A travers le miroir.
10.0 Depuis Le silence des agneaux, nombreux sont ceux qui ont oublié (moi le premier, jusqu’à aujourd’hui et ces deux revisionnages successifs qui furent de véritables déflagrations inattendues) ou ignorent que Dragon rouge, le roman de Thomas Harris, avait d’abord été adapté par Michael Mann. Si Jonathan Demme en a tiré le film que tout le monde connaît, terrifiant, impressionnant, matriciel, qu’en est-il de ce fascinant Manhunter, qui investit les démons de son héros, profiler de renom traquant la psyché même de ses proies ?
Tout d’abord il faut signaler que c’est un film de son temps. Il y a dans Manhunter le prolongement de ce que Mann a mis en place dans la série Miami Vice, Deux flics à Miami : Cette sensation qu’il devient l’emblème des années 80, avec cette photo bleutée, ses couchers de soleil et ces nappes de synthés. Cette série, dont il n’est pas directement le créateur mais à laquelle il apporte clairement une patte significative, lui aura permis de replonger dans un projet de cinéma à Hollywood, au sein duquel il était devenu, depuis The Keep, persona non grata ou presque.
Sous ce titre original, qui résonne beaucoup, dorénavant, avec celui de cette merveille de série qu’est Mindhunter – qui lui doit beaucoup, ne serait-ce que dans son approche ambiguë des personnalités des enquêteurs – et sous ce titre français qui sera dix ans plus tard (et ce bien qu’ils n’aient absolument rien en commun) celui du film le plus connu de Shyamalan, Mann déploie tous les motifs qui feront son cinéma à venir tant il annonce Heat, Insider, Collateral ou Miami Vice.
Pourtant, c’est un film qui semble aujourd’hui dans l’ombre de tous les autres, tandis qu’il érige William Petersen dans un rôle complexe, troublant, que les cinéphiles oublieront malgré tout, au profit de celui qu’il incarne dans Police fédérale Los Angeles, de Friedkin, sorti la même année et qui, si lui aussi fit un bide, sera vite catalogué comme le manifeste visuel de cette époque. Bref Manhunter est une sorte de film maudit. Pas maudit comme La forteresse noire, évidemment, mais maudit car il aurait mérité de traverser le temps – aussi bien que le film de Demme, par exemple – tandis qu’il se voit condamné à rester ce superbe film-fantôme, ce qui paradoxalement lui va bien.
Manhunter impressionne par sa radicalité formelle, avec cet appétit pour la géométrie sophistiquée, ses couleurs franches, cliniques ou oniriques suivant les strates du récit. La forme semble reproduire la psychologie du personnage dominant, allant jusqu’à confondre de façon très malsaine l’agent fédéral, le prisonnier cérébral et le serial killer pervers, dans un schéma ambigu très complexe. Comme si le film était une toile – d’imposants tableaux, dont celui de William Blake « The Great Red Dragon and the Woman Clothed in Sun » traversent tout le film – abstraite, peintes à six mains. Manhunter a par ailleurs ceci de troublant qu’il n’est jamais dans la présentation.
Rien n’est construit comme dans le cinéma traditionnel. Les scènes hors de la linéarité ne sont jamais des flashbacks, mais des images mentales ou des flashs. Quant aux instants plus suspendus, notamment lorsque Will s’évapore dans les home movies, ils sont systématiquement traversés d’idées passionnantes. A plusieurs reprises, l’objectif glisse derrière les téléviseurs, comme s’il s’agissait, toujours, de passer de l’autre côté de l’écran, du miroir.
Et si Manhunter résonnait avec un certain Lost Highway, auquel on pense souvent et pas seulement parce qu’il y est question d’intrusion et qu’un sentiment d’effroi similaire s’invite dans ces images, mais aussi car musicalement, c’est une sorte d’opéra rock bien tortueux que Lynch n’a pas non plus renié ? Il faut d’ailleurs signaler que le réalisateur d’Eraserhead avait d’abord été envisagé à la réalisation (puisqu’il restait en contrat avec Dino de Laurentis depuis Dune) mais qu’il s’orienta vers celle de Blue Velvet. L’ombre de Lynch plane, mais c’est bien de Mann dont il s’agit. Du pur Mann, déjà.
Dans Le solitaire, le cinéaste y faisait déjà naviguer sa science de l’action et celle du dialogue. Qu’il s’agisse du perçage de coffre ou d’une discussion de café, ça s’installait chaque fois sur la durée. Heat, avec sa fusillade puis sa rencontre phare, marquera l’apogée sublime de ce dispositif. Manhunter, aussi, joue de ces mêmes codes : Ici lorsque Will tente d’entrer dans la psyché du tueur, de se déplacer comme lui, autour de la maison victime, notamment, dans la forêt, en grimpant à un arbre. Là quand il a cette discussion magnifique avec son fils dans les rayons du supermarché.
