Archives pour la catégorie * 100

La vie est belle (It’s a wonderful life) – Frank Capra – 1948

30. La vie est belle - It's a wonderful life - Frank Capra - 1948Only angels have wings.

   10.0   Qu’il est difficile de s’atteler à l’analyse sinon un commentaire voire une simple notule, de cette merveille, ce classique incontournable, ce chef d’œuvre du cinéma, qui semble avoir été inventé pour que ce film-là existe.

     La vie est belle, joyau de Frank Capra, peut se targuer d’avoir ce pouvoir – si rare, et puis ce n’est pas comme si on n’en avait pas besoin ces temps-ci – de redonner la foi, dans le cinéma, dans la vie, dans l’humanité.

    Et c’est d’autant plus beau que c’est exactement ce qu’il raconte : L’histoire d’un homme désespéré, sur le point de se donner la mort, sauvé in extremis par un ange qui exauce provisoirement son vœu de ne jamais être né en lui montrant que le monde sans lui n’est plus le même monde.

« Remember, George : No man is a failure who had friends ».

     Lui révèle que son frère s’est noyé à l’âge de neuf ans puisque George n’était pas là pour le sauver ; que le pharmacien est un clochard ayant fait vingt années de prison pour avoir involontairement empoisonné un patient, car George n’était pas là pour lui faire remarquer son erreur de prescription ; Que sa mère, forcément, ne le reconnait pas ; que sa maison est une ruine ; que sa femme ne s’est jamais mariée ; que ses enfants n’ont jamais existé ; qu’il n’y a pas les pétales de la rose de Zuzu, sa fille, dans sa poche.

« Look, daddy. Teacher says, every time a bell rings an angel gets his wings »

Si tu ne chiales pas là-dessus, tu ne chialeras jamais.

     La vie est belle est une merveille de récit d’une vie – puisque le film se permet un gigantesque flashback nous conviant à connaître ce personnage, George Bayley, de son enfance jusqu’à son (non)suicide – mais ce dernier quart d’heure est une véritable tornade émotionnelle, qui emporte tout sur son passage, un cauchemar total mais utile, pour que l’espoir se ravive, que le bonheur de vivre explose. L’enchainement final est l’un des plus bouleversants que le cinéma ait offert.

     Le plus grand film de noël. Indubitablement. Avec un immense – euphémisme – James Stewart.

Le mépris – Jean-Luc Godard – 1963

17. Le mépris - Jean-Luc Godard - 1963Passion JLG.

   10.0   Je devais avoir vingt ans, ce fut sans doute ma porte d’entrée dans le cinéma de Godard, c’est un film qui a beaucoup compté pour moi quand j’en ai fait sa découverte. Comme si tout un monde (de cinéma) s’ouvrait brutalement (ou « entièrement, tendrement, tragiquement ») à moi.

     Je l’ai maintes fois revu, sans jamais ressentir les mêmes choses devant, sans jamais parvenir à percer son mystère. Je me souviens l’avoir aussi vu au cinéma en présence de Jean Douchet. Douchet n’est plus et aujourd’hui Godard non plus, il était logique que je revoie ce film-ci, ce jour. Ce d’autant plus que je suis présentement en train de lire le bouquin de Moravia.

     Comme je me sens entièrement en phase avec ce qu’un ami en a dit en deux mots lors des nombreuses éloges lues aujourd’hui, je le cite : « Le mépris est une réflexion poétique sur le mystère de l’amour et du cinéma. Sur le cinéma en train de se faire et l’amour en train de se défaire ». Un jour je reviendrai plus longuement sur ce film. Adieu, JLG.

La plage (The beach) – Danny Boyle – 2000

12. La plage - The beach - Danny Boyle - 2000Au cœur des édéniques ténèbres.

   10.0   En le revoyant là pour la énième fois mais la première depuis plusieurs années, je me suis rendu compte que j’aimais ce film bien plus que je ne le pensais, bien plus que de raison, en somme. Je me souviens avoir découvert La plage, j’avais quinze ans. On avait loué la cassette à notre vidéo-club préféré. Je venais d’entrer au lycée. J’étais un peu comme Richard débarquant à Bangkok. Tout y était excitant, foisonnant, angoissant, immense, nouveau. Il fallait tout réapprendre. C’est un film qui m’a hanté longtemps, instantanément. Aussitôt, je devais le revoir. Encore, encore. J’en étais dingue.

     A tel point que j’avais pris des notes pour en écrire la continuité, enfin plutôt les prémisses, à savoir les fondements de la communauté, avec Sal, Daffy & Bugs, dont j’imaginais une relation similaire à celle entre Françoise, Richard & Etienne. J’avais imaginé que Daffy ne pouvait s’empêcher de colporter l’information de l’existence de l’île quand il rejoignait le continent pour les ravitaillements ; qu’il avait fini par être rejeté par la communauté, puis qu’il était devenu fou, un peu comme Richard, qui lui finit par se réveiller. Je voyais bien le récit se terminer sur la disparition de Daffy, que tout le monde croyait mort et s’en satisfaisait pleinement puis par l’arrivée de Keaty, qui se devait d’être, pour le bien de tous, le dernier à rejoindre la communauté. J’ai dû jeter ces notes.

     Puis je me suis penché sur les origines de ce film : Le livre éponyme, signé Alex Garland, tout aussi formidable, qui va d’ailleurs plus loin, notamment dans son issue mais aussi le temps d’un chapitre d’intoxication alimentaire, si mes souvenirs sont bons. Je n’en suis jamais vraiment revenu de ce récit, de ce film, que j’ai revu régulièrement, avec le même plaisir, puis que j’ai un peu délaissé tant le cinéma de Boyle ne m’intéressait plus du tout – La rupture entre Sunshine (sublime) et Slumdog millionnaire (indigeste) grosso-modo. Autant je trouve la filmographie de Boyle discutable (en restant poli) autant là, non, y a pas débat, selon moi : c’est un chef d’œuvre absolu, mais je sais qu’on est peu à le penser.

     Richard est un jeune américain (anglais dans le livre) en quête de sensations fortes. Déçu dès son arrivée dans la capitale thaïlandaise où il découvre que son rêve d’occidental est le même que tout le monde, le voilà qu’il fait la rencontre de Daffy, qui peu avant de se suicider lui parle d’une île secrète, paradisiaque où une petite communauté de touristes vivrait en autarcie totale. Richard n’y croit pas des masses mais il hérite d’une carte et embarque avec lui un couple de français. Ils font le voyage vers une île puis une autre avant de nager vers ce lieu secret. Non sans épreuves, ils y découvrent finalement cette plage tant vantée par le mystérieux et siphonné Daffy ainsi que le quotidien d’un groupe de voyageurs souhaitant préserver leur secret. Si ce paradis existe en apparence, il a un prix et Richard ne va pas tarder à le découvrir.

     Le film réussit pleinement son processus d’identification – renforcé par la grâce de Virginie Ledoyen, qui décuple notre substitution à Richard : Comment ne pas tomber amoureux de Françoise ? Et ce dès sa première apparition en chemise de nuit dans le guesthouse ? – à la fois dans sa façon de nous présenter l’utopie créée par cette petite communauté autarcique – qui n’a pas rêvé d’être à la place de Richard, Françoise & Etienne et de plonger dans cette aventure, ce danger, ce paradis, hors des circuits touristiques, d’être les nouveaux pionniers d’un Eden ? – autant que dans la logique cruauté qu’il construit pour détruire cet idéal impossible, entre la peur et le malaise insidieux que cette arrogance de « pionniers » génère. Il y a d’abord quelques incidents sans grandes conséquences, à l’image de cet homme qui souffre d’une rage de dent et qu’on refuse d’emmener voir un dentiste. Plus tôt il y a bien entendu l’arrivée sur l’île qui déjà brise l’élan paradisiaque, avec l’ascenseur émotionnel que fait naître la découverte de l’immense champ de cannabis : nos trois aventuriers n’ont guère le temps d’en profiter qu’ils découvrent que ce champ est gardé par des cultivateurs armés, desquels ils réchappent in extrémis.

     Cette vie de robinson hippie fait pourtant vite rêver, comme elle fait au préalable rêver Richard. Avec ce mélange de cultures, puisque chacun vient d’un pays différent, l’apprentissage commun d’une nouvelle langue et bien sûr le bonheur de se satisfaire de pêche, de musique, de jeux et de cannabis. C’est un idéal qui fonctionne un temps mais qui se délite, de l’intérieur (« le désir reste le désir » rappelle Richard en off, ainsi que les rapports de domination, l’ennui, la folie latente sont vite les marqueurs d’un effondrement) et de l’extérieur : symbolisé ici par le fil rouge que représente le requin (la blague, le récit héroïque puis le drame) mais aussi par ce groupe d’américains qui détiennent quelque part une copie de la carte que leur a laissé Richard, qui est accepté par la communauté sur un mensonge puisqu’il nie avoir laissé des informations derrière lui.

     Ce qui n’était qu’un simple avertissement (la dent cariée que l’on extirpe dans la joie, l’alcool et la bonne humeur) se transforme vite en actes de barbarie : Gravement blessé par le requin, Christo, le suédois, souhaite qu’on fasse venir un médecin (car il ne peut se déplacer) ce qui lui est catégoriquement refusé, à l’unanimité ou presque, afin de préserver le secret de l’île. La gangrène se charge du reste et ses cris de douleur poussent la communauté à le rejeter dans la forêt, coupable de ne pas avoir su choisir entre la vie ou la mort, contrairement à son ami, mortellement mordu, qui avait eu le droit à une décente sépulture accompagnée en chœur de « Redemption song ».

     Mais le point de non-retour est encore loin. Pour que tout s’écroule – entendre par là pour que la communauté ouvre les yeux sur ce paradis perverti, comme Richard le fit enfin lorsqu’il voit les quatre routards se faire assassiner froidement par les fermiers – il faut que Sal, cheffe démoniaque cachée sous une apparence de stalinienne hypnotiseuse (il faut voir sa capacité de manipulation permanente couplée aux positions divines qu’elle arbore sans cesse, en écho à cette immense statue divine qui semble observer Richard dans l’introduction à Bangkok) soit démasquée dans sa démence : Ainsi quand les cultivateurs débarquent dans leur partie d’île pour se plaindre d’avoir encore eu la visite d’étrangers et dire à tout ce petit monde de faire ses valises, Sal n’hésite pas à leur balancer que Richard leur avait donné une carte et ainsi accepte de le tuer afin que la communauté puisse rester. Que l’arme soit chargée ou non n’a que peu d’importance (si bien sûr, puisque Richard est vivant) : Ce paradis n’existe plus. Les gens ont vu de quoi leur cheffe était capable. 

