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Vice-versa (Inside out) – Pete Docter – 2015

08. Vice-versa - Inside out - Pete Docter - 2015Sens dessus dessous.

  10.0   Juillet 2015.

    Franchement, je ne sais même pas quoi en dire. C’est à mes yeux la plus belle réussite Pixar, avec Toy Story 3 & Monsters Inc. Une merveille de chaque instant, dopée à l’humour et l’adrénaline. Quatre-vingt dix minutes de plaisir fou, maniant le vertige et l’émotion avec une grâce inouïe.

     Très peu touché par la mécanique d’entrée, j’ai finalement été happé par les différents niveaux du film, qui rebondit sans cesse. J’ai fini par chialer, forcément (pas autant que le final de TS3 mais quand même) pour Bing Bong, un peu puis lorsque vient le temps de la résignation magnifique où l’on comprend qu’il ne peut y avoir de joie sans tristesse.

     J’en attendais peut-être trop et dans le même temps j’ai l’impression que le film m’a offert ce trop, qu’il m’a donné exactement ce que je voulais voir. On verra maintenant comment il vieillira. En l’état j’ai trouvé ça super fort mais immédiat. Je n’y pense plus beaucoup. Pourtant, je ne vois pas comment ça aurait pu être mieux.

Mai 2016.

    La grande originalité de ce cru Pixar est de se dérouler quasi intégralement dans le cerveau d’une petite fille. Entre sa naissance et son adolescence. On fait connaissance avec cinq personnages qui représentent chacun un trait de son caractère. Il y a Joie, svelte et pimpante, bientôt rejoint par Tristesse, boulotte dépressive. Elles sont toutes deux chargées d’envoyer les capteurs qui leur correspondent à Riley, encore bambine. Si la petite fille rit, cela vient de Joie. Si au contraire elle pleure, bonjour Tristesse.

     Très vite, elles sont accompagnées de trois autres trublions : Peur, angoissé maladif, se charge de prévenir Riley d’un éventuel danger, comme ici un fil électrique en plein milieu du couloir qu’il va lui faire enjamber ; Dégoût, nymphette rabat-joie, va lui apprendre à rejeter les trucs pas super excitants de la vie, comme une assiette de brocolis ; Et Colère, boule de nerfs toujours prête à exploser, va lui apprendre à montrer qu’elle a aussi, quand elle veut, un sacré caractère, surtout si on la prive de dessert.

     Chacun sa couleur, chacun son look, chacun sa silhouette. Ce sont les émotions de Riley. Elles se chamaillent, se supplantent, se complètent. Forment un petit groupe bien organisé, si tant est que tout se passe bien, dans le meilleur des mondes. « Encore une belle journée de finie » s’écrie chaque soir Joie, lorsque Riley se couche enfin. La plupart des petites boules de souvenirs, portant la couleur du personnage (donc l’émotion dominante de Riley à l’instant T) qui s’en est chargé, sont alors rangées dans la mémoire à long terme, tandis que seulement quelques unes constituent ceux de sa mémoire centrale, qui alimentent la personnalité de la jeune fille, au quotidien.

     Le cortex cérébral de Riley abrite plusieurs espaces : Le centre des émotions, les îles de personnalité, la zone des rêves et cauchemars, la mémoire enfouie et les limbes de l’oubli. Un train de la pensée se dirige de gare en gare, pour agrémenter chaque strate de cet univers aussi infini que fonctionnel ; Il ralenti quand la jeune fille est peu stimulée, s’arrête quand elle s’endort. Au sein de chaque espace, des petits bonshommes tiennent un rôle bien défini. Certains s’amusent à envoyer de vieux souvenirs dans le centre de commandes comme une petite rengaine dont on ne peut se défaire, un souvenir lointain, d’autres font des châteaux de cartes comme s’ils tentaient de faire fonctionner les méninges, d’autres encore s’occupent de faire rêver leur hôte, en faisant fonctionner un immense studio de cinéma cérébral.

     L’enfance de Riley, vécue en accéléré dans une longue introduction, comme pouvait l’être la vie du vieil homme dans les cinq premières minutes de Là-haut, se déroule sans encombre. Ses îles de personnalité sont en perpétuel mouvement : La famille, les amis, le hockey sur glace, les bêtises et l’honnêteté. Jusqu’au jour où tout s’ébranle. Où Riley doit déménager. Où Joie et Tristesse se retrouvent toutes deux perdus très loin laissant Peur, Dégoût et Colère aux commandes de ce gigantesque et fragile navire. La dépression provoque le conflit de génération qui mène à la fugue de la jeune fille. Qui s’en relèvera quand à l’intérieur tous auront repris leur place, avec cet infime et pourtant énorme changement qui consiste à ne plus vraiment dissocier les émotions. Les boules de souvenirs sont dorénavant bicolores. Tristesse et Joie sont liées. Riley a grandi.

     Je voulais absolument revoir et montré Vice Versa à mon fiston, voir comment il allait l’appréhender. Le dispositif est bien trop complexe pour lui mais je savais qu’il aimerait le rythme, les personnages, les couleurs. Et il a tout regardé d’une traite. A la fin je lui ai demandé s’il avait aimé. Il m’a répondu : « Oui j’ai aimé, mais papa il a pas aimé, il a pleuré ». C’est d’autant plus beau d’entendre ça pour ce Pixar-là étant donné que ça ne raconte que ça. Evidemment, j’ai adoré. Bien plus qu’il y a un an – Le film m’avait semblé un peu hystérique et limité plastiquement (à tort tant il regorge d’inventivité). Je trouve que c’est d’une intelligence et d’une complexité hors norme, d’autant que c’est une succession de chouettes moments, magie sur magie, un émerveillement ininterrompu : L’effondrement de l’île des bêtises, la colère à table avec les parents, le sacrifice de Bing Bong, Tristesse qui prend les commandes. Beau à pleurer.

18 Mai 2020.

     Aujourd’hui, ma fille a eu trois ans. C’était donc « un lundi pas comme les autres ». Après le gâteau, nous lui avons laissé choisir de voir le dessin animé de son choix. Nous savions qu’elle choisirait Vice-Versa. Son « dessin animé préféré » dit-elle. Le seul qu’elle regarde attentivement jusqu’au bout, à vrai dire. Le seul qui la met dans un tel état de « joie » quand Joie, justement, apparaît ou quand Riley dévore son bol de céréales. Le seul qui la met dans un tel état de « tristesse » quand l’île des bêtises s’effondre ou quand Bing Bong s’évapore dans les souvenirs oubliés. J’aime que ce soit ce dessin animé là qu’elle ait choisi. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais j’aime croire qu’il aura toujours une place à part dans son cœur.

     Bref, j’ai eu tendance à revoir des morceaux de ce film depuis quelques mois. Et par bribes, je voyais se dessiner la perfection que j’allais bientôt entièrement y déceler. J’ai donc revu, pour la (véritable) troisième fois, Vice Versa. Le peu de réserves qui me restaient (après un second visionnage qui les avait de toute façon quasi toutes balayées) se sont envolées. Et aujourd’hui je crois pouvoir dire que c’est Le chef d’œuvre absolu de Pixar et l’un de mes films préférés. L’étreinte entre Riley et ses parents à la toute fin du film est une scène qui me bouleverse comme (quasi) aucune autre scène de film.

Apocalypse now – Francis Ford Coppola – 1979

10. Apocalypse now - Francis Ford Coppola - 1979This is the end.

   10.0   En ces temps troubles, de confinement pour un horizon inconnu, parmi les gros manques, sans surprise il y a la salle de cinéma. Deux mois sans voir un film sur grand écran – Le très beau Dark waters, de Todd Haynes, le 2 mars, en ce qui me concerne – c’est terrible. Un peu le sentiment d’être le capitaine Willard coincé, hors du temps – Est-ce vraiment le début du film ou l’anticipation électrique, démoniaque de son halluciné final ? – dans sa chambre d’hôtel à Saigon. J’en avais presque oublié de dire que j’avais revu Apocalypse Now en salle, ce jour d’octobre 2019.

     Comment ne pas être impressionné par ce nouveau montage, apprécie qui plus est – et pour la première fois en ce qui me concerne – dans une salle de cinéma ? J’en rêvais de revoir Apocalypse Now dans ces conditions. Mais le revoir au moyen d’une nouvelle version, intermédiaire, plus longue que l’originale mais plus courte que la Redux, offre la sensation de le redécouvrir encore sous un autre angle, autre rythme. Ce montage de 3h pile – dit Final Cut – se rapproche de ce qu’on pourrait nommer « Perfection définitive » d’un film parfait. Plus équilibré que jamais. L’hallucination totale, évidemment.

     Après Le Parrain et son succès critique et public, suivi de près par sa non moins colossale suite, tous deux entrecoupés du sublimissime Conversation secrète qui lui valut une palme d’or, Coppola – épaulé ici de John Milius – se lance dans une autre aventure, gargantuesque cette fois, en adaptant le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. L’action s’y déroulait dans le Congo du début du siècle, Coppola la transpose en pleine guerre du Vietnam. La base du projet respire d’emblée la démesure.

     C’est l’histoire d’une mission confiée au capitaine Willard (Martin Sheen, incroyable, depuis sa chambre à Saigon jusque dans les marécages du Cambodge) de remonter la rivière, aux confins de la jungle, afin de trouver puis d’éliminer un certain colonel Kurtz, ex-officier des forces spéciales coupable de sécession en plus d’avoir dit-on créé une secte païenne dont il serait le gourou sanguinaire.

     La fascination exercée par Apocalypse now se trouve en grande partie dans l’étroite connexion de son récit et son tournage. La mission de Willard se reflète en effet dans celle tout aussi dionysiaque de Coppola, tant on sait que le film fut une véritable traversée de l’enfer, odyssée épique entre la difficulté de ses conditions de tournage aux Philippines, ses nombreux problèmes de production, la crise cardiaque de Sheen, l’obésité surprise de Brando. Il faut extirper un monstre de ce voyage. Kurtz sera pour Willard ce qu’Apocalypse now sera pour Coppola.

     Le film est évidemment traversé par des séquences aussi cultes que dantesques, qu’il s’agisse de l’attaque du village Vietcong par la cavalerie aéroportée au son des La chevauchée des Walkyries, de Wagner ; de l’introduction hallucinée, mythique accompagnée du The end, des Doors ; du spectacle de danse nocturne au surf au milieu des obus ; des longues traversées de fleuve en pirogue avant l’escale engourdie sur la plantation française.

     Peut-être le film-symbole de la démesure américaine, son appétit colonial, ses dérives aliénantes, sa démence en sourdine et son obsession pour l’autodestruction. Un chef d’œuvre absolu, évidemment.

Mes petites amoureuses – Jean Eustache – 1974

38. Mes petites amoureuses - Jean Eustache - 1974L’adolescence nue.

   10.0   Beaucoup d’émotion lors de mes retrouvailles avec Mes petites amoureuses, de Jean Eustache – Découvert lors de sa ressortie (?) en salle il y a pile dix ans. Retrouvailles d’un acabit similaire à celles vécues il y a quelques mois devant L’argent de poche, de François Truffaut : Deux films qui partagent peu, de prime abord, sinon leur fascination pour la beauté cruelle de l’enfance, mais aussi pour les lieux de France. Pessac puis Narbonne, ici, sont captée avec une passion sans égal, une proximité singulière que seul un originaire ou habitant passager (Et Eustache vécu son enfance entre ces deux villes) peut traduire de cette manière. Difficile de l’expliquer, ça se ressent pleinement, c’est tout.

