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E.T. l’extraterrestre (E.T. The extra-terrestrial) – Steven Spielberg – 1982

9. E.T. l’extraterrestre - E.T. the extraterrestrial - Steven Spielberg - 1982Un monde sans père.

   10.0   Je ne vais pas revenir sur le film qui à mes yeux est un chef d’oeuvre et me suit depuis ma plus tendre enfance, simplement évoquer cette quête du père vu par le prisme d’un extraterrestre qui ne m’avait jusqu’ici jamais paru aussi évidente et bouleversante. Cette connexion qui se fait progressivement entre Eliott et ET c’est celle d’un fils avec son père. Et la fin est d’une tristesse terrible (bien qu’elle soit maquillée en happy end) puisque Eliott subit un deuxième abandon, ses deux connexions ont rejoins une autre planète, son père ayant quitté, on l’apprend plus tôt, le foyer familial pour une nouvelle vie au Mexique. Les mots de la fin « I’ll be right here » sont ceux d’un père à son fils pour le rassurer de la séparation. J’ai fini dans un état indescriptible. Et puis évoquons le must du must : cette copie blu ray! Absolument MONUMENTALE !!

Fenêtre sur cour (Rear window) – Alfred Hitchcock – 1955

35.12Une femme disparaît.

   10.0   Trois rideaux s’ouvrent vers le haut et le cadre qu’ils découvrent sera celui du film deux heures durant. L’occasion pour Hitchcock de triturer tout ce qu’il peut. En effet, nous ne quitterons pas l’infime espace que constitue T2 donnant sur la cour commune d’un quartier résidentiel. Le film n’aura pourtant jamais l’air d’être une pièce de théâtre. Introduction simple et géniale, ce n’est pas un dialogue futile et/ou attendu qui nous explique la situation du personnage, mais la mise en scène, purement, en un plan parcourant l’appartement, l’homme endormi, plâtré, une table avec un appareil photo cassé, une pile de magazines à côté, des photos de voitures accidentés encadrées. Jimmy Stewart n’est pas encore le voyeur qu’il sera bientôt mais ces instantanés révèlent beaucoup sur ce personnage, ce qu’il est, ce qu’il fait, ses obsessions.

     Il est le miroir du spectateur. Attentif, voyeur, en quête. Il y aura pourtant du passage dans cet appartement, mais chaque fois le regard se laisse gagner par l’extérieur, cet écran géant, cinéma grandeur nature, dans lequel Hitchcock projette le miroir de l’Amérique toute entière. Sombre tableau qui pourrait être vu comme la projection des désirs et des craintes du personnage joué par Stewart, électron libre ne voulant pas s’engager. Ce qu’il voit en face de lui c’est une somme de récits, de comportements, l’étendue des strates conjugales, ses possibilités, au travers d’une femme seule trinquant avec un partenaire imaginaire, un homme seul réfugié dans le piano et les diverses soirées qu’il donne régulièrement à son domicile ; Cette jeune sportive qui reçoit les hommes comme on ouvre son courrier, ce couple vieillissant mal, cet autre couple vieillissant bien mais en trouvant refuge la nuit sur leur balcon. Ou bien ces jeunes mariés, dans la consommation la plus absolue et autiste de leur amour.

     Fenêtre sur cour est un grand sur les relations de couple, en somme. Enfin disons que le catalogue qui nourrit l’écran et/ou les pensées du personnage est une représentation du monde duquel l’amour (le mariage) est le dénominateur commun. Cela m’avait échappé la première fois. Sans doute et c’est là tout le pessimisme hitchcockien parce qu’il est saisi du point de vue de celui qui le refuse, préférant l’observer, le disséquer, s’y projeter ou s’y frayer son propre intérêt, à la manière d’un cinéaste trouvant en son personnage un alter égo.

     Il est passionnant de constater combien la fenêtre de l’appartement de Stewart donne à voir une multitude d’autres fenêtres qui sont autant d’écran renfermant chacun sa petite histoire. C’est donc une folle affaire de voyeurs et de gens qui aiment se montrer. Le film marque d’ailleurs discrètement un certain crescendo thématique dans la mesure où à l’œil nu de Stewart succède d’abord les jumelles puis la longue focale, de même qu’à son obsession solitaire se développe une véritable table d’observation collective. Le film enchaine les plans ahurissants avec une science de la découpe qui tient du génie pur. Cette espèce de faux split screen (deux fenêtres séparées par une gouttière) sur ce couple en crise c’est absolument génial. Voire aussi ces nombreux hors champs systématiquement matérialisés par des murs, des rideaux, des volets. Cet équilibre entre les plans de jour et ceux de nuit. Quelque chose de continu et de tellement continu en apparence qu’il est en indéchiffrable dans sa temporalité.

     C’est un immense film sur la curiosité des hommes en tant que moteur obsessionnel. L’issue importe finalement assez peu. C’est le voyage immobile et monde à la fois, qui installe et nous convie au vertige. Un quartier étrange, suspect. Un truc de passionné. Un plateau avec un verre de lait, un sandwich et un appareil photo. Un plateau et un écran. Ou un écran de cinéma. Qu’importe, c’est une fenêtre sur un ailleurs.

Kids – Larry Clark – 1995

31.-kids-larry-clark-1995-1024x570Le fantôme de la liberté.

   10.0   Les jeunes sont pour Larry Clark plus qu’une inspiration, un véritable amour obsessionnel, peints dans une caresse folle des corps, dans leur énergie sans cesse renouvelée, un appétit de la destruction et une quête sans fin du plaisir instantané sans préoccupations pour les lendemains. Que le récit se déroule sur une seule journée en dit long. Mais la beauté paradoxale de Kids, premier essai de l’auteur, alors seulement photographe, est de justement ne faire que penser leurs lendemains, entre ces collisions de générations de gosses, aussi brèves soient-elles parfois, ainsi que dans la propagation invisible du sida. Avions-nous vu auparavant les groupes filmés comme ça, aussi crûment, frontalement, avec une telle violence et empathie mêlées ?

     Une journée, une seule, sans autre repère temporel que la lumière naturelle et cette chaleur extrême pour nous accompagner, entre les appartements, les rues new-yorkaises, un skate parc, une piscine, un night club puis de nouveau un appartement, orgiaque, exterminateur. Lieux traversés comme le vent, sans cérémonie, sans apitoiement, sans méthode, dans sa représentation la plus instinctive. Défilé de corps à n’en plus finir, trempés par la canicule, avachis, mouvants, heurtés, contemplés. Corps qui ne sont plus sujet à gêne, partagés entre tous les possibles, littéralement souillés par l’annihilation cérébrale. Drogue, alcool, violence (une scène de lynchage absolument immonde) et baise sont les uniques credo valables.

     Et au milieu de cette vacuité convoitée, de ces vies qui ne sont plus que représentation de mascarades, se noue quelques chose de terrible, un drame en sourdine via Jennie (Premier rôle de Chloë Sevigny) dans sa quête pour retrouver le garçon qui lui a très certainement refilé le virus puisqu’il est le seul auquel elle s’est offert. Un kid comme un autre, dont le gros kif quotidien est de déflorer les minettes, sans se faire chier à enfiler une capote. Le film s’était par ailleurs ouvert sur une séquence particulièrement crue qui donnait le ton : une baise avec une jeunette que l’on ne reverra jamais. Quant à Jennie, qui au départ faisait un test pour accompagner sa meilleure amie (Premier rôle de Rosario Dawson) elle se retrouve à errer en ville, entre les taxis, dans une quête vaine, déjà délaissée et bientôt endolorie par une prise d’ecstasy qui l’emmènera jusqu’au bout de son processus de relais destructeur.

     Larry Clark, cinquante ans au compteur, pond ce brûlot, qui n’est qu’affaire de flux, de mouvements, non pas débarrassé des attributs narratifs (le film est par ailleurs écrit par Harmony Korine, 19 ans, qui joue aussi dans le film) mais sans schéma préalablement conçu. Le film semble en effet manifester une trame classique pour mieux la distordre. Il semble voguer dans un onirisme latent, entre l’euphorie et la tétanie. Je crois n’avoir jamais retrouvé cette puissance et cet abandon autre part.

