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Scream – Wes Craven – 1997

Drew Barrymore in Wes Craven's "Scream"Profondo rosso.

   10.0   1er septembre 2015.

     Ce dimanche, Wes Craven a tiré sa révérence. L’occasion pour moi de revenir sur son film le plus passionnant, puissant, jouissif, choquant, méta, que je considère d’une part comme son meilleur (haut la main) mais aussi comme l’un de mes films préférés, depuis toujours ou presque. Wes Craven qui meurt c’est une part de mon adolescence qui s’en va. Vu Scream j’avais douze ans. Je découvrais Drew Barrymore, adulte, après l’avoir vu en boucle, petite, dans E.T. L’extraterrestre. Un gros choc. C’est la première fois que j’écrivais sur un film (Je vous fais grâce de mes bafouilles d’époque) c’est dire si ça m’a chamboulé. Le plus fort étant que l’effet ne s’est pas dissipé. Au contraire.

     Wes Craven, abonné du genre, mais cantonné très souvent aux produits de seconde zone nous propose avec Scream une réappropriation du cinéma d’horreur, tout en lui redorant le blason (en totale voie de disparition durant ces années 90) et surtout avec du nouveau, c’est évident : Faire un teen-survival-movie avec conscience des conventions du slasher, un meurtrier connu de tous dissimulant son identité derrière ce masque, un film ultra ludique, aussi drôle que flippant (la première scène est un chef d’œuvre à elle toute seule) qui cite un pan du cinéma de genre (de Psychose à L’exorciste, de Halloween à Carrie, de Vendredi 13 à Hurlements…) avec beaucoup d’intelligence, de maestria et d’admiration.

     Nombreux sont ceux qui l’ont étiquetés comme une simple parodie de slashers, à tort bien entendu (auquel cas c’eut été raté) puisqu’il en est l’exact contraire, se réappropriant ses pères (Argento, Carpenter et consorts) tout en en modifiant les facettes. Scream a dix milles facettes, il navigue ici et là, il ne se contente de rien, il cherche, il grappille ce que tout aficionado peine à obtenir devant ces films à l’accoutumée. Indispensable pour les fans dans un premier temps donc. Et Scream c’est aussi un masque. Sordide, terrifiant, inoubliable. Tiré du Cri d’Edward Munch. C’est aussi une ribambelle de scènes cultes où l’on cite à foison. Absolument jubilatoire, en permanence, bien que si l’on découpe un peu, il est évident que deux séquences sont au-dessus d’un lot, déjà bien garni :

     – La scène d’entrée en matière. Tout se passe au téléphone. Un homme pose des questions à une femme. Elle ne cesse de raccrocher. Il ne cesse de la rappeler. La situation dégénère. Et on s’achemine progressivement vers l’un des (déjà doubles) meurtres les plus éprouvants de l’histoire du cinéma, où Craven, comme son compère Argento, utilise des sonorités aussi étouffantes que jouissives : Le téléphone qui sonne, le tonnerre qui gronde, cette voix d’homme charmante puis tétanisante, le climat enfumé dû au pop-corn trop grillé, le bruit exagéré des couteaux… le corps sans vie du boy-friend qui perd la vie parce que Casey a répondu à côté d’une question cinéma… Les parents qui débarquent, et les cris de cette mère qui hurle, entendant la voix de sa fille pré mortem au bout du fil, ayant décroché l’autre combiné… Une mécanique d’orfèvre.

     – Et la séquence finale dont je tairais le dénouement bien entendu, qui occupe la moitié du film. Une soirée entre amis. Beaucoup de monde. Puis petit comité distendu (la majorité des présents ayant préféré aller voir le proviseur de leur lycée pendu au but du terrain de football). Bières à gogo, Halloween à la téloche. Un meurtre dans un garage. Un meurtrier dans la maison. Effet cluedo oblige, l’étau se resserre. C’est lui ? Ah non. C’est elle ? Mince, non plus. Je mets au défi quiconque de deviner le dénouement final, ce serait comme prévoir la fin de Sixième sens ou de Usual suspects.

     Et la grande originalité de Scream c’est sa dimension théorique, toute la réflexion méta sur la notion de suite. La suite est continuellement envisagée soit de manière diégétique soit imaginaire. Scream en un sens est déjà la suite d’un film d’horreur qui n’existe pas, celui du meurtre de la mère de Sidney un an avant les faits contés dans Scream, qui plane en permanence au-dessus du récit. La suite peut-être perçue en tant qu’adaptation, en tant que mise en scène de la réalité, ce fameux tiré de faits réels qui est le paradigme de Hollywood. La suite plane sur le film aussi parce que les personnages se croient dans un film. « Il faut que le public ait une suite » répète l’un des personnages à la fin, en référence au meurtre de Maureen Prescott. On verra dans le quatrième volet que la fiction dans la fiction aura largement dépassé la réalité dans la fiction puisque le nombre de Stab (saga relatant les faits de Scream au sein de Scream) finira par dépasser le nombre de Scream. Tu me suis ? Et puis il y a aussi tout un jeu génial autour de la virginité. Thème souvent central dans le slasher (on pourrait revenir au récent et sublime film de David Robert Mitchell, It Follows).

     Spoiler Alert /// On peut considérer dans le final que Billy et Stuart sont deux entités qui se nourrissent et s’annulent. Comme un scénariste et un metteur en scène. Il y aura toujours dans Scream cette dualité. On en revient à cette question éminemment hitchcockienne : Comment construire un film, comment construire un meurtre ? Le film poursuit sa réflexion à l’intérieur même du récit, les personnages ne cessant de se référer au cinéma, d’horreur essentiellement. Ainsi, lorsque Randy cite que dans tout slasher tout le monde est potentiellement suspect, Scream exploite à son tour cette théorie, du père de Sidney introuvable aux chaussures noires de l’inspecteur. Durant la soirée finale chez Stuart, qui fait office d’ultime terrain de carnage et de mise en scène du carnage – Inutile de rappeler chez qui l’on se trouve, pour faire le lien – le film est déjà dans le film, par l’entreprise d’une projection du Halloween, de Carpenter, en fin de soirée, durant lequel il est fait état des règles de survie dans les films d’horreur. Mais aussi par la caméra espionne de la journaliste, Gale Weather, qui aura toutefois un léger différé de retransmission. Halloween en permanence sur l’écran se cale souvent sur les faits de Scream, le meurtre dans la cuisine, Jamie Lee Curtis tombant dans les escaliers, Myers dans la penderie. On apprend donc grâce à Randy, que Jamie Lee montrera la première fois sa poitrine dans Trading places, en 1983. Que le tueur revient toujours pour un dernier frisson. Entre autres pépites aussi drôles que terrifiantes.

     Personnellement je trouve que Scream, prit à part, dans le genre qui le concerne, est un pur chef d’œuvre. Je l’ai vu des dizaines de fois et la jubilation qu’il me procure reste intacte.

Le 23 septembre 2016.

     Je revois Scream un an quasi jour pour jour après l’avoir redécouvert suite au décès de son auteur. Je le revois comme je le revoyais régulièrement il y a quinze ans, avec le même élan de réjouissance, une fascination toujours évolutive, l’impression que dans chaque séquence/action/parole se cache une idée, une inspiration, un détournement des codes, une volonté de tout foutre en l’air.

     Craven pousse le curseur du méta-film à son paroxysme. Ainsi lorsque Sidney avoue détester les films d’horreur car, dit-elle « Ils se ressemblent tous, il y a toujours une nana bien roulée qui monte l’escalier plutôt que de sortir par la porte d’entrée » c’est exactement ce qu’elle fera dans la minute suivante, le tueur à ses trousses, puisque le loquet de sa porte fermé l’oblige à monter se réfugier dans sa chambre. Il y a même un instant génial où Billy est arrêté et on ne sait pas bien s’il est ou non le coupable, tout l’incrimine mais c’est trop simple et c’est le shérif qui va nous donner la réponse – Il s’adresse à nous plus qu’au commissariat – en lâchant un « Let’s get back to work » histoire de signaler qu’on est loin, bien loin de la résolution. Plus tard c’est Randy qui avoue à Billy que s’ils se trouvaient dans un film d’horreur, sa passion pour le genre en ferait automatiquement l’un des principaux suspects. Quand dans le dernier acte, Billy compare la situation de Sidney à celle de Jodie Foster dans Le silence des agneaux, elle lui répond qu’ils ne sont pas dans un film ce à quoi Billy réplique : « Sure it is, Sid. It’s all a movie. It’s all one great big movie. ». C’est vertigineux d’auto-analyse permanente.

     Pourtant, Scream se développe aussi dans sa propre bulle de réalité, dans le récit qu’il s’est construit et approprié, il ne joue pas uniquement sur sa dimension théorique. L’apparition traumatique est à propos traitée avec minutie. On creuse le vernis du rêve américain dès la première séquence avec Casey dans la maison bourgeoise de ses parents, puis avec Sidney dans le souvenir du drame, puis dans le mobile final du tueur. Le background est tellement imposant (Et c’est une première dans un film de Craven) qu’on aurait aisément pu créer, avant ou après, un Scream 0 avec les mêmes personnages, l’histoire de Maureen, la mère de Sidney, Cotton Weary etc. C’est tout à l’honneur de Craven d’avoir gardé ça hors champ ou uniquement comme toile de fond à Scream, invisible. Mais c’était possible, largement.

