un bruit strident, par exemple. Non, un chat ne fait pas cela. Là on dirait le Saint-Bernard dans Beethoven II lorsqu’il se cache les yeux pour ne pas voir ses maitres en train de danser. Ou n’importe quel personnage animal dans un Disney.

     Quand ta promesse initiale (et quasi entièrement tenue, si on excepte le serpentaire qui sait barrer, la découverte émerveillée de la cité sous les eaux, le coup de la liane à la fin…) c’est de ne pas faire d’anthropomorphisme (à commencer par ne pas les faire parler et heureusement ce pari-là est entièrement respecté) c’est dommage de ne pas le tenir jusqu’au bout.

     Ça rend le geste peut-être un peu moins radical qu’au préalable (disons peut-être plus pédagogique : le film est destiné à tous les publics, vraiment et pour y être allé avec des enfants de six, sept, onze et douze ans, je confirme) mais pas moins impressionnant, poétique, philosophique, ludique, contemplatif et mystérieux.

La plus précieuse des marchandises – Michel Hazanavicius – 2024

20. La plus précieuse des marchandises - Michel Hazanavicius - 2024Et la vie continue.

   7.0   Lu le livre de Jean-Claude Grumberg juste avant d’aller voir le film de Michel Hazanavicius : L’histoire d’un nourrisson recueilli par un couple de bûcherons, après avoir été jeté d’un train qui prend la direction des camps de la mort. Il s’agit évidemment d’un conte. Un conte pédagogique sur la Shoah. C’est très beau. D’une simplicité étonnante et d’une grande puissance d’évocation. Un beau récit contre l’oubli.

     Hazanavicius qui touche décidément à tout décide de l’adapter en film d’animation. Difficile de l’imaginer autrement, de toute façon. Il reste globalement très fidèle au livre, très littéral, à quelques exceptions près. Tout d’abord son montage alterné diffère. Dans le livre on est d’un chapitre à l’autre soit dans la forêt avec les bûcherons, soit avec la famille du bébé, dans le train ou les camps. J’ai d’abord cru qu’Hazanavicius allait couper la partie camp mais il y vient tardivement, comme s’il retardait l’inévitable : Elle est essentielle pour l’issue du récit, il faut qu’on y fasse la rencontre de ce père.  

     Dans les camps de concentration, Hazanavicius n’est jamais ostentatoire. Ses images agissent en saillies aussi brèves que puissantes, renforcées par ce dessin proche parfois de celui du Conte de la princesse Kaguya, s’il fallait nécessairement lui trouver un modèle. Et ce dessin c’est celui d’Hazanavicius lui-même. C’est un projet d’autant plus personnel / qui lui tenait à cœur, que Grumberg est un ami de ses parents.

     Le film prend donc peu de liberté par rapport au livre mais il en prend tout de même deux. Une première, assez embarrassante, qui agit en transition, puisqu’il s’agit de suivre un oiseau à travers la forêt, de la maison des bûcherons au camp d’Auschwitz. Une seconde, terrifiante, consistant à reproduire l’horreur des fours à travers des amas de visages s’égosillant, statufié par la peur, en image fixe, silencieux et noir et blanc, à la façon du Cri de Munch.

     Le film est très réussi, digne, émouvant (la fin avec la scène de la nappe et des crottins de chèvre, le reflet dans la vitrine, terrible…) encerclé, en introduction et en conclusion, par la voix off de narrateur-conteur, non moins émouvante, de Jean-Louis Trintignant, sa dernière « apparition » au cinéma.

Section 99 (Brawl in Cell Block 99) – S. Craig Zahler – 2018

11. Section 99 - Brawl in Cell Block 99 - S. Craig Zahler - 2018Drag me to hell.

   7.0   En trois films, Zahler aura imposé un style, violent, radical et une capacité de glissement hors norme, aussi bien d’un genre à l’autre – ici le polar se transforme en film de prison – que dans sa propension à plonger au-delà des ténèbres. Celui-ci est un modèle sur ce point, monochrome, quasi nocturne, une descente aux enfers s’ouvrant dans une suburb sans âme et culminant dans le fin fond d’une cave de prison à haute sécurité, remplie de bouts de verre, de merde et de ceinture électrique.