     C’était ma deuxième fois. Ma première avait été un choc, l’un de mes plus grands chocs de cinéma. Je continue donc de le voir comme un vrai manifeste d’une jeunesse insouciante, qui hérite et transforme à l’excès indomptable les revendications sex & drugs de ses aînés, au point de se ronger de l’intérieur dans sa propre solitude, encore masquée par l’idée de s’y noyer tous ensemble. Les dernières scènes du film sont terribles dans ce qu’elles offrent de fresque éclatée. Et les derniers mots « Jésus Christ, what happened ? » signés Casper, futur fantôme de la liberté, sont les plus tranchants et troublants que Clark pouvait nous offrir.

Une journée en enfer (Die hard with a vengeance) – John McTiernan – 1995

39.-une-journee-en-enfer-die-hard-with-a-vengeance-john-mctiernan-1995-1024x768Waltz of the bankers.

   10.0   Je suis retombé dessus par hasard, je pensais regarder une scène, puis cinq minutes mais j’ai finalement tout maté alors que je l’avais revu il y a seulement quelques mois. Et dire qu’il a bercé toute mon adolescence. Vu et revu jusqu’à épuisement, sans jamais que ça m’épuise. Pas même encore aujourd’hui. Je pense pouvoir dire qu’il fait partie de ces films dont je connais chaque réplique (En Vf cela va de soi) et situation par cœur. Des premières notes de The Lovin’ Spoonful (Summer in the city) au Johnny’s coming home de Michael Kamen. Du McClane, migraineux, que l’on sort du lit et qui va arborer un écriteau suicidaire dans les rues de Harlem à celui, toujours migraineux, qui liquide son second Grüber après avoir traversé explosions et attentats en tout genre. Sans parler de l’inénarrable « Simon says » (« Jacques a dit » chez nous). Et sans s’étendre non plus sur l’un des plus beaux duos improbables que le cinéma d’action nous aura offert : Willis / Jackson. Un vrai régal. Le cinéma d’action à son apogée. Sobre, lisible, hilarant, d’un bout à l’autre. Deux heures de pure jubilation. Admettons, peut-être, que la première partie soit un poil meilleure que la seconde, en terme d’idées, de rythme, de répliques, de bifurcation, en gros lorsque Irons est hors champ. Mais la suite est tellement au-dessus du lot, franchement, que je n’arrive même plus à être objectif. Le meilleur Die Hard, haut la main. Juste devant le premier. Enfin disons qu’ils se valent, globalement, c’est juste que l’un trépide quand l’autre est plus down tempo, l’un est en huis clos vertical quand l’autre est à ciel ouvert horizontal, c’est d’ailleurs fou le nombre de plans où apparaissent les Twin towers. En fait je préfère celui-ci pour sa cartographie new yorkaise. Et j’adore l’avancée sous forme de prétexte, les fausses pistes, et le montage lors de la découverte de la supercherie est à tomber par terre. Le montage de manière générale est un agencement d’orfèvre dans ce troisième volet. Et puis j’adore les méchants, comme dans le premier Die Hard d’ailleurs et pour paraphraser Hitchcock : « Un film est réussi quand le méchant est réussi » Et puis les seconds rôles ne sont pas en reste, ils sont tous exceptionnel. Chef d’œuvre du genre. Définitivement.

Shining – Stanley Kubrick – 1980

10550862_10152277013917106_7919839584075110998_nThe Overlook’s curse.

   10.0   J’ai dû le voir quinze fois, quelque chose comme ça. Je ne m’en lasse pas. C’est l’un de mes films préférés pour toujours. Je pourrais le revoir à nouveau dès demain…

     Une auto familiale serpente l’étroite route d’un flanc de montagne, creusant la roche, contournant les lacs. C’est l’été ou la fin de l’été. Le ciel est d’un bleu menaçant. Le générique s’impose lentement, au rythme hypnotique d’un sillonnement parfois lointain. Le mélange de bruits que forme la bande sonore agrippe au point d’engouffrer d’elle-même le véhicule jaune dans une dimension imperceptiblement cauchemardesque. Rien n’a encore giclé mais tout est déjà là, sous nos yeux hagards, notre esprit happé. Introduction qui fait quasi office d’avertissement tant elle prépare le drame. Lorsqu’un immense hôtel, lugubre, fantomatique, perdu ou planté là sur ce plateau montagneux, fait son apparition ténébreuse, il témoigne déjà d’une sécheresse, d’un tremblement en gestation, qui convoque l’engloutissement. La bonne nouvelle, c’est qu’on ne le quittera plus.

     Le climat est encore aguicheur. Les derniers touristes estivants quittent progressivement l’établissement. Le parking est encore plein. On ne le verra pas se vider. Un curieux balai se dessine dans le gigantesque hall. Indomptables déplacements, créant et accentuant le vertige. Un hall chaotique, traversé par des lignes, investi par des valises, des fuites de cadre de part et d’autre, comme si l’attraction pour Jack Torrance (Jack Nicholsson) se transformait pour eux en répulsion instinctive. Comme s’ils étaient déjà des fantômes, figurants d’une toile auxquels on aurait demandé de se déplacer selon leur instinct, leur bon vouloir. Il y a dans leurs déplacements, quelque chose de faux, forcé, qui perturbe déjà notre regard. Et Jack est de chaque plan ou presque, il est cette silhouette sur laquelle se cale notre regard, alors en quête d’une quelconque assurance, un point d’attache.

     Une maîtrise formelle qui se doit de s’imposer ses propres codes et limites pour ne pas sombrer dans une surenchère de l’absurde, cheap et factice. Garder cet aspect domestique afin de le dynamiter graduellement. Il faut savoir gré à Kubrick d’avoir crée ce dispositif, dingue puisque invisible, consistant à détruire les codes de l’épouvante. Shining pourrait à ce titre être perçu en tant qu’avant garde absolu à l’instar avant lui du Répulsion de Polanski, du Don’t look now de Roeg ou du Suspiria, de Argento. Films qui meublent aisément mon panthéon personnel. Chocs au-delà du simple choc. Objets hallucinés, jubilatoires, qu’on n’a certainement pas fini d’étudier ni de triturer.

     Si Shining démarre sous des hospices pleins d’humeur dérangeante, sa progression vers l’horreur est imminente, pour ne pas dire instantanée. A l’image de son ambiance musicale. Non qu’elle investisse d’emblée l’image de façon ostentatoire mais elle sait perturber le cadre, nos attentes, le semblant de récit et le vide qu’il impose nous harponnant insaisissablement dans sa spirale horrifique. Au moyen de comportements parfois étranges, que sont les premières indications offertes par le jeu subtil et dénaturé de Nicholsson, voire bien sur du jeu télépathique engagé entre Danny et Halloran, le cuisinier. Pour ce que l’on voit. Et pour ce que l’on voit moins. Kubrick désamorce la réalité en perturbant tel un vaudou notre champ d’acceptation. C’est ici le fond d’une pièce changeant que l’on ouvre ou ferme une porte (la chambre froide) ou plus tard une géométrie impossible lorsque le cadre suit perpétuellement Danny dans ses chevauchées à dos de tricycle. Un cadre qui se dérobe sans que l’on en saisisse les rouages mais je reste persuadé que notre esprit, quel qu’il soit, suivant l’humeur ou la concentration, est forcément perturbé par ce procédé tentaculaire. L’oeil lui-même doit en prendre un coup. Comme lorsque l’on se trouve face à une illusion d’optique durant ce court instant où l’illusion fonctionne. Une illusion qui fonctionne deux heures, ici. Et tellement bien qu’elle nous envoie d’emblée dans une sphère plus directe, monstrueuse. C’est évidemment au départ, la scène de la vision des deux fillettes dans un couloir, superposition insensée de deux silhouettes dans une robe bleu ciel soudainement balayées par le massacre barbare de ces deux mêmes silhouettes, dont le sang recouvre les murs. Il y aura plus tard la fameuse séquence de la chambre 237, d’abord hors champ puis dédoublée. Plus tard ce sont les époques qui sont chamboulées, Jack déambulant dans les couloirs, s’égare dans la salle de bal, vide, s’échoue au bar et ferme les yeux. En les rouvrant, le barman lui fait face et lui offre un Scotch. Jack en profite pour lui avouer l’un de ses secrets. Il reviendra dans la gold room bien plus tard. Pièce désormais comble, festoyant, probablement comme à sa grande époque, nourrie de convives, de tablées, de serveurs, d’un barman. Ce fameux Lloyd, notre porte d’entrée vers l’inexplicable. Lloyd mais aussi bientôt Delbert Grady, simple serveur, lui aussi fantôme appartenant à un temps imprécis.