     Et le jeu se poursuit, dans le drame comme dans la comédie. Il s’agit pour Craven de faire exploser sa bulle de confort, comme Argento faisait exploser la sienne dans Profondo rosso. Un moment donné le tueur semble partout. « Everybody is suspect » avait prévenu Randy. Chacun endosse le masque, maladroitement (Dewey) ou pour rire (Les jeunes du lycée) accentuant cet état de suspicion générale, de perdition totale dans laquelle on se trouve. On a aussi rarement autant ouvert des portes et des placards. Rarement autant sursauté – Un moment, le proviseur enfile le masque, juste pour voir, puis tombe sur son reflet dans le miroir et sursaute à son tour. C’est aussi ça Scream, se jouer des conventions oui, mais jouer beaucoup avec. Où la crainte du moindre coup de téléphone côtoie sans cesse une réflexion sur la représentation et l’idée qu’on se fait du mélange réalité/fiction.

     Maintenant que j’ai vu Friends je peux en parler : Je ne l’ai pas vécu ainsi à l’époque mais ça devait être fort de voir Courteney Cox faire une pause dans son rôle de Monica Geller (On est à la mi-Friends, en gros) pour interpréter ce rôle aussi ingrat que génial de Gale Weathers. Cette journaliste qui veut des meurtres pour alimenter les recettes générées par son bouquin. Elle prend des baffes, se fait insulter. Elle innocente Cotton quand Sidney le rend coupable. Elle tombe sous le charme de Dewey, le frère de la meilleure amie de Sidney. Et c’est elle qui devient un instrument de mise en scène dans la deuxième moitié lorsqu’elle installe une petite caméra dans la maison, dont Craven utilisera régulièrement l’enregistrement. En fin de compte, si l’on enlève Sidney, Gale est Le personnage de cette tétralogie. Ingrat mais ambivalent.

     La grande force du film c’est d’arriver à être à la fois hyper vivant ludique, tout en étant cruel et cauchemardesque, ce que la bande originale signée Marco Beltrami parvient magistralement à offrir en voguant d’une plage anxiogène et flottante (Les morceaux A cruel world ou Trouble in Woodsboro, magnifiques) vers des mouvements plus sensuels et hypnotiques (NC-17, tout en douceur suspecte). On joue autant avec les tiroirs du récit qu’on ne vibre aux côtés des personnages, tous géniaux car c’est aussi un formidable film de campus, tragique et opératique. Dans lequel on est moins dans l’établissement qu’aux abords. Dans lequel les couloirs d’école sont remplacés par d’immenses baraques bourgeoises.

     Pourtant on revient souvent sur Scream pour sa dimension réflexive, puisqu’en un sens c’est lui qui a tout réinventé. Avec notamment ces fameuses règles de Randy pour rester en vie dans un film d’horreur ; Lorsqu’il lance la première, à savoir « No sex » on vient juste de quitter Sidney et Billy sur le point de faire l’amour – Et comme pour Jamie Lee on ne verra pas non plus la poitrine de Neve Campbell. Quand Randy se réveille de son coma il dit qu’il n’a jamais autant été ravi d’être encore vierge, sans quoi il serait mort. La virginité. Clin d’œil à Nightmare on elm street, évidemment. Autant qu’au Halloween, de Carpenter. Boucle bouclée. Chef d’œuvre.

Monika (Sommaren med Monika) – Ingmar Bergman – 1953

14195301_10153945473872106_6297223546659801972_oLes amants crucifiés.

   10.0   La mort du cinéaste suédois, il y a neuf ans de cela, m’avait poussé à me pencher sur sa dense filmographie. Une première rencontre avec Cris et chuchotements m’avait autant désarçonné que fasciné et à vrai dire je n’ai jamais revu ce film qui m’avait terrifié par sa violence froide, ses couleurs rigides, ses cris et ses râles, cette grande maison lugubre et ces trois femmes au chevet d’une quatrième agonisante. Je m’en souviens pourtant très bien. L’essai fut véritablement transformé avec Monika, découvert dans la foulée. Film magnifique, mais jamais angélique, qui préfigurait la Nouvelle vague française (On se souvient de l’apparition d’Harriet Anderson sur les affiches d’un cinéma dans lequel Doinel échoue dans Les quatre cents coups, de Truffaut) et qui allait très probablement orienter une partie de ma cinéphilie. Grande émotion que de le revoir aujourd’hui, qui plus est dans la foulée de Jeux d’été avec lequel il partage de subtiles similitudes. Evidemment, Monika est surtout resté dans les mémoires pour son fascinant regard caméra dans lequel le personnage nous rend témoin de son désarroi de préférer coucher avec le premier homme venu que de continuer à vivre avec son mari et son fils. Ce plan me dresse les poils à tous les coups. Pourtant le film est bien plus que ce tragique plan de bascule. Il est avant cela une fuite entre amants, quittant leur petit boulot miteux pour voguer en canot vers les îles non loin de Stockholm. C’est la bulle d’insouciance avant que le manque d’argent (et donc de nourriture) ne les fasse revenir sur terre. L’idylle éphémère avant l’apparition imminente d’un bébé. C’est la fuite la plus agréable du monde et le retour le plus douloureux de l’histoire du cinéma. Chef d’œuvre absolu.

Du côté d’Orouët – Jacques Rozier – 1973

cotedorouet1Les arpenteuses du vide.

   10.0   Ce fut systématiquement le cas dans le cinéma de Rozier et Du côté d’Orouët, son deuxième long métrage, ne déroge pas à cette direction : Il s’agit d’une parenthèse. Pas au sens où l’on y verrait un désœuvrement comique ou enchanté mais une vraie parenthèse, pour le personnage, pour le spectateur. Une universalité qui tend à injecter son petit monde dans des entrailles insolentes, hors des chemins tracés, hors du temps, hors de tout repère.

     Dix ans après Adieu Philippine, véritable manifeste de la Nouvelle Vague, d’autant plus beau et important qu’il est souvent oublié dans les suffrages cinéphiles se fendant d’une liste exhaustive enveloppant le célèbre mouvement. C’est que Rozier tout comme Rohmer, chacun dans son espace de jeu, s’ils ont récupéré un peu de cette stature, sont restés en marge en délivrant un cinéma plus indolent et ludique, évasif et versatile.

     En 1973, Rozier déplace le curseur plus loin encore dans cet espace de futilité apparent qu’il se crée et qui pourrait grossièrement rappeler celui de La collectionneuse, de Rohmer à savoir que les vacances servent ici à en faire le moins possible. Parfois même moins que le moins possible. Joëlle, Karine et Caroline pourraient bien être le versant féminin et post-soixante-huitard des dandys rohmériens Adien et Daniel. Les trois jeunes femmes collectionnent à leur manière, l’éternelle répétition d’une même journée.

     L’école bucolico-buissonnière de René dans Rentrée des classes et la bulle d’insouciance passagère pré Départ en Algérie de Michel dans Adieu Philippine, cède le pas à un simple espace de vacances, de fin d’été ou de début d’automne, encadré par les chapitres quotidiens d’un journal intime, le tout encadré par deux journées de travail routinier, dans un bureau de surcroit.

     Le titre sonne déjà comme un aveu de plongée vers le plus grand inconnu puisqu’on sera finalement moins du côté d’Orouët qu’à la périphérie de Saint Gilles Croix de vie. Mais de la ville nous ne verrons rien. Du casino situé à Orouët non plus. Tout au plus nous sortirons de cette bâtisse pour y arpenter la plage, les dunes de sable, la mer ou ici une ferme, en pleine nuit. L’espace vacancier est réduit au strict minimum, d’autant que les touristes aoutiens ne sont déjà plus là. Le seul snack du film semble même faire partie de cette maison, au détour d’un plan curieux.

     Et de ce crédo entonné par Adrien et Daniel dans La collectionneuse consistant en la quête du néant absolu, les filles de chez Rozier vont le prendre au mot, trop même, puisque l’une d’entre elles plus loin, se plaindra que le frigo est toujours vide et s’extirpera du groupe, vers un autre dans un hors-champ inconnu. Chaque embryon d’intrigue est contaminé par des évolutions de scénario qui semblent avoir été improvisé. Témoin cette séquence de dégustation pâtissière perturbée par une tempête hors champ qui fait claquer les volets d’où émerge soudain un toc toc de plus en plus prononcé marquant l’arrivée de Gilbert, comme échappé des vents.

     Entre temps, le film est une succession de longues séquences enfonçant chaque fois plus le clou du film de vacances décharnées, vidé de cette substance mouvante et/ou défilé de cartes postales. Un petit déjeuner peut durer des plombes. Une sortie voile se diluer complètement. Les préparations culinaires se dissoudre dans le jeu ou le fiasco absolu – Hilarante séquence des anguilles, pathétique réunion autour d’un congre. Il y a des jours (annotation systématique que reprendra Rohmer dans les années 80) mais plus de durée. Plus vraiment de sommes de faits, mais un fait alpagué dans sa dimension la plus insolite.