     C’est probablement ce qui me touche en priorité ici, plus encore que les visages de ces adolescents, leurs gestes et déplacements – Eustache y porte une attention étonnante. Jamais je n’ai vu des lieux filmés de cette façon. Ou bien c’est plus récemment, chez Guiraudie et c’est donc un autre temps. A ce titre, il ne faut pas oublier de saluer la photo du plus grand chef opérateur du monde, Nelson Almendros, qui fait des merveilles ici – C’est d’une beauté hallucinante de chaque plan, vraiment – peut-être plus encore que dans La collectionneuse, Les deux anglaises et le continent, La vallée ou Le genou de Claire, c’est dire.

     Mes petites amoureuses c’est aussi cette étrange juxtaposition d’évènements sans enchainement véritable ou systématique, que viennent encadrer ces doux fondus au noir. Il n’y a pas de mouvement dramatique comme c’est souvent le cas dans ce genre de récit d’initiation adolescente. Rien à voir avec Les quatre cents coups, par exemple. La démarche formelle se situerait plutôt à la croisée de Rouch et Bresson. Il y a le portrait ethnographique de l’un et la gestuelle méticuleuse et universelle de l’autre. Un film situé entre Chronique d’un été et Le diable probablement, en somme.

     Le récit de Daniel est aussi celui d’une dissolution progressive, continue. Si le ton de sa voix semble si détaché, en in comme en off, c’est pour mieux souligner son état d’esprit. Vers la fin du film, il lui faudra traverser un canal. Un peu comme le font les enfants dans l’ouverture de L’ile au trésor, de Guillaume Brac. Il lui faut entrer dans l’autre monde. Et il ne s’agit que de ça dans le film d’Eustache, de glissements, de variations, infimes ou non, vers un autre monde pour l’adolescent. Rien d’étonnant à ce que le film s’ouvre sur une étrange scène de communion. Là, alors que la caméra d’Eustache capte le rite et le temps alloué à ce rite, voilà que surgit en off, la voix de Daniel, qui excité par la demoiselle qui le devance, nous confie vouloir lui montrer, en s’appuyant franchement contre elle, qu’il est en érection.

     C’était donc il y a dix années tout juste. J’aurais eu cette chance de découvrir Mes petites amoureuses, de Jean Eustache, dans une salle de cinéma. D’Eustache, alors, je ne connaissais qu’Une sale histoire. Il me semble que le film m’avait beaucoup surpris, décontenancé, probablement en attendais-je tout autre chose, il est bien délicat de me remémorer mon état d’esprit d’époque. Il m’en restait une ambiance forte, insolite, insondable, mais il s’était aussi vite volatilisé dans ma mémoire, terrassé quelques temps plus tard, par ma rencontre, un autre choc, avec La maman et la putain. Je n’avais encore jamais revu ces films d’Eustache. Tous trois si différents et qui pourtant se répondent très largement. Ravi d’avoir revu Mes petites amoureuses, merveille absolue qui à ce jour, concernant Eustache, a ma nette préférence.

Le nouveau monde (The new world) – Terrence Malick – 2006

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An apparition in the fields.

   10.0   Il y a des films dont on a l’impression qu’ils nous suivent depuis toujours et nous suivront pour toujours, sans nécessairement avoir grandi avec eux, mais en les ayant (re)découvert à un moment propice et crucial de notre vie. J’avais vu Le nouveau monde en salle, à sa sortie. Je ne l’ai pas immédiatement considéré comme je le considère aujourd’hui. Il m’a déboussolé sans que je ne sache à quel point encore à ce moment-là. Puis il s’est installé en moi, a germé dans mes souvenirs, a lentement imprégné ma mémoire, faisant converger certains événements de mon présent vers le souvenir du film, vers ce que ce souvenir m’avait laissé. J’étais passé à côté. Jeunesse, humeur, sensibilité présente, que sais-je était à l’origine de cet aveuglément. Je l’avais trouvé beau sans toutefois y déceler toute la dimension poétique, romanesque et bouleversante qui allait me frapper quelques années plus tard.

     Mon deuxième rendez-vous avec le film de Terrence Malick a changé énormément de choses. Je ne retrouvais pas la beauté hermétique qui m’avait gentiment hypnotisé la première fois, mais j’étais là, soudainement face à une forme d’absolu, quelque chose qui me tendait les bras, m’accueillait dans son monde et avait attendu ce jour pour m’étreindre. Tout ce qui m’était à priori fermé me sidérait. Tout ce qui m’avait tenu si loin me terrassait. C’est étrange la mémoire. Je me retrouve aujourd’hui, alors qu’il fait partie de mes films de chevet – et plutôt la version longue s’il fallait choisir – avec ces deux souvenirs distincts. Celui que mon regard d’antan avait assimilé à sa manière. Et celui d’aujourd’hui, probablement plus avisé, mais surtout autre, changé, qui le considère comme une merveille, le chef d’œuvre de Terrence Malick. Un chef d’œuvre tout court. La version allongée prolonge ce bonheur : Trente minutes supplémentaires qui se fondent merveilleusement dans le rythme du film, l’enrichissent sans l’alourdir. Comme si l’on retrouvait les pages manquantes d’un poème qu’on adore, c’est très émouvant.

     Il m’en faut peu dorénavant pour qu’il me catapulte dans de hautes sphères. Quelques plans et L’or du Rhin de Wagner et je suis déjà à ramasser à la petite cuillère. Inutile de préciser que la fin agit similairement, puissance dix, étant donné que le film s’ouvre et se ferme en miroir, à l’identique, en racontant chaque fois la collision et la chute des mondes avec cette musique divine qui chavire tout. Ce sont l’une des plus belles introductions et conclusion que le cinéma nous ait offert. Des envolées lyriques hors norme où image et son entrent en symbiose ultime. La terre providentielle qui accueille d’abord les corps pour ensuite rejeter une âme. La voix off chez Malick est centrale mais n’aura jamais été si prépondérante et élévatrice qu’ici, mélopée de sensations arrachées aux regards de ceux qui participent à cette révolution, la naissance de cette nouvelle Amérique. Les éléments sont invoqués dans un élan lyrique que l’on ne voit que chez Malick. L’esprit s’emplit, se vide, la terre accueille, déracine, l’eau fait naître et mourir. La jeune indienne appréhende chaque étape de son élévation avec un deuil enthousiaste, aussi bien lorsqu’elle est rejetée par les siens, perd l’être aimé, est enlevé de son territoire puis meurt.

     Que dire de plus à propos de ces cinq dernières minutes ? Qu’il s’agit, peut-être, des cinq plus belles dernières minutes de l’histoire du cinéma, à mes yeux. Avec cette sublime incantation, Malick est à son point culminant d’un point de vue vertige et sidération, il offre ce tourbillon insensé en y mettant les tripes d’un ultime poème. C’est d’abord le doux jeu de cache-cache d’une mère et son fils, entre les moutons et les feuilles mortes, mais les haies carrées ont remplacé la forêt indomptable. Puis c’est une lettre du père à ce même fils pour lui conter la mort de sa mère, qui disparait du film dans une partie de cache-cache, un vieux miroir et un contre-champ de larmes. Alors à la manière de l’esprit de cet indien sur ce fauteuil, de ce lit et de ce jardin vides, puis de cette résurrection spirituelle, le film s’élève et nous quitte, en nous laissant là où la vie, la mort, l’enfance, les cieux, les esprits, une tombe, un bateau, la terre, la mer, le soleil, un lit de rivière, des arbres convergent dans une catharsis terrassante aidé par ce crescendo wagnérien des plus sublimes.

     Le nouveau monde est un poème polyphonique. C’est presque de l’opéra. Un chant d’amour serein et douloureux entre l’intime et le cosmos. Quelque chose qui nous dépasse. Une succession de séquences jetées là dans l’infini, perdues et renouvelées en continu. A la fois dans le présent, l’histoire et le mythe. Le cinéaste semble déjà proche de l’auto caricature (il se refait son Days of heaven) et de la citation exacerbée (Wagner et le Nosferatu d’Herzog) mais il atteint là un tel sublime que son film agit moins en tant qu’œuvre d’art absolue, isolée qu’en tant que mélo lumineux, jusqu’à la surexposition, exagéré jusqu’à la sidération, parcourues de visions folles, dérives poétiques impensables. Le film d’une vie. Tellement démesuré qu’il en devient inégalable. C’est un film magnifique, absolument divin. Et d’une beauté dans chacun de ses plans, dans chacun de ses mots que je suis chaque fois surpris de le trouver au moins aussi miraculeux que la fois précédente.

 (Critique écrite le 4 janvier 2015 puis modifiée le 28 janvier 2020)

Les amants réguliers – Philippe Garrel – 2005

20. Les amants réguliers - Philippe Garrel - 200568 pour rêverie.

   10.0   Les jeunes fument de l’opium, écrivent des poèmes, s’adonnent au surréalisme pictural et surtout sont en pleins préparatifs révolutionnaires. La puissance d’un visage, la force de l’ombre de ce visage sur un mur, la profondeur d’un regard perdu ou d’un échange de regards éphémère. Garrel capte quelque chose de l’ordre de l’apparition, cette impression qu’on n’a jamais vu de visages au cinéma, qu’il est le premier à briser le vrai du faux, à nous transporter dans le songe. Des apparitions anonymes, solitaires. Des présences dans un escalier, des silhouettes au milieu du brasier.

     Entre-temps, François fuit la police qui le recherche pour refus puis nous présentation à l’incorporation au service militaire. Dans une errance sans fin le voilà lancé dans cette aventure jusque dans les beaux quartiers de Paris, où l’on brûle des voitures, on les retourne pour s’en faire des boucliers, on se protège par des montagnes de pavés, on veut montrer que la jeunesse existe. Entre explosions abstraites, fumées passagères, blessures sur les pavés, c’est un drapeau que l’on brule. C’est quelques cris confus traversés par des amas de pierres. Le film saisit, de façon singulière, la révolution de la rue. Il y a le chaos de ces espérances de feu promises par le premier intitulé de carton/chapitre. Quelque chose d’un peu hors du temps qui tient autant du Renoir de La vie est à nous, que du Guy Gilles d’Au pan coupé voire le Béla Tarr, des Harmonies Werckmeister. Philippe Garrel reste un héritier de la nouvelle vague unique en son genre.

     C’est aussi Paris que l’on trouve ici comme jamais auparavant le cinéma nous l’avait offert. On y court à travers ses rues, on se réfugie sur ses toits. Les toits de Paris sont comme une providence labyrinthique qui ouvre sur une issue qui sera aussi celle du film, impondérable, insaisissable, romantique et languissante. Des inserts étonnants servent d’ellipse. Deux indices temporels nous sont offerts, deux plaques de numéros d’habitation, le 68 puis le 69. On dirait du Resnais. Le Resnais des temps beaux et glorieux. Mais aussi une coupure de journal, ici, des fondus en iris, là. C’est La nouvelle vague mais pas vraiment non plus. C’est Garrel, qui rêve, qui se souvient, puisqu’il avait l’âge de ses personnages en 68. Les amants réguliers sera à la fois un beau témoignage abstrait et une sublime éventuelle répercussion.