     Entretemps le film s’est transformé en Apocalypse now. Dans « l’horreur, l’horreur… » pour reprendre les mots du colonel Kurtz. La quête de l’Eden bascule dans les ténèbres Conradiennes. Richard, qui doit récupérer cette carte si problématique, est en mission de guerre. Les gardiens du champ de cannabis deviennent les Viêt-Cong. Et sa guerre se pare de jeu : ainsi fabrique-t-il des pièges dans la forêt ou s’immisce la nuit dans « le camp adverse » pour jouer avec leurs armes. Pour survivre il bouffe des insectes. Un peu plus et on le voyait sortir la tête des eaux au ralenti et découper Sal avec une machette. Et pendant ce temps, un blessé agonise dans un coin. Le paradis est un leurre, l’humanité une aliénation.

     La référence à Apocalypse now est évidente mais elle ne vient pas de Boyle : Dès la première page du roman d’Alex Garland, une sorte de prologue en forme de rêve halluciné, assimilait la présentation de son personnage, Richard, avec le film de Francis Ford Coppola. Dans le film, Apocalypse now est cité d’emblée aussi, puisqu’il est diffusé dans une salle en contrebas d’un couloir du guesthouse dans lequel loge Richard. L’ombre du film ne cessera de planer sur La plage, de Richard en simili capitaine Willard aux confins de la folie, en passant par Daffy, son double suicidaire, qui aurait comme déjà été gagné par la démence du colonel Kurtz qui peut aussi être incarné par le personnage de Sal.

     Le film s’achève dans un cybercafé, sur le visage de Richard découvrant, dans ses mails, la photo prise par Françoise, avec l’appareil jetable qu’il lui avait acheté lors de son escale avec Sal à Koh Phan gan. C’est la plus belle fin que Boyle pouvait offrir à son film – Et pour le coup, elle n’est pas dans le livre. C’est une simple photo accompagnée d’un petit mot : « Parallel universe, Love, Françoise ». C’est un souvenir, peut-être même un rêve, un mirage. Un peu plus tôt nous avions vu le groupe se prendre en photo en sautant tous en même temps sur la plage. Cette fin fige quelque chose, mais elle fige beaucoup de faux car elle ne fige que la dimension paradisiaque que fut ce séjour étrange, faussement idyllique, souvent terrifiant.

     On pourra reprocher beaucoup à Boyle ainsi qu’à son utilisation musicale mais il est rare de voir une telle alchimie dans une bande-son aussi éclectique : L’ouverture foisonnante sous Leftfield, Underworld quand Richard laisse la carte aux voyageurs, la découverte du lieu paradisiaque sous Moby, Spinning-away (d’Eno & Cale, reprise par Sugar Ray) durant la présentation de la communauté, une scène d’amour sous les All Saints, Les Chemical brothers lors de l’escale à Koh Pha Ngan, Dario G entre radeau et cybercafé, Unkle durant le générique final. Mais aussi New order, Blur, Mory Kanté, Asian Dub Foundation. Et j’en passe. Ça ne ressemble à rien sur papier, et pourtant c’est formidable. Sans parler du score original signé Angelo Badalamenti, qui revient régulièrement, ici durant la scène des étoiles ou celle de la traversée à la nage, là à la cascade ou pendant la mort de Christo. Aussi improbable que magnifique, et ce d’autant plus que ce thème (très proche de celui de Twin Peaks, par ailleurs) entre en parfaite adéquation avec les images et le rythme imposés par Danny Boyle. Allez savoir.

     Certes, le film n’est pas toujours bien canalisé, c’est du Danny Boyle, c’est trop frénétique, bourré de raccourcis, d’effets clipesques en tout genre ; il tente plein de choses et ne réussit pas tout – il suffit pour cela de rappeler ce plan de jeu vidéo à la Banjo & Kazooïe qui ne fonctionne pas, d’autant que contrairement au livre, le film ne fait pas suffisamment de Richard un gamer (On le voit qu’une fois jouer avec sa Game Boy) ou un américain nourri aux films sur la guerre du Vietnam. On peut encore citer cette scène d’amour en « nuit américaine » dans les eaux phosphorescentes sous le tube de l’époque « Pure shores » même si personnellement j’adore cette séquence. Mais à travers cette forme hybride, exagérée sans doute, indigeste probablement, La plage est aussi le portrait d’une génération, en mal d’identité, de territoire et de sensations fortes.

     Film mal-aimé, pour ne pas dire conspué à l’époque de sa sortie, par la critique notamment, La plage n’a jamais atteint la renommée que d’autres films chahutés réussissent à récupérer avec le temps. Aujourd’hui, pourtant, c’est quasi le même film que Spring breakers à mes yeux. Avec ces personnages dont l’idéal serait de capter l’instant de bonheur pour qu’il ne s’arrête jamais. Dans chaque cas tout s’effondre. J’aime l’énergie insufflée par Danny Boyle, sa manière de flirter en permanence avec le mauvais goût, de jouer sur plusieurs tableaux, différents genres, du film d’initiation au récit d’aventures, de la satire au film d’horreur, de la ville bruyante et nocturne à l’île calme et solaire, de cette eau azur à cette plage de sang.

First man – Damien Chazelle – 2018

17. First man - Damien Chazelle - 2018The lost girl of moon.

   10.0   Comme dans La La Land, la première séquence de First man donne le La. On est dans la carlingue d’un avion-fusée, aux côtés de Neil Armstrong, lors de l’une de ses missions de pilote d’essai, en l’occurrence une sortie de l’atmosphère. Il va traverser la couche gazeuse avant de rebondir dessus, puis il va plonger à une vitesse fulgurante et se poser, tandis qu’on le croyait parti pour se crasher – Il faut dire que ces avions expérimentaux étaient davantage dédiés à établir des records qu’à faire figure de véhicules confortables : La dimension sonore de cette introduction est donc essentielle et permet de rappeler l’aspect ô combien rudimentaire de ces engins, dont on comprend pourquoi les accidents étaient si réguliers. On entend bien les moteurs, la ferraille, les grincements, le bruit des écrous. Tout est fait de vibrations, pression, cadrans en plastique. On y est. Dans l’habitacle d’un avion-fusée. En plein dans les années 60.

     C’est un prologue à l’image du film, qui ne cessera de montrer les ratés, les failles, avant la réussite miraculeuse – premier amarrage dans l’espace en 1966, puis premier alunissage en 1969 – au moyen d’enchainements qui n’auront pas l’agencement virtuose de son film précédent, mais la subtile simplicité de ces films dans l’ombre d’un autre : First man parfois s’essouffle, puis l’instant suivant redécolle, touche puis indiffère, comme ce personnage face à la vie ou face à son voyage, quelque part. C’est un film en symbiose avec son personnage. Difficile par ailleurs, de savoir s’il veut trouver sa fille sur la lune (comme Joe retrouve sa mère dans le monstre dans Super8 ou Ryan Stone trouve un élan de survie après le deuil de sa défunte fille dans Gravity) ou s’il souhaite y mourir. Parfois il semble être du côté de la vie, de sa femme, de ses garçons, parfois davantage du côté du rêve, avec ses plans, sa lunette astronomique, sa lune, sur laquelle il voudrait y laisser son deuil. C’est quasi un récit mythologique.

     Neil Armstrong est l’une des plus grandes figures héroïques de l’Histoire, la plus grande du point de vue de l’aventure spatiale, mais Damien Chazelle préfère délaisser le héros et s’intéresser à l’homme derrière le héros, le garçon paumé, le père meurtri. Un biopic sur Armstrong qui s’ouvre (presque) sur la mort d’un enfant, le sien, c’est surprenant, quand même. On pourrait d’abord penser que c’est une entrée passe-partout, que celle du trauma introductif, mais ça l’est moins si tout le récit tourne autour de ce trauma, si chacune des missions d’Armstrong se voit habitée par la mort de cet enfant, si le quotidien de cet homme est autant jonché de cadavres, de manière générale. C’est l’histoire d’un homme qui va sur la lune pour y laisser son deuil, y jeter un bracelet dans un cratère. Tout le film est habité par la mort.

     L’univers de First man est terrien – On ira finalement peu dans l’espace – et rythmé par la mort, puisque nombres des « collègues » d’Armstrong, à l’image de la mission Apollo 1, ne reviendront pas, laissant derrière eux des quartiers résidentiels de veuves et d’enfants sans père. Difficile d’imaginer un film si sombre à l’évocation d’une histoire (celle d’Armstrong) aussi héroïque, non ? Quoiqu’en un sens, il était déjà inédit de voir en La La Land une comédie musicale aussi triste, malgré sa légèreté, ses couleurs, ses musiques. Si Chazelle aime ses héros, un jazzman ici, un astronaute là, il les adore surtout paumés et/ou torturés et pas vraiment en adéquation avec le monde : En un sens, Buzz Aldrin remplace Keith ici avec cette conscience (que n’ont ni Sebastian ni Armstrong) d’être dans le sens du vent.

     Une fois encore, Damien Chazelle fait briller le film de sa mise en scène. Aux sorties spatiales orchestrées à merveille autant qu’elles révèlent leur dangerosité répond ces séquences familiales dont la plupart copie le filmage et l’imagerie malickienne. C’est comme si s’en échappait parfois des plans de The tree of life. Ce qui n’est pas pour me déplaire, aussi parce que Chazelle n’en abuse pas. Lors d’une séance d’entrainement d’Armstrong, qui se solda par son éjection in-extremis, Chazelle saisit à la fois l’absurdité de ce danger, avec cette machine aussi incontrôlable que les supers pouvoirs d’un super héros se les découvrant, et surtout effectue un brillant montage alternant la vision subjective de Neil Armstrong (comme au tout début du film) et une caméra qui colle au plus près de lui, notamment lorsqu’il chute au sol avec son parachute le trainant sur quelques dizaines de mètres. Il me semble qu’on a rarement offert ça au cinéma, cette impression que le personnage, ce héros absolu, est un pantin, tourné en bourrique par les machines et trainé dans un champ par une toile de parachute. C’est très beau, très brut. C’est comme lorsqu’Emma Stone & Ryan Gosling dansent dans son précédent film : Il y a quelque chose de vrai, qui ne triche ni avec le cinéma, ni le genre, ni l’époque.