Mais Mann va encore plus loin : La première partie de Manhunter est clairement bavarde, qu’il s’agisse des réunions entre flics ou de cette emblématique partie de ping-pong verbale entre Graham et Lektor. La seconde sera placée sous le signe du silence, quand le récit choisit de suivre le tueur en série, son quotidien de technicien dans un laboratoire photographique qui développe les films de famille, puis dans le jeu de séduction maladroit qu’il engage avec cette femme, aveugle, qu’il emmènera bientôt toucher un tigre anesthésié. La rupture est nette, de celles qui peuvent complètement faire basculer un film.
Une heure durant, c’est pourtant le récit de Will Graham qui nous intéresse, ce profiler de génie, démissionnaire suite à une vieille affaire si mouvementée qu’elle faillit lui coûter la vie – Et le film va nous raconter ce passé subtilement, par petites touches, à travers des discussions, des échos, tout en ayant la pudeur de préserver de grandes zones de mystère – mais qu’on parvient à convaincre d’enquêter sur un dangereux psychopathe ayant assassiné deux familles toute entière, dans leur pavillon, durant des nuits de pleine lune.
Si l’entretien, introductif, entre les deux flics, amis – sur la plage, assis plus ou moins dos à dos, sur un arbre mort – se solde par l’acceptation espérée c’est en grande partie car Will y voit le reflet de sa propre famille. Mais peut-être pas seulement et c’est tout l’enjeu incroyablement énigmatique de Manhunter : Chasseur et prédateur seraient-ils, quelque part, des reflets l’un de l’autre ? Il ne s’agit que de ça. De confondre les entités, procédé dont Heat marquera une forme d’aboutissement opératique, quelques années plus tard.
En plus d’être culottée, troublante, l’ouverture du film incorpore déjà cette ambivalence. Dans une image de film amateur, en caméra subjective, nous grimpons l’escalier d’une maison. Sur une marche se trouve une chaussette d’enfant. Sur une autre, un pingouin en peluche. Tout est éclairé à la lampe torche. Nous passons devant la chambre des enfants puis entrons dans celle des parents. Le halo lumineux gêne le sommeil de la femme qui finit par ouvrir les yeux et par s’asseoir brusquement. Et cut. C’est une introduction comme une autre, qui peut rappeler celle que fera Andrew Davis, dans Le Fugitif, quelques années plus tard, par exemple. Mais c’est une séquence qui attend son double, son reflet. Quand Will, à son tour, entrera dans la maison de la famille Leeds, afin de prendre connaissance du massacre, de relever des indices, de pénétrer la psyché du tueur, les images utilisées seront exactement les mêmes. Le programme de Manhunter est lancé.
Plus tard il y aura cette séquence incroyable où le policier tente de résonner comme le serial killer, semble dialoguer avec lui, puis fait le lien entre les home movies de Leeds & Jacobi, comprenant que sa proie a vu et donc développé ces images : Ce genre de séquence (très marquée par son utilisation musicale) où l’image révèle tout – façon Blow up – et qui te colle un sacré paquet de frissons, mais pas tant pour ce qu’elle révèle de l’intrigue que pour ce qu’elle raconte de son personnage, de Will Graham, de son obsession, de cet abîme qui le guette. Le temps d’un instant, le regard de son acolyte n’est pas tant celui d’un flic qui attend des réponses, médusé d’admiration et de fascination, que celui d’un ami flippé de se trouver devant l’incarnation démoniaque du bien. Son regard, c’est le nôtre, en somme. Ce regard on le retrouve aussi, un peu plus tôt, dans celui de Molly, sa propre femme, qui sait déjà qu’il est proche du précipice : « William… you’re gonna make yourself sick or get yourself killed ». Un avertissement qui ressemble fort à celui que Vincent Hanna reçoit de sa femme, dans Heat.
Et si la dualité s’incarne jusque dans la construction du film – Une première partie entièrement consacrée à Will Graham, une seconde qui fait entrer Francis Dolarhyde dans le champ – elle se joue aussi lors d’échos très variés. Déjà parce que tous deux enquêtent l’un sur l’autre : En effet, le tueur se servira de Lecter pour obtenir l’adresse personnelle du profiler à ses trousses. Ensuite – et c’est tout Mann qui explose déjà ici – parce qu’il y a deux histoires d’amour magnifiques, dans Manhunter. Deux présences féminines qui rattachent ces deux hommes au bien. Il y a celle, quasi spectrale, mais qui semble pourtant invulnérable, entre le profiler et son épouse, que Mann traduit par des visions nocturnes, bleutées ou des flashs ensoleillés. Et de l’autre côté, il y a une rencontre entre le tueur en série et cette jeune femme aveugle, ponctuée par deux scènes incroyables : Celle du tigre et celle de leur première nuit d’amour.