     C’est un parfum de fin d’été qui domine, d’été déplacé, quasi automnal avec ce goût d’embruns salés et de fraicheurs à venir. Les plages sont désertes, les snacks aussi. La maison dévore le groupe, puis chacun, avorte les délires (Gilbert aka Bernard Menez débarquant pendant la pause gourmande des pâtisseries qu’il faut dévorer le plus vite possible, les filles perdant l’appétit devant la recette du congre aux pommes de terre qui se sera fait attendre) et le dérèglement qu’il aura produit (le petit chef Gilbert, devenu souffre-douleur de sa secrétaire et de ses amies) implose en douceur, en agacement, en larmes, en disparition. Comme si cette maison, tout le mois de septembre durant, avait été le théâtre de vacances trop allongées et d’un éphémère éternisé.

     Si Rentrée des classes se joue comme son titre l’indique un jour de septembre et Du côté d’Orouët durant les trente jours de ce même mois, ce sont des films hors saison, qui respirent l’été à plein nez, le retour à l’insouciance, à l’enfance et si cruel peut-il être parfois, il ne souffre pas du sursis tragique qui enveloppe tout Adieu Philippine. L’évaporation du rêve accompagnera chaque film de Rozier (On revoit Bernard Menez s’engouffrer dans de longues étendues de sable et d’eau à la fin de Maine Océan, pour rejoindre… une route) mais Du côté d’Orouët marque sans aucun doute le retour le plus doux puisque les personnages s’y racontent leurs vacances même si la mélancolie reste palpable dans le regard vide de Joëlle.

     Le plus beau plan du film est probablement celui dévoilant deux des trois filles, devant la baie vitrée de leur chambre, ouverte sur un océan d’huile à la fois calme et suffocant, d’où de parfaites ondulations se forment puis viennent s’écraser hors champ contre la corniche. Elles ne sont plus trois et c’est le décor qui vient les noyer. L’aventure, aussi peut aventurière fut-elle s’en va presque là-dessus. Paris revient. Et le film rejoue la scène initiale sur une promesse de vacance prochaine, différente (Evocation de la Sardaigne avec une collègue) pour entrevoir un autre paradis simple qui deviendra inéluctablement compliqué, imparfait, inabouti et inachevé. Quelque part, c’est l’annonce des Naufragés de l’île de la tortue que nous offre Rozier, avec tout l’attrait exotique impertinent qu’il se tâchera de dilapider.

Mildred Pierce – Todd Haynes – 2011

27.-mildred-pierce-todd-haynes-2011-1024x681Always chasing rainbows.

   10.0   Janvier 2013 : Ma première confrontation avec l’univers de Todd Haynes.

     Ne connaissant ni le livre de James M. Cain ni l’adaptation cinématographique de Curtiz je ne savais vraiment pas à quoi à m’attendre devant ce film fleuve, exploité selon cinq épisodes d’une heure, réalisé par Todd Haynes que je ne connaissais pas non plus. Prenons d’emblée les devants : Mildred Pierce est un film immense. Une merveille de mélodrame, à la fois traditionnel et sans précédent. Douglas Sirk en aurait rêvé.

     C’est une histoire douloureuse, mais loin des digressions mélodramatiques habituelles, le film ne jouant à aucun moment la carte du sensationnalisme. Peu de grands rebondissements finalement, simplement un récit qui s’étire et se dilate, puise sa force sur sa durée imposante, joue magistralement de l’ellipse et s’aère avec élégance avant de se faire âpre là où on ne l’attend pas.

     C’est un film qui me restera longtemps en mémoire dans la manière qu’il a d’aborder le couple, sur ce point là on le rangerait presque aux côtés de Scènes de la vie conjugale. C’est une sorte de hors-champ du film de Bergman. Point de collisions mais de la dissolution, de l’éloignement, de l’absence. Dix ans d’impasse et de douleurs qu’ils vont traverser chacun de leurs cotés.

     Mildred Pierce, c’est le titre. Donc bien entendu on s’attend à une focalisation sur ce personnage, campé par Kate Winslet, habitée et sublime, comme à son habitude. Pourtant, ce mari qui fait ses valises dans la première séquence pour ne plus revenir – personnage que l’on s’attend à ne plus voir du tout – réapparaît quelquefois, lors d’un échange de garde d’enfant ou d’un drame. La longueur du film ajoute un supplément non négligeable dans la surprise de le voir réapparaître. Peut-être parce qu’on l’a oublié, en somme. C’est un très beau personnage, accablé dans un premier temps et embelli à mesure.

     Le récit n’appuie jamais la carte du seule contre tous, heureusement. Mais c’est avant tout l’ascension professionnelle d’une femme, dans l’Amérique des années 30, ancienne mère au foyer qui va devoir travailler pour s’en sortir seule, et devient serveuse par hasard avant de monter une chaîne de restauration. Mais pas de gloire, jamais. Sa fille compte plus que tout pour elle, bien qu’elle ne lui rende pas cette affection, et cette fille essuie un échec cuisant dans sa jeune carrière de pianiste.

     L’ambivalence du récit est monumentale. Les rencontres, les ruptures, les focalisations. Et pourtant c’est d’une limpidité exemplaire. Et puis il y a cette relation, entre cette fille diabolique et sa maman qui la couve davantage depuis que la benjamine s’en est allée, terrassée par la fièvre. La fin du second épisode est au passage aussi puissant qu’inattendu puisque le drame intervient alors que Mildred retrouve enfin un semblant de bonheur égoïste dans les bras d’un dom juan arriviste. Cette séquence endeuillée, où elle enlace sa fille, la grande, celle que l’on déteste, est bouleversante.

     Le film est surprenant dans le traitement de cette relation électrique, il ne stigmatise jamais et pourtant on n’a jamais rien vu d’aussi cruel. Dix années de ce que la vie peut révéler comme bouleversements, Todd Haynes aurait pu jouer la carte de la fresque sur-maquillée, avec les vieillissements et les reconstitutions imposantes mais il se concentre sur l’intimité et si modifications physiques il y a elles sont transparentes, fondues dans le temps, et si reconstitution il y a (et elle est prodigieuse) elle ne prend jamais le pas sur le récit ni sur la mise en scène. On n’est pas dans le film gadget, c’est une immersion sans cesse renouvelée, un grand film d’amour. La dernière scène est incroyable, à la fois déclaration de remariage magnifique et geste de rébellion démesuré, il m’a fallu un moment pour digérer ces dernières paroles.

Janvier 2016 : L’après-Carol et la confirmation Mildred Pierce.

     Je ne voulais pas quitter Carol alors je me suis relancé Mildred Pierce. Si j’en avais gardé un fort souvenir de la relation épineuse entre mère et fille, Mildred et Veda, j’avais un peu oublié à quel point celle entre Mildred et Bert (le père de ses enfants) était la pierre angulaire de tout le récit, ce qui est d’autant plus paradoxal que lui, nous le voyons peu et qu’ensemble nous ne les voyons pour ainsi dire jamais sinon lors d’évènements familiaux, avec leurs filles notamment. Sauf dans deux scènes, majeures, décisives, convergentes. Deux scènes miroir : L’ouverture, étirée, de douceur et violence mêlées, qui voit une de leurs disputes qui les propulsent au divorce. Et la dernière, dix ans plus tard, dans laquelle ils décident, alors qu’ils viennent de se remarier, de faire chemin ensemble contre vents et marées, se saoulant « Let’s get stinko » tout en reniant leur diable de fille « To hell with her ». Si la boucle temporelle qui ouvre et clôture Carol est une magnifique idée de mise en scène qui change le film tout entier, que dire de celle-ci, terrible, bouleversante, qui referme brillamment dix ans de récit et 5h30 de film ? J’étais inconsolable,encore davantage que la première fois. Je pense que c’est l’un des plus beaux films du monde.

Body Double – Brian De Palma – 1985

01.-body-double-brian-de-palma-1985-1024x575Le rôle du témoin.

   10.0   Ultime film de la grande période De Palmienne, Body double s’ouvre comme s’ouvrait trois ans plus tôt Blow out, par une séquence de film à l’intérieur du film. Il s’agissait de rushs visionnés dans l’un, du tournage d’une scène dans l’autre. La boucle est bouclée. A l’instar de Vertigo (Difficile de ne pas citer Hitchcock ici, encore) l’ouverture permet d’évacuer le point de lancement du récit en évoquant la phobie du personnage principal. La claustrophobie se substitue au vertige. Craig Wasson et avant lui James Stewart, sont tous deux happés dans une machination folle, se servant de leur peur, ad nauseam. Il s’agit pour eux de voir sans savoir qu’ils devaient voir et que ce qu’ils croient voir n’est pas vraiment ce qu’ils voient.

     Comme dans L’inconnu du Nord express, c’est une rencontre qui bouscule tout. Celle d’un homme en apparence bienveillant, qui va utiliser une proie parfaite afin de fabriquer son alibi. Tout l’enjeu du film est alors de questionner la thématique de la doublure ; Le film se ferme d’ailleurs de façon explicite, plus ou moins comme il s’ouvrait, par une scène de tournage, cette fois dans l’optique de faire intervenir le double, précisément, transformer la prise en injectant le modèle féminin dont on extirpera les plans de nu. Pour que le spectateur y croie, il faut qu’il n’y voie que du feu ; Lui faire assimiler que le corps nu est le prolongement de ce visage et de cette nuque en train de se faire dévorer par le vampire.