     Shining est un dédale tourbillonnant. Plus rien ne le retient dorénavant. L’objectif, un moment donné, vient capter la maquette d’un labyrinthe, lequel Jack surplombe, encore serein, ou presque. Un labyrinthe factice qui se transforme peu à peu en labyrinthe réel, dans lequel s’engouffre Wendy et Danny, en simple visite, mais déjà à la merci de la folie encore en sourdine de Jack.

     Le film grimpe progressivement. La bande sonore y est pour beaucoup. Partitions fabuleuses et terrifiantes de Ligeti, Bartok et Penderecki. Le film s’était même ouvert sur la reprise de La symphonie fantastique de Berlioz, vocoderisée par Rachel Elkind & Wendy Carlos. Tout est nébuleux. Indomptable. C’est un carnage en préparation. Miroir de celui de la famille Grady, conté à titre préventif à Jack par le directeur de l’hôtel, lors de son unique rendez-vous relai en début de film. On savait donc d’emblée que l’établissement était maudit, renfermant cette histoire sordide de meurtres à la hache.

     La mise en scène ultra symétrique du génie Kubrickien trouve ici non seulement son apothéose mais surtout une justification complexe du cloisonnement horrifique propre au genre. Jamais un lieu, dans un tel univers de cinéma d’épouvante, n’avait autant été travaillé, parcouru méticuleusement, trituré méthodiquement jusqu’à en saisir et en extraire toute sa sève d’angoisse et de jubilation. C’est lorsque la machine de destruction est lancée que le film peut alors tout se permettre. La sidération parfaite, permanente, par le choc, la peur, le vide et le grotesque. Des vagues de sang s’échappant des ascenseurs de l’hôtel. Le surgissement de Jack derrière une colonne, hache en main (mais d’où sort elle sinon d’un paradoxe temporel ?) aux apparitions successives de convives hébétés, souvent cachés sous des masques et déguisements d’animaux. Visions folles, tout en miroirs (la scène des toilettes avec Grady, le célèbre REDRUM, la chambre de Jack…) et en variations labyrinthiques (figurées ou non : la moquette, la rupture temporelle, l’infinité de couloirs).

     L’horreur à l’état pur, totale, dans la mesure où elle se fait à la fois profondément domestique et infiniment fantastique. De cet hôtel luxueux, sinistre et labyrinthique, Kubrick en balaie tous les recoins, trace toutes les lignes qu’il est en mesure de tracer, varie tous les angles. Et Shining s’avère être un immense film sonore. De part sa bande originale particulièrement retorses, on le disait précédemment, mais aussi au moyen de nombreux sons concrets, que l’on accueille avec méfiance et froideur, qu’il s’agisse de cette balle de tennis venant continuellement frapper – le temps d’une séquence devenue culte (Carpenter s’emparant même de son rythme pour la musique de The thing) – le mur d’une pièce gigantesque, des touches enfoncées de la machine à écrire, le bruit du tricycle de Danny (je n’oublierai jamais cette étrange musique) fort sur les parquets, sourde sur les tapis. Sans parler de ces terrifiants coups de hache, frappant plusieurs fois la porte des toilettes… Inoubliable.

     Shining déroule son tumulte et sa rage sans répit, ou s’il en est, systématiquement relayé par quelque chose de plus fou, grotesque et dérangeant encore – Comment ne pas évoquer la seconde scène de la chambre froide ? C’est un labyrinthe de couloirs auxquels succède un labyrinthe enneigé, dans lequel le film vient s’achever, dans la nuit, dans un vertige absolu poursuivi jusqu’à ce fameux dernier plan.

French connection – William Friedkin – 1972

French connection - William Friedkin - 1972 dans * 100 1349815057_2Welcome to New York.

   10.0   Plus je le vois plus il me sidère. A tel point que je le considère aujourd’hui après ce nouveau visionnage, dans un blu ray extrêmement granuleux accentuant la saleté qui transpire littéralement tout le film, comme un chef d’œuvre absolu, quasi sans parole, tout en filatures et poursuites. Un sommet du genre. Un polar urbain parfait. J’avais en mémoire surtout quelques scènes d’anthologie (métro, voiture sous les rails, hangar) mais en fait tout le film est sur le même tempo, effréné, anxiogène.

     On est en 1972. French Connection est un film de son époque – Quand Sorcerer semble lui être hors du temps. Deux flics hallucinés – Finis les policiers tous lisses et sages, place à Jimmy « Popeye » Doyle, véritable brute dopé à l’adrénaline, ripou déterminé, violent, abusif et raciste – ont décidés de faire la peau aux trafiquants de Brooklyn dont la dope envahit les rues et remontent petit à petit jusqu’au numéro un mafieux français, Charnier (Fernando Rey) qui permet l’échange entre Marseille et New York. Le film est plus ou moins tiré de faits réels où en 1962 la brigade des stups avait mis la main sur un important trafic avec la France et 50kg de poudre cachée dans les bas de caisse d’une voiture.

     Au moyen d’une mise en scène nerveuse et réaliste (caméra à l’épaule non-stop) Friedkin insuffle à ce polar à priori banal, un rythme qui lui est propre. On n’entrera jamais dans la dimension personnelle des deux poulets, French Connection choisit de montrer les gestes, rien de plus. La filature très souvent en attente, où Gene Hackman semble perdre la sensation de ses orteils dans les rues New-Yorkaises, transis de froid. La filature du trottoir opposé, récurrente ici, dont l’une qui aboutira à une séquence d’anthologie dans le métro. Et en tout début de film une poursuite à pied, effrénée, dans les rues de Harlem qui aboutira à un lynchage total dans un terrain vague par deux flics absolument prêt à tout.

     La fameuse séquence de French Connection c’est celle-ci : Le trafiquant est dans le train, il braque le conducteur pour ne pas qu’il s’arrête à la prochaine station ; Gene Hackman est dans une voiture sous les rails et poursuit sa proie à une vitesse inconsciente, les mimiques sont exagérées illustrant toute sa folie vengeresse, son appétit de violence et d’adrénaline plus que de respect de la justice. L’un des trucs les plus dingues que j’ai pu voir sur un écran. Dix minutes de tension pure aussi limpides qu’aliénées.

     Et une autre séquence formidable encore (James Gray s’en est probablement beaucoup inspiré pour We own the night) après l’échange de la drogue dans un hangar, sous un pont. On est à la toute fin du film, la tension est palpable, le climat a encore gagné en obscurité, c’est pesant. Dans le Gray c’était Joaquin Phoenix, dans le Friedkin c’était Gene Hackman et Roy Scheider. Dans l’un les roseaux, dans l’autre un labyrinthe obscur de ruines, de saletés où les flics là aussi, sont prêt à s’entretuer.

     Friedkin ira jusqu’à engager comme conseillers les flics de la véritable affaire. Un réalisme qui passe inéluctablement par son plus fidèle représentant : la présence de vrais décors. Ainsi le cinéaste tourne tout dehors, entre New York et Marseille et tout en lumière naturelle. C’est l’hiver, c’est brumeux, sale, triste. Il fallait rendre compte de cela. Parti pris renforcé par le choix de filmer majoritairement à l’épaule, où tout sera dynamisé au montage, afin de crée une sorte de réel absolu, proche du docu d’investigation.

     French Connection est un polar incroyable, haletant, idéal, réalisé par un spécialiste du cinéma de genre – partagé entre le fantastique (L’exorciste) et l’action movies. C’est un film tout en ambiguïté et en absurdité. A l’image de l’œuvre entière du cinéaste. La quasi absence musicale accentue ce trouble et cette angoisse qui contamine chaque séquence d’un film construit sur les accalmies et les soubresauts, n’hésitant pas expérimenter leurs extrêmes retranchements, soit varier entre un déroutant statisme et une nervosité de mouvement jamais vu.