     Mais il faut une heure pour y arriver, dans cette prison, au sein de laquelle on traversera plusieurs couches de cellules et d’enfers : tout est imprévisible. Vince Vaughn est impressionnant : rarement sa taille et sa carrure auront été si magistralement utilisées. C’est une machine à tout désosser, impassiblement. Des bras, des jambes, des têtes. On est à la limite du carnavalesque et c’est aussi ce que j’aime dans le cinéma de Craig Zahler (sorte de rejeton de Tarantino & Peckinpah, mais encore inconnu au bataillon) : c’est très dur, très sombre (sa vision de l’Amérique est sans concessions) mais aussi parsemé d’un humour noir bienvenu à l’image des rôles over the top donnés à Udo Kier & Don Johnson.

     Super film, qui plonge chaque fois plus vers les ténèbres et le non-retour. Dommage que l’image soit par instants si laides : des filtres bleus gris immondes. Mieux vaut ne pas trop sortir : tout dès l’instant qu’on soit en prison est aussi glauque que merveilleux. Un peu comme l’étaient les grottes terribles de Bone Tomahawk. J’aimerais tellement le voir davantage, Zahler. Le voir en salle, déjà. Il semblerait que son prochain se déroule dans la mafia du jeu, en plein New York des années 50, encore avec Vince Vaughn, autant dire que j’ai super hâte !

Le père Noël a les yeux bleus – Jean Eustache – 1967

12. Le père Noël a les yeux bleus - Jean Eustache - 1967Masculin, Léaud.

   6.0   Ma limite avec ce film d’Eustache aujourd’hui – ça ne m’avait pas frappé à l’époque, je n’avais pas encore vu celui de Godard – c’est cette impression, assez embarrassante, d’être devant une suite de chutes de Masculin, féminin – qui pourrait d’ailleurs être mon Godard préféré, mais il me faudrait tout revoir pour en être certain. Sensation d’autant plus étrange que l’un se déroule à Paris, l’autre à Narbonne (qu’Eustache connait bien). L’effet Léaud, sans doute. De chaque plan, ici – et même narrateur en voix off – pour ne pas dire davantage : il passe un moment devant un cinéma sur lequel trône une affiche des Quatre cents coups. Mais ce n’est pas qu’une impression : Faute de moyens, Eustache aurait cherché à acheter des chutes de pellicules et Godard lui aurait offert celles de Masculin, féminin. Il aurait ensuite vu son film et l’aurait aidé à étancher ses dettes.

     Daniel est un personnage qui vit dans des conditions précaires, de petit boulot en petit boulot et qui rêve, outre de dissimuler ses frusques bon marché, de s’offrir un duffle-coat pour Noël. Cultivant les menus larcins, de bouquins à la bibliothèque ou de triche groupé lors des Loto, Daniel se voit bientôt offrir un job de père noël, durant lequel il profite pour draguer un peu les filles. Sur le modèle du cinéma-vérité, avec beaucoup d’improvisation, une prise de son direct (en opposition à la post synchro de son précédent moyen métrage) Eustache convoque des personnages et situations qu’il a connus ou vécus. C’est un travail proche de celui de Sophie Letourneur, aujourd’hui, en somme. Beau film, mais peut-être un peu « court ». Quand je vois Le père noël a les yeux bleus, j’ai instantanément besoin de revoir Masculin, Féminin.

Vivants – Alix Delaporte – 2024

10. Vivants - Alix Delaporte - 2024La vie est un reportage.

   4.0   Au même titre que ses deux précédents longs métrages (Angèle & Tony (2011) puis Le dernier coup de marteau (2014)) le dernier film d’Alix Delaporte souffre d’une écriture et d’une mise en scène un peu hésitante, ménageant la chèvre et le chou. Il y a de belles choses, notamment de belles esquisses de personnages, mais c’est comme si elle n’osait pas trop les travailler ni les bousculer. Il y a un sujet, un univers, mais pas vraiment traité non plus. Il y a un groupe mais on n’y croit jamais.

     L’histoire est un classique récit d’apprentissage : Gabrielle intègre une équipe de reporters pour le compte d’une célèbre émission de reportages télévisés sur le déclin. La simple idée de capturer ce quotidien-là, en pleine déliquescence, cette équipe en souffrance, peut suffire à en faire un sujet, une idée, un moteur et par ailleurs rappeler un très beau film, le Tandem de Patrice Leconte.