     Jake Skully aura aussi été ce spectateur dupé, il aura vu danser sa voisine sans savoir que celle qui dansait n’est pas celle qu’il verra plus tard se faire assassiner. Pour lui faire admettre la supercherie, le convier au piège, il fallait un metteur en scène. Ce sera Sam Bouchard, cet étrange acteur qui le récupère dans un moment de grande vulnérabilité (au chômage et cocu)  et lui prête l’appartement luxueux d’un ami – ce qui arrange semble-t-il tout le monde – en lui montrant le spectacle sexy auquel il pourra assister chaque soir, à la même heure. Et le tour est joué. Il suffit qu’il regarde. Qu’il voit la femme, aperçoive un indien. C’est tout.

     Body double contient nombreux blocs de séquences étourdissantes, notamment celle, gigantesque, où Jake suit Gloria Revelle, de chez elle jusque sur une plage, en passant par un immense centre commercial. Séquence quasi muette qui rappelle évidemment beaucoup une autre séquence mémorable de Vertigo. La scène clé ainsi que deux autres, non moins exceptionnelles : Celle de la longue vue, accompagnée par le score de légende de Pino Donaggio puis celle du tournage porno avec l’apparition de Mélanie Griffith sous les effluves pop du morceau culte de Franky Goes to Hollywood.

     Scène double assez géniale puisqu’elle embraye un tournant où Jake a tout compris, avant que nous spectateurs cupides acceptions aussi d’avoir tout compris, à l’image de ce tournage dont on ne dit pas qu’il en est un, au même titre que cette répétition, avant qu’on ne le comprenne par nous-même. « I like to watch » lâche Jake au metteur en scène avant de plus tard le répéter à l’actrice pour la scène d’essai en question, dans un plan magistral de faux split screen on ne peut plus De Palmien. L’effet de miroir est si puissant qu’on en oublie une résolution moins vertigineuse, notamment dans l’explication au policier, franchement de trop, qui plus est dans ce banal montage en flashbacks.

     Le film surtout est traversé par des images insensées, objets, présences ou évocations qui deviennent des formes révélatrices et annonciatrices comme la key card, le tatouage, le sac, la chorégraphie, la culotte, le masque, le chien. C’est plonger dans les entrailles du cinéma, au sens propre du terme, puisque pornographique, pour en saisir toute sa dimension manipulatrice. La maitrise avec laquelle le cinéaste nous convie à ce vertige fou frise l’insolence. Il va de soi que la nouvelle copie 4K mise en circulation récemment y joue beaucoup et permet de redécouvrir cet immense chef d’œuvre dans les conditions les plus optimales.

Le fils de Saul (Saul fia) – László Nemes – 2015

823372-saulokjpgLa vie des morts.

   10.0   Difficile de lancer un film depuis les évènements de ce sombre vendredi. Difficile d’en parler. De parler. Du coup je lis, j’écris.

Sur Le fils de Saul, essentiellement. Une semaine que je suis sorti de cette salle et je n’en suis pas vraiment sorti, en fin de compte. Assailli par l’après choc et les doutes. L’étrange impression que quelque chose a changé, que l’année a changé. En France et au cinéma aussi.

Quelques jours plus tôt je découvrais l’immense film de Wang Bing. Bref c’était une semaine étrange. Il faut savoir que j’allais voir ce film hongrois avec beaucoup de craintes. J’y suis entré ainsi. J’en suis sorti autrement.

Je me lance.

     Le film me semble important dans son obsession à se poser la délicate et insoluble problématique des limites de la représentation.

     On a maintes fois prouvé qu’il était impossible de fictionnaliser la Shoah. On a surtout prouvé que ça ne pouvait investir un genre, autre que les voies documentaires. Que son indécence morale révélait autant une inexactitude historique qu’une déréalisation factuelle. Qui pouvait contredire ça, en 2015 ?

     La campagne d’éloges qui accompagnait la sortie du film, outre les adoubements de Lanzmann et Didi-Huberman, pointait essentiellement l’entreprise hyperréaliste, son gage d’immersion. Vivre les camps depuis un fauteuil, en somme. Beurk, évidemment. Pourtant, comment ne pas faire un peu confiance en ces érudits susmentionnés, un grand prix cannois voire en Laszlo Nemes lui-même qui officia jadis sur les films de feu « génie » Béla Tarr ?

     Le fils de Saul plonge en effet son spectateur au coeur de l’extermination nazie, en collant un format quasi carré aux basques de Saul Auslander, membre du Sonderkommando – Groupes de juifs déportés, souvent jeunes, chargés d’assister la machine génocidaire, qui devaient réceptionner, accompagner puis nettoyer les corps, entre chambres à gaz et fours crématoires, en attendant leur exécution, généralement quelques mois plus tard – pendant toute la durée du film. Si bien qu’on a cette impression de temps réel, même si ce n’est pas le cas ; de plan unique bien que ce ne soit pas juste non plus. L’effet d’une plongée hyperréaliste, sans coupe.

     Oui, sauf qu’à l’opposé de cette démarche trop étouffante pour ne pas être indécente, il y a le choix formel salutaire de suivre la nuque de Saul, d’être accroché à ses épaules, son dos (cette croix hypnotique, couleur sang, qui échoue plus tard sur le dos d’un rabbin sauvé in extremis des fosses) et surtout son visage. Le fils de Saul est l’histoire d’un visage. Qu’on n’oubliera pas. Tout ce qui se déroule autour de ce visage sera contenue éternellement dans le flou. Un flou de l’innommable, ce qu’on ne peut filmer. Ce film répond donc à Sobibor de Lanzmann, dans la mesure où tous deux auront travaillé avec l’image manquante. Dans l’un, l’homme raconte ce qu’il a vu et vécu et la mise en scène choisit d’écouter sa voix, de regarder son visage et d’y insérer du réel, images décontextualisées vidées d’une quelconque substance sensationnelle. C’est une voix sur une image morte. Dans l’autre, nous ne voyons pas ce que voit l’homme mais nous entendons ce qu’il entend. Le présent cette fois peut exister puisqu’il est contenu dans ce visage, cette nuque, ces épaules, le réel quant à lui a envahi la bande son. La mort est donc un élément du décor, systématiquement hors champ, mais suffisamment réfléchie dans le regard d’un homme et présente en permanence dans une bande sonore saturée qu’elle n’a guère besoin du champ pour exister.

     D’un point de vue sonore le film est assez discutable. Enfin je n’en sais rien en fait, je me pose la question. En un sens je le trouve ostentatoire. Et d’un autre côté, je le trouve tout aussi explicite que s’il relevait de l’imaginaire comme cela pouvait être le cas dans Sobibor 14 octobre 1943, 16 heures. Il produit du chaos et récupère de la vie : la quête perpétuelle pour sauver ce qui reste. La fiction et le réel. D’un côté un homme qui s’est mis en tête d’offrir une sépulture à un garçon en qui il croit reconnaître son fils, de l’autre un besoin de collecter une respiration qui tient du précis historique.

     C’est lorsque Béla Tarr tourne L’homme de Londres à Bastia que Laszlo Nemes découvre dans une librairie Des voix sous la cendre, un recueil de manuscrits clandestins de Sonderkommando (les fameux rouleaux d’Auschwitz) qui furent écrit et cachés avant leur rébellion de 1944 ainsi que d’une collection de quatre clichés pris dans les camps qui deviennent légitimement le point d’ancrage du film : son esthétique du chaos. En effet, en 1944, l’un de ces hommes parvient à photographier le processus d’extermination des camps de la mort. Quatre bouts de pellicules arrachées de l’enfer, lisait-on dans Images malgré tout. Certains de ces clichés sont retrouvés, plusieurs années plus tard, parfois. Quatre instantanés qui deviennent alors les clés plastiques du film de Laszlo Nemes.

     Dans sa démarche, Le fils de Saul se rapproche moins des essais sur la Shoah réalisés par Resnais et Lanzmann que d’une autre fresque compulsive, fictionnelle et distanciée formellement que constitue le Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov dans lequel on suit un jeune garçon sur le front de l’Est en 1943. Les faits contés diffèrent évidemment mais l’incompréhension qui naît de cette quête, obsessionnelle au point d’en sacrifier des vies (Trois rabbins, notamment) révèle la part la plus importante du climat concentrationnaire : sa dimension aliénante tandis qu’elle produisait chez Klimov une autre forme d’étourdissement, que l’on retrouve brièvement dans l’épilogue du film de Laszlo Nemes.

     Saul quant à lui est une présence fascinante. Un souffle, une voix, un regard, une peur qui nous est intime à mesure. Il est notre repère dans le vacarme, une silhouette vers laquelle notre regard converge pour ne pas saisir ce qui l’encercle, aussi flou soit-ce, notre guide dans son aspiration énigmatique. Il est ce rempart derrière lequel on se cache, ce père contre lequel on se blottit. Saul s’est trouvé un fils parmi les pièces – c’est ainsi que les corps sont baptisés. L’extraire des flammes est sa façon à lui de sauver l’humanité, comme d’autres prennent des photos ou se transmettent de la poudre au péril de leur vie.

     La mise en scène du camp a ceci d’extraordinaire qu’elle parvient à restituer une vérité de lieu renforcé par un travail sonore hors norme (tout en cris, chuchotements, langues multiples et vacarmes de machines crématoires) tout en misant sur l’abstraction. Cette même abstraction qui assaille Saul, dont c’est le quotidien depuis plusieurs mois. Le flou est celui qu’il s’est créé pour se protéger, ne plus avoir à prêter attention aux détails insoutenables qui font son quotidien. C’est d’ailleurs lorsqu’il s’en échappe (le petit garçon, le légiste, le photographe) que la netteté du plan dépasse sa nuque, puisqu’il accepte de voir. Une telle rigueur formelle provoque un vertige non moins ahurissant quand il s’agit à Saul de compléter sa quête, en se faufilant dans un couloir, fouillant des poches de vestes à la recherche de papier d’identité, dire quelques mots à un autre membre du Sonderkommando, tandis qu’on l’arrache presque systématiquement à sa déviation pour le remettre dans son rituel d’accompagnement à l’usine de mort pour accueillir les convois suivants.