     Après les pavés, on rejoint l’appartement familial où l’on retrouve papy qui nous dit qu’il faut profiter de la situation car « une occasion de révolution comme celle-ci ne se représentera plus ». Le rôle du père – ici du grand-père – est fondamental dans l’œuvre de Philippe Garrel, qu’il soit de sang dans Les baisers de secours ou spirituel dans Le vent de la nuit. Autrefois c’était son père Maurice qui se trouvait devant l’objectif, aujourd’hui Philippe Garrel, au moyen d’une splendide scène de passation de relais, filme Louis Garrel, son propre fils. Louis Garrel, cette belle gueule (du cinéma français) est une beauté mystérieuse, magnétique, qui embrase l’écran de chacune de ses apparitions, sa voix fluide et son charisme froid.

     Et le film capte aussi la séparation, ce moment où déjà les manifestants n’y croient plus. La nuit passe. La vie reprend, comme avant. Comme si l’instant avait été rêvé. Une ellipse : Un procès pour insoumission, puisque François a refusé de faire son service. C’est le début des Espoirs fusillés, nous renseigne un nouveau carton : Il ne reste que l’aventure des amants. Mais Garrel va y mettre autant de cœur, sinon davantage, en caressant les regards, les sourires, la peau, les mouvements de Clothilde Hesme & Louis Garrel. Tout en continuant de filmer ceux qui gravitent autour, les fantômes reclus dans l’opium, poètes maudits qui rivalisent d’états d’âme.

     François tombera sous le charme de la belle Lilie alors qu’elle se souvient l’avoir croisé durant les émeutes. Une histoire d’amour va naître. Une histoire née des pavés, de la colère, d’un désir de liberté. Au regard mystérieux de l’un répond le sourire angélique de l’autre. Ça devient un film qui stagne, un film troublant, aléatoire, qui pourrait s’étirer à l’infini, une sorte de trou noir sensuel, intemporel où l’on aime se perdre. C’est très doux et très radical à la fois, tant on est comme happé, coincé dans l’espace-temps. J’aime tellement ce film, son ambiance, son rythme. Son noir et blanc, charbonneux, sublime. Il pourrait durer encore des heures, ainsi.

     Les éclats d’inamertume viennent troubler un peu cet adorable vertige. Ou les répercussions de l’amour fou. Il ne reste plus que d’infimes variations, de légers tremblements, une somme d’interstices, des rêves de départs, à New York, au Maroc. Et c’est la solitude qui gagne. Les hautes solitudes, pour reprendre l’autre titre d’un film de Garrel. C’est Le sommeil des justes, quatrième partie, brève comme un flash, qui scelle cette histoire, cette parenthèse éternelle. Car il ne reste plus que le rêve d’un temps révolu, d’une esquisse de bonheur intemporel. Ou la mort. C’est un songe, Les amants réguliers. Un songe de trois heures au sein duquel 68 est monde, 68 est fiasco. Un autre film de Garrel que je n’ai pas vu s’intitule Le cœur fantôme. Un titre qui aurait pu servir de sous-titre, ici. Quand l’amour s’échappe, la vie s’échappe aussi. Peut-être ne reste-t-il plus qu’à rêver, comme François, de révolution française. C’est beau à chialer.

Terminator 2, Le jugement dernier (Judgment day) – James Cameron – 1991

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   10.0   N’ayons pas peur des mots, c’est un chef d’œuvre absolu. Si j’en avais fait l’un de mes films de chevet durant mon adolescence, je l’avais aussi, depuis, un peu laissé de côté, au profit d’autres types de cinéma, plus nobles en théorie disons, mais aussi au profit du premier volet, plus cheap, plus sombre, plus sale, plus romantique aussi, que j’ai tellement reconsidérer au point qu’il était devenu meilleur dans mon esprit. En fait je crois bien que j’aime T2 autant que j’aime Titanic. C’est immense. Je n’arrive plus à m’en détacher depuis plusieurs semaines, je l’ai revu, puis revu encore (afin de l’intégrer dans ma rétro qui aboutira à Dark fate, je suis fébrile) bref, j’y pense sans cesse. Je me demande comment j’ai pu le « laisser de côté » durant tant d’années.

     Cameron renverse l’idée motrice de son premier opus : Arnold Schwarzenegger incarnait le robot envoyé par les machines du futur pour tuer Sarah Connor, la mère du futur héros de la résistance. Son visage, sa voix, son corps symbolisaient l’apparition du Mal. Il sera dorénavant celui envoyé par le John Connor de 2029 – la résistance ayant réussi à kidnapper un programme de Skynet – afin de se protéger lui-même, lui, fils de Sarah Connor. La construction en un montage alterné et un lent crescendo imparables, vise à converger vers cette rencontre, en forme de morceau de bravoure dantesque : Offrant l’une des courses-poursuites les plus dingues que le cinéma d’action ait offerte, s’ouvrant à pied dans la salle d’arcade d’un centre commercial et se fermant en Honda XR, semi-remorque et Harley-Davidson dans un canal de contrôle des inondations. Une séquence qui brouille les repères, redistribue toutes les cartes. Quand j’étais gamin, il m’arrivait de la regarder en boucle.

     Il est pourtant bien délicat au départ, ce même si les indices sont nombreux, d’être certain de la véritable identité du tueur et du protecteur. Cameron ne masque rien, tout est relativement clair – Et le visage de Robert Patrick est le plus froid et robotique qui puisse exister – mais il renverse tellement de choses, ne serait-ce que par cet uniforme de policier (porté par le T1000 qui provient du premier homme qu’il a neutralisé dès son arrivée mais qui renvoie aussi à la voiture de police volée par le T800 dans le précédent film : L’ironique « To protect and to serve »  peut-on lire sur la portière dans les deux cas) que l’on sera définitivement certain des identités de chacun pile au même moment où le sera John Connor, dans ce couloir exigu, véritable entonnoir à fusillade. D’autant que, encore une fois, ce visage-là est resté, pour nous (John Connor, lui n’était pas né durant l’action du premier volet) comme étant celui du Mal. On imagine sans peine la déflagration d’angoisse qui saisit Sarah lorsqu’elle le voit, plus tard à l’hôpital psychiatrique, pour la première fois au sortir de cet ascenseur à l’instant de sa tentative d’évasion.

     Le risque quand tu décides que ton grand méchant du premier film (qui était surpuissant) sera le gentil du second, c’est de s’exposer à de la frustration. Il faut alors mettre le paquet pour retrouver un antagoniste (au moins aussi) fort. Heureusement, on peut compter sur Cameron et Terminator 2 pour être à la hauteur. Une générosité qui n’aurait pu se distinguer qu’en matière d’effets visuels – après tout, le budget est multiplié par vingt. Que nenni. Le T1000 est une création de génie. Son design, sa texture en métal liquide. Ses blessures arrondies qui se referment. Le fait qu’il puisse prendre la forme de tout ce qu’il touche, se glisser dans la peau d’un autre personnage, se transformer en armes blanches,  s’immiscer à travers des ouvertures. Il envoie tous les méchants à la retraite. On se souviendra longtemps de la neutralité terrifiante de sa voix quand il dit « Je sais que ça fait mal » à Sarah, le doigt planté dans son épaule ; De ses nombreuses transformations, en tutrice de John, en pilote d’hélicoptère ou en Sarah Conor ; de sa rapidité à se régénérer, après avoir été gelé et dispersé en éclats de glaçons, après avoir encaissé des rafales de balles, après être resté dans l’explosion d’un semi-remorque. Tout semble si fragile autour de lui, lui qui est si invincible. Et sa mort est in fine aussi belle et poétique (cette cruelle façon de se débattre en récupérant ses transformations antérieures, jusqu’à effectuer un cri infini qui n’est pas sans rappeler la toile d’Edward Munch) que celle du Jaws, de Spielberg : Monstres de sang ou de métal, engloutis par les eaux ou les flammes.

     Et bien entendu il y a Sarah Connor. Le retour de Sarah Connor. Sa première apparition impressionne. La petite serveuse qui tentait de sauver sa peau s’est évaporée au profit d’une vraie machine de guerre, prête à en découdre avec la fin du monde au point qu’elle est internée pour avoir tenté de faire exploser une société d’ordinateurs car elle sait que la fin du monde est entre les mains des grands informaticiens. Dès son entrée elle est captée de dos, en train de faire des pompes dans sa chambre à l’asile. La transformation physique est hallucinante. Elle est à l’image du film tout entier. Au paroxysme de sa rage, de sa détermination, sa lucidité sauvage. Elle explose. Utilise le fusil à pompe comme un T800. Et pourtant, sa dureté se brise à mesure, sa carapace se fend, c’est ce qui est très beau ici – au moins autant que de voir retirer les attributs de machine à tuer au T800, jusque dans ce jeu avec John qui lui commande de ne plus tuer personne. Sarah s’adoucit lorsque elle voit son fils jouer avec le Terminator, père de substitution nettement plus à la hauteur que tous ceux que John a rencontré auparavant. Et elle craque à l’instant où elle est convaincu de tuer Dyson, le directeur des programmes spéciaux de Cyberdine mais se grippe brutalement, retrouve son humanité, un peu de sa sensibilité du premier film.

     Il faut voir T2 comme une version plus spectaculaire et confortable du premier film. C’est quasi son remake. Mais un remake qui renverse tout. Evidemment, « remake » est un mot qui n’a plus vraiment de sens au regard des deux produits finis. C’est comme lorsque Cameron fait True lies, remake de La totale. Il a beau reprendre des pans entiers du sympathique film de Claude Zidi, préservé l’esprit, par une magie dont il a le secret – une sorte de balance parfaite entre le pouvoir budgétaire et le talent – son film est plus généreux, plus limpide, plus drôle, plus fou, plus tout : C’est un autre film. Ou tout est dans la démesure. C’est encore plus passionnant sur le matériau Terminator dans la mesure où c’est le sien. Il le reprend, le triture, le dynamite. On y retrouve des motifs, une similitude dans certains plans, la matérialisation des corps nus, la double quête, le découpage, le polaroid, la reprise d’une réplique, le final en miroir dans les usines, mais rien qui ne laisse présager une telle différence technique, un tel tourbillon de violence et d’action pure, jusque dans les pulsations musicales du générique d’ouverture qui comme le premier opus structure le film tout entier mais de façon multipliée ici, opératique et magmatique.

     Le dernier quart est une plongée dans les enfers. Littéralement. C’est une course folle, nocturne, sur un échangeur désert, à bord d’une voiture et d’un hélicoptère, puis d’une camionnette et d’un camion-citerne. Avant une agonie malade dans une fonderie, sur des passerelles brulantes, où l’on navigue entre fumées ardentes et éclaboussures de braises. Jusque dans une cuve pleine de métal en fusion ! C’est aussi une affaire de brasier, T2 puisque le film s’ouvre en pleine guerre futuriste dans un dédale de ruines où l’image qu’on a des batailles dans les tranchées est remplacée par un champ de débris métalliques. C’est un enfer gris, sans couleur, sans chaleur, post-apocalyptique rythmé par le bruit des machines et des armes. Si cette ouverture dans les décombres calcinés de balançoires, tricycles, tourniquets et cheval à bascule, est d’emblée un sommet – Effets visuels déments répondant aux moyens rudimentaires de la même séquence inaugurale dans le premier volet – le générique qui suit effectue un bond en arrière pour nous convier dans les flammes. On nous offre le jugement dernier dans ce même parc pour enfants : De ce décor brulant, soudain, émerge un monstre de métal, au regard figé, qui s’avance droit vers nous. Par son ahurissant décor, le final, en forme de boucle, convoque aussi cette apocalypse. Il s’agit là aussi de regarder le(s) robot(s) dans les yeux, en train de mourir.