     En fin de compte, le film surprend jusqu’au bout : avec le recul, la partie la moins passionnante, et c’est paradoxal car c’est aussi celle qui apporte une dimension plus spectaculaire, celle qui extirpe le film d’une léthargie un peu dangereuse, c’est la partie plus attendue du film : le voyage vers la lune, l’alunissage et l’attendu « One small step for man, one giant leap for mankind ». Disons qu’on retrouve les rails. Mais les plus beaux rails qui puissent nous être offerts. Il faut voir le génie de la mise en scène notamment lors de l’alunissage, la maitrise du montage alterné, la séquence du bracelet dans le cratère, la musique de Justin Hurwitz, qui trouve l’équilibre parfait entre l’emphase et l’élégance. Sans oublier que le final, le vrai, le retour en quarantaine, offre un échange de regards presque aussi déroutant, triste et intense que celui qui scellait La La Land.

     Sincèrement, il y a peu de films qui me terrassent autant que celui-ci, d’une beauté, d’une tristesse sans nom. First man me hantait depuis sa sortie. Je rêvais de le revoir tout en craignant de le revoir. Je le revoyais seulement maintenant, un peu plus de trois ans après sa sortie, dans un « cycle Apollo » juste après les découvertes du dernier film (formidable) de Richard Linklater, Apollo 10½ et de l’impressionnant documentaire Apollo 11, de Todd Douglas Miller. Le moment adéquat. First man est un film immense. Une merveille absolue, que je reverrai encore et encore.

Annette – Leos Carax – 2021

39. Annette - Leos Carax - 2021Sympathy for the abyss.

   10.0   Neuf années qu’on attendait le retour de Leos Carax, qui nous avait laissé avec le foisonnant, retors, virtuose Holy motors. Il revient avec ce film, qui laisse autant de réserves que d’exaltation, duquel on sort avec les qualificatifs suivants : puissant, inégal, inventif, embarrassant, baroque, personnel, fragile, fou, déroutant, déchirant, grotesque, sublime. Un film génialement imparfait, donc, qui terrasse comme rarement.

     Annette s’ouvre dans le noir. Diamant noir, d’emblée. On y entend Carax, il nous parle, nous convie au show, nous demande de prendre notre respiration. Et bientôt on le voit, Carax, en personne, est seul dans un studio d’enregistrement, avant qu’une jeune femme (sa propre fille) ne vienne derrière lui, poser sa main sur son épaule. Il lance les Sparks. Il lance le film : So may we start ?

     Rappelons-nous, Holy motors s’ouvrait déjà de façon méta, puisque Carax en pyjama sortait de son lit, traversait une forêt peinte et regardait au travers d’un trou dans le mur. Il citait ouvertement Psychose. Dans l’épilogue d’Annette, il cite à nouveau le film d’Hitchcock et propose de briser les mystères en laissant s’ouvrir une discussion entre un père et sa fille, par le chant. L’une des scènes les plus déchirantes vues depuis longtemps.

     So may we start ? c’est aussi une invitation. Une retrouvaille. Une promesse de voyage, aux côtés d’Ann, la cantatrice et d’Henry, le comédien de stand-up. Magnifique idée que de l’avoir fait ouvrir ce festival de Cannes 2020, repoussé, décalé en juillet de l’année suivante, pour les causes que l’on sait. Non, le cinéma n’est pas mort : Il a le goût de cendre, une odeur de mort, mais il transpire d’amour. Le cinéma renaît. Quel bonheur d’avoir pu voir ce film en salle, à ce moment-là, franchement.

     Et puis si Holy motors était dédié à sa femme (Katerina Golubeva, qui venait de se suicider) Carax dédie celui-ci à sa fille et pire, elle l’ouvre, le ferme (en chair et en os) et elle est absolument partout. Et Annette c’est sa fille, autant que Driver c’est lui-même – éloquente ressemblance physique dans la dernière scène. Cette fin fait tenir tout l’édifice fragile. C’est magnifique.

     On en sort lessivé et fasciné, frustré par sa grandiloquence, exalté par la proposition. Puis les jours, les mois passent et ne restent que fascination et exaltation. Que reste-t-il quand on y replonge quelques mois plus tard ? Une sensation de vertige intact. De sidération permanente. Définitivement ce que j’ai vu de plus intense au cinéma depuis deux ans.

Point break – Kathryn Bigelow – 1991

033. Point break - Kathryn Bigelow - 1991Riders on the wave.

   10.0   L’intrigue de Point break, le quatrième film de Kathryn Bigelow, est un classique du récit d’infiltration : Johnny, un ancien joueur de football, reconverti agent du FBI, se voit charger pour sa première affaire d’enquêter sur le gang des « anciens présidents » responsables de multiples attaques de banques. Selon son équipier, les braqueurs seraient une bande de surfeurs. Le jeune flic va dès lors infiltrer le milieu, se lier d’amitié avec Tyler et faire la connaissance du mystérieux et mystique Bodhi. Difficile à croire que l’on puisse porter au pinacle un film qui accouche d’un pitch si trivial. Et pourtant. C’est toute la magie d’un ensemble en totale synergie, créé par Bigelow, qui n’avait jusque alors réalisé que trois films, nettement plus confidentiels : The loveless, Near dark, Blue steel.

     Point break est un gros carton, lors de sa sortie. Par ailleurs, il faut savoir que cette réussite démarre de très loin. Au préalable, c’est Ridley Scott qui devait se charger de sa réalisation. Des acteurs comme Charlie Sheen, Val Kilmer ou Johnny Depp étaient prétendus. Puis Largo Entertainment récupéra le projet, le tout premier pour cette toute nouvelle boite de production. James Cameron, alors à l’exécutif, propose à son épouse qui est en quête d’un nouveau projet. Elle impose Keanu Reeves : Le film est ensuite renommé « Johnny Utah ». Puis bientôt « Riders on the storm » (d’après la chanson des Doors) dès l’arrivée de Patrick Swayze. Puis finalement « Point break ».

     Dans le langage du surfeur, le « point break » est une vague déferlant sur fond de rocher. Il y a déjà une grande violence là-dedans. C’est en somme un grand danger, un point de rupture, de non-retour. Soit tout ce qui fera l’évolution du personnage, Johnny, celui par qui nous allons entrer dans cette histoire et nous immiscer dans ce monde. Il faut donc que ça se chevauche, qu’il y ait une jonction avant de produire une violente disjonction, telle une vague cassant sur la roche. Lorsque les premiers crédits défilent sur l’écran au tout début du générique, les noms des deux interprètes se font face, s’entrelacent puis se disjoignent. Il en va de même pour le titre du film.

     La séquence, qui accompagne ce générique introductif, annonce de façon signifiante le programme, en proposant d’emblée un duel à distance entre Johnny Utah, le flic et Bodhi, le surfeur. Quand le premier tire sur des cibles, le second se pavane dans les vagues. Avec un peu d’astuce de montage et la musique aérienne signée Mark Isham, on la sensation que l’un tente de tirer sur l’autre, mais que ce dernier évite les balles sans pour autant chercher à le faire. A moins que ce soit l’inverse : Que le surfeur effectue sa parade en envoyant la vague envelopper sa proie, condamnée à se cacher, se rouler par terre avant de se défendre.

     Leur point commun s’impose d’emblée : Ce sont les meilleurs, chacun dans leur domaine de prédilection. On apprend que Johnny n’a raté aucune cible. Quant à Bodhi, il aura expérimenté les positions les plus folles les pieds collés sur sa planche. Et il s’agit surtout pour Kathryn Bigelow d’en effectuer une première confrontation (homo)érotique : La fumée blanche qui s’échappe du canon à chaque détonation se marie avec l’écume chassée par la planche. La pluie s’écoulant sur le corps du flic s’oppose à la silhouette du surfeur dessinée par la lumière du soleil couchant.

     Deux motifs, déjà : La terre et l’eau. La terre est hors-champ dans les plans offerts au surfeur, à la fois sous l’eau et sur les rives hors du cadre. Du côté du policier, qui effectue des roulades dans la terre humide avant d’atteindre ses cibles en carton, la pluie pénètre verticalement. A noter que les noms sont aussi des éléments très signifiants : Le surfeur se fait appeler Bodhi, terme qui dans le Bouddhisme représente l’éveil spirituel ; Quand le policier se nomme Utah, portant ainsi le même nom qu’un Etat de l’Ouest américain.

     Pourtant, dès la double séquence suivante, il s’agit de quitter la chorégraphie léchée, aérienne, abstraite pour entrer dans une tout autre danse, sèche, brutale. D’une part une steadicam suit Johnny lors de son arrivée au FBI de Los Angeles où il sera reçu comme un « petit footballeur de merde » « plein de foutre et d’hormones » fraichement débarqué du middle west. La caméra arpente les bureaux dans un mouvement permanent, quant au débit de parole, il en impose par sa vitesse et sa grossièreté. En parallèle, une caméra mobile, mais dans un montage nettement plus cuté, va s’intéresser à Bodhi, sans qu’on ait la certitude qu’il s’agisse de lui (puisque le personnage est masqué) mais rétrospectivement c’est évident, Bigelow ne cherche aucunement à nous duper : Il est déjà une icône, un mirage se jouant du système, de la loi, quand l’autre sera celui qui la représente.

     Le film s’est ouvert dans un curieux mélange de vagues et de coups de feu, de planche et fusil à pompe. Avec un personnage face à un autre personnage, déjà dans un affrontement abstrait. Pourtant le film glisse d’emblée à la fois dans le film de groupe et le buddy cop movie. D’un côté il s’agit d’entrer dans le braquage, de l’autre de faire la connaissance avec l’équipier, Angelo Pappas, un rescapé de Khe Sanh, quelque peu désabusé. Notre première accroche avec ces deux mondes joue sur une subtile ambiguïté : Pappas est sur le point de sauter dans une piscine pour récupérer deux briques à l’aveugle, quand les braqueurs arpentent les guichets, fusils à pompe sous le bras. Le montage parallèle se termine sur un arrêt sur image : Celle du cul d’un braqueur (image importante du récit) saisie en couleur quand on assiste au braquage, puis en noir et blanc à travers la vidéo de surveillance visionnée par Johnny & Angelo. Le ton est donné en dix minutes : Point break ira vite. Très vite. Aucun répit, deux heures durant.