     Or Vivants est bien plus préoccupé par les regards que se lancent cette jeune stagiaire (Alice Izazz) et le rédacteur en chef (Roschdy Zem). Pourquoi pas, après tout ? D’autant que ce sont deux superbes interprètes. Mais dans ce cas il faut traiter cette relation-là. Il faut en faire quelque-chose. Le film est continuellement dans cet air de ne pas y toucher. Il ne fait rien de rien. C’est pas Spotlight. Ou encore moins le Reporters, de Depardon.

Cannonball – Paul Bartel – 1977

09. Cannonball - Paul Bartel - 1977Z race.

   3.0   Suite grotesque du non moins grotesque (mais grisant) Death Race 2000. Bartel reste aux commandes mais il est nettement moins inspiré : l’action y est toute endolorie, la subversion a disparu, il n’y a pas un plan ou une idée un peu extraordinaire, pas de rythme. Hormis quelques longues focales assez chouettes, un superbe décor de routes désertiques, une belle photo globalement (signée Tak Fujimoto) c’est d’une grande pauvreté filmique.

     Outre David Carradine (personnage mélancolique assez attachant, qui n’a rien à voir avec celui qu’il campait dans le précédent) ravi d’y retrouver trois acteurs (que j’aime bien) habitués du cinéma de Joe Dante donc de Roger Corman à savoir : Dick Miller (L’indécrottable Mr Futterman, dans Gremlins), Belinda Balaski (Piranhas, Hurlements, Gremlins) et Paul Bartel lui-même. Super casting par ailleurs. Et notamment des caméos de Dante et Corman, mais aussi Stallone (qui revient passer une tête) aux côtés de Scorsese (!!!) accompagnés de Bartel autour d’un pot de KFC.

     Reste un film d’exploitation sans intérêt (mélangeant courses de bagnoles, bastons, érotico-soft) qui donne plutôt envie de revoir le sympathique film original.

Miraculous, le film – Jeremy Zag – 2023

23. Miraculous, le film - Jeremy Zag - 2023Laissez tomber les masques.

   6.0   Vu pour faire plaisir à ma fille, qui est fan de Ladybug, amoureuse d’Adrien, bref elle adore Miraculous, les aventures de Ladybug et Chat Noir. Moi je n’avais même jamais regardé un épisode de la série. Enfin j’en avais simplement entendu (trop) parler. Et c’est une belle surprise ! L’animation est très réussie (en même temps vu le budget, archi conséquent pour une production française, heureusement…) et l’on sent qu’il y a du cœur à l’ouvrage : Zag est cinéaste ici, mais il produit aussi, il a co-écrit le scénario, il fait la musique. Bref il est entièrement aux commandes. Rien d’extraordinaire, encore moins de très audacieux (le déroulement est on ne peut plus classique) mais c’est tout à fait recommandable, jamais agressif. Surtout j’aime beaucoup cette comédie romantique croisée – et le fait qu’elle finisse par faire tomber les masques, contrairement à la série, si j’ai bien compris – ainsi que la dimension slapstick, les personnages : cela donne très envie de voir d’autres « petites histoires » entre Marinette & Adrien.

Du côté de Robinson – Jean Eustache – 1964

06. Du côté de Robinson - Jean Eustache - 1964Le journal du voleur.

   6.0   J’entame une rétro intégrale Eustache, grâce à ce si beau coffret édité par Carlotta. Celui-ci je le connaissais déjà.

     Deux petits dragueurs désargentés, mufles et misogynes, en quête de « souris » (c’est ainsi qu’ils nomment la gente féminine) errent d’un bar à un dancing, d’une avenue à un cinéma. C’est aussi un film d’arpenteur, entre Pigalle et Montmartre. C’est par ailleurs le seul souvenir que j’en avais gardé, lorsque j’avais fait sa découverte en salle (sous le format « Les mauvaises fréquentations » combinant celui-ci et « Le père noël a les yeux bleus ») il y a une quinzaine d’années : Sa façon de filmer Paris. Le film est en ce sens très proche (pas de voix off dans le Eustache, cependant mais plutôt une post-synchro qui rappelle les premiers Rozier) de La carrière de Suzanne ou La boulangère de Monceau, de Rohmer. C’est un beau film-croquis de la Nouvelle Vague. Une version un peu cancre. On raconte d’ailleurs que le film d’Eustache a été tourné avec une somme dérobée dans les caisses des Cahiers du cinéma.

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silencio


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