     C’est à la fois le film le plus embarrassant (faire l’expérience des chambres à gaz) et le plus intelligent (penser la responsabilité morale de chaque plan, chaque distance, chaque élan fictionnel) qu’on ait vu depuis longtemps. Plus précisément, on pourrait dire que Laszlo Nemes a tenté de mettre en scène ce qu’il est impossible et interdit de mettre en scène mais en le faisant avec un tel courage, consciencieux des limites qu’une telle démarche engendre, que cela rend l’objet aussi précieux que passionnant à analyser. Ce n’est pas pour rien que Didi-Huberman en a fait l’objet de son dernier ouvrage, Sortir du noir, qui n’est en fait qu’une lettre adressée à Laszlo Nemes. « Le film se contente, mais c’est considérable, d’accompagner le travail, la peur et la décision d’un seul personnage » dira t-il dans les quelques lignes de cette lettre.

     Au fin fond de l’enfer, où le seul embryon de vie se situe dans l’espoir d’une évasion, Saul choisit la mort, il ne choisit pas de mourir, non, mais il se jette dans une course absurde et paradoxale (les morts avant le vivants) dans l’élection d’un corps mort incarné dans celui d’un enfant qu’il se persuade être son fils, et le sauver envers et contre tout, jusque dans une construction chaotique : Retrouver le corps, l’extirper de la table du légiste, faire dire le kaddish à un rabbin. Il invente une cérémonie au sein d’une usine de mort. Dissimuler plutôt qu’enfouir, prier pour ne pas crier. C’est une quête fondue dans la révolte de 1944 – Celles d’Auschwitz ont toutes échouées. Poussée par elle. Un dérèglement de son mouvement qui va jusqu’à mettre en péril l’insurrection. Suivre un homme qui veut sauver un mort quand tous les autres ou presque, fomentent le dynamitage du crématorium. C’est son acte de résistance à lui. Comme le photographe s’est donné comme priorité de rendre visible ce que les allemands voulaient garder invisible en faisant disparaître toutes les preuves – L’une d’elles, où l’on distingue une fumée épaisse s’échappant de cadavres brûlants, captée dans l’embrasure d’une porte, est entièrement reprise par Laszlo Nemes, pour les besoins d’une séquence, osée mais forte une fois encore, liant le photographe et Saul, le témoignage enfoui et l’étape déviatrice, le réel et la fiction.

     Ce qui prête beaucoup à interrogation éthique et morale, c’est le procédé de filmage. Comment filmer, même en ne suivant qu’un seul homme, une telle entreprise de mort sans lui ôter son impossibilité de représentation ? Comment créer un espace de figuration sans verser dans l’indécence ? Bref, comment un cinéaste, qui plus est héritier formel, semble t-il (rappelons que c’est un premier film) du cinéma de Béla Tarr et des frères Dardenne, peut filmer les camps de la mort, sans être dans chaque plan un monstre esthétisant ou un accompagnateur exacerbé ? Un embryon de réponse intervient dans la manière de mettre Saul en scène, jamais en centralisant sa plasticité spatiale, ni dans une utilisation triviale de la caméra à l’épaule et autre procédé de steadycam. Le personnage arbore une croix rouge dans son dos. De celles qui permettaient aux SS de les exécuter sans mal en cas de fuite. Et c’est cette croix qui permit à Nemes de cibler son personnage. De ne suivre que lui. Un parti pris que l’on pourrait associer à celui de l’utilisation du contre champ. Il y en a peu, très peu mais ils sont toujours choisis par le personnage, dès l’instant qu’ils entrent dans son acceptation du visible.

     Alors, comment évoquer cette folie génocidaire autrement que par le (mauvais) prisme de la fiction affective et/ou spectaculaire ou par l’intermédiaire d’essais admirables, que constituent les tentatives cinématographiques d’Alain Resnais, Claude Lanzmann ou Arnaud des Pallières qui ont chacun à leur manière tenté de rapporter des bribes analytiques d’un passif aussi chargé qu’éternel ? Laszlo Nemes arrive avec une matière fictionnelle et une représentation formelle remarquable et casse-gueule et parvient pourtant à se greffer à cette démarche cérémoniale en offrant en un sens ce qu’on croyait impossible à réussir : Un matériau supplémentaire, une adéquation entre une valeur historique inexprimable et la fiction la plus improbable, finalement digne des immuables et l’un des plus précieux documents sur la Shoah.

     On pense aussi beaucoup au travail de Sergueï Loznitza, sur Dans la brume ou My joy qui sont moins vouées à être des esthétiques du chaos que des traversées de l’enfer, englué dans la décomposition et la mort. Et ce flou permanent convoque plus indirectement celui qui devient ce glissement sur la Seine, sous ses ponts, encerclé par ses berges qui faisait l’image d’Aurelia Steiner, Melbourne de Marguerite Duras.

     Il n’y a pas de miracle au sein de la fiction. De la survie éphémère de l’enfant au gaz jusqu’à sa traversée du fleuve. Pas non plus de plan qui ne tombe du mauvais côté, soit en exagérant le hors champ, soit en le libérant grossièrement : Saul observe, impuissant, le corps se faire avaler par les eaux. Dès lors, nous ne le verrons plus. Le vrai miracle vient plus tard : C’est l’apparition de cet enfant, en chair et en os et le sourire qu’elle engendre, sur le visage de Saul. Miracle éphémère et cruel puisque le cadre fuit Saul et le film s’en va.

     C’est un film à la mémoire des morts au point d’en faire le moteur archaïque du récit, un désir de sépulture comme seule issue autant qu’il témoigne de la vie, celle quotidienne de ces hommes du Sonderkommando, qui devaient envoyer les leurs à l’abattoir avant de nettoyer leur passage, comme les nazis éliminaient les hommes et les traces de leur passage, les preuves de leur accomplissement génocidaire.

     On ne pourra jamais se séparer de ce qu’on a entendu : ces chuchotements, ces hurlements, ces voix multilingues, incompréhensibles, des bourreaux et des victimes, qui se perdent dans un chaos sonore sans fin et semblent émerger de partout, chaque recoin, chaque ouverture invisible, et donnent la sensation qu’on les entend dans la salle, que des gens discutent devant, derrière, renforçant finalement moins l’immersion pure (le trouble est si violent) qu’une fusion confuse avec le personnage de Saul, moins une impression de réel qu’une matérialisation de nos cauchemars, comme le dit très justement Georges Didi-Hubermann, dans Sortir du noir.

     S’il n’est donc jamais question d’imiter une tendance réaliste, comme on a l’habitude de se la représenter, qui plus est dans le cinéma moderne, je m’interroge. Et continuerai sans doute longtemps de m’interroger sur l’utilité d’un tel essai formaliste, la monstruosité de son accomplissement. Notamment dans cette espèce de besoin de storytelling. A l’image de ce premier plan de plongée sauvage, tonitruant, brisé soudainement par l’apparition du titre. Je suis gêné, au point de parfois l’adouber puis le rejeter dans la seconde qui suit. Pourtant, je trouve que sa distance de représentation est irréprochable. Je ne vois que son caractère courageux, son utilité, sa sincérité. Quelque chose de vraiment nouveau, quoiqu’il en soit.

     Quand Des Pallières pondait Drancy avenir en guise de premier film, à l’âge de 35 ans, Laszlo Nemes en a 38 quand il sort Le fils de Saul. Un pont s’est créé.

     Pour ne faire que paraphraser Antoine De Baecque je pense sincèrement que Le fils de Saul est le film le plus important de ces dernières années.

La règle du jeu – Jean Renoir – 1939

1. La Rêgle du jeu – Jean Renoir - 1939Mensonges et trahisons et plus si affinités.

   10.0   Renoir l’annonce d’emblée : La règle du jeu est une comédie fantaisiste, en marge de l’actualité. On est à l’aube de la seconde guerre mais le récit semble à la fois se situer en dehors du monde autant qu’il symbolise métaphoriquement et prophétiquement les évènements à venir.

     La construction formelle est étonnante. C’est une première partie faite de nombreuses ellipses, qui installe la dramaturgie jusqu’à la désagrégation des couples. Puis vient la seconde et sa spirale tragique, optant cette fois pour une temporalité plus resserrée (aucune coupe pour ainsi dire) le temps d’une soirée costumée, au château de la Colinière, dans un rythme endiablé, au synchronisme hallucinant.

     Il y a trois personnages sur un siège éjectable (Jurieu, Marceau, Octave) qui sont dirigés malgré eux par les lois imposées par le maître de cérémonie, un marquis accompagné de ses fidèles apôtres (tous sans relief, s’annulant les uns les autres). Trois personnages de passage dans un monde codé, qui disparaissent comme ils sont apparus, meurent ou réintègrent leur monde, tandis que les autres ne sont que des ombres, fantômes célébrant leurs propres funérailles – Le dernier plan est prodigieux.