     L’ambigüité, le film se l’approprie de plus en plus à mesure qu’il se déploie. Afin d’entrer dans ce monde, Johnny fera la connaissance de Tyler, qui lui fera rencontrer Bodhi. Difficile de savoir de qui Johnny sera finalement le plus amoureux, passionné. Bigelow capture cette ambiguïté homosexuelle jusque dans leur proximité : Si Tyler et Johnny sont saisis lors d’une scène de baiser ou d’un réveil après l’amour (deux scènes magnifiques par ailleurs, très sensuelles) l’étreinte/altercation entre Bodhi & Johnny n’est pas en reste : Déjà dans la séquence de football sur la plage, plus tard sous la toile de parachute, pour finir par un combat menotté à la toute fin. On ne peut faire plus éloquent.

     En passant, impossible de parler de Point break sans en évoquer son génial casting. Passons sur Patrick Swayze (tout juste auréolé par Dirty dancing & Ghost) et Keanu Reeves (qui tournera bientôt chez Van Sant, Coppola ou dans Speed) qui sont tous deux impeccables, il faut surtout souligner la grande tenue des interprètes secondaires. Lori Petty, dont j’étais amoureux alors, mais je le serai moins plus tard dans Orange is new black. Gary Busey, génial side-kick, qui condense à lui seul la moitié des répliques cinglantes du film, qu’il m’arrive régulièrement d’utiliser (« Utah, j’en veux deux ! » ou « J’espère que t’es pas en train de draguer les petites minettes » ou « Encore un footballeur de merde » ou « Pizza froide, rendez-vous au petit dej, salut ! » ou « C’est bon pour le dos » ou « Arrête merde tu m’arraches les poils » ou « Parle dans le micro si t’as quelque chose à dire ! » ou « Lâche-moi les burnes, j’suis à fond » ou « Ah c’est gentil de faire une apparition »). Pour rester côté flics, il faut aussi mentionner l’agent Harp, formidable connard. Et chez les surfeurs, il y a d’abord les quatre nazillons trafiquants (dont un membre des Red hot chili pepers) qui font forte mais brève impression ; et bien entendu il y a le clan de Bodhi : Nathanial, Grommet, Roach et Rosie. A noter que les deux premiers sont de vrais surfeurs, ce qui permettait à Bigelow de les filmer assez aisément dans l’eau et d’accompagner les doublures des autres afin qu’on y voit que du feu. Mais tous sont formidables. Leur personnage respectif aussi puisqu’on est triste de les voir mourir. Tandis qu’ils sont en apparence archétypale, chacun d’eux existe en une scène ou évolue au gré des soubresauts du récit.

     Autre élément qui fait la beauté du film : Dans Point break, les braqueurs portent des masques d’anciens présidents américains : Carter, Johnson, Nixon & Reagan. Ça ne pourrait être qu’un détail, un gimmick ou un simple costume iconique, tape-à-l’œil mais il se trouve que leur leader et gourou, Bodhi, déverse par touches sa haine de la société capitaliste. Il défie l’ordre établi, se jouant de la bien-pensance d’une Amérique sous Bush portant les stigmates des quatre précédents. Braquer affublé de masques à l’effigie de politiciens c’est déjà tout un programme satirique à dessein politique. Et si le fait de braquer une banque ou bruler chaque voiture utilisée pour le braquage, sont pour lui des shoots d’adrénaline au même titre que le surf ou la chute libre, ce sont des actions qui racontent aussi son rejet du monde, des conventions, de la consommation de masse, du mimétisme occidental. Rejet que l’on pourrait accoler à Bigelow elle-même, tant elle érotise le personnage à mort – et jusque dans sa mort – et tant elle est aussi une figure badass en marge du marché cinématographique hollywoodien.

     Et pourtant, le film semble cocher toutes les cases. Il est parfois prévisible, un peu programmatique, mais toujours mu par une dynamique folle. On y filme les surfeurs dans la vague, de vrais sauts en parachute. On nous offre une course-poursuite en bagnoles, suivies d’une course-poursuite à pied, entre les ruelles, maisons et les jardins. On assiste à trois braquages (Et avant celui de Heat, on n’avait rarement vu cela avec cette puissance-là) de manière chaque fois très différente, dont un qui finit dans un bain de sang. Le film offre aussi deux grandes scènes d’intervention musclée, fusillades dans une baraque puis sur un tarmac, qui virent au massacre. Il y a une générosité permanente, un engagement visuel, rythmique qu’on ne retrouve plus nulle part. Avec, en plus, un vrai sens de la dramaturgie, un vrai cachet romantique : Des exécutions terribles et une retrouvaille bouleversante dans un désert du Mexique.

     La mise en scène de Bigelow colle complètement à ses personnages, animés d’une ivresse de vie en permanence. Car Point break est un grand film sur la dépendance à l’adrénaline. Une spécialité bigelowienne, qu’on trouvait déjà dans Near dark (les vampires en quête de sang) ou Blue steel (le désir de porter l’insigne et faire régner l’ordre) et qu’on trouvera de façon encore plus significative dans ses œuvres futures : l’addiction aux désamorçages de bombes (Démineurs) et l’obsession pour la traque de Ben Laden (Zero dark thirty). Avec la violence, la dépendance (sous toutes ses formes) est le cœur de l’œuvre de Kathryn Bigelow. Pourtant, ce sont chaque fois des films ancrés dans leur époque : Ici une sorte de thriller spectaculaire, portant les coutures de la génération MTV, maniant les belles gueules, le polar et les sports extrêmes, tout en testostérone et en adrénaline.

     La toute fin (sublime de désenchantement) du film – tournée par ailleurs plusieurs mois plus tard, tandis que Swayze venait de finir son tournage de La cité de la joie, de Roland Joffé – renvoie au dispositif initial. Mais cette fois, la grisaille semble avoir gagné, la tempête s’est emparée du coucher de soleil, la dureté des visages a dévoré les silhouettes dans l’ombre, le combat au corps-à-corps et le nez dans l’eau remplace la confrontation abstraite. Mais le paradoxe de continuer : Et si c’était Johnny qui arborait dorénavant un pur look de surfeur ? « Tu surfes encore ? » lui demandera Bodhi. « Tous les jours » lui répondra-t-il. Au vieux masque de Reagan jeté aux pieds de son mentor répond bientôt ce badge jeté (façon Dirty Harry) dans la vague. Johnny savait qu’il retrouverait son ami ici, qui s’était confié sur le fait qu’il ne raterait pour rien au monde son rendez-vous à Bells Beach avec la tempête des cinquante ans. En bon petit soldat, il est venu l’arrêter. Cavalerie avec. Mais là encore il agit autrement et le laisse filer, lui offre le droit de mourir comme il en rêvait : « If you want the ultimate, you’ve got to be willing to pay the ultimate price. It’s not tragic to die doing what you love » confiait Bodhi un peu plus tôt autour du feu.

     Certes, je suis très attaché à Point break depuis que je suis gamin. Difficile d’être pleinement objectif à son sujet. Pourtant, dans son registre – l’actioner hollywoodien – il me semble qu’on n’a jamais fait mieux. Qui plus est dans un format si hybride, généreux, tentaculaire. Ne serait-ce que dans son utilisation musicale. Qu’il s’agisse ici des envolées de Mark Isham : Le fameux générique d’ouverture, la séquence de chute libre, l’équipée nocturne ou tout simplement la course-poursuite. Ou bien qu’il s’agisse de morceaux rock empruntés :

-          I want you, de Concrete blonde, lorsque Johnny suit Tyler des jumelles. Gros émoi adolescent que l’ajustement de ce short en jean.
-          Over the edge, des L.A.Guns, autour du feu sur la plage avant que Johnny ne rejoigne Tyler, qui s’inquiète de lui trouver l’œil du kamikaze. 
-          Hundreds of tears, de Sheryl Crow au moment où Johnny persuade Tyler de lui donner quelques cours de surf.
-          If 6 was 9, de Jimmy Hendrix, quand Johnny débarque à la soirée de Bodhi et lui découvre une façon sexy de déguster les vodkas citron vert.
-          7 and 7 is, par Love quand Johnny prend des risques sur Latigo beach et écope d’un bourre pif par le très accueillant Bunker.
-          I will not fall, de Wire train, quand Tyler tente de faire tenir Johnny sur la planche.

     Bref c’est l’une des plus belles et cohérentes bande-son qui soient. Jouant aussi bien sur sa dimension punk que sur ses velléités atmosphériques. C’est très Cameronien, en définitive. On sait que Bigelow était Madame James Cameron à cette époque encore. On sait qu’il est producteur exécutif. On peut aussi considérer qu’il a repris une réplique de Johnny pour Jack, dans Titanic. Quant à Tyler, elle évoque une certaine mouvance cameronienne, tant elle pourrait être un croisement entre Sara Conor, Rose ou Ripley. C’est pourtant à un autre cinéaste auquel on pense devant le duel offert entre Johnny & Bodhi, tant il n’est pas sans rappeler ceux de Manhunter, Collateral ou Heat. En effet, il y a beaucoup de Michael Mann dans Point break. Mann, autre cinéaste ayant révolutionné l’action au cinéma (Miami Vice), autre cinéaste ayant brillé par son duel d’icone (Pacino / DeNiro), autre cinéaste des bandes-son emblématiques.

