Les héros sont immortels.
8.0 Aussi talentueux est-il pour mettre en scène la catastrophe, sa façon de relier l’intime et le spectacle, le réalisme et le romanesque, il y a chez Bayona (au moins dans The Impossible et celui-ci) une propension à la manipulation qui me pose question.
Bayona scande – dans son film, mais aussi en interview – sa volonté de réalisme, de coller davantage au réel, dont il serait légitime puisqu’il aurait épluché toutes les recherches liées au fameux crash du Vol 571, se serait entretenu avec des survivants, lu La sociedad de la nieve, le livre de Pablo Verci ou Miracle dans les Andes, celui de Nando Parrado. Très bien. Or on constate que ce réalisme n’est pas exempt de pompiérisme.
L’exemple le plus flagrant se situe bien entendu dans ce choix de narration : c’est la voix (off) de Numa Turcatti (personnage absent du film de Frank Marshall, Les survivants, ou figurant, ce qui revient au même) qui nous guide. Il ne fait donc aucun doute qu’il a survécu. Or, pas du tout. Il meurt, au mitan du film grosso modo. Son corps participera à la réussite de l’ultime expédition. Si le sujet se situe ici pour Bayona (raconter cette fois l’héroïsme (du corps) des morts et moins celui des survivants) le récit lui, joue un peu la carte de la malhonnêteté. Quand bien même ce basculement de voix off impressionne, j’aime qu’on joue franc jeu, moi. Que ce personnage fasse partie des victimes mais qu’il soit choisi en tant que conteur, très bien, mais il faut qu’on soit clair dès le départ.
Je retrouve donc par petites touches le Bayona manipulateur qui m’avait tant agacé dans The impossible, qui cumulait les artifices de ce genre : survivra, survivra pas, disparition, réapparition, deuil, retrouvaille. Quel intérêt de jouer sur cette corde là quand on a un matériau si riche, solide et puissant que les histoires vraies d’un tsunami ou un crash d’avion ? Dans Titanic, je sais d’emblée que le bateau va couler, que Rose va survivre, que Jack vraisemblablement va mourir. Et pourtant j’oublie tout car le film m’embarque, me fait oublier le réel : la fiction a gagné. Cameron joue mais ne triche pas. Bayona triche et ment. C’est mon premier imposant grief.
Autre chose : il faut savoir que je suis un grand fan du film Les Survivants, adaptation hollywoodienne de 1993. Le film a ses défauts, ses mensonges, j’en suis conscient, mais son impressionnante intensité, aussi. J’ai grandi avec. Si Marshall se plaçait directement dans la roue de Spielberg – d’autant que Arachnophobie, son précédent film, était un produit Amblin – par sa forme, sa construction, son efficacité narrative, sa kyrielle de personnages, son ampleur romanesque, on constate que Bayona aussi – rien d’étonnant en soit, puisqu’il sort tout juste de Jurassic World, Fallen Kingdom. Je trouve le film très, trop Spielbergien, en un sens. Et donc forcément très hollywoodien dans sa mécanique. Un peu académique, quand bien même la musique de Michael Giacchino fonctionne toujours à plein tube sur moi – Me suis jamais remis de la bande originale de Vice-Versa.
Alors oui, Le cercle des neiges se situe bien plus dans le réel (Fernando Parrado « dit Nando » survivant et auteur de l’ouvrage « Miracle dans les Andes » aurait dit qu’il trouvait l’adaptation de Bayona bien plus fidèle et proche de la réalité qu’il a traversée) ne serait-ce que parce qu’il se déploie, enfin, en langue espagnole, l’équipe de rugby étant de nationalité uruguayenne. Et pourtant je me sens bien plus proche, en tant que spectateur, de la version de Frank Marshall d’un point de vue réaliste, au sens où je l’entends : la caractérisation des personnages, les interactions, le soin apporté à nous faire croire en l’idée que ce groupe est une équipe, sur un terrain. Chez Bayona j’y crois moins. J’y vois un souci de reconstitution, certes, mais je ressens surtout la fabrication. Un peu à l’image du décor. Évidemment c’était plus cheap dans Les survivants (le budget est double ici) mais ça couvrait l’essentiel. Bayona se donne beaucoup de mal pour injecter du réel. Et parfois il y parvient brillamment au détour d’une idée magnifique : celle qui voit la première expédition vers la queue, réaliser que l’épave est invisible de loin, semblable à un rocher parmi d’autres, donc impossible à localiser pour d’éventuelles recherches par avions. Les plans d’ensemble sont ses plus belles réussites : la photo est très belle, par ailleurs.