     La règle du jeu mélange tous les genres. Le faux reportage se substitue au documentaire de chasse puis au film de fantômes, avant de se transformer en satire bourgeoise, comédie à la Charlot et vaudeville sentimental. C’est en effet une somme d’histoires d’amour perturbées, chevauchées les unes dans les autres à tel point qu’il est presque délicat d’en saisir chaque interaction. les aristos ayant leur reflet populaire, selon un schéma sensiblement identique : Amants et prétendants. Les hypocrites qui masquent tout d’un côté et les instinctifs qui se font violence de l’autre.

     Tout est complexité : Les deux femmes pourraient être partagées entre deux hommes mais on monte ici plutôt à trois voire quatre. Octave étant le personnage relais entre les deux histoires. Deux mondes qui se collisionnent dans le meurtre, où le pauvre tue en faveur du riche, qui triomphe donc sans se salir les mains et peut préserver les apparences et la distance de classe.

     A la fin, André Jurieu, seul vrai romantique issu d’un autre temps qui risquait sa vie pour Christine en traversant l’Atlantique, est tiré comme un lapin en écho à cette atroce partie de chasse centrale mais personne n’est véritablement scandalisé. Il a roulé comme une pomme, fera remarquer Marceau en s’adressant au marquis de La Chesnaye. Il est abattu sur un faux hasard (Le marquis conclut pour tous à un banal et cruel accident) et sa mémoire oubliée à jamais dans le mensonge.

     Panoramiques sidérants, entrées et sorties de champ vertigineuses, profondeur de champ virtuose, plans serrés systématiquement fondus dans des plans larges. Chaque idée formelle tient d’un minutie de génie mais toujours acceptée dans une continuité. L’utilisation du son, à ce titre, tient une place essentielle. Autant dans les intérieurs que les extérieurs, en champ ou hors champ, de le sentir fuser ainsi d’une pièce à une autre accentue le tourbillon infernal.

     Toute la mise en scène autour de Renoir jouant Octave est passionnante et révèle un dispositif aussi ludique que rhétorique : Lorsque celui-ci, pris dans la tourmente du jeu, ne contrôle plus rien (fameuse séquence du spectacle amateur) le film s’embrase, le piano joue seul, le marquis règne entièrement sur ses automates, ne reste plus qu’au tragique de faire son travail et Renoir de dire, pour finir, toujours par l’intermédiaire de son personnage, qu’il va quitter la société pourrie, retrouver de la normalité. Il annonce La règle du jeu comme étant sa création la plus folle, en somme.

Leviathan – Lucien Castaing-Taylor & Véréna Paravel – 2013

12115808_10153633512417106_4380523952948892371_nAu cœur de la bête.

   10.0   La citation de Job d’entrée permet de poser autant que d’évacuer un sous-texte mythologique. On entre dans un monstre et on en réchappera dans une heure et demie. Le reste tient du voyage. Avec et contre le Léviathan, mythe ou non. On n’avait jamais vu un truc pareil. C’est le sentiment premier qui domine pendant et au sortir de cet objet colossal, qui plus qu’un documentaire sur un chalutier lâché au cœur de l’océan tient d’une proposition singulière, nouvelle, sorte de poème visuel et sensoriel traversé par des fulgurances horrifiques hors du commun.

     Leviathan n’est que plongées. Au sein de cuves qui dégoulinent de sang, dans les remous accompagné par les mouettes, côtoyant là d’immenses et terrifiants cirées rouges plein de flotte, caressant les nuques et tatouages des pécheurs. On décèle quelques voix mais le magma sonore provoqué par les machines les rend inaudibles. Un moment nous suivons une mouette qui s’invite à bord pour chiper quelques restes, je ne sais par quel miracle (le film en compte tellement) nous nous réfugions dans les plumes de l’animal avant de le laisser regagner les airs. C’est un instant incroyable. Il y a vraiment de la magie dans ce film.

     Le procédé de fabrication est aussi génial que casse-gueule : Une vingtaine de petites caméras sont dispatchées dans le chalutier, accrochées aux pécheurs ou prises dans les filets, installées sur des câbles ou libérées dans les eaux d’une cuve entre les poissons mourants venant cogner l’objectif. Les images sont le résultat d’un montage fascinant, deux mois en mer au large des côtes de New Bedford uniquement saisies dans la nuit, bleutée ou charbonneuse.

     Nuit éternelle où se fait ici le ramassage et l’ouverture des coquillages qui devient quelque chose de très méthodique, effréné, robotique. Le cauchemar se poursuit. Et un bourdonnement chaotique reste en continu, envahissant la piste son, secoué parfois par des cris indistincts, stridences en tout genre, grondement de machines, échappées liquides. Souvent, le bateau parait immense, parfois, comme lors de ce curieux plan de plongée, il est minuscule.

     Et il y a deux des plus beaux accouplements de séquences monstrueuses vu depuis longtemps : Sur le pont du bateau, deux hommes encapuchonnés découpent la raie, séparant les ailes de l’os central de façon mécanique, avec crochet dans une main, machette dans l’autre. Puis nous échouons avec les rebuts sur un sol trempé et vacillant avant d’assister, pendu sur la coque, à une cascade de viscères déversées en continu dans l’océan.

     Il y a aussi cet instant où l’objectif est balloté devant la proue du chalutier, véritable monstre vert voguant à travers de gigantesques murs d’eau. On ne fait que plonger et ressortir jusqu’à ce fondu étrange où le plan s’aventure dans une douche de pécheur avant d’en sortir par des fonds marins sidérants (Où sommes-nous, bons sang ?) puis de se laisser embarquer par un immense filet de pêche, qui prend soudainement l’aspect d’un grand masque sorcier gobant les coquillages et les étoiles de mer.

     Et là un plan interminable dans une cabine de repos sur un pécheur en train de s’endormir et l’on se balance soudain, au gré du mouvement du ressac, au ralenti comme dans un rêve, avant de plonger dans un dernier voyage, abstrait, sans ciel, sans fond, puis dans les airs parmi les mouettes. Le dernier acte et ses multiples aléas vertigineux est un truc fou, absolument fou. On voudrait que ça dure une éternité. Au point d’être ému par ce dernier vol de mouettes, au loin, à peine visible, post générique. L’adieu du monstre. De terreur et d’extase.

     On ne s’en remet pas si facilement. A tel point que je m’y suis replongé le lendemain, aussi compulsivement que le film peut l’être, afin de l’apprécier autrement, de le sentir à nouveau, redécouvrir un peu encore de sa folie, de cet ahurissant magma qu’il contient et crache sans scrupule. Il m’aura finalement manqué qu’une seule chose pour le vivre à sa peine mesure : le grand écran. Je remercie Arte – Une fois de plus – pour cette diffusion providentielle mais je garderai éternellement le regret de ne pas avoir fait cette puissante rencontre en salle, je n’ose imaginer le choc cosmique que ça doit être.

Les Naufragés de l’île de la Tortue – Jacques Rozier – 1976

Les naufragé de l'île de la tortueDivin chaos.

   10.0   C’est une forme d’absolu à mes yeux, dans ce qu’il représente de plus fou, indomptable, stimulant, extraordinaire. Autant Du côté d’Orouët j’ai vraiment la sensation qu’il s’adresse à moi, intimement, de bout en bout. Là moins. Mais le film diffère d’un visionnage à l’autre. Comme s’il parvenait à s’affranchir du souvenir qu’à chaque fois j’en ai. C’est très déstabilisant. Par exemple, cette fois-ci, j’étais surpris que le début s’étire autant et que l’escale dans le refuge soit si courte. Remarque parmi d’autres, au sein d’un monde qui m’échappe autant qu’il sait me happer et me bouleverser.

     Le cinéma de Rozier n’est qu’affaire d’escapade donc de tentatives, de tâtonnements. Son cinéma se substitue à l’histoire de son personnage, Jean Arthur Bonaventure. C’est le récit d’un rêve. Celui d’un cinéaste voulant tourner sur une île déserte. Et celui de Jean Arthur dont les premières minutes le perdent ouvertement dans un songe psychédélique, tout en éclat et en couleur. Une femme noire sur un tableau constitue le lancement de son évasion. Femme noire que Bonaventure parvient à croiser réellement le lendemain. Dès lors le rêve et le réel ne feront plus qu’un. Le film sera pourtant constamment suspendu entre ces deux pôles, avec notamment l’idée qu’à Jean Arthur de donner à l’île prétendue vierge qu’ils s’apprêtent à fouler le nom de tortue d’où le titre du film, avant que Petit Nono ne lui apprenne qu’une autre île existe déjà sous ce nom. Qu’importe. Chez Rozier on passe vite à autre chose. On dévie. On contourne. On s’égare. A l’image de la première nuit d’expédition, quelque peu chaotique.