     Le happy-end a toujours un goût amer, chez Cameron. Ici, lorsqu’enfin, le poly-alliage mimétique que compose le T1000 disparait dans la lave en fusion, il faut aussi bien pour John que pour nous, spectateurs, affronter une dernière épreuve : Faire nos adieux à cet ange gardien, cette machine, cette chose plus humaine que les humains, qui comprend ce qui cloche dans nos yeux. La réplique « I know now why you’re cry » est une réponse à celle de Kyle qui disait à Sarah que le Terminator ne ressentait ni la pitié, ni le remords, ni la peur. Brad Fiedel se surpasse dans ce dernier morceau, militaire, brulant, funéraire, mélancolique. « It’s over » en effet, sur des larmes et le pouce-en-l’air le plus bouleversant de l’histoire des pouces-en-l’air. Si le récit de T2 se déroule en 1994, on peut considérer que le jugement dernier (initialement prévu pour août 1997) est évité, étant donné que la puce permettant de développer les programmes Skynet est détruite. La tirade finale prononcée par Sarah Connor, qui évoque l’espoir de ce futur inconnu « Because if a machine, a Terminator, can learn the value of human life, maybe we can too » fait office de fin parfaite, inquiète mais ouverte, une fin à l’image de notre monde, une fin à l’image de James Cameron.

     Bref, c’est en effet le Cameron (avec True lies) le moins romantique au sens large du terme. Son souffle est avant tout spectaculaire, démesuré – Ce qui en soit me convient déjà : C’est le dernier grand film d’action à mon sens, avec les Die Hard de McTiernan. Et à la fois j’ai l’impression qu’il atteint une totale liberté / maturité dans la limpidité de sa narration et dans le développement de ses personnages. Il faut voir avec quelle aisance il renverse les codes du premier volet, jusqu’à reprendre « l’enveloppe » du robot qui venait tuer Sarah Connor en le faisant revenir pour protéger son fils. On les connaît par cœur ces deux films donc on ne s’en rend plus compte, mais quelle idée de génie absolument casse-gueule, franchement. Et puis il y a ce que le film fait éclore comme dans le premier. C’était l’histoire d’amour entre un homme du futur et la mère du futur chef de la résistance. C’est ici la complicité entre un adolescent et un cyborg. Un robot qui, juste avant de disparaître, finit par comprendre pourquoi on pleure. Cameron romantique, toujours. Même quand c’est moins évident dans ce film de feu, de sang et de métal.

Terminator – James Cameron – 1985

76635662_10156935346247106_705424760342839296_nStorm is coming.

   10.0   Il y a dans ce premier fauché volet – d’une désormais incontournable saga, qui continue  de faire de (mauvais) émules si l’on en juge les nombreuses piètres suites qui s’enchaînent à n’en plus finir – une noirceur inédite que l’on ne retrouvera plus. C’est un film quasi exclusivement nocturne. Fauché, certes, mais Cameron utilise l’héritage de son passage chez Roger Corman, lorsqu’il était directeur artistique des Mercenaires de l’espace ainsi que sa participation express à la réalisation de Piranha 2 – Il faut noter que James Horner, déjà, faisait la musique de ce film et qu’il retrouvera Cameron pour Aliens. Il est important d’évoquer tout cela, afin de rappeler que derrière l’efficacité de cette machinerie et l’aura culte qu’il a su créer, c’est un film qui respire la bricole. Mais Terminator c’est avant tout un scénario de science-fiction magnifique. Qui, tel le veut la légende, découle d’un rêve fiévreux (que fit l’auteur) d’endosquelette anthropomorphe venu du futur pour le tuer.

     Le point de départ est aussi simple (mais aucunement simpliste) qu’il est inventif : On apprend qu’une guerre nucléaire a décimé la plupart des êtres humains. Le film s’ouvre en 2029 dans un champ de ruines bleu métal, véritable amas de squelettes dans laquelle une poignée d’humains résistants armés, survivants de la radiation affrontent des machines, robots aux apparences variées, entre bulldozers et bombardiers volants. Si le combat fait rage, les hommes résistent et font peut-être plus que résister puisqu’une armée menée par un certain John Connor est sur le point de renverser la situation. Aussi, les machines, par l’intermédiaire de leur unité centrale Skynet, envoient dans le temps – En 1984, pour être précis – l’un des leurs, un Terminator (Un squelette métallique recouvert de tissus organiques, afin qu’il prenne l’apparence humaine) pour tuer Sarah Connor, future mère du futur chef de la résistance, qui n’est pas encore né. En parallèle, la Résistance parvient à envoyer in extremis (avant que la machine ne soit détruite) l’un des leurs, Kyle Reese, à travers le temps pour protéger Connor. C’est pourtant simple, mais le Dr Silbermann – dans le volet suivant – n’y croira pas une seconde, faisant de Sarah sa patiente « gagne-pain » en l’érigeant monstre de foire,  hystérique et fabulatrice. L’une des pires ordures de l’histoire du cinéma ce personnage, mais ça, nous « l’apprécierons » pleinement dans l’épisode suivant.

     Si le premier (vrai) long métrage de James Cameron est bien ancré dans les années quatre-vingt à l’image de la musique utilisée durant la somptueuse séquence au Tech noir – qui n’est pas sans rappeler certains thèmes du Scarface, de Brian de Palma, sorti un an plus tôt – il y a dans cette même séquence une esthétique métallique, caverneuse, qui le renvoie aussi à Alien ou New York 1997. La musique de Brad Fiedel y est pour beaucoup tant elle épouse à merveille cette forme schizophrène, autant qu’elle épouse la quête de Reese et celle du T-800, en étant à la fois très rythmée – comme une machine – et symbiotique : Fiedel disait de ce score qu’il décrivait « a mechanical man and his heartbeat ».

     Qu’elles se situent en 2029 ou en 1984, certaines séquences, toutes plus huilées les unes que les autres, sont inoubliables et forment ce que l’on peut aujourd’hui aisément considérer comme un manifeste du cinéma d’action. Certes, le manque de moyen se ressent ici ou là, quand il s’agit de mettre en mouvement cette zone de guerre ou de façon plus intime, quand le Terminator, improvisé chirurgien, répare son œil devant le miroir au Tiki motel, mais ça fait partie de l’ambiance primitive et crépusculaire du film. Dans l’étonnante séquence du Tech Noir, Cameron use du ralenti comme s’il mettait en place un balai du crime, avec un tueur sans émotion, sans âme, face à une victime féminine, innocente, dans le flou le plus total. Plus tard, celle du commissariat est un magma de brutalité pure, terrifiante, sans issue. Un peu plus tôt, les scènes de recherches de Sarah sont superbes : Tandis que le Terminator a besoin d’un annuaire pour débusquer la cible qu’il doit éliminer, témoignant d’un développement encore bas de gamme – Si l’on effectue un comparatif avec les machines des opus suivants – l’homme qui est venu pour la protéger n’est pas seulement accompagné d’une photo : Il l’aime, il l’a toujours aimée. Un somptueux montage alterné suit cette double quête. Quand l’un doit checker trois lignes d’annuaire, l’autre connaît ce visage par cœur. Celui qui patauge semble intouchable, celui qui est plus efficace parait complètement vulnérable. Le T-800 éclot tout luisant d’un nuage électrique et d’un flash blanc, quasiment en lévitant, tandis que le ciel semble avoir craché au sol Kyle et son corps scarifié par les cicatrices gravées par les années de guerre. Et puis il y a dans ce déluge de violence une poursuite finale, plus angoissante, plus dingue encore, haut fait du cinéma Cameronien, reprise et amplifiée dans T2 – Où l’usine déserte sera remplacée par la fonderie.

     Et puis il y a ces innombrables répliques qui font mouche et une partie du charme du film. Celles du Terminator, évidemment, aussi méchant soit-il. A l’image de sa première requête aux loubards punks qu’il rencontre : « Your clothes… Give them to me, now ». Cameron ne nous avait pas encore bien renseigné sur sa capacité à apprendre – Il se rattrapera largement dans le film suivant – mais déjà, le Terminator, tente de se la jouer humain et met en application ce qu’il entend. Le « Fuck you, asshole » en réponse au garçon d’étage qui en passant devant la porte de sa chambre, se plaint d’une odeur de chat crevé, n’est autre qu’une insulte lâchée par l’un des punks de sa première rencontre ». Quant au fameux « I’ll be back » prononcé dans un moment de silence, réflexif, opératique avec toute l’impassibilité flippante de Schwarzy, la punchline a beau avoir un sens comique (par son automatisme, son ton et la situation qui la déclenche) on sait que s’il revient, et c’est ce qu’il se passe, l’avenir du commissariat, des policiers et de Connor est vraiment compromis. Car même si ce T800, premier cyborg d’une longue série en chaîne, est envoyé trop tôt, donc pas suffisamment perfectionné, il survit aux balles, aux accidents de voitures, il peut modifier sa voix et se faire passer ici pour un policier en patrouille, là pour la mère de Sarah, mais aussi se retirer un œil à sa guise jusqu’à garder son instinct de machine à tuer ôté de ses deux « jambes ».

     Terminator révèle la fascination de Cameron pour la création de l’Homme, la machine, l’intelligence artificielle. En somme, Terminator annonce doublement Avatar : De façon diégétique ou non. Ici, les machines crées par l’Homme ont pris le pouvoir en ayant accédé à la conscience. Dans Avatar, on retrouvera les bulldozers et les bombardiers volants, mais de façon plus pessimiste puisque les Hommes seront toujours à leurs commandes. Et c’est cette opposition sur laquelle s’appuie le cinéaste, par des détails une fois nettement visibles d’autres fois plus discrets, entre l’homme et la machine, qui semble parcourir tout le film au point d’être son cœur battant, au moins autant que la traversée temporelle, par amour, d’un vulnérable sauveur. Kyle observe le retard – sur la machine – que l’Homme accumule sans s’en apercevoir. Ce retard qui le fait courir à sa perte quelques décennies plus tard, en guerre contre ses propres inventions. La séquence rêvée où il voit ce véhicule de chantier en l’assimilant (par une ellipse magnifique) à ceux qu’il affronte quarante années plus tard a ceci d’épatant qu’il prend conscience à quel point l’homme s’est fait écrasé par sa création, ses armes de défenses, à quel point il contrôlait ses monstres d’acier avant de devoir les affronter pour y survivre.

     Le film a pourtant tout pour être celui d’un acteur : Arnold Schwarzenegger, exceptionnel, pure révélation, avait crée un mythe, ce monstre massif, sans émotion, musculature imposante, arborant des lunettes noires, armés de quelques répliques cultes crachées froides, robotiques. Génie de Cameron alors à son galop d’essai : Terminator est un grand film de cinéaste effronté, qui invente un genre en soi avec cet ovni hybride à la croisée du film d’action et du film de monstre, de la science-fiction et du survival, du voyage temporel et du récit post apocalyptique, du néo-noir et de la romance. Quel auteur peut se targuer de réussir chacun de ces films en n’en pondant qu’un seul ?

     J’ai longtemps déconsidérer ce premier volet, pourtant. Aussi bien au sein de la filmographie de Cameron qu’en rapport avec le suivant. J’ai longtemps gardé le souvenir d’un film mal rythmé. T1 était celui que je voyais peu étant môme, nettement battu à la concurrence par T2. Il a ceci d’un peu hermétique, moins aimable, moins attachant au premier abord mais il est in fine très différent, plus tranchant, plus sidérant. Et puis c’est le premier, celui qui nous plonge dans l’univers, celui qui met en place les promesses d’un récit ouvert, celui qui découvre (Sarah) ou évoque (John) des personnages qui reviendront ensuite, celui qui voit les débuts de Sarah Connor, bientôt seule à croire au destin tragique imminent de l’humanité.