L’aventure du Poséidon (The Poseidon adventure) – Ronald Neame – 1973

22. L'aventure du Poseidon - The Poseidon adventure - Ronald Neame - 1973« Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai dans une forêt obscure,
Dont la route droite était perdue. »

     10.0   Je connais ce film depuis ma plus tendre enfance. Je l’ai revu hier pour la énième fois. Comme chaque année. J’y vois toujours ce maître étalon et précurseur du genre, le film catastrophe, et bien plus encore. Un grand film sur le confinement et la survie dans une société à son point de rupture. Une parabole sur la majorité, l’effet de groupe. Un voyage dans les enfers avant un salut désenchanté. Je vais essayer d’en parler et tenter de rester le plus objectif possible, mais je ne garantis rien.

     Dans les années 70 naissaient les films catastrophes. Le film de Ronald Neame côtoyait celui de John Guillermin, qui réalisa La Tour infernale. Il y’en a probablement d’autres mais ce sont les deux seuls que je connaisse ou qui m’aient véritablement marqués. Ce genre a repris du galon dans les années 90/2000 se concentrant davantage sur ses effets spéciaux, le couronnement étant l’insipide 2012 de Roland Emmerich. Il a même fallu attendre 2006 pour qu’Hollywood nous gratifie d’un remake du Poséidon, réalisé par Wolfgang Petersen (dont c’est à ce jour le pire film) qui ne propose rien de nouveau à l’original si ce n’est une débauche d’effets spéciaux curieusement nullissimes.

     Les effets spéciaux de L’aventure du Poséidon sont obtenus avec les moyens du bord, jamais sensationnels, jamais grotesques, juste minimalistes et relégués derrière le récit. Le minimalisme n’a que du bon de toute façon, il suffit de voir combien cela fonctionne de faire tanguer imperceptiblement – Lors de sa partie introductive, le film est déjà dans ces petits balancements – une caméra et y apporter un son étouffé de taule qui grince. Au début du film, le générique défile sous les plans du paquebot naviguant dans les eaux pas encore déchaînées accompagné de la musique de John Williams. Puis il y aura un petit texte d’introduction expliquant que le navire en question a fait naufrage un 31 décembre et que le film souhaite raconter l’histoire des survivants du naufrage. C’est donc un film de survie. Le paquebot n’est qu’un décor.

     Il y a deux idées majeures dans le film qui se révèlent intéressantes : D’abord le choix de ne jamais compenser le drame de l’intérieur par l’extérieur. Le film se fige dans le bateau il n’ira pas ailleurs, aucun point de vue n’en sera apporté de l’autre monde. Ensuite, il se concentre rapidement sur un petit groupe de personnes, pas forcément liées dans le récit, dont on comprend qu’ils le seront après la catastrophe. Au centre de ce groupe, un révérend, joué par Gene Hackman. Homme de foi progressiste qui prône le courage, l’essai, les vainqueurs et n’accepte pas de se soumettre aux prières. L’image pourrait être grossière mais le film ne s’en porte que mieux. Ce sera lui l’artisan d’une évasion un peu folle comme s’il trouvait là une matérialisation à son salut, un moyen de combler ce qu’il recherche depuis toujours. Je vais heurter les puristes mais ce schéma me rappelle Stalker de Tarkovski dans la mesure où il s’agit là aussi d’un guide, orgueilleux, aveuglé par la foi et obsédé par cette transmission de la foi.

     Le film ne fait pour autant pas son apologie. A première vue on serait pourtant tenter de dire que si, puisque à cette initiative de grimper vers la salle des machines (rappelons que le paquebot s’est retourné, d’ailleurs la reconstitution à l’envers est très réussie) acceptée par neuf personnes et refusée par une majorité qui fait confiance en une possible arrivée des secours, répond cette suite des évènements tout juste post grimpette dans l’arbre de Noël servant à atteindre les cuisines (rappelons que le bas c’est le plafond) deux explosions et l’inondation de l’étage. Tous se précipitent, désormais animaux dans la plus pure des représentations de survie, et échouent leur sauvetage dans un sapin factice qui s’écroule sous le poids bien trop élevé de ses innombrables hôtes. Le révérend Scott peut fermer les portes des cuisines, après avoir été impuissant à ce climat de panique suprême situé en dessous de ses pieds et le film, comme survie par pièces et par étapes, peut repartir autrement.

     C’est que pourtant, dans cette scène précédant le drame, le révérend tente de convaincre encore et encore et jette son ultime dévolu sur cet ami, prêtre classique, qui lui avoue ne pas pouvoir abandonner ses confrères, même s’il sait qu’ils sont irrémédiablement condamnés. Le révérend voudrait un avis sur son sermon (du début de film) espérant qu’il trouvera là le parfait argument pour que son ami le suive. C’est un sermon pour les forts, lui répondra t-il. Cette scène est forte car elle a au moins le mérite de replacer cette idéologie extrême dans son égoïsme, sa dévalorisation de la peur et son aspect téméraire difficilement confortable. On pourrait se dire, en rapport aux évènements qui suivent et atteignent le petit groupe de survivants, qui sera quasiment décimé de moitié à la fin du film que c’est un choix légitime que de choisir de mourir en toute sérénité, de ne pas accepter le combat, de ne pas vouloir jouer les héros.

     Plus tard, lorsque le film se concentrera uniquement sur le petit groupe, les mêmes divergences apparaîtront, de façon à mettre au centre les divisions entre les humains. Le confort passe soit par la certitude, soit par le nombre. Ils ne sont qu’un petit groupe qui suit un révérend qui avance à tâtons. Y a plus décontracté que ça comme situation. C’est parfois d’ailleurs assez drôle, essentiellement entre Scott et Rogo – le premier n’hésitant pas à faire remarquer au second qu’il l’insupporte puisqu’il en est son miroir. Et les doutes sonnent souvent par couple de personnages. Monsieur et madame Rosen en premier lieu, un couple de retraités qui fait le voyage vers Israël afin de voir leur petit fils pour la toute première fois. Belle et Manny. Leurs noms sont déjà porteurs de tragédie. La forte personnalité c’est elle mais ici elle ne vaut plus rien selon elle, son poids devient un handicap, il faudrait l’abandonner au bas du sapin puis plus tard devant le corridor étroit menant aux cheminées puis plus tard tout simplement parce qu’elle ne sent plus la force de poursuivre elle offre à son mari le pendentif de la vie qu’elle souhaite voir remettre à son petit fils. Il y a aussi Nonnie et Monsieur Martin, deux démunis de la vie, elle parce que son frère est mort pendant la culbute du paquebot, lui car c’est un célibataire éternel. La perte de son frère l’affecte tellement qu’à plusieurs reprises elle n’est pas loin de déposer les armes, et il lui faut un garçon comme lui pour lui faire reprendre confiance.

     Le film joue beaucoup là-dessus. Tout est question de foi. Sauter sans réfléchir dans un rideau bien tendu. Plonger à l’aveugle dans un corridor détruit et submergé. La curiosité d’un enfant est plus forte et efficace que la sagesse des aînés. C’est une sorte de revanche des faibles : Le commissaire est inutile, le capitaine est d’emblée sacrifié, le pasteur est résigné. Il faut compter sur un révérend aux méthodes peu orthodoxes puisqu’il refuse tout refuge vers la prière, un enfant guide dont l’extrême curiosité conduira le groupe vers le bon côté, un flic bourru et tout en contradictions qui lui permettent à la fois de servir d’image rejet ou de supplanter les héros malmenés quand la situation le demande – la cheminée, l’écoutille, le couloir sous les eaux.

     Le film devient une progression sur plusieurs niveaux, d’un palier à l’autre. Comme à la maison – la croisière est censée rejoindre Athènes depuis New York – Broadway est l’unique lien entre les extrémités, ici la proue et la poupe. Un axe évoqué que l’on ne verra véritablement jamais tant chacune de ses zones semble avoir subie la dure loi des explosions à répétition. Le groupe ne cesse donc de contourner son tracé idéal – coursives, cheminées, poches d’air, passerelles – pour atteindre son but : L’arbre d’hélice, cet endroit convoité où la coque ne fait qu’un pouce d’épaisseur. Le dernier plan du film, parfait, c’est l’arbre d’hélice, vu de l’extérieur, unique porte de salut depuis le début du film. Depuis que Robin s’en allait dire à sa soeur que le mécanicien des machines allait lui faire visiter. Enfant guide, déjà.