     Alors d’accord : Point break n’est à priori qu’une banale enquête de police en immersion / infiltration dans le monde du surf. Tout ce qu’il y a de plus classique, aussi bien il y a trente ans qu’aujourd’hui, tant on pourrait aisément citer les films dont il fut la référence ou l’héritier : Drop zone en tête, avec Wesley Snipes & encore Gary Busey, remplaçait les planches par des parachutes, film très dispensable pour rester poli. Ou bien sur le premier Fast and furious qui ne fera rien de plus que changer les surfs en bolides, le talent de mise en scène en moins. Ou bien ce remake ni fait ni à faire qui n’a absolument rien compris à l’original. On pourrait tout aussi bien évoquer ses diverses évocations parodiques, dans La cité de la peur, Brice de Nice ou Hot Fuzz. Bref c’est un film qui traverse incroyablement bien les années. Un grand film populaire, un excellent film d’action, déjà, et, par je ne sais quel miracle, Point break est bien plus que tout cela. C’est la plus belle des vagues. Le « créneau » qu’attend Bodhi à Bells Beach : « Look at it! It’s a once in a lifetime opportunity, man! ».

NB1 : Il s’agit du trois millième papier écrit sur mon blog. Il fallait bien marquer le coup et évoquer un film qui m’est cher.
NB2 : Revu pour le faire découvrir à mon fils, ce 28 août sans savoir que le film fêtait les trente ans de sa sortie en salle française.

Macadam à deux voies (Two-lane blacktop) – Monte Hellman – 1973

c2abb6b6cd717788b63f544a25a49693« You can never go fast enough »

   10.0   Le film s’ouvre en pleine nuit. Lors d’une course automobile clandestine, sur un petit coin de route perdue. Un quatre-cent mètres pour se faire un peu de thune. Une Chevy55, grise, arbore l’aspect d’un vieux tacot mais renferme un moteur archi customisé. Elle s’élance, avec à son bord deux types déjà perchés, incarnés par deux musiciens issus de la contre-culture, James Taylor (qui semble échappé d’un film de Bresson, entre Le diable probablement & Quatre nuits d’un rêveur) & Dennis Wilson. Ces deux types n’auront jamais de nom. Uniquement The Driver & The Mechanic, au générique. Rarement le bruit d’un moteur n’avait été aussi vrai, palpable, organique que dans cette ouverture – dans ce film tout entier. Très vite, une voiture de police interrompt les désoeuvrantes festivités.  Pas le temps pour la Chevrolet de profiter de sa victoire ni pour nos compères d’empocher leur butin. Elle s’enfuit, ils s’enfuient, reprennent la route vers l’Est, sans but précis, sinon de vivre en participant à des courses de voiture.

     Il y aura de nombreuses courses dans Two-lane blacktop mais jamais vraiment de victoire. L’affrontement avec une Pontiac GTO jaune de 1970 sert de (fausse) trame narrative : Cette course-là (entre la plus élégante, séduisante et fantasmatique des voitures (la GTO jaune) et la plus fascinante, ingrate et effrayante (la Chevy grise)) n’aura pas lieu non plus, la destination (Washington DC) jamais atteinte. Quant à l’adversaire (campé par un Warren Oates tout juste sorti de La horde sauvage) il n’existe pas plus que nos deux trublions monolithiques sinon au travers d’histoires, souvenirs inventés qu’il débite continuellement à des auto-stoppeurs. Ils sont jeunes, désabusés, mutiques et secrets ; il est vieillissant, joueur, volubile et affabulateur. Ne reste que la route (gagner des courses, payer le carburant et les éventuelles réparations, rouler…) et des rencontres éphémères, avec d’autres citoyens hors du monde, hors du temps. La plus imposante de ces rencontres : Une jeune routarde paumée, qui trouve refuge dans la Chevy puis parfois dans la GTO, mais qui finalement choisira un motard (rescapé d’Easy Rider ?) de passage à un carrefour.

     Macadam à deux voies n’a l’air de rien – tant le nœud dramatique y est étriqué – il semble pourtant tout dire de la jeunesse américaine de son époque, léthargique, et de ces marginaux désillusionnés. Cette Amérique ballotée entre la guerre du Vietnam, la contestation sociale et la libération des mœurs. Plus fort encore : Il agit en parfait carrefour du cinéma américain, en idéal représentant du Nouvel Hollywood. C’est le road-movie le plus pur, le plus radical qui puisse exister. Le miroir déformé de Vanishing point, tant ils forment tous deux une vision mélancolique de l’Amérique. Mais là où le film de Sarafian semble exclusivement américain dans sa forme, l’héritage cinéphilique ici tient sans doute davantage du cinéma européen, Antonioni en tête, le parant d’une singularité totale – plus proche d’un Zabriskie point, in fine – tant il est pourtant ancré sur les terres du nouveau monde. « C’est comme un film de drive-in, dirigé par un réalisateur de la Nouvelle Vague » pour reprendre les mots de Richard Linklater, le réalisateur de Génération rebelles ou Boyhood.

     Voilà pourquoi le road-movie – et plus encore celui de Monte Hellman – n’est qu’un western actualisé, faisant route sur une terre à conquérir, une terre de voyage et de mythe. Western qu’Hellman a par ailleurs visité dans The shooting, quelques années plus tôt. Il s’agit donc de visiter le continent, de le conquérir. Six Etats sont traversés dans Macadam à deux voies : La Californie, l’Arizona, le Nouveau Mexique, l’Oklahoma, l’Arkansas et le Tennessee. De Los Angeles à Nashville, grosso modo. Et le film n’ira pas plus loin. Il n’ira pas jusqu’à Washington. La pellicule s’embrasera avant. Image célèbre qui lui vaut d’être l’une des fins les plus folles, audacieuses de l’histoire du cinéma, complètement en osmose avec la dynamique du film et celle de ses personnages, qui dérivent vers on ne sait quoi et qui ne savent pas communiquer. La scène de fin entre en écho avec celle du début. Macadam à deux voies est un ovni, une énigme, un film-charnière, un chef d’œuvre post-moderne.

Le dernier des Mohicans (The last of the Mohicans) – Michael Mann – 1992

38. Le dernier des Mohicans - The last of the Mohicans - Michael Mann - 1992Madeleine, définition.

   10.0   30/04/17.

C’est toujours un exercice périlleux de revoir un film qu’on a tant aimé jadis, sans l’avoir revu depuis longtemps. Les déceptions sont légion, forcément, à quelques agréables exceptions près. Le dernier des mohicans constitue personnellement le sommet de cet exercice puisqu’il fut mon film préféré quelques années durant. Je pouvais le regarder en boucle. Je me souviens, j’étais en CM2, un ami – qui pourra se reconnaître s’il lit ces lignes et/ou s’il se souvient de ma fascination pour ce film – m’avait offert le bouquin de James Fenimore Cooper, la version abrégée chez Fabbri. Que j’avais dévoré. Puis j’avais lu l’édition Flammarion, nettement plus conséquente. Bref, j’étais fasciné par Œil-de-faucon, admiratif de Chingachgook, terrifié par Magua, amoureux des filles Monro. J’imagine qu’il représente pour moi ce que Danse avec les loups représente pour d’autres.

     L’autre problème qui se pose c’est Michael Mann. Comment revoir, aujourd’hui, un film de Michael Mann qui ne fait pas très Michael Mann, après cette grandiose filmographie qui a suivi ? Car si Le dernier des mohicans aborde des thématiques tout à fait Manniennes, emprunte des chemins qu’on a pris l’habitude de croiser chez lui, le film en lui-même n’est pas un projet très personnel, c’est une adaptation, c’est une commande, c’est du classique, c’est polissé pour les récompenses (Qu’il récoltera peu, d’ailleurs).

     Bref, sans faire durer le suspense plus longtemps, j’ai adoré revoir cet ancien film de chevet. Je suis surpris d’avoir autant aimé le revoir, en fait. Je trouve que le film vieillit merveilleusement bien, qu’il passe en un claquement de doigts, qu’il est un pur film hollywoodien épique, opératique, nourri aux grandes acmés et aux musiques orchestrales de Trevor Jones. Ça pourrait être trop, comme ça pourrait l’être dans ses projets plus diaphanes que sont Miami Vice ou Hacker, pourtant les envolées lyriques emportent le tout, notamment car Mann était déjà un grand romantique et s’il est sans doute passionné par cette guerre de Sept ans, qui voit les affrontements entre Anglais et français (alliés aux amérindiens) il crée surtout une étrange dynamique des cœurs, trio amoureux archi classique mais sublime ici (Nathaniel, Cora, Duncan) et un duo, plus secret et silencieux (Alice et Uncas) qui explose dans un final absolument déchirant.

     J’en gardais le souvenir de superbes séquences (relativement étirées) qui débouchaient sur d’autres superbes séquences, de bout en bout. J’ai pas mal retrouvé ça : La chasse au wapiti, la ferme des Cameron, l’embuscade Magua dans la forêt, la ferme brulée, la bataille nocturne au Ford William Henry, la reddition des anglais, l’embuscade de la clairière, les canoës, la grotte, le village huron, le final sur les falaises. Tout fonctionne et se relaie comme dans un magistral film d’aventures, dans lequel Mann, déjà, y libère autant des pics de violence bien crus qu’il y trouve des moments de suspensions magnifiques. Et puis hormis Duncan (archétype du loser lâche et sacrifié) tous les personnages sont passionnants, les filles Monro comme la famille mohicans, et les présences parfois brèves assez mémorables : Le grand Sachem ou le général Montcalm (Très surpris de constater qu’il est joué par Patrice Chéreau). Et puis comme souvent chez Mann, il y a des regards qu’on n’oubliera jamais, celui d’Alice Monro sur le point de se donner la mort ici, ceux de Cora & Nathanael se croisant le soir de la bataille du fort.

30/06/2020.

Si ma rétrospective consacrée au cinéma de Michael Mann me permet de redécouvrir certains de ses films auquel j’étais peu familier, elle me renvoie aussi à ceux qui font depuis longtemps parti de mon panthéon personnel. Le dernier des Mohicans est l’un de ceux-là, évidemment.

     Le revoir via cette nouvelle édition ESC m’a aussi permis de mieux comprendre d’où il venait : En effet, le film annonce d’emblée qu’il s’inspire du roman de John Fenimore Cooper, ainsi que du scénario de Philip Dunne, écrit pour la version de George B. Seitz, dont Mann en fera in fine une sorte de remake sublimé. Car s’il est fidèle à l’esprit du premier, il reprend essentiellement le déroulement du second. A l’image des histoires d’amour parallèles qui n’existent pas dans le livre, mais aussi de scènes entièrement reprises, jusqu’aux dialogues parfois identiques.