     Et déjà chez Cameron (Il faut rappeler que c’est son premier film), le récit est guidé par son histoire d’amour. « I came across time for you, Sarah. I love you, I always love you » avoue Kyle à Sarah lors d’une séquence magnifique. Une parmi d’autres, dont on pourrait signaler celle finale au Mexique, qui fait passerelle avec cette photo dont Kyle parle un peu plus tôt, ce cliché de Sarah qu’il a longtemps minutieusement gardé et observé – avant qu’il ne périsse dans les flammes d’une guerre éternelle – jusqu’à tomber amoureux d’elle. Il décide de traverser le temps, par amour, et de ne plus jamais revenir. Quel Sublime héros romantique, ce Kyle Reese. Parvenir à injecter cette douceur et cette lumière au sein d’un récit si brutal à l’esthétique aussi noire, prouve encore à quel point le génie Cameronien est sans limite et inébranlable.

Once upon a time in… Hollywood – Quentin Tarantino – 2019

05. Once upon a time in... Hollywood - Quentin Tarantino - 2019Aux frontières d’une aube meilleure.

   10.0   Dans Pulp fiction, film de pure fiction ne laissant de place au réel et encore moins à l’uchronie, Tarantino expérimentait la possibilité de faire revivre un personnage par la seule grâce du montage. Vincent Vega mourait brutalement sur les chiottes de Butch Coolidge mais la non-linéarité du film lui permettait de revenir dans le dernier tiers au sein duquel, forcément, il ne pouvait plus mourir puisque l’on savait quand son heure viendrait. Une scène en particulier jouait de ce tour de magie en reprenant la suite de celle du cheeseburger, quand Jules Winnfield entonnait un passage de la bible sur « La marche des vertueux ». En effet, un quatrième type, dont on ne soupçonnait pas qu’il soit caché depuis le début dans la pièce d’à côté, déboulait, leur vidait son chargeur dessus mais sans les atteindre. Ce « miracle » que Jules ne cessera de répéter comme mantra pour jeter l’éponge, c’est aussi celui du cinéma, des velléités du hors-champ, de la diversification des points de vue, surtout des puissances du montage. Le film de se terminer là où il avait commencé, dans ce café-restaurant, un épilogue qui poursuit la scène introductive, mais d’un autre point de vue, celui de Jules & Vincent, assis à la table d’à côté, un peu comme le quatrième homme de l’appartement à la mallette.

     Dans Once upon a time in… Hollywood, une séquence qui restera d’ores et déjà comme l’une des plus gracieuses du cinéma de Tarantino, suit Sharon Tate, prenant en stop une hippie, avant d’entrer chez un libraire afin de commander Tess d’Uberville pour son mari, avant d’entrer dans le Fox Bruin Theater où elle assistera à une séance de The wrecking crew, film dans lequel elle partage l’affiche avec Dean Martin. C’est Margot Robbie qui incarne Sharon Tate dans le film, mais c’est bien la vraie Sharon Tate que l’on voit sur l’écran, qui projette les vraies images du film de Phil Karlson. Là aussi, comme dans Pulp fiction, c’est le cinéma qui fait des miracles, qui se permet en l’occurrence de faire chevaucher le réel et la fiction : Si Tate avait rencontré ses bourreaux une première fois, offert à Polanski l’inspiration d’un de ses chefs d’œuvre et avait assisté à l’une de ses prestations incognito, alors ne serait-il pas possible d’aller plus loin encore ? De changer le cours de l’histoire, par exemple ? De faire que la fiction règle son compte à la réalité, par exemple, comme le montage réglait son compte à la fatalité dans Pulp fiction ? Tarantino achève d’en faire une séquence troublante en plus, en la dilatant complètement par son découpage : Entre le moment où Tate entre dans le cinéma et celui où elle en sort, il se passe peut-être une heure de film. Si cette dilatation est le propre du cinéma de Tarantino, comme on a pu le voir notamment avec Pulp fiction, l’étrangeté ici vient de la totale linéarité et de son extrême douceur. C’est que le film en garde sous le pied avant de plonger dans la journée du 9 août.

     Mais avant de verser dans l’uchronie réparatrice – Ce que Tarantino a déjà un peu fait dans Django unchained et Inglourious basterds – ce film, son neuvième (Si l’on considère que les deux Kill Bill n’en forment qu’un seul) propose de suivre trois trajectoires distinctes. Celle de Rick Dalton, un acteur de seconde zone, comédien en proie aux doutes, à la boisson, aux oublis de texte, obligé de troquer ses petits rôles de cinéma pour ceux de la télévision (« It’s official, old buddy. I’m a has-been » se lamente-t-il à Cliff, en sortant de chez son agent) alors en plein essor : Ce jour-là il tourne dans le pilot d’une série de western mais entre deux prises se plonge dans un bouquin qui le bouleverse sur le récit mélancolique de la chute d’un cowboy. Celle de Cliff Booth, comédien raté reconverti dans la doublure cascade, qui dépose Rick aux studios, le récupère, répare son antenne télé et qui le soir retrouve Brandy, son staffordshire terrier, dans une caravane en bordure de drive’in. Le tout en observant les virées à Westwood ainsi qu’au manoir Playboy bref l’errance tranquille de la voisine de Dalton sur Cielo drive, femme de l’un des grands noms du Nouvel Hollywood, blonde pétillante et insouciante qui n’est autre que Sharon Tate. On est en 1969, ça le film nous le renseigne rapidement donc nous faisons vite le lien : Si c’est un Hollywood à deux vitesses, avec ses stars montantes et celles qui déclinent, il est aussi question d’un bouleversement plus frontal, plus cruel, qui touche autant le cinéma que le mouvement hippie (mais pas seulement : c’est une année absolument charnière) que viendra ici symboliser la présence d’abord fantomatique mais inquiétante dans la longue première partie puis fulgurante dans la courte seconde, de la « famille » Manson.

     Il faut d’abord saluer l’incroyable reconstitution que Tarantino dresse de ce Hollywood de 1969. Qu’on écume les plateaux de tournage, les boulevards de L.A. ou le quartier résidentiel de Cielo drive, qu’importe on a la sensation d’y être. La sensation, douce mais troublante, d’avoir glissé dans ce lieu, dans cette époque. Ce génie de la reconstitution passe inévitablement par un compromis : Il faut pour Tarantino épurer ses tendances fétichistes – On y verra pourtant les pieds de Margaret Qualley et ceux de Margot Robbie, au premier plan, écrasés sous le rétroviseur d’un pare-brise ou posés sur l’appui-tête d’un fauteuil de cinéma. On le refait pas, notre Quentin – et colmater ses brèches absurdes afin de dresser un portrait réaliste dans lequel la fiction (Cliff & Rick) qui s’invite dans le réel (Tate) se doit de nous faire croire qu’elle devient réelle. Ce compromis passe avant tout par une dissonance dans l’utilisation musicale. Il n’y a plus de grandes séquences bercées par telle ou telle chanson, à l’image de Son of a preacher man, de  Dusty Springsfield ou Lonesome town, de Ricky Nelson – Tarantino ne fera jamais si fort que Pulp Fiction sur ce point, c’est impossible – puisqu’ici les radios crachent des morceaux de chansons en permanence. Contrairement à ses films précédents, il est très délicat, si l’on prend tel ou tel morceau utilisé, de l’associer à une scène en particulier, tant d’une part ils foisonnent et tant d’autre part ils ne génèrent pas un simili-clip ni une sorte d’accompagnement parfait, comme c’était jadis le cas à maintes reprises, mais citons au pif la scène de l’oreille sous Stuck in the Middle with you, de Steelers Wheel, dans Reservoir dogs ou bien celle du lap dance, sous Down in Mexico, de The Coasters, dans Boulevard de la mort. Quelque chose a changé, dans Once upon a time in…Hollywood, indéniablement. Mais c’est aussi le budget colossal (C’est le film le plus cher de Tarantino, après Django unchained) qui participe de cette orfèvrerie de la reconstitution. Voitures de luxe, enseignes lumineuses, studios de cinéma, drive’in, devantures diverses, soirées festives, costumes variés, tout respire 1969 et tout aspire à nous faire croire que nous y sommes.

     Afin de donner de l’épaisseur, de la vie à cet univers, le film nous convie dans le passé de ses trois personnages, Sharon, Cliff et Rick, de trois manières complètement différentes. Rick par les fictions dans lesquelles il a jouées, puisqu’il s’agit de voir certains passages de séries télévisées (Bounty law, The FBI) ainsi que des publicités dans lesquelles il campe le premier rôle. Sharon en allant se voir, dans The wrecking crew, film dans lequel elle tourna en 1968 mais aussi en se remémorant ses entrainements avec Bruce Lee dans le jardin, en bord de piscine. Et Cliff dans un souvenir raconté par le prisme d’un long flash-back, nous permettant de comprendre pourquoi l’ensemble ou presque de la profession ne veut plus de lui : Un passé trouble, laissant planer à son sujet une rumeur peu glorieuse, ainsi qu’une altercation avec le même Bruce Lee. En soi, cette structure est déjà absolument brillante puisqu’elle se tient dans le récit de ces vingt-quatre heures couvrant les 8 & 9 février 1969 (en deux heures de film) et se permet de mélanger le réel et la fiction, le passé et le présent, avec un sens aigu du détail (les plongées dans l’univers du cinéma et de la télévision avec Rick, les traversées de LA dans les voitures de Cliff & Sharon), de l’émotion (Voir Margot Robbie qui incarne Sharon Tate regarder la vraie Sharon Tate, c’est magnifique, mais quasi autant de voir Rick discuter avec Trudi Fraser, la petite fille qui lui donne la réplique mais qui va surtout lui redonner confiance en lui) de l’humour (Cliff s’en va dérouiller Bruce Lee) et de l’angoisse (il va aussi rendre visite à un vieux pote de tournage au Spahn Ranch) à nous faire tellement planer dans une dimension parallèle qu’on en oublie qu’il peut aussi plonger dans un fait plus douloureux, soit celui des crimes de Cielo drive six mois pile plus tard. C’est aussi ce culot qui fait la surprise du film : Son étrange gestion de la temporalité le pousse à dérouler la majeure partie de son intrigue six mois avant les faits sur lesquels il pourrait moins subtilement s’appuyer. Dans Pulp fiction il y avait déjà un énorme trou d’air mais étant donné qu’il n’y avait pas de dates ni de fait réel rattaché, on s’en rendait beaucoup moins compte. Là tout est tellement dilaté qu’on finit par croire que le film ne se déroulera pas durant les faits du mois d’août tant redouté. Et le coup de l’ellipse relance la machine, fait naître une nouvelle angoisse et occupe un autre terrain, le crescendo vers le carnage, l’omniprésence de la voix off, un terrain que Tarantino maîtrise totalement, qu’on a beaucoup vu chez lui ce qui ne l’empêche pas de parvenir à déjouer toutes les attentes. Plus j’y pense, plus cette construction, moins ouvertement virtuose que certains de ses films, me fascine : Les chapitres (chers à Tarantino) ont disparu au profit de deux blocs se répondant à merveille.