     Il y a finalement très peu de musique. La bande son est essentiellement composée de craquements, froissement de tôle, bruits métalliques, liquides. Il y a tout une dimension angoissante autour de l’eau, de ces vagues menaçantes à la lame de fond, avant cette montée progressive entre les compartiments avant cette apothéose tout en tension, héroïsme et cruauté que constitue le couloir submergé. L’eau, élément fort. Le décor aussi. Tout est à l’envers. Cuisines. Toilettes. Salon de coiffure. Salle des machines. Ce ne sont que des passages de relais à travers un décor bouleversé. Des pertes humaines qui font progresser les survivants. Le salut ne sera dû qu’à une avalanche de bruits de métaux sur une coque. Chaque regard est alors cadré lentement, tragiquement dans un final bouleversant qui contient toutes les épreuves et les victimes dont ces deux superbes et éprouvantes heures sont remplies.

     C’est le propre de tous ces films catastrophes de l’époque, ils ne sont pas tendre avec leurs personnages, n’hésitant pas à les éliminer, au moyen de sacrifices (Belle et Scott) ou de simples aléas anodins (Linda et Acres). Belle, la vieille femme juive précédemment pétrifiée à l’idée de brûler vive dans les cuisines – On sait ce que l’idée convoque – se retrouve confrontée à ce qu’elle sait faire, nager, alors que jusqu’ici elle n’était qu’un boulet (l’espadon de Robin pêché à Hawaï) et s’en va délivrer d’une situation embarrassante le révérend parti en éclaireur dans une salle des machines inondée. Son cœur ne tiendra pas. Le révérend quant à lui voit son salut ultime à bout de bras, renfermant la vapeur qui se libérait et empêchait d’ouvrir la toute dernière porte de ce parcours titanesque. Il disparaîtra, sacrifié, dans les eaux, sous les flammes. Acres, seul serveur sauf des cuisines, et durablement blessé au genou n’aura pas de chance dans la cheminée, disparaissant vers les fonds lors du tremblement du paquebot causé par l’une des multiples explosions. Linda subira le même sort à la toute fin du film et fera le saut de l’ange dans les flammes.

     Le révérend avait sans doute raison, il fallait au moins se donner les moyens de vaincre. Mais à quel prix ? C’est aussi ce que le film raconte, les divergences entre les hommes. Il ne donne pas de point de vue définitif, dans l’un comme dans l’autre, l’issue contient sa fatalité. Toujours est-il que ces nombreux contrepoints au discours du révérend sont intéressants dans la mesure où ils apportent une nuance. Dans la grande salle de fête il avait raison, il fallait grimper, enfin tout du moins on n’imagine personne ne se sortir du guêpier dans lequel il les laisse, dans lequel on les voit pour la dernière fois. Mais dans ce grand couloir, qu’en est-il de ces survivants dont personne n’avait anticipé la possibilité de les croiser ? Le révérend se croyait seul. Du haut de son orgueil, il pensait être le seul à avoir échappé provisoirement à l’issue fatale. Cette nuance ne sera qu’une nuance. Les quelques passagers croisés, qui doivent correspondre aux malades laissés dans les chambres, qui suivent aveuglément le docteur comme les autres suivent presque aveuglément le révérend, prennent l’option de filer vers la proue quand notre petit groupe garde celui de s’échapper vers l’arrière. Ils disparaîtront du récit aussi vite que leur inattendue et brève apparition.

     C’est le purgatoire de Dante. Caton y est remplacé par Poséidon. L’embouchure du Tibre par le large de la Crète. Ils vont au plus profond du bateau, écartent les corps, leur passent dessus pour s’en sortir, perdent une partie du groupe en cours de route. Et il y a forcément, impossible qu’il s’agisse d’une coïncidence, la figure christique du sacrifié lors de la séquence sublime de la valve rouge où le révérend entonne sa colère à dieu. Les signes religieux sont manifestes ce qui n’empêche aucunement au film de faire exister son groupe, ses personnages, de sortir du concept pour proposer un pur récit d’aventure et de survie dans la tradition (future) du genre.

     Le film souffre de quelques erreurs de montage principalement liées à la montée des eaux, dès l’instant que tout s’accélère. Titanic de Cameron vingt-cinq ans plus tard était parfait à ce niveau-là. Pourtant, ça n’est pas gênant ici, le film garde néanmoins son angoisse et tient en haleine tout du long. Depuis cette alarme. Un bruit qui lance tout. Casse les festivités. Un son que je n’oublierai jamais. C’est précis, sans fausses notes, avec les pointes d’humour coutumières du genre, cette musique entêtante qui ne m’a pas quitté depuis tout petit, et les dialogues ne sont jamais bêtes et faciles et quand ils n’en sont pas loin, témoignent d’une inquiétude ou d’une mélancolie appartenant à la situation dans le récit. Quant à la fin (la partie salle des machines) ça n’a pas changé, je la trouve incroyablement oppressante et bouleversante. Assurément l’un de mes films de chevet.

Un jour sans fin (Groundhog day) – Harold Ramis – 1993

Un jour sans finSame o’ same o’.

   10.0   Au départ, Phil Connors (Bill Murray, dans son plus beau rôle) est un journaliste un brun ennuyeux, pédant, aigri, qui n’a le temps ni ne prend le temps de rien. Sa journée s’annonce longue et insupportable puisqu’il doit couvrir comme chaque année pour sa chaîne un événement à  Punxsutawney, petite bourgade froide et perdue de Pennsylvanie : les festivités du jour de la marmotte. Très pro et sans émotion il effectue le reportage habituel accompagné de la productrice de la chaîne et d’un caméraman en ne pensant qu’à son retour le soir à Pittsburgh. Un retour qui sera fortement perturbé par une forte tempête de neige qui bloque les routes. Le voilà donc contraint de passer une nuit dans ce trou. La nuit. Indéfiniment. Puisqu’il va se réveiller le lendemain, le surlendemain et ainsi de suite ce même 2 février, jour de la marmotte.

     Ce qui se révèle absolument génial, hilarant, bouleversant, c’est que cette introduction, suffisamment conséquente pour installer la situation, les personnages, contient déjà la plupart des amorces et clins d’oeil qui seront repris et disséminés autrement ensuite. Ici la rencontre d’un vieux camarade de lycée, là une banale flaque d’eau. Le réveil à l’hôtel à six heures pétantes. Sa relation avec Rita. Celle avec son caméraman. La tempête de neige. A cela vient se greffer progressivement de nouvelles données comme autant de possibles apparaissant dans les 24 heures de cette journée sans fin.

     Le film semble se découper en plusieurs parties reflétant les émotions de Phil vis à vis de cette journée infinie qu’il vit comme une boucle. Il y a inévitablement une longue période de désarroi, la première où il fait l’expérience éprouvante de revivre exactement la même journée s’il n’en change rien. Vient ensuite une période libératoire où il profite de ce privilège en se permettant tout : Il se fait sa grande bouffe, son Thunderbolt and Lightfoot, son Blondin échappé du Far West. Toutes les excentricités sont bonnes à saisir. Il va ensuite tenté de séduire longuement Rita mais n’y parviendra jamais, quelque soit ses efforts. Le film pourrait être un peu schématique et chapitré mais ce n’est pas le cas, il n’est pas si découpé que cela, jouant sur des moments d’ennui (on apprend qu’il lui a fallu six mois pour maîtriser le jet des cartes dans un chapeau), des running gags ou sa liberté de montage. Son réveil revient régulièrement, par exemple – sans cesse accompagné de I got u babe de Sonny & Cher.