     Le revoir m’aura aussi permis de cerner que sous ses dehors de film disons plus académique, il est charnière dans la filmo de Mann, aussi bien d’un point de vue financier (C’est à ce jour son plus gros succès commercial et ça lui ouvre donc le droit de mettre en chantier son chef d’oeuvre) qu’intime : Il ne cesse de renvoyer aux obsessions de son auteur, son goût pour le muet (les dix dernières minutes sur la crête, par exemple), son attirance pour le classicisme des films qui ont bercé son enfance (ici un film oublié de 1936) et origines probables de son envie d’être cinéaste ; mais aussi son désir de se plonger dans ces récits fondateurs, de héros sacrifiés, d’origines du monde, de nature ancestrale brisée par le colonialisme. Et ainsi de raconter l’histoire d’Œil de faucon, ce personnage magnifique, qui appartient à chaque monde, sauvage et civilisé, puisqu’il est un frontalier d’origine européenne élevé par une famille mohawk. Personnage typique des récits de Mann, sorte de héros solitaire, le meilleur dans son domaine, comme pouvaient l’être avant lui le voleur Frank ou le profiler Will, puis le seront bientôt Vincent Hanna, Neil McCauley ou Mohamed Ali.

     La première surprise, quand on sait Mann adepte des paysages urbains, qu’il a pu déployer notamment dans Thief, Manhunter ou dans son ébauche de Heat, à savoir le dispensable L.A.Takedown, c’est de le voir se plonger dans le film historique, en costumes. L’autre surprise, elle est formelle : Le dernier des mohicans est un pur film d’aventures qui se déploie sous une dimension éminemment épique, lyrique et opératique qu’on retrouve aussi dans la bande originale signée Trevor Jones & Randy Edelman, quasi omniprésente. Pas sûr qu’il y ait de film hollywoodien aussi total et majestueux, durant les années 90. Autre que le Titanic, de Cameron, je ne vois pas, en tout cas.

     Si George Sand disait du roman de John Fenimore Cooper qu’il était habité d’une « sublime barbarie », d’un « héroïsme effrayant » et de « vertus homériques » ça vaut aussi pour le film de Michael Mann, épanoui entre rivières des fuites en canoës, clairières des grandes batailles et duels à flanc de falaise. Entre vaillants sauvetages et exécutions sommaires. Entre Fort assiégé et ferme incendiée. Entre mousquet et tomahawks. Et c’est le propre de cette naissance d’une nation : L’Amérique s’est fondée sur le sang, le combat et la destruction, le massacre de la nature, le génocide des indiens.

     En quelques scènes introductives, le film nous fait découvrir l’Amérique de 1757, à Albany, New York, plus précisément : plongée dans la guerre de la Conquête, avec ses sauvages, ses colons, ses pionniers, ses familles frontalières. Des français alliés aux hurons d’une côté, les britanniques aux mohawks de l’autre. Et on comprend qu’une cohabitation est impossible, mélanges des langues et des cultures à l’appui : « Vous êtes une espèce à part, remplie d’incohérences » dit Œil de Faucon à Cora, citant son père adoptif, le mohicans Chingachgook.

     Le dernier des Mohicans est un grand film nocturne : Le chapitre du fort, quelle audace ! Et rien que sur cet aspect, on y retrouve pleinement la patte de son auteur. Mais c’est aussi un grand film de vengeance (celle de Magua, d’abord puis celle de Chingachgook) et d’amour, appuyé par cette tension érotique qui sourd en permanence, sur un regard, une image suspendue. Annoncé d’emblée dans la ferme des Cameron. Confirmé dans le fort William Henry. Et en cela (l’idée de l’amour et la vengeance, en tant que talon d’Achille magnifique, de ces êtres en apparence invulnérables) il annonce pleinement Heat.

     Le film s’ouvre et se ferme de la même manière, au moyen d’un plan panoramique sur une gigantesque forêt, suivi d’une séquence de chasse. Ce plan semble raconter deux horizons très différents. Le premier nous convie dans la nature, c’est la naissance sauvage du monde. D’ailleurs, il sera suivi d’une chasse au wapiti par trois Mohicans. Le second, à l’autre bout de la pellicule, raconte plutôt l’effondrement de la nature, la naissance de la civilisation, de la violence des Hommes et il sera suivi d’une tout autre chasse. Ce plan de nature infinie n’est donc plus qu’un mirage, que la suite de la filmographie de Mann, qui retrouvera son décor urbain, reprendra systématiquement par l’utilisation des plans océaniques.

Manhunter – Michael Mann – 1987

12. Manhunter - Michael Mann - 1987A travers le miroir.

   10.0   Depuis Le silence des agneaux, nombreux sont ceux qui ont oublié (moi le premier, jusqu’à aujourd’hui et ces deux revisionnages successifs qui furent de véritables déflagrations inattendues) ou ignorent que Dragon rouge, le roman de Thomas Harris, avait d’abord été adapté par Michael Mann. Si Jonathan Demme en a tiré le film que tout le monde connaît, terrifiant, impressionnant, matriciel, qu’en est-il de ce fascinant Manhunter, qui investit les démons de son héros, profiler de renom traquant la psyché même de ses proies ?

     Tout d’abord il faut signaler que c’est un film de son temps. Il y a dans Manhunter le prolongement de ce que Mann a mis en place dans la série Miami Vice, Deux flics à Miami : Cette sensation qu’il devient l’emblème des années 80, avec cette photo bleutée, ses couchers de soleil et ces nappes de synthés. Cette série, dont il n’est pas directement le créateur mais à laquelle il apporte clairement une patte significative, lui aura permis de replonger dans un projet de cinéma à Hollywood, au sein duquel il était devenu, depuis The Keep, persona non grata ou presque.

     Sous ce titre original, qui résonne beaucoup, dorénavant, avec celui de cette merveille de série qu’est Mindhunter – qui lui doit beaucoup, ne serait-ce que dans son approche ambiguë des personnalités des enquêteurs – et sous ce titre français qui sera dix ans plus tard (et ce bien qu’ils n’aient absolument rien en commun) celui du film le plus connu de Shyamalan, Mann déploie tous les motifs qui feront son cinéma à venir tant il annonce Heat, Insider, Collateral ou Miami Vice.

     Pourtant, c’est un film qui semble aujourd’hui dans l’ombre de tous les autres, tandis qu’il érige William Petersen dans un rôle complexe, troublant, que les cinéphiles oublieront malgré tout, au profit de celui qu’il incarne dans Police fédérale Los Angeles, de Friedkin, sorti la même année et qui, si lui aussi fit un bide, sera vite catalogué comme le manifeste visuel de cette époque. Bref Manhunter est une sorte de film maudit. Pas maudit comme La forteresse noire, évidemment, mais maudit car il aurait mérité de traverser le temps – aussi bien que le film de Demme, par exemple – tandis qu’il se voit condamné à rester ce superbe film-fantôme, ce qui paradoxalement lui va bien.  

     Manhunter impressionne par sa radicalité formelle, avec cet appétit pour la géométrie sophistiquée, ses couleurs franches, cliniques ou oniriques suivant les strates du récit. La forme semble reproduire la psychologie du personnage dominant, allant jusqu’à confondre de façon très malsaine l’agent fédéral, le prisonnier cérébral et le serial killer pervers, dans un schéma ambigu très complexe. Comme si le film était une toile – d’imposants tableaux, dont celui de William Blake « The Great Red Dragon and the Woman Clothed in Sun » traversent tout le film – abstraite, peintes à six mains. Manhunter a par ailleurs ceci de troublant qu’il n’est jamais dans la présentation.

     Rien n’est construit comme dans le cinéma traditionnel. Les scènes hors de la linéarité ne sont jamais des flashbacks, mais des images mentales ou des flashs. Quant aux instants plus suspendus, notamment lorsque Will s’évapore dans les home movies, ils sont systématiquement traversés d’idées passionnantes. A plusieurs reprises, l’objectif glisse derrière les téléviseurs, comme s’il s’agissait, toujours, de passer de l’autre côté de l’écran, du miroir.

     Et si Manhunter résonnait avec un certain Lost Highway, auquel on pense souvent et pas seulement parce qu’il y est question d’intrusion et qu’un sentiment d’effroi similaire s’invite dans ces images, mais aussi car musicalement, c’est une sorte d’opéra rock bien tortueux que Lynch n’a pas non plus renié ? Il faut d’ailleurs signaler que le réalisateur d’Eraserhead avait d’abord été envisagé à la réalisation (puisqu’il restait en contrat avec Dino de Laurentis depuis Dune) mais qu’il s’orienta vers celle de Blue Velvet. L’ombre de Lynch plane, mais c’est bien de Mann dont il s’agit. Du pur Mann, déjà.

     Dans Le solitaire, le cinéaste y faisait déjà naviguer sa science de l’action et celle du dialogue. Qu’il s’agisse du perçage de coffre ou d’une discussion de café, ça s’installait chaque fois sur la durée. Heat, avec sa fusillade puis sa rencontre phare, marquera l’apogée sublime de ce dispositif. Manhunter, aussi, joue de ces mêmes codes : Ici lorsque Will tente d’entrer dans la psyché du tueur, de se déplacer comme lui, autour de la maison victime, notamment, dans la forêt, en grimpant à un arbre. Là quand il a cette discussion magnifique avec son fils dans les rayons du supermarché.

     Mais Mann va encore plus loin : La première partie de Manhunter est clairement bavarde, qu’il s’agisse des réunions entre flics ou de cette emblématique partie de ping-pong verbale entre Graham et Lektor. La seconde sera placée sous le signe du silence, quand le récit choisit de suivre le tueur en série, son quotidien de technicien dans un laboratoire photographique qui développe les films de famille, puis dans le jeu de séduction maladroit qu’il engage avec cette femme, aveugle, qu’il emmènera bientôt toucher un tigre anesthésié. La rupture est nette, de celles qui peuvent complètement faire basculer un film.

     Une heure durant, c’est pourtant le récit de Will Graham qui nous intéresse, ce profiler de génie, démissionnaire suite à une vieille affaire si mouvementée qu’elle faillit lui coûter la vie – Et le film va nous raconter ce passé subtilement, par petites touches, à travers des discussions, des échos, tout en ayant la pudeur de préserver de grandes zones de mystère – mais qu’on parvient à convaincre d’enquêter sur un dangereux psychopathe ayant assassiné deux familles toute entière, dans leur pavillon, durant des nuits de pleine lune.