     L’un des plus beaux moments du film voit Cliff Booth souhaiter bonne nuit à Rick Dalton – alors en pleine répétition de son rôle du lendemain – puis monter dans sa caisse et rentrer jusque chez lui, une caravane miteuse qui donne sur un écran de drive’in. On ne s’immisce pas à son réveil comme dans Le privé, de Robert Altman mais on pense à Eliott Gould et son chat, en voyant Cliff et Brandy, sa chienne. Il y est aussi question de pâtée en boite et on sent qu’il ne faut pas lui faire à l’envers non plus, à Brandy, même si elle est beaucoup plus docile et efficace que le chat roux de Philip Marlowe : Si l’un abandonnera sa bouffe pour régler son compte aux couilles d’un hippie dégénéré, l’autre plus susceptible devant sa pâtée de seconde qualité préfère disparaître (à tout jamais ?) par la chatière. Mais peut-être qu’ils sont en fin de compte le reflet de leurs maîtres : Par deux fois, Cliff dira qu’il essaie d’être un bon pote. Et quand bien même, si le film laisse trainer un étrange mystère quant à l’éventualité qu’il ait tué sa femme, ce qui est sans équivoque c’est le dévouement total de Cliff pour Rick. C’est d’ailleurs Cliff qui sortira blessé du carnage final et Rick qui sera indemne. Logique étant donné qu’il est sa doublure cascade, en plus d’essayer d’être un bon copain. Cliff Booth, le bon copain qu’on rêve tous d’avoir.

     On a beaucoup dit que Sharon Tate était moins mise en avant que Cliff Booth & Rick Dalton, voire qu’elle était réduite à être l’écervelée sans texte, à tout miser sur sa plastique et son sourire. Je ne suis pas du tout d’accord. Tout d’abord elle est sublime, semble glisser dans le film et sur le récit, une sorte de grâce fragile, de fantôme de la liberté (les entrainements avec Bruce Lee afin de gérer sa séquence de combat au cinéma, sont de purs moments de grâce suspendue, qui par ailleurs vengent le portrait volontairement grossier (car dans le souvenir, probablement déformé de Cliff) qui était fait de lui un peu plus tôt) bref de star montante incarnant un mélange de rêve américain et de flower power, filmée comme un ange. Mais un ange duquel transparaît l’accablante tristesse qui la renvoie aux évènements que tout le monde connaît, espoir déchu dont on sait contrairement aux deux autres personnages qu’elle n’est pas fictive et que sa destinée tragique est imminente. C’est à la fois terrible, doux et lumineux, comme portrait. Mais surtout, Margot Robbie ne peut pas jouer un personnage « à la sauce tarantinienne » (quel mauvais goût c’eut été) voilà pourquoi Tate a peu de lignes de dialogues, puisqu’elle incarne le réel, donc à la fois le tragique et l’hommage. Au contraire, ce contrepoint avec les personnages de Booth & Dalton est fondamental à mes yeux. Et en cela j’y vois un écho de plus à Pulp fiction, dans lequel on suivait les trajectoires croisées de Vincent Vega, Mia Wallace et Butch Coolidge, avec chacun son instant de lose et de sublime dans son CV. A l’époque, déjà, on y traversait Los Angeles. A l’époque, déjà, on assistait à des miracles : La piqûre d’adrénaline, les balles « arrêtées par une intervention divine » ou le sauvetage in extremis d’un couple de paumés. Quelque part là aussi, la fiction au sens la magie, faisait irruption dans la réalité.

     Et c’est de cela dont il s’agit ici. De cette plus-value qui fait qu’il sera peut-être mon Tarantino préféré avec le temps : Une vengeance de la fiction sur la réalité. Et ça se joue sur un entrelacement. Parfois avec beaucoup de légèreté, quand le corps de Leonardo DiCaprio est incrusté à la place de celui de Steve McQueen, dans une séquence de La grande évasion, lorsque Rick raconte qu’il est passé à un Steve et trois Georges (Peppard, Maharis et Chakiris) d’avoir le rôle. Parfois c’est un remous évanescent : Il y a quelque chose de troublant de voir Maya Thurman Hawke, la fille d’Uma Thurman autrement dit celle de Beatrix Kiddo, refuser in extremis de faire parti du convoi meurtrier orchestré par la Manson family. Comme un écho aux volontés de « sa mère » de ne plus poursuivre sa collaboration avec Les vipères assassines, en somme. Là aussi c’est la fiction naïve (Linda Kasabian a bien existé mais elle n’a pas filé, elle est resté dehors) qui s’immisce dans la folie du réel (Susan Atkins, Patricia Krenwinkel & Charles Watson ont sauvagement assassiné Sharon Tate et ses amis) pour le pervertir, le perturber. Sa fuite aurait-elle précipité le fait que ses acolytes se trompent de maison, dans la réalité parallèle orchestrée par le film ? Si un peu plus tôt, en observant de loin l’arrivée de ses voisins, Dalton avouait à Cliff qu’il les croisait pour la première fois, c’était déjà un jeu pour enfoncer le clou d’une frontière entre le réel et la fiction. C’est Cliff qui le premier fera l’expérience de briser cette frontière, d’abord de façon relativement brève, anodine (et sexy) mais non moins essentielle, en voyant Tate danser chez elle, à travers une fenêtre, puis dans le souvenir de son tournage avec Bruce Lee, ainsi que dans son furtif échange de regard avec Charles Manson, himself, probablement venu chercher Terry Melcher, le fameux producteur ; puis de manière plus frontale en acceptant de faire monter Pussycat (merveilleuse Margaret Qualley, qu’on adore dans The leftovers) dans sa voiture, jusqu’au Spahn Ranch de la Manson family, où Cliff compte bien revoir Georges Spahn, son vieil ami, propriétaire de cet ancien studio de cinéma, qui entre autre abrita le tournage de Duel au soleil, de King Vidor.

     Quoiqu’il en soit, quel plaisir intense de voir déambuler ces trois personnages à tel point que plus rien d’autre ne compte, ça pourrait des heures, comme ça : Je veux aller au cinéma avec Sharon Tate, me faire des virées en bagnole avec Cliff Booth, assister aux tournages de Rick Dalton. Et que la nuit ne vienne jamais entraver ce bonheur simple. Mais pour être tout à fait honnête, si les deux heures de déambulation (il s’y passe à la fois tout et absolument rien) de la première partie m‘ont semblé d’emblée absolument parfaites, j’ai eu quelques réserves, lors de mon premier visionnage à propos de la (violence de la) fin. Je ne savais pas trop quel sort on pouvait infliger à Manson et les meurtriers qu’il a envoyés, tout en respectant Tate & Polanski, mais j’avais l’impression de vouloir quelque chose qui soit davantage dans le tempo du film, une sorte de fausse fin où on attend un évènement qui ne vient pas, une violence qui s’évapore ou qui fait pschitt, comme c’est le cas pendant tout le film : à l’image de la scène au Spahn ranch, bordel mais quel génie. Mais in fine, cette violence est nécessaire ne serait-ce que pour ne pas oublier que le carnage est emblématique chez Tarantino, pour la revanche absurde qu’elle génère, pour l’utilisation du lance-flamme en clin d’œil à la série dans laquelle jouait Dalton qui déjà faisait clin d’œil à Inglourious basterds, mais aussi pour permettre à Cliff de briller dans l’ombre – comme tout cascadeur qui se respecte – et faire que Rick Dalton rencontre Jay Sebring devant un portail, puis fasse connaissance avec Sharon Tate en l’accompagnant, pourquoi pas, jusqu’à une aube meilleure. Que la fiction brise la barrière du réel.

     La mélancolie qui traverse le film vient beaucoup du contexte de cette époque, à la fois parce que le récit se déroule pendant l’enfance de son auteur, mais aussi entre la fin de l’âge d’or et l’entrée dans le Nouvel Hollywood. Le western se meurt au cinéma, c’est la télévision qui le récupère. Le mouvement hippie fait irruption sur le grand écran (Rick Dalton ira jusqu’à appeler ceux de Manson « Dennis Hopper » sans doute venait-il de voir Easy rider, sorti en juillet 1969) tandis que nos deux compères font partie de l’ancien Hollywood et sont d’ailleurs sur le point de mettre fin à leur collaboration. C’est la fin d’une ère, pour eux, pour tous. Pour Sharon Tate aussi, sans doute. On ne saura jamais ce qu’elle aurait pu devenir au cinéma mais le monde change tellement qu’elle aurait très bien pu décliner en tant que star comme Rick Dalton échoua dans le western spaghetti. C’est le rôle de ce plan de bascule final somptueux (au-dessus des maisons) qui suit cette sublime discussion par l’interphone : On entre dans le fantasme ou plutôt Rick apporte la fiction dans le réel, afin que Sharon Tate (sur)vive dans le fantasme.

     N’oublions pas que l’objectif s’élève à plusieurs reprises dans le film comme pour marquer une scission entre le rêve et la réalité, mettre une frontière ou au contraire briser cette frontière. Lorsque l’on quitte le jardin de Dalton pour rejoindre le pas de porte de Tate & Polanski, il s’agit de quitter le personnage de fiction pour suivre ceux du réel. Lorsque nous suivons le retour de Cliff chez lui dans sa Volkswagen Karmann Ghia 1967 (Il faut rappeler que Beatrix Kiddo conduisait le modèle de 1973 dans Kill Bill), la caméra le quitte un instant pour s’élever et passer au-dessus de l’écran de drive’in à côté duquel il vit. C’est un plan à la Sergio Léone dans Il était une fois dans l’Ouest, quand Claudia Cardinale arrive à la gare. Si c’était un moyen de la faire entrer dans le film, il s’agit là aussi d’entrer dans la réalité de Cliff Booth, loin des (miettes de) paillettes de l’univers de Rick Dalton. Et bien entendu il y a le plus important : Le dernier plan du film, puisqu’il fait rejoindre les deux mondes, il ne casse plus, il réunit. Le portail du château qui s’ouvre, l’objectif qui prend son envol, oui, il s’agit bien d’un conte. Once upon a time, nous étions prévenus. On s’attendait à voir Tate mourir comme en vrai, mais c’est Rick qui finalement la « sauve » puis s’apprête à faire connaissance avec elle, lui l’acteur has been, vestige de l’âge d’or, rencontre l’élan de jeunesse et du Nouvel Hollywood.

     Once upon a time in… Hollywood diffère dans la filmographie de Tarantino en ce sens d’une part qu’il est son premier film sur le cinéma, fondamentalement parlant, un grand film sur un Los Angeles fantasmé avec ce que ce fantasme génère de souvenirs d’enfance – Tarantino avait six ans en 1969. Tarantino a toujours fait des déclarations d’amour au cinéma, mais là c’est sa plus belle et de loin. Et d’autre part qu’il émeut et hante comme aucun de ses films (parfois même géniaux) n’avait su le faire. En somme, Eightful eight avait ouvert la voie, l’impact était moindre en apparence, en réalité il fallait y songer, le revoir et en apprécier pleinement ses mystères et ses creux. Once upon a time in… Hollywood ne gagne donc pas tellement sur son immédiateté ni sur son pouvoir de jubilation, c’est sa mélancolie qui emporte le morceau, une gravité qu’on ne lui connaissait pas, et cette façon si puissante, si douce, aussi surprenante que logique, si l’on connaît Tarantino, de dire que le cinéma est plus fort que la vie, que Cliff Booth peut mettre Bruce Lee au tapis, que le jeu de Rick Dalton peut époustoufler une petite fille, que Sharon Tate peut être sauvée. Le titre du film n’est pas sans rappeler Sergio Léone, par ailleurs. Dans l’ouest, en Amérique ou à Hollywood, c’est l’image du conte qui l’emporte. Un somptueux conte de cinéma.

     Si j’avais le temps, j’y retournerais encore. En gros, c’est à mes yeux le plus beau film de son auteur, la plus belle sortie depuis Mektoub, my love, bref c’est le film de l’année.