     Quelquefois, le jour suivant reprend exactement là où l’on nous privait de la suite du précédent, souvent lorsque Phil se trompe dans son processus de séduction avec Rita et qu’il retourne ou contourne son erreur le lendemain. Si elle lui dit qu’elle trinque à la paix dans le monde, il la devancera par des mots similaires dans le prochain recommencement. Si ce jeu de séduction répété semble représenter son unique parade à la monotonie et nouvel objectif, la mise en scène masque volontiers la lassitude qui peut remplacer l’enjeu, le jeu. Du coup, un beau jour, Phil Connors craque et se suicide. Et il répète le protocole plusieurs fois et se suicide de toutes les manières qu’il est possible de se suicider. Le film sait osciller entre l’émotion et le rire – comme lorsque sa voiture chute d’une falaise. Mais rien à faire. Qu’il se soit électrocuté dans son bain ou fait écrasé par un bus, son réveil affiche systématiquement 6h00 le lendemain avant d’entonner la chanson habituelle bientôt coupée, continuellement par le journaliste radio qui rameute les campeurs à se lever pour la marmotte.

     C’est en avouant une première fois son secret à Rita – en lui montrant tout ce dont il est capable de prévoir – que Phil Connors ouvre son esprit. La dernière partie du film est la plus lumineuse. Elle justifie à elle seule le statut à mon humble avis sans appel que constitue Un jour sans fin, d’être la plus grande comédie romantique de tous les temps. Phil Connors devient gentil. Mieux que ça, il devient intéressant, bon, séduisant. Il s’intéresse aux autres, jusqu’à sauver ceux qu’il peut sauver – Un petit garçon tombant d’un arbre, un homme s’étouffant avec son bridge – puisqu’il sait l’heure exacte à laquelle chacun se retrouve dans une situation pour le moins délicate. Cela occasionne aussi des déceptions éternelles, puisqu’il est par la même occasion condamné à voir mourir chaque jour de vieillesse, un vieux sdf, qu’il vienne ou non à son aide.

     Phil Connors s’éveille au monde, à tout ce que ce dernier peut lui offrir de beau. L’art surtout. Il lit beaucoup – jusqu’à finir par citer Tchekhov dans son reportage quotidien. Il apprend à jouer du piano. Il devient celui que l’on distingue par sa générosité et non plus pour sa froideur. A s’éveiller à tout il éveille la séduction de Rita qui finit par se rapprocher de lui sans qu’il n’ait plus à calculer quoi que ce soit. Sa dernière boucle est la conclusion d’une quête qui n’avait d’autres dessein qu’une issue romantique, celle d’un homme à qui l’on a offert le privilège parfois douloureux mais ô combien salutaire d’aimer et d’être aimé. Et dire que Capra venait tout juste de mourir.

Interstellar – Christopher Nolan – 2014

1781950_10152503225192106_6950501695144680260_nComing home.

   10.0  J’ai trouvé ça immense. Je ne suis a priori pas fan du cinéma de Nolan (je n’ai d’ailleurs pas vu ses Batman) mais ce film m’intriguait beaucoup. Il ne m’a pas quitté depuis que j’en suis sorti, loin de là. Possible avec le recul que je le considère même comme le plus beau film vu cette année. Je développe un peu plus en profondeur ensuite mais je conseille à celles et ceux qui n’ont pas encore vu Interstellar de ne pas lire car je dévoile beaucoup de choses qu’il serait fâcheux de ne pas découvrir durant la projection. Mais courez voir ça en salle illico, franchement !

     Le cœur du film se joue selon moi dans ce vertige inédit suscité par la distorsion de la temporalité. Si le voyage de Cooper (Matthew McConaughey, qui est décidemment dans tous les bons coups cette année) en quête d’une planète de rechange se compte déjà en années pour un éventuel retour sur Terre (deux ans nécessaires pour atteindre Saturne) l’obligeant à manquer de voir grandir ses enfants, c’est en pénétrant dans un trou de ver, aux abords de la planète aux anneaux, et en foulant une terre inconnue au-delà du système solaire, où la notion temporelle est infiniment plus faible que sur la Terre (Une heure équivaut à sept ans !) que le voyage prend alors des proportions bouleversantes.

     Interstellar semble se situer dans une ère sans date. Dans un futur qui nous rappelle étrangement le passé, où les scientifiques (Cooper compris, ancien pilote d’essai) sont redevenus des agriculteurs, puisque les denrées alimentaires sont en berne la faute à un climat peu propice, entre précipitations en chute libre et nuages de poussières récurrents – altérant progressivement vivres et santé de la population. Ces tempêtes qui rappellent celles de la grande dépression des années 30. La temporalité insituable fait corps avec le leitmotiv du film, dans l’espace, ce qui lui confère une singularité sublime. Interstellar est moins un voyage spatial qu’un trip temporel fait de strates multiples, de planètes mystérieuses, de rebondissements permanents, où tout est agencé merveilleusement jusque dans ses imperfections – Grand coups d’orgue omniprésents de Hans Zimmer (qui ne m’ont même pas dérangé, c’est dire si j’étais dedans), charabia scientifique bien verbeux et neutralisation absolue du vide – Pas de respiration dans le cinéma de Nolan.

     Ce qui me plait beaucoup c’est de voir Nolan ne jamais véritablement cacher le nœud de son récit aux accents éminemment mélodramatiques. Le titre le dit déjà. Et le récit nous y conduit en permanence. Via cette première scène où une vieille femme raconte, dans une sorte de vidéo d’archive, l’histoire de son père, cultivateur de maïs qui sauva le monde – Il ne faudrait pas longtemps pour faire le lien et c’est cette humilité que j’aime infiniment, mais le film nous emmène tellement loin qu’on finit par oublier cette introduction. De la même manière, le film pourrait tout nous cacher dans cette première partie familiale, quasi Spielbergienne – On pense à Rencontres du troisième type – voire Shyamalanienne – relents de Signes – mais au contraire on peut y voir Cooper en discussion avec sa fille, s’appuyant sur une montre commune, qui semble remplacer la toupie de Inception, que son voyage dans l’espace et dans le temps pourrait très bien les voir se réunir au même âge. Nolan a toujours été un malin, mais là on ne pourra pas dire qu’il ne nous avait pas prévenus. Pour autant ce n’est vraiment pas une scène illustrative, ça se fond parfaitement dans le récit et dans l’intimité fragile de cette relation père/fille.

     On pourrait grossièrement diviser le film en deux parties : terrestre et spatiale. Deux mondes qui aurait pu être joints par une transition bien lourde (je la craignais) entre préparatifs à la mission, angoisse du départ, prise de connaissance de la base de lancement, multiplication de personnages, mais Nolan mise son va-tout sur une ellipse absolument sidérante superposant les adieux de Cooper à ses proches avec son décollage dans l’espace. Le film me fascinait déjà avant ce virage parfait mais je crois que c’est la première vraie grosse baffe que je me suis prise. En attendant les suivantes. Et les précédentes grâce aux suivantes. Autant le dire cash, Interstellar m’a ému aux larmes, à plusieurs reprises. Je n’imaginais pas dire cela un jour d’un film de Christopher Nolan, pourtant c’est le cas. J’en suis sorti épave, à la fois émerveillé et tétanisé.

     Les prémisses de ce bouleversant voyage sidéral se situaient, n’en déplaise à ses fidèles détracteurs, dans Inception, où le cinéaste expérimentait et faisait éclater cette fascination pour les serpentins temporels, les couloirs infinis, les paradoxes insensés, dans un maelstrom éprouvant façon Mission Impossible sur quatre niveaux de rêves l’élevant définitivement en jouissif mastodonte hollywoodien, qu’on pourrait rapprocher récemment du Edge of tomorrow, de Doug Liman. Plaisir à la fois régressif, cérébral et festif. L’émotion y était entièrement délaissée au profit de sensations fortes, malgré l’histoire de cette femme inéluctablement attirée par les limbes, qui me touchait beaucoup. Cooper lui, n’est pas à proprement parlé happé par les limbes ou le trou noir, mais il choisit le voyage, le rêve, moins pour sauver l’humanité – c’est pourtant l’enjeu frelaté de la mission secrète d’une nouvelle NASA clandestine – que les siens avant tout. Ainsi, le plan A (l’évacuation générale de la Terre) lui parle nettement plus que le plan B (Une colonisation via des embryons humains) ce qui peut se comprendre. Le puzzle mental de l’un est transposé à l’infinité spatiale de l’autre.