     Si l’entretien, introductif, entre les deux flics, amis – sur la plage, assis plus ou moins dos à dos, sur un arbre mort – se solde par l’acceptation espérée c’est en grande partie car Will y voit le reflet de sa propre famille. Mais peut-être pas seulement et c’est tout l’enjeu incroyablement énigmatique de Manhunter : Chasseur et prédateur seraient-ils, quelque part, des reflets l’un de l’autre ? Il ne s’agit que de ça. De confondre les entités, procédé dont Heat marquera une forme d’aboutissement opératique, quelques années plus tard.

     En plus d’être culottée, troublante, l’ouverture du film incorpore déjà cette ambivalence. Dans une image de film amateur, en caméra subjective, nous grimpons l’escalier d’une maison. Sur une marche se trouve une chaussette d’enfant. Sur une autre, un pingouin en peluche. Tout est éclairé à la lampe torche. Nous passons devant la chambre des enfants puis entrons dans celle des parents. Le halo lumineux gêne le sommeil de la femme qui finit par ouvrir les yeux et par s’asseoir brusquement. Et cut. C’est une introduction comme une autre, qui peut rappeler celle que fera Andrew Davis, dans Le Fugitif, quelques années plus tard, par exemple. Mais c’est une séquence qui attend son double, son reflet. Quand Will, à son tour, entrera dans la maison de la famille Leeds, afin de prendre connaissance du massacre, de relever des indices, de pénétrer la psyché du tueur, les images utilisées seront exactement les mêmes. Le programme de Manhunter est lancé.

     Plus tard il y aura cette séquence incroyable où le policier tente de résonner comme le serial killer, semble dialoguer avec lui, puis fait le lien entre les home movies de Leeds & Jacobi, comprenant que sa proie a vu et donc développé ces images : Ce genre de séquence (très marquée par son utilisation musicale) où l’image révèle tout – façon Blow up – et qui te colle un sacré paquet de frissons, mais pas tant pour ce qu’elle révèle de l’intrigue que pour ce qu’elle raconte de son personnage, de Will Graham, de son obsession, de cet abîme qui le guette. Le temps d’un instant, le regard de son acolyte n’est pas tant celui d’un flic qui attend des réponses, médusé d’admiration et de fascination, que celui d’un ami flippé de se trouver devant l’incarnation démoniaque du bien. Son regard, c’est le nôtre, en somme. Ce regard on le retrouve aussi, un peu plus tôt, dans celui de Molly, sa propre femme, qui sait déjà qu’il est proche du précipice : « William… you’re gonna make yourself sick or get yourself killed ». Un avertissement qui ressemble fort à celui que Vincent Hanna reçoit de sa femme, dans Heat.

     Et si la dualité s’incarne jusque dans la construction du film – Une première partie entièrement consacrée à Will Graham, une seconde qui fait entrer Francis Dolarhyde dans le champ – elle se joue aussi lors d’échos très variés. Déjà parce que tous deux enquêtent l’un sur l’autre : En effet, le tueur se servira de Lecter pour obtenir l’adresse personnelle du profiler à ses trousses. Ensuite – et c’est tout Mann qui explose déjà ici – parce qu’il y a deux histoires d’amour magnifiques, dans Manhunter. Deux présences féminines qui rattachent ces deux hommes au bien. Il y a celle, quasi spectrale, mais qui semble pourtant invulnérable, entre le profiler et son épouse, que Mann traduit par des visions nocturnes, bleutées ou des flashs ensoleillés. Et de l’autre côté, il y a une rencontre entre le tueur en série et cette jeune femme aveugle, ponctuée par deux scènes incroyables : Celle du tigre et celle de leur première nuit d’amour.

     Si William Petersen donne vie comme personne à ce personnage très complexe, Tom Noonan est évidemment inoubliable dans ce double rôle de timide amoureux transi et de pervers impitoyable. Et finalement on se dit que Graham & Dollahryde, au moins via leurs situations conjugales, sont les deux faces d’une même pièce : Le bonheur de l’un est sans cesse guetté par la folie, quand les instincts sordides de l’autre sont aussi perturbés par un désir de tendresse. Quand Graham trimballe les photos des familles assassinées sous leur jour de bonheur – comme pour y voir le prolongement du sien et préserver son appétit de traque – Dollarhyde s’accroche à une peinture tordue de Blake. Cette représentation de l’idéal est un motif récurrent chez Mann, on se souvient du collage de Frank, dans Le solitaire et il y aura plus tard la carte postale, dans le taxi de Collatéral.

     Quoiqu’il en soit, il y a un jeu constant entre le voyeur et l’observé. Un lien si étroit qu’il nourrit l’ambiguïté globale du film. Graham le dira lui-même : Tout n’est que « Reflets, miroirs, images ». Et ensuite : « You’ve seen this film » comme s’il dialoguait aussi bien avec celui qu’il traque qu’avec le spectateur. Et un mystère impalpable nimbe le film tout entier, depuis cette curieuse introduction. Par exemple nous ne saurons pas vraiment pour quel crime est emprisonné Lecter, tout juste on apprendra, via la discussion entre Graham et son fils au supermarché, qu’il est coupable d’avoir tué neuf étudiantes « in bad ways » dira seulement Will au « Comment ? » de son garçon. Et le film jouera constamment de cette frontière entre le visible et l’invisible à l’image du « Dragon rouge » qui dispose des fragments de miroir sur les yeux de ses défuntes victimes.

     L’idée de l’intrusion dans l’intimité est aussi un motif miroir dans Manhunter. Il y a l’assassin qui s’introduit dans les pavillons la nuit, quand ses futures victimes sont endormies. Quant à Will, il s’immisce clairement dans l’espace mental de celui qui s’immisce dans l’intimité des familles. Mais pas seulement eux, puisque Lektor, bien entendu, mais aussi Lounds, l’affreux reporter, jouent aussi de leur force intrusive dans l’intimité de Will et sur deux temporalités jointes puisque ce dernier a déjà eu affaire à tous les deux par le passé, au même moment – Il en veut à Lounds de l’avoir photographié sur son lit d’hôpital, quand Lektor l’avait agressé au moment de son arrestation. Et si Lounds sera liquidé par Dollarhyde – Lors d’une séquence qui introduit enfin le tueur dans le champ : Quelle giclée sidérante que cette scène de chaise roulante enflammée dévalant une rampe de parking souterrain !  – c’est par vengeance, justement parce qu’il s’est immiscé dans son intimité, prétextant qu’il avait des tendances homosexuelles. Et peut-être que l’ambiguïté du film est relayé par ce choix-là de prendre comme victime visible pour le spectateur, ce personnage exécrable de Lounds : Le visage du mal s’en retrouve presque atténué.

     Lors de la visite de Graham, en forme de « retrouvailles » perturbante avec Lecter, cette prison blanche semble rejouer la rencontre entre le bien et le mal, mais les pointes de couleur au sein de cette aseptisation troublent notre attention. Car si murs et barreaux sont blancs, que la cellule est vitrée, que les lumières et la tenue de Lecter sont blanches, Graham apporte un étrange contrepoint, et si sa cravate est bleue – comme pour le relier à son univers, sa famille, sa plage, l’océan – sa chemise est verte, créant un rapprochement ambigu avec le tueur, chez qui le vert et l’orange dominent. Aussi, la singulière disposition spatiale, nourrit cette ambiguïté : Le champ contrechamp introduit en effet les barreaux de la même manière, que l’on cadre Graham ou Lektor, enfermant Graham dans sa propre cellule, réplique (ce mur de parpaings blancs) parfaite de celle de son interlocuteur. Il y a des variations de couleurs folles dans Manhunter. Le blanc clinique de la scène de rencontre avec Lektor s’oppose au vert orangé de l’univers de Dollarhyde. Incroyable scène où ce dernier verra ses espoirs s’envoler lorsqu’il surprend « son amoureuse » aveugle en train d’embrasser un collègue de bureau sur le pas de sa porte. Brutalement, la couleur verte orangée refait surface accompagnée d’un halo lumineux, en écho à ceux qu’on imagine s’échapper des fragments de miroirs de ses meurtres.

     « Qui êtes-vous ? demande Reba, sauvée des flammes du dragon, à la toute fin du film. « Graham. Je suis Will Graham » répond l’agent fédéral, tandis qu’un lent travelling arrière les enferme entre deux camions de police, devant l’aube rose, salvatrice. Le film n’aura cessé, en effet, de raconter son histoire à lui, ce père de famille qui, avec son fils, fabrique une clôture sur la plage afin de protéger les œufs de tortue des attaques de crabes. Ce flic qui se doit de rencontrer celui qui nourrit ses cauchemars les plus profonds, afin de percer l’intimité d’un autre tueur, tout aussi dangereux. Will est un personnage bouleversant et pourtant, n’est pas le héros attendu. Il est resté opaque. Par exemple, on ne saura rien de cette fameuse agression, de cette blessure que lui fit Lektor par le passé : Fait qui plane pourtant sur tout le film. Et pour ne pas sombrer, Will s’en remet à ses repères, sa femme et son fils, que Mann déploie au moyen de deux discussions / confessions sublimes.

     Revenons au tigre. Le rencard amoureux entre Francis Dollarhyde et Reba McClane offre un tournant spectaculaire au film puisqu’il détourne toutes nos attentes. La première entrevue a ceci de terrifiant qu’elle place le tueur dans une position de domination absolue. L’abime de terreur qui s’ouvre lorsque Dollarhyde annonce qu’il a une destination surprise pour sa collègue aveugle nous renvoie, l’espace d’un instant, au souvenir malaisant du génial Terreur aveugle, de Richard Fleischer. On attend de la brutalité et c’est une scène d’une grande douceur que Mann va pourtant nous concocter. Le décor est blanc et immanquablement nous renvoie à la séquence entre Lektor & Graham. Il s’agit de la clinique vétérinaire d’un zoo. Un tigre dort sur une table d’opération, il est anesthésié. Le vétérinaire (ami de Dollarhyde ?) guide Reba vers lui. Elle lui caresse le poil, ses moustaches avant de passer les doigts sur ses crocs. Bientôt, elle l’étreint et pose son oreille sur lui afin d’entendre battre son cœur. Dans le fond du plan, Dollarhyde observe, ému jusqu’à l’extase, comme s’il s’imaginait à la place du tigre. Tenter et réussir (haut la main) une séquence de cet acabit, relève du génie. Ça restera l’un des moments les plus troublants et intenses du cinéma de Mann, à mon humble avis et cerise sur le gâteau, le segment musical utilisé est absolument dément.