Le film me passionne sitôt qu’il invente quelque chose qui n’était pas dans l’autre film. Formel ou non. Sitôt qu’il effectue un pas de côté lui apportant une singularité dans le paysage du cinéma de catastrophe : Ce cut sur le cri de cet homme le soir, décédé le lendemain, ça c’est impressionnant. Le crash est très fort, techniquement parlant, mais il propose rien de plus que ce que Les survivants offrait : les sièges qui s’envolent, puis qui glissent les uns sur les autres façon accordéon, les nombreux débris, c’était déjà dans l’autre film – Reste qu’en intensité de crash, oui, on n’avait pas vu aussi puissant depuis l’ouverture de Lost. La scène de la double avalanche m’a en revanche terrifié. Curieusement j’ai retrouvé plein de choses du film de 1993, même techniquement : ce plan du fil de l’antenne, par exemple. Tout pareil. J’aurais aimé que le film s’intéresse davantage à leur quotidien, qu’il saisisse leur souffrance mais aussi leur complicité. Il y a une très belle scène d’imitation de cris d’animaux, par exemple. J’en voulais davantage. C’est d’autant plus frustrant que le seul moment vraiment léger du film (ils font des rimes chacun leur tour et se marrent) précède l’avalanche : C’est comme si Bayona craignait cette légèreté ou pire la condamnait.
Autre chose : Pour un film qui dit davantage se soucier des morts, je l’ai trouvé un peu juste envers les victimes, justement et tout particulièrement les victimes féminines. Dans Les survivants j’ai été marqué au fer par cette femme qui crie et agonise lors de la première nuit, par la mère de Nando qui brille par son absence (elle meurt dans le crash, mais on en parle tout le temps), par la sœur de Nando, qui s’accroche puis décroche en permettant à son frère de rebondir, par Lilianna qui s’en ira durant la terrible avalanche. Dans Le cercle des neiges, où sont-elles ces femmes ? Où sont ces visages, plus globalement ? Je n’ai été ému par aucun visage. C’est à peine si je parviens à les différencier. Dans Les survivants, je me souviens parfaitement de Federico, Eduardo, Antonio, Roy, Tintin, Rafael, pour ne citer que des personnages plus secondaires. Je n’irai pas jusqu’à dire que les personnages ici sont interchangeables. A vrai dire je le disais, après mon premier visionnage. C’est peut-être vrai mais il s’agit surtout d’en faire des entités en survie, sur le même pied d’égalité. C’est une idée brillante, quasi abstraite.
Il ne faut pas oublier de rappeler que le film est une démonstration technique, comme souvent chez Bayona. Pour le bon : ce qui impressionne ce sont les escarres, les gerçures, les peaux crasseuses brûlées par le soleil, les dents abîmées, voire qui se déchaussent, les infections variées, l’urine marron, les vêtements arrachés. Cette carcasse de cage thoracique. C’est criant de réalisme. Pour le plus discutable, disons : c’est un défilé de mouvements de caméra, de grand angle. C’est du cinéma grue, travelling, fisheye si on voulait être un peu méchant. Un cinéma grandiloquent à la Cameron. Cela peut irriter, mais si on accepte le voyage c’est fabuleux.
J’ai l’air d’être un peu dur envers le film et pourtant j’ai adoré, je l’ai déjà revu. J’ai surtout été fasciné par son ambition romanesque assez grisante, qui a le mérite de me replonger dans cette histoire qui m’a toujours fasciné, au point où je me suis procuré le livre écrit par Fernando Parrado : Une merveille. Et le film tient admirablement sur la durée, pas un bout de gras.
Son sujet, finalement, c’est moins la tragédie que cette idée paradoxale de miracle des Andes. C’est donc son rapport à Dieu. C’était déjà très prégnant dans Les Survivants, cette crise de foi, mais ici, on sent que ça lui tient à cœur à Bayona. S’il choisit Numa, comme conteur, c’est aussi parce que c’est celui qui au préalable se refuse à manger, celui qui n’a pu trouver d’accord avec son dieu. Le miracle c’est l’offrande des corps pour la survie des vivants. Le film devient précieux dans son rapport à Dieu tant il admet que Dieu se trouvait dans chacun d’eux. C’est un beau personnage en décalage, qui vise sans arrêt les cieux. Très malickien comme figure. Et c’est donc en partie grâce à lui si l’ultime expédition est une réussite. Grâce à son corps. Alors cette sensation d’être manipulé par un point de vue impossible s’évapore, la parole des héros est immortelle.