Si William Petersen donne vie comme personne à ce personnage très complexe, Tom Noonan est évidemment inoubliable dans ce double rôle de timide amoureux transi et de pervers impitoyable. Et finalement on se dit que Graham & Dollahryde, au moins via leurs situations conjugales, sont les deux faces d’une même pièce : Le bonheur de l’un est sans cesse guetté par la folie, quand les instincts sordides de l’autre sont aussi perturbés par un désir de tendresse. Quand Graham trimballe les photos des familles assassinées sous leur jour de bonheur – comme pour y voir le prolongement du sien et préserver son appétit de traque – Dollarhyde s’accroche à une peinture tordue de Blake. Cette représentation de l’idéal est un motif récurrent chez Mann, on se souvient du collage de Frank, dans Le solitaire et il y aura plus tard la carte postale, dans le taxi de Collatéral.
Quoiqu’il en soit, il y a un jeu constant entre le voyeur et l’observé. Un lien si étroit qu’il nourrit l’ambiguïté globale du film. Graham le dira lui-même : Tout n’est que « Reflets, miroirs, images ». Et ensuite : « You’ve seen this film » comme s’il dialoguait aussi bien avec celui qu’il traque qu’avec le spectateur. Et un mystère impalpable nimbe le film tout entier, depuis cette curieuse introduction. Par exemple nous ne saurons pas vraiment pour quel crime est emprisonné Lecter, tout juste on apprendra, via la discussion entre Graham et son fils au supermarché, qu’il est coupable d’avoir tué neuf étudiantes « in bad ways » dira seulement Will au « Comment ? » de son garçon. Et le film jouera constamment de cette frontière entre le visible et l’invisible à l’image du « Dragon rouge » qui dispose des fragments de miroir sur les yeux de ses défuntes victimes.
L’idée de l’intrusion dans l’intimité est aussi un motif miroir dans Manhunter. Il y a l’assassin qui s’introduit dans les pavillons la nuit, quand ses futures victimes sont endormies. Quant à Will, il s’immisce clairement dans l’espace mental de celui qui s’immisce dans l’intimité des familles. Mais pas seulement eux, puisque Lektor, bien entendu, mais aussi Lounds, l’affreux reporter, jouent aussi de leur force intrusive dans l’intimité de Will et sur deux temporalités jointes puisque ce dernier a déjà eu affaire à tous les deux par le passé, au même moment – Il en veut à Lounds de l’avoir photographié sur son lit d’hôpital, quand Lektor l’avait agressé au moment de son arrestation. Et si Lounds sera liquidé par Dollarhyde – Lors d’une séquence qui introduit enfin le tueur dans le champ : Quelle giclée sidérante que cette scène de chaise roulante enflammée dévalant une rampe de parking souterrain ! – c’est par vengeance, justement parce qu’il s’est immiscé dans son intimité, prétextant qu’il avait des tendances homosexuelles. Et peut-être que l’ambiguïté du film est relayé par ce choix-là de prendre comme victime visible pour le spectateur, ce personnage exécrable de Lounds : Le visage du mal s’en retrouve presque atténué.
Lors de la visite de Graham, en forme de « retrouvailles » perturbante avec Lecter, cette prison blanche semble rejouer la rencontre entre le bien et le mal, mais les pointes de couleur au sein de cette aseptisation troublent notre attention. Car si murs et barreaux sont blancs, que la cellule est vitrée, que les lumières et la tenue de Lecter sont blanches, Graham apporte un étrange contrepoint, et si sa cravate est bleue – comme pour le relier à son univers, sa famille, sa plage, l’océan – sa chemise est verte, créant un rapprochement ambigu avec le tueur, chez qui le vert et l’orange dominent. Aussi, la singulière disposition spatiale, nourrit cette ambiguïté : Le champ contrechamp introduit en effet les barreaux de la même manière, que l’on cadre Graham ou Lektor, enfermant Graham dans sa propre cellule, réplique (ce mur de parpaings blancs) parfaite de celle de son interlocuteur. Il y a des variations de couleurs folles dans Manhunter. Le blanc clinique de la scène de rencontre avec Lektor s’oppose au vert orangé de l’univers de Dollarhyde. Incroyable scène où ce dernier verra ses espoirs s’envoler lorsqu’il surprend « son amoureuse » aveugle en train d’embrasser un collègue de bureau sur le pas de sa porte. Brutalement, la couleur verte orangée refait surface accompagnée d’un halo lumineux, en écho à ceux qu’on imagine s’échapper des fragments de miroirs de ses meurtres.