     C’est un grand film sur la peur de l’anéantissement des rêves. L’angoisse de voir s’effondrer la civilisation humaine au moyen de ce qu’elle a créée. Ici à l’école, on enseigne dorénavant que les missions lunaires d’antan n’avaient pour unique visée que de ruiner l’économie soviétique. On pourrait en dire autant de ce Plan B qui ne cesse de planer pendant tout le film et rime avec l’extinction d’une Humanité terrestre. On pourrait aussi parler de cette vague géante sur cette étrange planète océan, réapparaissant à intervalles réguliers – comme les débris de Gravity – et convoquant ces dust bowls sur la Terre, comme pour montrer qu’ici non plus l’Homme n’y survivrait pas longtemps. C’est l’une des séquences les plus belles du film, pour ce qu’elle engendre (la temporalité disloquée), ce qu’elle offre en tant que spectacle et pour sa brièveté. J’ai évoqué Gravity, autant en parler. Ces deux films ont un an d’intervalle donc on serait tenté de les rapprocher, de les comparer. Mais bon, ce serait comme de comparer Lumière et Méliès, ça n’a pas grand intérêt. On pourrait simplement s’amuser à comparer leur faculté à faire s’associer l’infiniment grand et l’infiniment petit, leurs élans gargantuesques et leurs douleurs intimistes – Le Skype des 23 ans de messages (scène terrassante) répond au deuil impossible de la mort accidentelle d’un enfant.

     La paternité est par ailleurs un élément fondamental du récit, mais je ne pense pour autant pas qu’il faille être parent pour l’apprécier. A mon avis c’est vraiment la patte Nolan, cette surcharge permanente, qui peut dérouter et je le comprends. Moi je suis friand ce genre de séance vertigineuse à condition qu’elle soit totale, qu’elle ne faiblisse pas. Il me semble qu’Interstellar a répondu à cette attente. Après, oui, le sujet me foudroie. Comme c’était le cas lors de cette trouée sublime dans Gravity où d’un coup, là où on ne l’attendait pas, le personnage confiait sa douleur de cet enfant tombé sur la tête dans la cour de récréation. Ou dans Super 8 lorsque le garçon voit le regard de sa mère dans celui du monstre à la fin. Ici, le monstre c’est Cooper. Il se retrouve face à sa fille qui pourrait en apparence être sa grand-mère, qui lui demande de la laisser mourir auprès de ses enfants à elle, parce que c’est dans la logique des choses. Je ne sais pas pourquoi mais ça m’évoque la sublime fin de Titanic où les passagers du paquebot se retrouvent dans une séquence hors du temps, autour de cet escalier et de cette horloge, où Rose peut enfin rejoindre ceux qui sont partis il y a cent ans. Et on pourrait aller encore plus loin en évoquant ce semi hors-champ final où Cooper semble parti rejoindre Amelia Brand, abandonnée sur la planète Edmunds – veuve de celui qu’elle aurait voulu rejoindre quatre-vingts ans plus tôt – pour fonder une colonie nouvelle.

     C’est une expérience de cinéma hors des normes dans la mesure où ses effets sont parfaitement distillées, limpides, homogènes, où la complexité du récit ne l’empêche pas pour autant d’être aisément compréhensif. Le film ne freine pourtant devant aucun jargon des plus repoussants au premier abord. Mais je suis fasciné par les séquences spatiales de Interstellar – pourtant très bavardes, à l’instar du Sunshine de Danny Boyle – car jamais je n’ai l’impression que le film croule sous une dévotion réduite au sens du spectacle. Chaque péripétie, aussi marquée soit-elle, n’est pas une machine à sensations extrêmes non plus, suffit d’évoquer l’aspiration dans le trou de ver ou plus loin celle dans le trou noir. Si le voyage est génial c’est aussi parce qu’il refuse de se perdre dans un trip figuratif afin de rester maître de son récit. Ce qui ne l’empêche pas de faire défiler des images proprement hallucinantes de nuages gelés, océans sans profondeur, course-poursuite dans un champ de maïs, trou de ver en sphère, le tesseract et j’en passe.

     Mais c’est surtout un grand film d’amour, ce qui le rapproche d’un cinéma total à la Abyss, ou à ce qu’on a pu récemment éprouver devant la série The Leftovers, une montagne d’émotions où passé et présent fusionnent, se chevauchent et bouleversent parce qu’ils aspirent à traverser les dimensions et atteindre un voyage quasi transcendantal. Nolan choisit cette fois le mélodrame familial plus que la montagne russe – inversant la dimension de Inception – mais comme à son habitude voit les choses en grand. Là où il emboitait les rêves il enchâsse ici plusieurs films, les uns dans les autres. Il cite Newton, La loi de Murphy et la physique quantique. Fait apparaître des fantômes dans une bibliothèque. Pour au final ne retenir qu’une chose : l’amour pour ses personnages. L’amour, tout court. Avant, la source d’énergie chez Nolan, le soleil de ces récits, c’était un rubik’s cube géant et des figurants, maintenant ce sont les êtres humains et le temps qui leur est donné pour s’aimer. Evidemment, ça change tout.

Conte d’hiver – Eric Rohmer – 1992

Hiver« Joie, joie, joie, pleurs de joie »

   10.0   S’il a fallu cinq ans à Félicie pour retrouver l’amour de sa vie, j’en aurais attendu autant pour revoir et reconsidérer cette merveille absolue, deuxième conte de la séries des saisons qui aujourd’hui m’apparaît comme étant le plus beau des quatre et de très loin.

     D’emblée, les premières images sont troublantes, aussi bien dans leur ambiance davantage estivale qu’hivernale, que dans leur construction rapide présentées comme si l’on regardait un album photo en mouvement, sans paroles ou presque, seulement des instantanés de bonheur à deux, banal amour de vacances, qui deviendra bientôt, par les faits prochains, les coïncidences et l’écoulement du temps beaucoup plus que ça. Félicie et Charles se sont en effet rencontrés, se sont aimés puis se sont perdus. Bêtement perdus. Un simple lapsus sur une adresse. Levallois sur un bout de papier s’est transformé en Courbevoie. Et nous l’apprendrons bien plus tard (puisque le film ne force jamais le déroulement scénaristique) : Félicie s’est rendu compte de son erreur en la répercutant sur les papiers de maternité, six mois plus tard, alors qu’elle portait en elle l’enfant de cet amour qui n’est jamais revenu.

     Et Rohmer ne psychologise pas sur ce lapsus. A aucun moment il ne remet en question son caractère purement accidentel pour une éventuelle mauvaise attention inconsciente. C’est sans doute sur cette donnée si terrible que son film est si lumineux : Félicie dit un moment à Loïc n’avoir jamais envisagé que Charles l’ait oublié, aussi bien avant de se rendre compte de son erreur qu’après. Charles pourrait être à Cincinnati comme il disait rêver d’y vivre ou tout aussi bien être à Paris où il disait y passer régulièrement pour voir sa famille. Conte d’hiver est un grand film sur la foi. Celle d’une femme qui envers et contre tout, décide d’attendre ce promis, se refuser le bonheur – de rencontrer quelqu’un dont elle s’amourachera autant – quotidien pour en préserver cet espoir. On pense aux Nuits blanches de Dostoïevski. Et même si elle franchit un nombre incommensurable d’obstacles comme celui d’envisager de vivre en province et voir ainsi s’éloigner la maigre possibilité de le caresser.

     Autour de Félicie gravite donc continuellement sa fille, qu’elle élève quotidiennement, sans jamais lui avoir menti sur l’identité de son vrai papa. Dans la chambre d’Elise est disposé un cadre photo avec l’un des clichés pris par Félicie durant les toutes premières scènes du film sur une plage. Il n’y a pas de mensonge important chez Félicie. C’est ce que lui dira Loïc un moment donné, lui avouant que c’est ce qu’il aime le plus chez elle tout en acceptant que ce refus du mensonge – aux autres comme à soi-même – la rapproche inéluctablement d’un bonheur idéalisé qui ne peut forcément pas faire le sien. Cette bienveillance-là inscrit le film dans une rêverie sublime, d’une telle douceur qu’elle génère la compréhension de tous les personnages. Car on pourrait en dire autant de Maxence, le gérant du salon de coiffure dans lequel Félicie travaille, avec qui elle s’attache jusqu’à envisager un bref instant de le suivre dans son nouveau salon à Nevers. Loïc, Maxence, deux êtres qui comptent pour elle autant que pourraient l’être des meilleurs amis, éternels amis, mais avec qui elle a fondé des relations quotidiennes et sexuelles qui dépassent pour eux ce simple statut. Tous deux acceptent pourtant sans broncher leur statut de second couteau.

