Sirāt – Óliver Laxe – 2025

23. Sirāt - Óliver Laxe - 2025Les déserteurs.

   9.0   Des raveurs ont pris possession d’une partie du désert marocain, ils l’ont recouvert de son, en ont fait un dancefloor, nocturne, diurne. Ce sont des corps cassés, abîmés par la vie, des estropiés oubliés, freaks abandonnés dans le désert. L’un d’eux arbore d’ailleurs un t-shirt à l’effigie du chef d’œuvre de Tod Browning. Rapidement chassés par des militaires, certains souhaitent rejoindre une autre rave à la frontière Mauritanienne.

     Au sein de cette communauté déambule d’emblée Luis (Sergi Lopez, unique acteur professionnel du film). Accompagné de son fils et son chien, il recherche sa fille de dix-huit ans, qui aurait disparu cinq mois plus tôt et qui aurait emprunté le chemin des raves désertiques. On ne saura rien d’elle sinon qu’elle s’appelle Mar, en forme d’ironique présage. Or dans ce désert la mer restera mirage, au détour de précipices redoutables et de champ de mines arbitraire.

     Quant aux enceintes préalablement et minutieusement posées dans cet écrin désertique et rocheux, afin que le son s’y répercute dans un désert sans fin, horizontal et vertical, elles rappellent un certain monolithe noir. Les primates s’y querellaient déjà pour de l’eau et bougeaient comme s’ils dansaient religieusement autour. Magnifique scène d’ouverture par ailleurs, qui plonge dans la préparation collective et manuelle de cette rave party, son installation, les mains, le sable, avant de nous présenter, un par un, chaque personnage de l’histoire à venir en train de se déhancher sur la musique techno de Kangding Ray.

     Un moment donné, plus tard, il y a ce plan sur une vieille télévision abandonnée, montrant les pèlerins de la Mecque accomplir les tours du tawaf autour de la Kaaba. Que doit-on faire de cela ? Sinon le mettre en corrélation directe avec la rave party : dans chaque parcours mystique et/ou expérience religieuse ce sont des corps qui dansent et se meuvent ensemble. Les raveurs ont leur mur d’enceintes. Les religieux leur pierre noire, leur monolithe.

     Le film décolle tout en restant diaphane. Il n’y aura pas de background. Ni concernant cette communauté de raveurs ni concernant nos personnages en quête. On sait que certains recherchent une fille, les autres rejoignent une autre rave, c’est tout. On comprend aussi qu’une nébuleuse troisième guerre mondiale se joue déjà, ici, ailleurs, pas si loin.

     C’est un cinéma qui bifurque en permanence. À l’image de cette communauté, qui semble s’être fondée sur les maux de la vie, l’abandon, la douleur. Un cinéma qui bifurque à l’image de ces trois véhicules qui quittent soudainement le convoi militaire afin d’arpenter un chemin parallèle, clandestin.

     On apprend alors, comme Luis (qui les suit, tout aussi soudainement) à assimiler cette quête par le prisme d’un voyage dans une nouvelle communauté. On y paie l’essence ensemble. On réunit bientôt la bouffe dans le même camion. On passe du temps ensemble, autour d’une enceinte pétée, d’un aparté capillaire ou de cette superbe scène de moignon-marionnette jouant Le Déserteur, de Boris Vian à la guitare.

     Mais il ne faut pas oublier ce carton introductif qui définissait le sirat : un pont aussi étroit qu’un cheveu, aussi tranchant qu’une épée, qui permet le voyage entre le paradis et l’enfer. Quelque part, Sirat, le film, faisait déjà des ponts invisibles entre les cultures, communautés, destinées. Il ne lui manquait plus qu’à être tranchant, au diapason de ce carton-titre qui intervient tardivement quand on ne l’attend plus. Il s’invite dès le premier point de rupture. Il nous prépare à un voyage autre, spirituel et insoutenable.

     Difficile d’en parler sans en dévoiler les parti pris choisis par la seconde moitié. Je m’en voudrais de divulguer des ressorts qui ne « s’apprécient » pleinement qu’en les découvrant. Tant j’ai rarement (jamais ?) eu la sensation à la fois si brutale (la rupture centrale, absolument vertigineuse, est un moment de sidération jamais éprouvé) et persistante qu’un drame en chassait un autre, qu’un film en évacuait un autre, qu’une émotion en dévorait une autre.

     Quoiqu’il en soit, on quitte bientôt ce que le film avait pourtant minutieusement mis en place, une forme d’utopie communautaire, plutôt légère, parfois euphorique, pour un réel de la destruction, de la mort. Un rappel de la fragilité de la vie. De l’absurdité de la mort. C’est un saut dans le vide. Pour nous, pour le récit aussi, qui a le courage de devoir se réinventer. Il est rare de voir un film, qui plus est dans le registre du road trip, devoir se réinventer de la sorte. Et pourtant, s’il vient de (nous faire) subir un virage à cent quatre-vingts degrés, il ne perd pour autant pas son Adn filmique.

     C’est Zabriskie point qui rencontre Sorcerer et La prisonnière du désert. Mais il m’a aussi étonnamment beaucoup rappelé le cinéma de Bruno Dumont. Moins pour ses gueules que pour sa dimension mystique et ses fulgurances. C’est aussi Aguirre, la colère de dieu. C’est Macadam à deux voies. Et pourtant c’est un film tout à fait unique, qui a su ingérer et digérer ses modèles.

     C’est tellement agréable, grisant, rare de se retrouver devant un film où il est impossible de prédire la scène suivante, un rebondissement, un virage narratif, la fin. Impossible. Même lorsque cela paraît évident, avec la scène de la rivière à traverser, par exemple. Laxe ne s’y attarde pas. Il pourrait rejouer cela façon Clouzot dans Le salaire de la peur mais il élude rapidement l’obstacle : le cœur de son film ne se joue manifestement pas dans l’hommage et la séduction.

     J’en suis sorti épave. Mais aussi très désarçonné et notamment par son dernier tronçon qui fut une épreuve pour moi, un moment d’angoisse sans précédent – pas loin de m’en boucher les oreilles. Je comprends ceux qui la rejettent en bloc ou ceux qui comparent cela à une fameuse scène de Voyage au bout de l’enfer. Ce n’est pas tout à fait ce que j’y ressens mais je vois l’idée de l’inconfort et de la répétition imposée. À vrai dire je me suis beaucoup interrogé à propos de cette séquence, de son utilité. Avec un peu de recul, elle me semble essentielle.

     Une semaine est passée. Le désert de Sirat ne m’a pas quitté. J’aimerais le revoir autant que je crains de le revoir tant il m’a remué, laissé en miettes. C’est un grand film sur la mort, son imprévisibilité, sa cruauté, son inéluctabilité, son impondérabilité. Un grand film qui nous rappelle notre condition de mortel et par la même occasion celle de ses personnages : c’est si rare aujourd’hui, de craindre tant pour des personnages. C’est surtout un pur voyage de cinéma, sensoriel, vitaliste, qui nous emmène d’une rive à l’autre, d’un état à l’autre, au diapason de son récit, physique et allégorique. Immense.

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