     En un sens, on navigue continuellement dans un rêve à l’intérieur duquel on s’y extraie chaque fois via une porte de sortie qui ne sera jamais suffisante pour l’éteindre. On pourrait dilater cela jusqu’à la fabrication du film lui-même que le cinéaste n’aura de cesse de confectionner comme un doux rêve, avec ses surprises et ses obstacles. Un peu plus tôt dans le film, alors que Jean Arthur va pour s’élancer dans un voyage d’observation, ce n’est pas Gros Nono qui se pointe, comme le veut l’organisation, mais son petit frère, Petit Nono (ancien cuistot dans la marine à Toulon) campé par un Jacques Villeret qui débute. Et qui est prodigieux. On ne l’a jamais vu comme ça. A croire que si Les naufragés lui a sans doute ouvert des portes, il ne lui aura pas permis – c’était mission impossible – de lui ouvrir celle d’un jeu dévoué au champ libre, improvisé, pur. Cela vaut bien entendu aussi pour Pierre Richard. On ne les aura vu ainsi uniquement là-dedans, car même si le second déjà connu dans la comédie (Le grand blond, La course à l’échalote…) semble imposer sa tenue burlesque coutumière (corporelle et grimaçante), le cinéma de Rozier est plus fort que lui et l’embarque bien plus loin, quasi à son insu pourrait-on dire, de ce qu’il nous avait habitué à voir.

     Robinson démerde-toi, 3000 francs rien compris. C’est le slogan du nouveau concept vacances, un voyage idéalisé et organisé par Jean Arthur Bonaventure, employé d’une agence de voyage, qui devient donc le guide d’une aventure brinquebalante qu’il se concocte au jour le jour autant que Rozier aussi a pu construire son film au gré des inconnues, improvisations et surprises. La séquence du refuge est l’une d’entre elles. Cette maison fermée dont on en trouve tardivement les clés cachées sous une poutre, après avoir passé la nuit dehors. La longue séquence sur le bateau en est une autre : Les voyageurs s’engouffrent progressivement vers une île semble t-il déserte, qu’il faut terminer de regagner à la nage parce que le défi correspond exactement à ce que s’était imaginé Jean Arthur, cela même si d’autres le trouve artificiel.

     Il y a quelque chose chez Rozier qui tient entièrement dans le rêve et la croyance en ce rêve. Les personnages, aussi peu soient-ils (une dizaine) existent et se multiplient, s’estompent sans disparaître ou s’épaississent alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibles. On pense à ce type, râleur, dont on se demande ce qu’il vient faire dans cette aventure, lui que l’on imagine davantage dans un club med azuréen. Ou à cet autre personnage, soupe-au-lait, campé par un Patrick Chesnais tout jeunot. Ou à L’homme grenouille. Ou à Gros Nono qui disparait entièrement du récit. Il y a aussi plus tard sur le bateau l’irruption d’un fantasque autochtone et son instrument au son étrange. Un moment, une voix off force l’entrée. Enfin, on a l’impression qu’elle s’invite tranquillement. Cette voix c’est celle de Caroline Cartier, l’une des robinsones embarquées dont on écoute alors le journal de bord accentuant l’idée de vide magnifiquement primal et sidéral qui traverse ce voyage insensé.

     Il y a un vent de liberté dans le cinéma de Rozier que l’on ne verra nulle part ailleurs. Tout simplement parce que l’on ne sent aucune forme de maitrise, aussi bien du point de vue scénario que de celui de la mise en scène. Toute la descente forestière, vers les immenses chutes d’eau, c’est à tomber, quelque part entre Aguirre (Herzog) et La vallée (Schroeder), avec le soupçon de burlesque supplémentaire. Un burlesque improvisé, qui s’immisce là où l’on ne l’attend pas. Une parole ici, une chute là, tout semble avoir été pioché dans le réel, celui de l’étirement donc de l’impatience, de l’exaspération. Voir Pierre Richard et Jacques Villeret pris dans cet engrenage comique fait un bien fou. C’est la seule fois où on les verra aussi beaux, indécis, imprévisibles, lumineux car Rozier est maitre pour filmer les corps, les déhanchements, les déplacements, la mouvance en général. Ici un Villeret songeur sur le bateau puis plus tard se vautrant sur le tonneau de rhum. Là Richard et son t-shirt rose troué, foulant la terre en se prenant pour Napoléon, chapeau de paille à l’appui, avant que bien plus tard, silencieux – un silence vraiment inquiétant – il ne se laisse guider par son instinct enfantin en pleine robinsonnade, en sautant seul à la nuit tombée, du pont du bateau pour rejoindre le rivage. Des images que l’on n’oublie pas.

     Rappelons que Les naufragés de l’île de la tortue est tourné dans la foulée de Du côté d’Orouët. Sincèrement, sans en faire trop, je pense que ces deux films sont ce qui est arrivé de mieux au cinéma français durant les années 70, pour ne pas dire depuis les années 70. Si Pierre Richard s’en souvient comme de son tournage le plus singulier (on le croit) et avoue que c’est « son » film que ses enfants préfèrent, Les naufragés lors de sa sortie ne marche pas, entaché d’une préalable version de trois heures, remontée, tronquée, charcutée. Il faudra dix ans à Rozier pour oser se replonger dans une telle aventure, ce sera Maine Océan. Mais les aventuriers du cinéma ont rarement percé de toute manière. Il faut une palme d’or à Coppola pour éviter la catastrophe absolue en 1979. Quant aux autres, c’est comme les grands peintres, ce n’est que plus tard qu’ils sont devenus ce qu’ils méritaient de devenir (Fitzcarraldo, Heaven’s gate, Sorcerer…).

     Comme eux, les anecdotes accompagnent la réputation du film de Jacques Rozier. On raconte alors, entre autre, que le cinéaste  embarque un jour Richard et Villeret sur un ilot désert, les fait poireauter trois heures pour une affaire de lumière, avant de finalement faire un plan sur leurs visages regardant la mer. Sans aucun contrechamp. Aux acteurs pour le moins dubitatifs, qui ne comprennent pas pourquoi ne pas avoir élucidé ce plan « passe partout » ailleurs, Rozier répond qu’ailleurs il n’aurait pas donné pareil dans leurs yeux. C’est une anecdote que j’adore. Une anecdote qui en dit long sur la méthode Rozier, cette fascination pour cet instant précis où l’on aura débusqué la bonne durée, l’agacement, la fatigue, l’abandon. Par exemple, dans le film, L’homme grenouille menace de rentrer à Paris, avant de disparaître définitivement du cadre. On raconte qu’il l’a vraiment fait.

     Chez Rozier on a toujours la sensation que les vacances des personnages sont ratées mais qu’elles resteront leur meilleur souvenir. Et comme si ça allait de pair, les lieux sont alors transformés à l’écran. Il y a une utilisation du décor vertigineuse : la manière qu’ont les personnages de se déplacer à l’intérieur d’un cadre souvent trop grand – au point parfois de s’en échapper indistinctement à l’image de Jean Arthur dérivant derrière la pointe. La partie au coucher de soleil est à ce titre absolument magnifique : L’océan infini, reposant et lugubre à la fois, les splendides crépuscules et ces silhouettes fantomatiques qui s’y impriment comme des ombres chinoises. Le tournage que ça devait être, n’empêche…

     Quant au titre, comme c’est aussi le cas régulièrement chez Rohmer, il est plus ou moins mensonger. Point de naufrage – pas au sens propre tout du moins – ni d’île de la tortue ici. C’est une comédie qui déjoue tous les codes. Qui annonce des vagues mais n’en rapporte que les creux. Les naufragés n’entre dans aucune case. Ce n’est pas le rythme qu’on connait. Ce ne sont pas les rebonds habituels. Rozier préfère le petit au grand, l’imprévu au tout écrit, un dialogue quelconque à une tirade hyper cadrée. L’objet est curieux, forcément. On navigue dans un délire post hippie ou hippie mal réveillé, dont le dernier doux rêve subsiste (par la présence de Jean Arthur) au milieu du tourisme et de la consommation de masse, symbolisé par ces voyageurs faussement attiré par le péril.

     C’est un film de chevet. Un vrai. Qui m’accompagne partout. De la présence magnifique d’un Pierre Richard aux yeux azur comme jamais on ne les avait vu aussi bleus, avec sa barbe anar et son parler mystique (d’abord hésitant dans une première partie où il caresse les embruns au cœur d’un plongeon exotique, parallèle, libéré ; Puis de despote au trop plein volontaire, ensuite, au sein d’un voyage qu’il ne maitrise désormais uniquement dans la seule bulle qu’il s’est créé) à cette curieuse façon qu’à le film de se déplacer, flottant dans le temps comme dans l’espace, creusant son sillon déconcertant sans jamais faire machine arrière. Insolente merveille.

The swimmer – Frank Perry – 1968

The swimmer - Frank Perry - 1968 dans * 100 the-swimmer-lancasterPool by pool.

   10.0   Voici un film incroyable, sur lequel il n’est pas aisé de se lancer dans une analyse. Historiquement parlant, il est déjà passionnant. Au même titre que le Sorcerer de Friedkin, il est ancré dans le nouvel Hollywood mais ne sort pas quand il faut. Trop tard pour l’un, trop tôt pour l’autre. The swimmer est probablement le plus précurseur de tous ces films annonciateurs du courant : The graduate, Easy rider, More, pour ne citer que ceux-là. Il sort en 1968 mais il est pourtant tourné en 1966, c’est dire l’importance fondamentalement prémonitoire qu’il requiert. Il ne marchera pas. Plusieurs raisons à cela, outre sa précocité, citons-en deux mais on pourrait en trouver des centaines : Burt Lancaster et Frank Perry. Le premier est l’icône ultime du cinéma américain classique, des grandes fresques allant du western aux péplums, bref il est so old school, le second est inconnu au bataillon, ni plus ni moins. Comment croire une seconde à la réussite d’une alliance pareille ?