« Qui êtes-vous ? demande Reba, sauvée des flammes du dragon, à la toute fin du film. « Graham. Je suis Will Graham » répond l’agent fédéral, tandis qu’un lent travelling arrière les enferme entre deux camions de police, devant l’aube rose, salvatrice. Le film n’aura cessé, en effet, de raconter son histoire à lui, ce père de famille qui, avec son fils, fabrique une clôture sur la plage afin de protéger les œufs de tortue des attaques de crabes. Ce flic qui se doit de rencontrer celui qui nourrit ses cauchemars les plus profonds, afin de percer l’intimité d’un autre tueur, tout aussi dangereux. Will est un personnage bouleversant et pourtant, n’est pas le héros attendu. Il est resté opaque. Par exemple, on ne saura rien de cette fameuse agression, de cette blessure que lui fit Lektor par le passé : Fait qui plane pourtant sur tout le film. Et pour ne pas sombrer, Will s’en remet à ses repères, sa femme et son fils, que Mann déploie au moyen de deux discussions / confessions sublimes.
Revenons au tigre. Le rencard amoureux entre Francis Dollarhyde et Reba McClane offre un tournant spectaculaire au film puisqu’il détourne toutes nos attentes. La première entrevue a ceci de terrifiant qu’elle place le tueur dans une position de domination absolue. L’abime de terreur qui s’ouvre lorsque Dollarhyde annonce qu’il a une destination surprise pour sa collègue aveugle nous renvoie, l’espace d’un instant, au souvenir malaisant du génial Terreur aveugle, de Richard Fleischer. On attend de la brutalité et c’est une scène d’une grande douceur que Mann va pourtant nous concocter. Le décor est blanc et immanquablement nous renvoie à la séquence entre Lektor & Graham. Il s’agit de la clinique vétérinaire d’un zoo. Un tigre dort sur une table d’opération, il est anesthésié. Le vétérinaire (ami de Dollarhyde ?) guide Reba vers lui. Elle lui caresse le poil, ses moustaches avant de passer les doigts sur ses crocs. Bientôt, elle l’étreint et pose son oreille sur lui afin d’entendre battre son cœur. Dans le fond du plan, Dollarhyde observe, ému jusqu’à l’extase, comme s’il s’imaginait à la place du tigre. Tenter et réussir (haut la main) une séquence de cet acabit, relève du génie. Ça restera l’un des moments les plus troublants et intenses du cinéma de Mann, à mon humble avis et cerise sur le gâteau, le segment musical utilisé est absolument dément.
Et il y a un nombre d’échos que le film déploie. Avec un peu d’imagination, on peut voir dans l’architecture de la maison de Francis Dollarhyde les restes de La forteresse noire, tant ce design fait écho aux expressionnistes. Les intérieurs y sont tranchants dans les formes, déstabilisants dans les couleurs : Cet orange vif rappelle aussi un peu celui utilisé par Fassbinder, dans la pièce principale des Larmes amères de Petra Von Kant. Quant aux extérieurs, ils varient entre d’intenses couchés de soleil et une brume nocturne terrifiante. De ce siège final on retrouvera quelques bribes dans l’assaut du bungalow dans Miami Vice, tandis qu’un poil plus tôt, la scène d’hélicoptère préfigure plutôt celle de Heat, sous le New Dawn fades, de Joy Division, reprise par Moby.
A ce titre, il faut aussi signaler que musicalement, Mann évolue. C’est la première fois qu’il utilise la musique de la sorte, non comme une bande-son globale bien précise – Tangerine dream dans Thief & The Keep – mais en tant que maelström mental, à la fois diégétique, à l’image du final chez Dollarhyde sous le poids des guitares d’Iron Butterfly, ou bien au moyen de morceaux plus atmosphériques, ici ou là, notamment les superbes percées de Shriekback. Elle nourrit magistralement l’édifice, qui se déploie par des affrontements entre entités similaires et contraires, entre fascination mutuelle et dérive morbide au sein de décors urbains et nocturnes. Une ambiance mélancolique explose. La maîtrise est étourdissante. C’est vrai, Thief avait préparé le terrain. Manhunter y apporte probablement les plus belles fondations qu’il était possible d’offrir au genre, à une filmographie ainsi qu’à une époque.
C’était donc une totale redécouverte pour moi, puisqu’à l’instar de Thief, j’étais passé complètement à côté quand j’en avais fait la découverte il y a quinze ans. Le revoir et prendre cet uppercut inattendu là m’a rappelé que je n’avais pas ressenti pareil choc tardif depuis ma revoyure choc de Blade runner. Sans surprise, à l’instar du Ridley Scott il y a trois ans, j’ai revu Manhunter trois jours plus tard, impossible de résister. C’est une déflagration telle que plus les jours défilent plus je me demande s’il n’est pas en train de devenir mon Michael Mann préféré.