Profession : reporter (The passenger) – Michelangelo Antonioni – 1975

06. Profession reporter - The passenger - Michelangelo Antonioni - 1975La disparition.

   10.0   C’est un film sur la désillusion endémique. Qu’importe son identité, qu’il soit Locke ou Robertson, David, le personnage principal se retrouve coincé dans un monde qui à la fois se dérobe à lui et le rattrape, quel que soit les lieux qu’il traverse. La géographie elle-même est impalpable. Et la jeune femme dont il fait la rencontre symbolise cela à merveille. Il la croise d’abord à Londres lors de son discret retour où il découvre qu’on l’a déjà enterré. Puis il la retrouve à Barcelone dans le palais Güell, dessiné par Gaudi, qui forcément évoque, comme souvent dans le film, Vertigo d’Hitchcock, mais on pense aussi à La mort aux trousses, au Faux coupable, qu’importe, il y a la vertige de l’autre identité, l’enjeu de la culpabilité, la peur de la disparition. Cette fille sans nom est son ange de vie, mais aussi de mort. D’abord témoin passif, puis complice active, elle fuit, revient, repart puis réapparait à nouveau pour le voir mourir. Et c’est aussi cela Profession : reporter : la rencontre entre une femme sans nom et un homme qui porte celui d’un mort.

     Voici le résumé qu’en donnait Antonioni lui-même lors d’un entretien dans les années 80 : « C’est l’histoire d’un homme qui va en Afrique pour tourner un documentaire. Il se trouve devant l’opportunité de prendre la personnalité d’un autre et, pour des raisons qui lui ont provoqué une profonde frustration, il se jette dans cette aventure avec l’enthousiasme de celui qui croit aller à la rencontre d’une liberté inespérée. Mais… Le protagoniste sait que cet autre est un homme d’affaires, mais il ne sait pas de quel genre d’affaires il s’agit. Nous avons tous désiré, au moins une fois, changer d’identité. » Difficile de faire teaser plus séduisant et juste. S’il avait fallu séduire par une image, une seule, il fallait choisir la scène du téléphérique à Barcelone : David y déploie ses ailes, littéralement, prend son envol en tant qu’autre. Une scène qui fait écho à celle de la voiture, un peu plus tard, où, quand la jeune femme lui demande ce qu’il fuit, il lui répond de tourner le dos à la route, autrement dit de regarder derrière, de voir le paysage défiler en sens inverse, ou plus simplement d’accepter la surprise et de ne plus voir ce qui l’attend. La fuite du passé et de soi symbolisée dans un corps projeté en avant qui regarde en arrière. C’est un désir d’action d’abord exaltant, qui bientôt se révèle aussi dangereux que problématique : C’est l’histoire de l’aveugle qui recouvre la vue, mais ne la supporte pas, contée par Locke à l’inconnue providentielle, qui sera l’image la plus lucide par son désenchantement. Cette disparition agit comme contre-champ de celle de L’avventura, puisqu’il s’agit de nous convier à suivre celui qui disparait.

     David Locke, le passager (du titre américain), profite donc de la mort d’un presque inconnu, son voisin de chambre d’hôtel avec lequel il discuta jadis un soir – et dont il envia très probablement la vie, tout le contraire de la sienne – pour se saisir de son identité. L’instant où il se penche sur lui, pour vérifier si oui ou non il respire, instaure un effet miroir par leur troublante ressemblance physique et en ce sens fait office d’anticipation de sa propre mort, tout du moins Locke à cet instant précis ne bouge plus, comme tétanisé ou statufié, car il semble l’entrevoir – Il ira jusqu’à respecter le planning de cet hôte, parce qu’il y a l’excitation du contraire : Robertson est un homme d’action quand Locke rapporte des faits. C’est un rôle actif qui le séduit. Un désir de fiction, probablement. De contre-emploi. La mise en abyme est partout : « L’objectivité est l’un des thèmes du film » disait Antonioni. « Il y a deux documentaires dans le film, le documentaire de Locke sur l’Afrique et le mien sur lui ». Cela m’évoque L’empire de la perfection, de Julien Faraut, qui avait l’audace de faire une fiction sur un documentaire sur un joueur de tennis. Mais on peut aussi se dire que c’est d’Antonioni lui-même dont il s’agit, lui qui sort de tournage de son film documentaire, La chine.

     C’est en s’extirpant de l’Italie et en tournant dans des déserts qu’Antonioni, à mon sens, trouve ses meilleures inspirations, avec Blow Up (Désert moins évident, mais c’est un Londres déserté) et Zabriskie point, d’abord, puis Profession reporter, ensuite. Chaque fois c’est une réflexion sur le vide, créatif, consumériste ou identitaire, un pur état de schizophrénie latent qui gangrène tout. Ici c’est un exil improvisé, aussi peu maitrisé que l’étaient les voyages des deux étudiants dans la vallée de la mort ou l’enquête sur le crime dans le parc londonien, dans lequel un homme en devient un autre et se perd. La liberté promise par ce brutal changement d’identité devient sa prison. Mais dans leur choix d’exil, les personnages s’évaporent, dans le cinéma d’Antonioni. Thomas, dans Blow up est l’exemple le plus parlant. A moins qu’il ne s’agisse du couple de L’éclipse littéralement dissout dans le paysage et la suite de plans déserts à la toute fin. David Locke semble lui s’évaporer progressivement, au détour d’un plan, d’une page de son passé – la finesse du flashback ici, qui n’utilise aucune coupe franche ni rationnelle ce qui le place dans une continuité déconcertante – d’un rendez-vous manqué, d’une séquence dont il est l’élément central mais hors-champ, d’une rencontre balbutiante, jusqu’à s’évaporer au sein même du plan, dans un travelling qui le rejette.

     Si à mes yeux c’est le plus beau film d’Antonioni, c’est probablement parce qu’il est son plus romantique et le plus cruel. Locke se libère de ses chaines, son métier autant que son mariage, pour plonger dans un autre monde, un monde de libertés croit-il, qui va se refermer sur lui pour l’enchainer à nouveau, autrement, le dévorer jusqu’à le tuer. L’idée que Locke meurt hors-champ, sur un lit d’hôtel, le relie encore davantage à Robertson qu’on retrouvait mort, lui aussi sur le lit d’une chambre d’hôtel. Le dernier plan sera un plan de crépuscule. Ce plan invite à repenser la disposition spatiale de celui qui clôt L’avventura. Qu’il s’agisse d’un imposant mur de béton ou de la façade de l’hôtel de la Gloria, le côté droit du cadre contient la mort. A gauche, le mont Etna est remplacé par la rue. Bien qu’il soit trouble, obstrué par la brume ou par le choix de l’angle, le point de fuite est sans équivoque. Mais le choix du plan, ici, fixe après un panoramique déconcertant (le voiture que l’on croit suivre fait demi-tour et échappe donc au déplacement de l’objectif) offre un trouble aussi puissant et invisible que le traveling avant du plan précédent, retient le regard, nous invite à rester avec la mort, au chevet du personnage plutôt que de nous convier vers le soleil couchant. Il ne reste plus que la nuit après le départ de notre personnage qu’on aura toujours suivi de jour. C’est si simple, et pourtant. C’est un film qui continue de m’échapper énormément. Et ça me plait beaucoup. Ça ne me plait pas toujours cet état, parfois trop inconfortable, ce détachement troublant, mais chez Antonioni, et tout particulièrement dans ce film-ci, oui, complètement. J’aime cette troublante sensation de le redécouvrir à chaque fois.

Heat – Michael Mann – 1996

36. Heat - Michael Mann - 1996L’impétueuse cité des anges en sursis.

   10.0   Revu, au cinéma. J’ai beau le connaître par cœur, mais je ne sais pas, cette fois le film m’a terrassé. Sans doute parce que je ne l’avais pas vu depuis un moment et que j’ai eu tendance durant ces dix dernières années à lui préférer Miami Vice, que j’ai vu, revu à foison. Pourtant je connais chaque rebondissement, chaque dialogue, chaque strate du récit, ce qu’il renferme et ce sur quoi il s’ouvre, mais j’étais surpris de constater à quel point tout est hyper riche et limpide à la fois, sans être programmatique pour autant tant le film regorge de soubresauts et de surprises, et surtout combien chaque scène est un monument, de tension, de mélancolie, de violence. Il y a une telle puissance romanesque, des visages et des regards qu’il est impossible d’oublier : celui de Charlene (Ashley Judd, monumentale) lorsqu’elle choisit d’un simple geste quasi invisible de sauver Chris tout en le perdant, ainsi que ceux de Neil & Eady observant les lumières de la ville, se rêvant dans la parenthèse d’un futur idéal sur les îles Fidji, celui de Lauren hagard au bord d’une voie rapide, celui de Vincent à la fin, vidé, l’œil perdu dérivant dans la nuit noire sans étoiles. Et tant d’autres. Et si c’est évidemment un brillant face à face entre deux êtres miroirs, c’est aussi, comment toujours avec Mann, un grand film romantique, avec des couples écorchés, fragiles, brisés par leur solitude respective mais qu’une force abstraite tente de faire tenir. J’en suis sorti tremblant, ça faisait longtemps que ça m’avait pas fait ça.

     Ce qu’on ressent devant chaque séquence de Heat, c’est un peu ce qu’on ressentait devant chaque séquence de La horde sauvage, de Peckinpah ou devant l’immense Sorcerer, de Friedkin, l’impression que l’auteur donne son va-tout en permanence, qu’il joue sa vie pour que son film soit le plus écorché et mélancolique possible. Les « méchants » sont d’ailleurs introduits comme le faisait Friedkin, ils sont au premier abord antipathiques, car insérés dans le récit silencieusement, chacun de leurs côtés, Neil d’abord s’extirpant d’une gare, avant d’emprunter une ambulance ; Michael Cheritto au volant d’un poids lourd ; Chris se procurant un mystérieux paquet chez un menuisier ; Waingro, cool mais déjà flippant. Braqueurs qui sont un peu comme les hors-la-loi de chez Peckinpah, évoluant dans un western urbain, qu’un shérif viendra bientôt surveiller et pourchasser. Il y a quelque chose du Los Angeles de Friedkin, par ailleurs, dans celui de Mann. Notamment sous cet échangeur qui rappelle très furtivement le monde dressé dans To live and die in L.A. Pour autant le film s’en démarque assez vite. Sans doute a-t-il davantage à voir avec L.A. Takedown, le téléfilm déjà réalisé par Mann quelques années plus tôt, qui sera dit-on son prototype pour Heat. A l’occasion je m’y pencherai.

     La première séquence ouvre le film de la façon la plus honnête qui soit : C’est un casse dans la plus pure tradition du film de casse. Maîtrisé dans un film qui ne le sera pas moins. Sous un échangeur, sur une avenue déserte bordée par des concessionnaires automobiles, la bande de truands dont on a préalablement vu les visages lors de scènes complètement individuelles, sont désormais masqués et renversent le blindé convoité à l’aide d’un poids lourd afin de voler des bons au porteur. Tout se déroule à la perfection à l’exception de ce grain de sable qui enraye violemment la mécanique huilée. Il porte le nom de Waingro dans le récit. Il porte celui de Michael Mann du point de vue de la conception du film. La maîtrise n’est belle que si elle est enrayée semble-t-il dire : Collateral puis Miami Vice, quelques années plus tard, ce sera pareil. Et pourtant, Waingro sera relégué dans l’ombre assez vite et assez longtemps. Pour mieux ressurgir. Le temps pour Mann de s’intéresser pleinement à Neil, Vincent, Chris et (un peu moins) les autres.