     Le paradoxe magnifique du film c’est justement de constater qu’il est l’un des plus novateurs et fous de son époque. Et sur tous les tableaux : autant d’un point de vue scénaristique puisqu’il n’est autre qu’un road-movie aquatique en forme de retour à la maison, qu’au niveau formel, combinant sans sourciller les effets improbables et voguant d’un genre à l’autre de façon surprenante, du rêve au cauchemar, d’un climat solaire vers une plongée volontiers gothique, entre la fable politique et le délire existentiel. Perry y invente même l’illusion d’une partie de tennis finale un an avant (mais sorti après) Blow up.

     The swimmer s’ouvre dans les bois. La faune (Cerf, lapin, hibou) est saisie dans des plans extrêmement brefs ; on est déjà dans la fuite du monde, dans un retour aux origines, quelque chose semble s’extirper de cet état primitif, parcourt les chemins entre les arbres, file à toute allure. Aussitôt, un homme plonge dans une piscine d’une propriété bourgeoise du Connecticut, effectue sa longueur sous l’eau, ressort de l’autre côté accueilli par un verre de Martini. C’est Burt Lancaster, muscles encore saillants, bronzé, arborant un maillot de bain bleu marine, le sourire franc, les yeux bleus exorbité. C’est à la fois beau, barré et ridicule. Et tout le film naviguera sur cette ligne étrange, quittant peu à peu son apparence joviale pour s’engouffrer dans la tragédie.

     Ned Merrill décide de rentrer chez lui en empruntant les différentes piscines se trouvant sur son chemin. « I’m swimming home » ne cesse-t-il de répéter. A mesure qu’il remonte sa Lucinda river – défi qu’il nomme ainsi en hommage à sa femme – Ned croise diverses connaissances, d’abord bienveillantes à son égard avant qu’elles ne lui soient petit à petit de plus en plus hostiles. Tous ont cependant quelque chose en commun : ils ne comprennent pas vraiment le pourquoi de cette folie, de rentrer chez soi en suivant le cours des piscines, tous coincés qu’ils sont dans leur petit confort bourgeois, plastique et superficiel, où il fait bon d’avoir une piscine sans s’y baigner, uniquement pour pouvoir la montrer aux autres et vanter les mérites d’une eau quasi minérale. Et de discuter filtre, joint ou tondeuse. Merrill s’élève en aventurier contre ce matérialisme-là du haut de sa seule et unique parure : son slip de bain.

     Seuls deux personnages partagent l’engouement pour son aventure, ce sont les plus jeunes. D’abord cette ancienne baby sitter des enfants de Ned, qui le considère explorateur, le suit puis le fuit lorsqu’elle discerne en lui une attention sexuelle. Il n’est pas interdit de relier cette gêne à un passé commun éventuel, douloureux. Le film restera flou sur tout et de soupçon pédophile on en est loin, néanmoins autant que le racisme (à l’égard plus tard du chauffeur) ce sont des thèmes sous-jacents auxquels on pense. Le second personnage à accepter sa bulle est un petit garçon. Celui dont la piscine des parents est vide (de peur qu’il s’y noie) mais dans laquelle on peut accomplir son dessein si l’on accepte de faire semblant de nager. Double rencontre qui renforce le retour en enfance de Ned, en quête de cette liberté inconsciente débarrassée des oripeaux veules du monde des adultes. Et puis il y a deux autres enfants qui ont de l’importance, ils sont souvent évoqués mais on ne les verra jamais : Ce sont les filles de Ned Merrill, dont il ne cesse de dire partout qu’elles sont à la maison, en train de jouer au tennis. La fin à ce titre, bien qu’archi attendue est ô combien bouleversante.

     En fait, on comprend peu à peu que Ned Merrill a fait partie intégrante de ce modèle de l’American way of life des années 50. Puis il a tout perdu. On comprend qu’il est couvert de dettes. On croit un temps qu’il est attendu chez lui. C’est-à-dire que l’on accepte la donnée fantastique de départ. Puis très vite on se persuade de son déni, que ses filles ne jouent pas au tennis, que sa femme ne l’attend pas. On assiste à l’évanouissement terrible de cette origine convoitée. Et cette chute est racontée à différents niveaux : Lancaster, d’abord, incarne une sorte de figure mythologique, en maillot de bain pendant tout le film. Le fait est qu’il est l’acteur américain le plus athlétique, une sorte de corps iconique. Et la suite du film annonce sa décrépitude, un vieillissement accéléré (Il boite parce qu’il s’est blessé) bref la mort de l’actor’s studio, du classicisme. Et il y a bien entendu l’image du personnage du nouvel Hollywood qui est trop vieux pour s’y fondre.

     Et il y a l’étalon admiré et envié que représente d’abord Ned Merrill avant de devenir peu à peu persona non grata. Les piscines aussi se font moins accueillantes. A l’image de celle où il n’est pas le bienvenu (la propriété d’un ami dont il semble ignorer (par déni ?) la disparition) qui intervient après une ellipse incroyable – Le plongeon dans la piscine de l’un, ensoleillée, la sortie dans celle de l’autre, ombragée. Sa visite d’une ancienne maitresse en est l’un des sommets. Sans parler de l’humiliation qui la précède, dans une Garden party répugnante ou de la double horreur subie à la fin dans la piscine municipale, précipice le plus fou, où on le force à se doucher parce qu’il a les pieds sales, ensanglantés et qu’on lui demande cinquante centimes pour y entrer. Piscine bondée dans laquelle il lui sera impossible d’y effectuer son crawl habituel.

     Et l’une des plus belles fins de l’histoire du cinéma : Une maison vide, des vitres cassées, un terrain de tennis laissé à l’abandon, un jardin en friche. Images terribles qui s’impriment longtemps dans notre mémoire. La fin du cours d’eau immobile (le mouvement de la rivière/le rêve face aux eaux stagnantes des piscines/le réel) qui remonte à la source, porte des enfers où s’abat d’ailleurs un violent orage. Le temps parlons-en : Il se dégrade, imperceptiblement mais violement, au même titre que la joie de Ned se transforme en désespoir. Il fait d’abord très chaud, le soleil recouvre tout. « A-t-on déjà vu si belle journée ? » s’émerveille Ned, durant l’une de ses premières escales, dans lesquelles il peut encore se faire servir un verre à boire. Puis tout se gâte. D’abord par visions, au détour d’un frêne décharné. Puis plus tard physiquement lorsque le froid s’empare littéralement des larges épaules devenues frêles d’un Burt Lancaster qui se voute. Un refroidissement qui annonce le déluge. Le temps est problématique, flottant, malade comme la personnalité de Merrill. D’un plan à l’autre, parfois, la lumière change. C’est une fable sans saison qui se marie avec le quotidien de cette société bourgeoise occidentale, immobile, hors du temps.

     On pourrait aussi voir en The swimmer la tentative désespérée, quête autiste et marche expiatrice d’un homme qui croit pouvoir racheter un sombre passé, lui permettant de recouvrer ce qu’il a perdu d’où l’exigence du défi (plonger quelque soit l’obstacle en jeu) et les mini drames qui le traverse (Une piscine vide, une piscine froide, une piscine surchargée). On ne sait pas ce qu’a été Ned ni ce qu’il a concrètement fait pour être amené à être détesté ainsi, on aura des indices ci et là, mais aucune certitude quant au pourquoi clair de sa déliquescence. C’est incomplet. On ne saura rien non plus du temps que tout cela a pris, dans sa richesse comme dans sa chute, sa solitude autant que sa résurrection. Certains des personnages qu’il croise parlent d’une absence de deux ans, d’autres de cinq.  Tout est trouble. De la même manière on voit très peu de plans entre les piscines/propriétés comme si là aussi il y avait des ellipses de plusieurs années.

     L’espace de déni (la piscine) est petit à petit perverti. Au départ on le laisse y plonger au loin, chez les nudistes par exemple, même si déjà il y a la violence du nudisme qui s’en dégage. La femme qui lui dit qu’il n’est pas le bienvenu l’agresse tandis qu’au début c’est un verre d’alcool qui l’extraie de l’eau. Dans la Garden party, il semble ramper dans la piscine avant qu’il ne soit choqué de voir un vieux chariot de glace qui lui appartient. Dans la piscine municipale cette violence devient quasi celle de la fin de Mulholland drive, il est agressé en entrant et agressé en sortant. Il ne peut s’en évader qu’en escaladant une fausse falaise.

     Le film regorge d’idées incroyables. Il m’a paru totalement fou lors cette seconde fois tandis qu’il m’avait laissé gentiment sur la touche la première. Mais je sais pourquoi. Il est hors norme, indomptable. Il y a la scène de l’autoroute, par exemple, carrément hallucinante. Je ne sais pas comment accepter cette séquence dans sa définition théorique mais ça me semble fascinant. Ou encore ce rêve équestre qui navigue entre le mauvais goût (d’une pub) le plus fou et le destin tragique et psychédélisme le plus fort.

     The swimmer remonte le passé de Ned Merrill tout en étant une métaphore douloureuse de ces disons dix dernières années. C’est comme si on le sentait vieillir. Comme si lui aussi, autant que le frêne, se décharnait. En ce sens c’est un grand film théorique et tragique, une alchimie improbable et géniale. Où la temporalité y est indomptable comme dans un cauchemar. Le thème musical qui accompagne ce destin funeste est d’ailleurs l’un des plus beaux et terribles entendus depuis ceux de Michel Legrand dans Le mépris.

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