     Félicie demande aux hommes qui l’aiment d’accepter qu’elle ne les aime pas. L’intellect de Loïc et le physique de Maxence reflètent à eux deux la somme des désirs de Félicie pour cet être absent, un Charles dont elle voudrait et espère trouver le condensé. Cette folie, puisqu’elle dit aimer à la folie est une folie de latence, abstraite, l’amour pour un fantôme, j’allais écrire un fantasme, oui un fantasme, éternel, pendant cinq années de vide, d’attente à l’échelle planétaire – puisqu’il ne s’agit plus d’attendre la fille de l’Eglise mais un garçon qui pourrait être partout, ici et ailleurs. Eternel introuvable.

     Il faut que la question du choix ne se pose pas, selon Félicie. Son quotidien est donc parsemé de déambulations et d’itinéraires secondaires. En faisant comme Vidal et Pascal, à savoir parier sur le fait que l’histoire ait un sens, elle se prive d’un bonheur du présent qui a certes plus de probabilité d’aboutir mais qui ne lui conviendrait pas. Si la probabilité est particulièrement infime, Félicie décide de ne pas renoncer puisque dit-elle « Ce sera une joie tellement grande si je le retrouve que je veux bien donner ma vie pour ça » voire avant « ça m’empêchera de faire des choses qui m’empêcheraient de le retrouver ».

     Si dans Ma nuit chez Maud, dont Conte d’hiver semble être le contrepoint ou l’un de ses miroirs, les personnages avaient une pleine conscience intellectuelle, au sens littéraire du terme, c’est à dire dans le rapprochement systématique de leurs convictions et celles que l’on trouve dans les livres, Félicie, ici, est complètement hors de livres et condamne en quelque sorte cette vertu « intello » (pour la citer) en refusant de croire, comme le fait Loïc, que l’on peut envisager la vie le nez continuellement dans les bouquins. C’est son leitmotiv quotidien : accepter de ne pas différencier clairement Platon, Pascal et Shakespeare tout simplement parce que la théorie l’éloigne de ce qu’elle vit, de ses intuitions.

     Pourtant, de références, le film en est largement constitué. S’il y a des hasards chez Rohmer, ce sont des hasards du quotidiens ou des miracles, aucunement des références – Livres, généralement. Dans l’adresse que laisse Félicie, au-delà de sa boulette sur le nom de la ville, c’est le nom de la rue qui esquisse un premier indice. Rue Victor Hugo. On le retrouvera en effet bien plus tard lors d’une conversation avec des amis intellectuels de Loïc, tergiversant sur le thème de la réincarnation et de la métempsychose – Loïc allant même jusqu’à réciter un passage des Contemplations du poète. Quant à Courbevoie remplaçant Levallois, l’image – de la voie courbée, spirale tortueuse – est tellement belle et géométrique qu’elle relève à la fois d’une grande afféterie autant que d’une pure simplicité.

     Un indice parmi d’autres aussi lorsque Loïc invitera Félicie au théâtre peu avant qu’elle ne retrouve Charles, par hasard. On y joue Le conte d’hiver, une pièce de Shakespeare, dont la thématique du retour bouleversera littéralement Félicie. Ce qui s’ensuit, le dialogue dans la voiture, est l’une des plus belles réussites rohmériennes, dans ce qu’il trace de convictions intimes, de parallèles mystiques, de croyances. C’est dans ce dialogue que Félicie dira son attachement à croire en ce retour de Charles, puisqu’elle gagne plus à y croire qu’à ne pas y croire. Paroles sur lesquelles rebondit inévitablement Loïc, en citant Pascal (qu’elle ne connaît pas) et des mots relativement similaires : « En pariant sur l’immortalité, le gain est si énorme que ça compenserait la faiblesse des chances ». On pourrait considérer Conte d’hiver en tant qu’adaptation hérétique de Pascal – au double sens qu’elle n’est ni religieuse ni littéraire. Le miracle est déjà en marche, en fin de compte : Félicie cite Pascal sans le connaître.

     Avec le temps, Rohmer s’est éloigné de l’attribut attractif, joueur, mercantile de son pari, au sens Pascalien du terme. Si avant, ses personnages pariaient aveuglement sur l’avenir (Jean-Louis sur son mariage avec la blonde inconnue, L’étudiant de Monceau sur une seconde rencontre avec celle dont il est assuré qu’elle sera sa promise) Félicie parie sur la réapparition d’un bonheur passé, enfoui, mais bien réel. Elle a disons moins de probabilité de le voir ressurgir mais beaucoup plus de chances de le voir se prolonger – au nom de l’existence charnelle qui a déjà existé et de l’enfant qu’elle a engendré.

     Conte d’hiver est un film d’une simplicité déconcertante dans la mesure où c’est un film sur l’attente, un peu comme l’était La boulangère de Monceau. Ce dernier faisait la synthèse de cette attente entre les deux points temporels qui reliaient le narrateur à celle qu’il s’était convaincu d’épouser. En situant l’action cinq ans après son prologue, Conte d’hiver choisit de montrer l’attente perturbée par un présent accéléré – les quinze derniers jours de cette attente terrible – sur le point d’atteindre le miracle. Dans ce théâtre, lors de la représentation qui voit revenir la défunte, Félicie semble avoir trouvé devant elle l’équivalent du rayon vert de Delphine.

     Rohmer a souvent fait des films avec des grands absents et souvent ils ont tort ou bien ils sont l’issue du récit, non en tant que personnage à part entière ou point culminant mais en tant que porte de sortie – Le genou de Claire, Conte de printemps. Charles est le grand absent de Conte d’hiver, mais c’est paradoxalement le personnage vers lequel converge tout le récit. Et si absence il y a, elle n’est jamais compensée par la résurrection. La beauté de ce conte (le terme prend tout son sens ici) est de nous faire croire en cette possibilité de résurrection avant de nous l’offrir dans un final rêvé, vertigineux, bouleversant qu’on n’attendait alors peut-être plus.

     La fin est un opéra de larmes. De larmes de joie. Elise surprend sa maman, pleurer dans les bras de Charles, lequel est surpris de ces sanglots et lui demande si tout va bien. Je ne pleure pas, je pleurs de joie, dira Félicie. Elise, somme toute bouleversée, s’en va seule sur le canapé du salon sur lequel elle se met à pleurer. Sa grand-mère s’inquiète mais Elise rétorquera comme maman : « Je pleurs de joie ». La référence à Pascal et les mots qu’il laisse dans son Mémorial est trop explicite – ce qui ne l’empêche pas d’être magnifiquement subtile – pour relever du simple hasard.

     Là où Rohmer s’il est un conteur est aussi un grand réaliste c’est dans la texture de son hors champ. En ce sens, Conte d’hiver peut constituer la parabole parfaite, ultime de tout son cinéma. On peut le considérer comme son dernier chef d’oeuvre mais aussi pourquoi pas comme son chef d’oeuvre dans sa manière de condenser tous les autres. L’absent – le hors champ – permet à Félicie d’être elle, entièrement. C’est probablement la plus entière des héroïnes rohmériennes. La soudaine apparition de ce hors champ – le grand retour – trahit une certaine incertitude, sentiment nouveau pour Félicie, à savoir que la possibilité du bonheur attendu efface ce qui fait son intégrité. Que les pleurs de Delphine face à son rayon vert ou ceux de Félicie face à sa retrouvaille rêvée soient sincères ils traduisent néanmoins d’un bonheur instantané, possiblement éphémère. Le hors champ reste le seul gage de pérennité. Il y a cette histoire mais il y en a mille autres derrière.

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