    C’est pas moins de quatre couples visibles que le film prendra soin de suivre, brièvement parfois mais dont la fulgurance sera déchirante avec le garçon en voie de réinsertion qui acceptera finalement la porte de sortie que lui offre son pote de Folson plutôt que celle de ce cuistot dégueulasse ; avec une richesse bouleversante pour les autres. Visibles car il y a aussi ceux que l’on évoque, comme Michael, à qui Neil conseille de lui préférer sa vie de famille à ce dernier coup dangereux ou comme Trejo qui préfèrera qu’on abrège ses souffrances quand il apprend la mort de sa femme. On se souvient de cet indic se jetant sous les roues d’un camion au début de Miami Vice, quand il apprenait qu’on avait tué sa femme. On se souvient d’Alice se jetant dans le vide, quand Uncas venait d’être poignardé et jeté de la falaise par Magua dans Le dernier des mohicans. C’est une constante et ce n’est guère une surprise : Mann est un grand romantique.

     Neil McCauley ne cesse de répéter comme mantra qu’un gangster ne doit rien avoir qu’il ne peut quitter en trente secondes s’il voit les flics rappliquer. Cette règle qu’il s’impose et qu’il impose à ses complices, est celle d’un homme d’action sans attaches. Sauf qu’il ne fera qu’enfreindre sa règle, à la fois dans la confiance qu’il offre trop vite, trop facilement aux autres – à ce titre, le moment où il prend l’option de se séparer de Waingro et le perd dans le flottement d’une voiture de patrouille, est aussi incohérente qu’elle révèle sa vraie nature : Il n’est pas cette machine de guerre qu’il prétend/croit être – mais aussi dans son attachement aux autres. D’abord puisqu’il tombe amoureux, ensuite parce que lorsque ses hommes tombent, il est moins guidé par son désir d’évasion que par celui de la vengeance.

     Quant à Vincent il devient paradoxalement très lucide lorsqu’il donne raison à sa femme qui lui dit qu’il construit sa vie sur les cadavres qu’il croise « You don’t live with me, you live among the remains of dead people ». Quand plus tôt dans le film elle s’apprête à sortir le soir, sans lui (« Where are we going ? Sorry, where are you going ? ») il ne reste pas à se morfondre, ni à se complaire dans la colère la plus banale et animale, non, il va sortir aussi, suivre puis finalement rejoindre Neil McCauley pour partager un café et quelques paroles avec lui – La séquence d’anthologie que l’on connait tous. Il sort avec celui qu’il rêve de coffrer. C’est son rencard à lui. Il y a d’ailleurs quelque chose de très romantique dans cette scène, c’est quasiment un motif de screwball comedy : Deux êtres qu’apparemment tout oppose comprennent qu’ils sont les mêmes.

     On parle souvent, à raison, de cette somptueuse scène centrale de la rencontre Pacino / De Niro, de la rencontre entre Vincent et Neil, entre le flic et le truand, dans un simple café. Mais il faudrait revenir sur cette première fois où ils s’observent. Sur ces deux séquences, brillantes, au cours desquelles l’un observe l’autre. La première fois où Vincent observe Neil, c’est dans la pénombre, en pleine filature nocturne, tandis que ce dernier monte la garde devant un entrepôt que lui et ses habituels complices (Chris et Michael) tentent de braquer pour récupérer des métaux précieux. Vincent est spectateur, Neil est la star : Sa stature et son calme impressionnent, notamment cette manière de reculer dans l’ombre, ce qui en fait une figure animale magnifique mais paradoxalement très fragile puisque son champ d’action est limité. Lorsqu’il entend un bruit – Un membre de l’équipe d’intervention s’est assis bruyamment dans le camion – son regard se fixe. On le discerne à peine puisque l’image dans le camion révèle une silhouette pour le moins schématique, mais le visage qui se fige et le silence de mort qui s’ensuit permettent de tout comprendre. La mise en scène crée un vertige magnifique puisqu’on a la sensation qu’il voit Vincent, que leurs regards se croisent vraiment, pour la toute première fois. Il n’en est rien, évidemment, Neil a juste compris qu’ils étaient observés, mais comme ils ne volent rien, ils savent très bien qu’on ne les arrêtera pas. Néanmoins, il y a là un vrai « premier frisson de la rencontre » pour le spectateur.

     Et le miroir ne tardera pas à venir en écho. Rencardés par un indic, les flics filent sur les docks de L.A. où ils observent la bande à McCauley échanger, faire des gestes sur un éventuel prochain coup. Lorsque Vincent revient à cet endroit pour comprendre l’étendue de ce projet, il ne comprend pas, il trouve tout absurde, grossier, indigne de McCauley dont il est déjà persuadé du génie. « Qu’est-ce qu’ils regardent putain ? » Et là, l’éclair de génie : « Nous ». C’est eux que McCauley observe. Il les a fait venir pour les voir, savoir qui lui coure après. Neil est prostré en haut d’une grue avec une longue focale. Il y a chez Vincent une lucidité terrible au-delà du fait qu’il soit en train de se faire berner. C’est d’ailleurs de cela dont il est question : Il comprend vite qu’il s’est fait berner. C’est aussi pour ça qu’on adore les personnages de Heat, ils ne sont pas tombés de la dernière pluie. Et cette intelligence, cette extra lucidité fonctionne en double. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils peuvent finir par s’entretuer. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils ont une forte chance de ne pas se revoir. Ils sont lucides quant à ce que leur métier leur laisse de miettes dans leurs relations conjugales respectives. Et à ce petit jeu, c’est Vincent, le moins humain des deux, qui gagne, préférant laisser sa femme au chevet de sa fille (qui vient de tenter de mettre fin à ses jours) pour continuer à chasser sa proie, tandis que Neil agit de façon absurde à la fois parce qu’il est amoureux mais aussi désireux de se venger. Pour Neil, l’amour et la vengeance sont d’abord un luxe, mais il finira par tomber dans ce luxe et logiquement en mourir.

     Et donc il y a Waingro. Le parfait virus, puisqu’une fois qu’il aura échappé au règlement de compte qui devait l’envoyer au tapis avant de finir dans le coffre de McCauley, il va croiser la route de Van Zant. Mais il est aussi le mal en personne plus qu’un simple joujou de scénario : En plus d’entrer dans la vie de Neil, il faudra qu’il passe dans celle de Vincent, qui retrouvera, un soir, le corps d’une jeune prostituée que Waingro qui se rêve en faucheuse, a tabassé à mort avant de l’abandonner dans une piscine résidentielle. Si Waingro est peu à l’écran, il est loin d’être juste un élément dans le décor, il est probablement la vraie pierre angulaire du récit, puisque sans lui pas de bavure lors du cambriolage du blindé, sans lui pas de fiasco-fusillade lors du braquage de banque, sans lui pas de vengeance de Neil et donc pas d’affrontement Neil/Vincent. En somme, il conditionne chaque grand rebondissement de l’intrigue. Même si le film semble dire qu’avec ou sans lui, ces deux êtres miroirs devaient se rencontrer et s’affronter. Et c’est évidemment beaucoup ça, Heat : Un face-à-face entre deux hommes, coincés tous deux dans leur solitude et leur appétit d’action, mais retranchés dans deux dimensions parallèles. Deux hommes condamnés en soit.

     Il y a quelque chose de terrible dans ces scènes où Neil McCauley scrute l’horizon de son regard distant, qui relève à la fois d’un ennui latent et d’une incommensurable solitude. D’où la providence de sa rencontre avec Eady. Eady m’évoque beaucoup Cora, dans Le dernier des mohicans. Et ça va au-delà d’une similarité capillaire. Il y a dans sa relation à Neil de l’insondable qui rappelle celle entre Cora et Œil-de-faucon. Les grandes scènes / discussions (qui font déjà dévier Neil en un sens, lui qui est en apparence si mutique) qu’ils ont en commun (« In Fiji they have these iridescent algae that come out once a year in the water, it looks like L.A. at night. I’m going there some day » et « all I know is there’s no point in me going anywhere anymore if it’s going to be alone… without you. » sur les hauteurs de Los Angeles) rappellent celle de nuit dans la forêt ainsi que le final sur les falaises, les regards vers l’horizon, dans Le dernier des mohicans.

     Mais c’est une providence éphémère puisqu’elle le mène inéluctablement à sa chute. Son appartement est vide – Le bleu de l’océan et celui de la lumière dans laquelle baigne le film accentue cela – pas même meublé, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer Chris. Rien ne l’extraie vraiment de sa cellule de prison sinon l’horizon bleuté qui lui rappelle qu’il peut tout quitter s’il le souhaite où s’il en est contraint. Une perspective de liberté plutôt accablante. « I’m alone, not lonely » dit-il à Eady. C’est somptueux. Mais qu’il contemple les lumières infinies d’un L.A. nocturne (qu’il compare aux algues phosphorescentes des plages des îles Fidji) ou un horizon océanique derrière une baie vitrée, Neil McCauley évolue dans un rêve indomptable, la quête d’un salut qui n’est plus qu’un mirage. C’est le bleu glacial qui domine tout le film. La nuit. Et pourtant, les grandes séquences d’action se déroulent de jour.

     Cette dimension glaciale est accentuée par l’importance des lieux de transit. Heat en est rempli. L’échangeur au début, l’aéroport à la fin. Mais aussi la gare ferroviaire, les docks. Mann est un romantique absolu, avec ses personnages bien entendu, mais aussi avec les lieux qu’ils traversent. Rien n’est plus beau que ces lignes qui s’entrecroisent et ces lignes qui s’entrechoquent. Rien n’est plus beau et terrible que ce final sous les projecteurs intermittents suivant les atterrissages des avions. C’est un film ample, dans les trajectoires de ses personnages autant que dans sa peinture d’une cité des anges fantomatique. Les deux grandes scènes d’action du film, deux braquages (Un fourgon, une banque) sont à la fois très douces (dans la mise en scène, jamais frénétique) et très violentes (dans la finalité). Dans le cinéma post Nouvel Hollywood, il y a le Los Angeles de Friedkin, celui de Lynch et celui de Mann, qui mise beaucoup sur l’état d’apesanteur qu’elle semble procurer.

     Je pensais le connaître par cœur, mais non, au cinéma c’est tout de même autre chose. Je m’étais fait la même remarque il y a dix ans lorsque pour la première fois je m’y confrontais, en salle et en version originale, à l’un de mes films préférés, de ceux avec lesquels j’ai grandi, de ceux qui ont forgés mon amour pour le cinéma : L’immersion dans Heat est décuplée sitôt déployée sur grand écran. Certes, on peut dire ça pour n’importe quel film mais je pense que le cinéma de Michael Mann et tout particulièrement Heat méritent d’être vécus dans une salle de cinéma. Ce film aura toujours une place à part dans mon cœur. Je l’ai tellement regardé que je ne faisais plus l’effort de le redécouvrir. Chaque plan, chaque séquence relève du génie. Quand on entend les premières boucles de “God Moving Over the Face of the Waters” le morceau de Moby qui ferme le film, qu’Al Pacino debout s’approche de Robert de Niro, vaincu, que ce dernier, mourant, lâche « Je t’avais dit que je replongerai pas » et qu’enfin ils se prennent la main, qu’on voit alors le visage de Vincent, plein cadre, au regard perdu dans la nuit noire, puis le corps de Neil qui s’affaisse, puis ce plan d’ensemble final, c’est dix mille émotions à la seconde, j’en tremble rien que de l’écrire.

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silencio


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