     Et il y a un nombre d’échos que le film déploie. Avec un peu d’imagination, on peut voir dans l’architecture de la maison de Francis Dollarhyde les restes de La forteresse noire, tant ce design fait écho aux expressionnistes. Les intérieurs y sont tranchants dans les formes, déstabilisants dans les couleurs : Cet orange vif rappelle aussi un peu celui utilisé par Fassbinder, dans la pièce principale des Larmes amères de Petra Von Kant. Quant aux extérieurs, ils varient entre d’intenses couchés de soleil et une brume nocturne terrifiante. De ce siège final on retrouvera quelques bribes dans l’assaut du bungalow dans Miami Vice, tandis qu’un poil plus tôt, la scène d’hélicoptère préfigure plutôt celle de Heat, sous le New Dawn fades, de Joy Division, reprise par Moby.

     A ce titre, il faut aussi signaler que musicalement, Mann évolue. C’est la première fois qu’il utilise la musique de la sorte, non comme une bande-son globale bien précise – Tangerine dream dans Thief & The Keep – mais en tant que maelström mental, à la fois diégétique, à l’image du final chez Dollarhyde sous le poids des guitares d’Iron Butterfly, ou bien au moyen de morceaux plus atmosphériques, ici ou là, notamment les superbes percées de Shriekback. Elle nourrit magistralement l’édifice, qui se déploie par des affrontements entre entités similaires et contraires, entre fascination mutuelle et dérive morbide au sein de décors urbains et nocturnes. Une ambiance mélancolique explose. La maîtrise est étourdissante. C’est vrai, Thief avait préparé le terrain. Manhunter y apporte probablement les plus belles fondations qu’il était possible d’offrir au genre, à une filmographie ainsi qu’à une époque.

     C’était donc une totale redécouverte pour moi, puisqu’à l’instar de Thief, j’étais passé complètement à côté quand j’en avais fait la découverte il y a quinze ans. Le revoir et prendre cet uppercut inattendu là m’a rappelé que je n’avais pas ressenti pareil choc tardif depuis ma revoyure choc de Blade runner. Sans surprise, à l’instar du Ridley Scott il y a trois ans, j’ai revu Manhunter trois jours plus tard, impossible de résister. C’est une déflagration telle que plus les jours défilent plus je me demande s’il n’est pas en train de devenir mon Michael Mann préféré.

Vice-versa (Inside out) – Pete Docter – 2015

08. Vice-versa - Inside out - Pete Docter - 2015Sens dessus dessous.

  10.0   Juillet 2015.

    Franchement, je ne sais même pas quoi en dire. C’est à mes yeux la plus belle réussite Pixar, avec Toy Story 3 & Monsters Inc. Une merveille de chaque instant, dopée à l’humour et l’adrénaline. Quatre-vingt dix minutes de plaisir fou, maniant le vertige et l’émotion avec une grâce inouïe.

     Très peu touché par la mécanique d’entrée, j’ai finalement été happé par les différents niveaux du film, qui rebondit sans cesse. J’ai fini par chialer, forcément (pas autant que le final de TS3 mais quand même) pour Bing Bong, un peu puis lorsque vient le temps de la résignation magnifique où l’on comprend qu’il ne peut y avoir de joie sans tristesse.

     J’en attendais peut-être trop et dans le même temps j’ai l’impression que le film m’a offert ce trop, qu’il m’a donné exactement ce que je voulais voir. On verra maintenant comment il vieillira. En l’état j’ai trouvé ça super fort mais immédiat. Je n’y pense plus beaucoup. Pourtant, je ne vois pas comment ça aurait pu être mieux.

Mai 2016.

    La grande originalité de ce cru Pixar est de se dérouler quasi intégralement dans le cerveau d’une petite fille. Entre sa naissance et son adolescence. On fait connaissance avec cinq personnages qui représentent chacun un trait de son caractère. Il y a Joie, svelte et pimpante, bientôt rejoint par Tristesse, boulotte dépressive. Elles sont toutes deux chargées d’envoyer les capteurs qui leur correspondent à Riley, encore bambine. Si la petite fille rit, cela vient de Joie. Si au contraire elle pleure, bonjour Tristesse.

     Très vite, elles sont accompagnées de trois autres trublions : Peur, angoissé maladif, se charge de prévenir Riley d’un éventuel danger, comme ici un fil électrique en plein milieu du couloir qu’il va lui faire enjamber ; Dégoût, nymphette rabat-joie, va lui apprendre à rejeter les trucs pas super excitants de la vie, comme une assiette de brocolis ; Et Colère, boule de nerfs toujours prête à exploser, va lui apprendre à montrer qu’elle a aussi, quand elle veut, un sacré caractère, surtout si on la prive de dessert.

     Chacun sa couleur, chacun son look, chacun sa silhouette. Ce sont les émotions de Riley. Elles se chamaillent, se supplantent, se complètent. Forment un petit groupe bien organisé, si tant est que tout se passe bien, dans le meilleur des mondes. « Encore une belle journée de finie » s’écrie chaque soir Joie, lorsque Riley se couche enfin. La plupart des petites boules de souvenirs, portant la couleur du personnage (donc l’émotion dominante de Riley à l’instant T) qui s’en est chargé, sont alors rangées dans la mémoire à long terme, tandis que seulement quelques unes constituent ceux de sa mémoire centrale, qui alimentent la personnalité de la jeune fille, au quotidien.

     Le cortex cérébral de Riley abrite plusieurs espaces : Le centre des émotions, les îles de personnalité, la zone des rêves et cauchemars, la mémoire enfouie et les limbes de l’oubli. Un train de la pensée se dirige de gare en gare, pour agrémenter chaque strate de cet univers aussi infini que fonctionnel ; Il ralenti quand la jeune fille est peu stimulée, s’arrête quand elle s’endort. Au sein de chaque espace, des petits bonshommes tiennent un rôle bien défini. Certains s’amusent à envoyer de vieux souvenirs dans le centre de commandes comme une petite rengaine dont on ne peut se défaire, un souvenir lointain, d’autres font des châteaux de cartes comme s’ils tentaient de faire fonctionner les méninges, d’autres encore s’occupent de faire rêver leur hôte, en faisant fonctionner un immense studio de cinéma cérébral.

     L’enfance de Riley, vécue en accéléré dans une longue introduction, comme pouvait l’être la vie du vieil homme dans les cinq premières minutes de Là-haut, se déroule sans encombre. Ses îles de personnalité sont en perpétuel mouvement : La famille, les amis, le hockey sur glace, les bêtises et l’honnêteté. Jusqu’au jour où tout s’ébranle. Où Riley doit déménager. Où Joie et Tristesse se retrouvent toutes deux perdus très loin laissant Peur, Dégoût et Colère aux commandes de ce gigantesque et fragile navire. La dépression provoque le conflit de génération qui mène à la fugue de la jeune fille. Qui s’en relèvera quand à l’intérieur tous auront repris leur place, avec cet infime et pourtant énorme changement qui consiste à ne plus vraiment dissocier les émotions. Les boules de souvenirs sont dorénavant bicolores. Tristesse et Joie sont liées. Riley a grandi.

     Je voulais absolument revoir et montré Vice Versa à mon fiston, voir comment il allait l’appréhender. Le dispositif est bien trop complexe pour lui mais je savais qu’il aimerait le rythme, les personnages, les couleurs. Et il a tout regardé d’une traite. A la fin je lui ai demandé s’il avait aimé. Il m’a répondu : « Oui j’ai aimé, mais papa il a pas aimé, il a pleuré ». C’est d’autant plus beau d’entendre ça pour ce Pixar-là étant donné que ça ne raconte que ça. Evidemment, j’ai adoré. Bien plus qu’il y a un an – Le film m’avait semblé un peu hystérique et limité plastiquement (à tort tant il regorge d’inventivité). Je trouve que c’est d’une intelligence et d’une complexité hors norme, d’autant que c’est une succession de chouettes moments, magie sur magie, un émerveillement ininterrompu : L’effondrement de l’île des bêtises, la colère à table avec les parents, le sacrifice de Bing Bong, Tristesse qui prend les commandes. Beau à pleurer.

18 Mai 2020.

     Aujourd’hui, ma fille a eu trois ans. C’était donc « un lundi pas comme les autres ». Après le gâteau, nous lui avons laissé choisir de voir le dessin animé de son choix. Nous savions qu’elle choisirait Vice-Versa. Son « dessin animé préféré » dit-elle. Le seul qu’elle regarde attentivement jusqu’au bout, à vrai dire. Le seul qui la met dans un tel état de « joie » quand Joie, justement, apparaît ou quand Riley dévore son bol de céréales. Le seul qui la met dans un tel état de « tristesse » quand l’île des bêtises s’effondre ou quand Bing Bong s’évapore dans les souvenirs oubliés. J’aime que ce soit ce dessin animé là qu’elle ait choisi. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais j’aime croire qu’il aura toujours une place à part dans son cœur.

     Bref, j’ai eu tendance à revoir des morceaux de ce film depuis quelques mois. Et par bribes, je voyais se dessiner la perfection que j’allais bientôt entièrement y déceler. J’ai donc revu, pour la (véritable) troisième fois, Vice Versa. Le peu de réserves qui me restaient (après un second visionnage qui les avait de toute façon quasi toutes balayées) se sont envolées. Et aujourd’hui je crois pouvoir dire que c’est Le chef d’œuvre absolu de Pixar et l’un de mes films préférés. L’étreinte entre Riley et ses parents à la toute fin du film est une scène qui me bouleverse comme (quasi) aucune autre scène de film.

12345...11

Catégories

Archives

octobre 2024
L Ma Me J V S D
« sept    
 123456
78910111213
14151617181920
21222324252627
28293031  

Auteur:

silencio


shaolin13 |
Silyvor Movie |
PHILIPPE PINSON - ... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Playboy Communiste
| STREAMINGRATOX
| lemysteredelamaisonblanche