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La Vie d’Adèle, chapitres 1&2 – Abdellatif Kechiche – 2013

La Vie d'Adèle, chapitres 1&2 - Abdellatif Kechiche - 2013 dans * 100 le-bleu-est-une-couleur-chaude-photo-519617379de48-300x168Le parti pris des choses.

     10.0   Voilà soixante-douze heures qu’il s’est imposé à mes yeux, a jaillit, m’a happé comme peu d’autres auparavant. Trois jours à (ne pas vraiment) me remettre de ces trois heures afin de pouvoir écrire quelque chose, tenter tout du moins. Je reviens d’un week-end où chaque instant, chaque pensée convergeaient naturellement vers le visage de cette jeune femme, Adèle, ce portrait sublime, colossal, ces nombreuses longues séquences qui ne me quitteront jamais. Il m’est encore difficile d’en parler tant l’émotion est restée palpable, à un point extrêmement rare (il faut remonter à L’Apollonide, de Bertrand Bonello, autre portrait, de femmes cette fois) aussi je vais d’abord tenter de parler de la mise en scène d’Abdellatif Kechiche, les idées formelles qui traversent le film, sa construction car tout cela me semble incroyablement riche et passionnant, ainsi peut-être que naturellement j’en viendrai au fond, à cette histoire, cet immense portrait de femme comme jamais on avait pu en voir jusqu’alors, à Adèle, bouleversante Adèle, merveilleuse Adèle Exarchopoulos.

     Le cinéma de Kechiche est un flot continu de séquences manifestes, étirables à l’infini dans lesquelles il scrute et creuse l’émotion, jusqu’à l’épuisement, parfois non sans malaise. Outre sa prédestination pour les gros plans c’est ce qui frappe dans un premier temps. La saturation recherchée provient finalement moins de cette focalisation au plus près des corps et des visages que par la durée avec laquelle les séquences s’inscrivent dans une réalité que le film et le cinéaste ne cesse de rechercher ad aeternam. Il faudra un nombre incalculables de rushs (inutile de donner des chiffres) pour arriver à ce résultat amputé, de trois heures quand même diront certains, seulement trois heures penseront-nous, qui sonne finalement comme une version courte de la vie d’Adèle, au travers de multiples moments décisifs étalés sur plusieurs années, jusqu’à l’âge adulte. Pas un portrait purement exhaustif mais une construction séquentielle où tout se dirige inévitablement vers Emma, puisque c’est de cet amour-là dont le film semble raconter les émois fusionnels et douloureux d’Adèle. La séquence chez Kechiche a toujours été de mise, parfois proche de l’insoutenable comme c’est le cas durant le contrôle de police dans L’esquive, étouffante d’ignominie durant la danse de la Vénus noire ou éprouvante d’incertitude quant à son issue dans La graine et le mulet.

     L’idée est donc de suivre le trajet d’une passion amoureuse, aux crochets d’un personnage central qui sera de chaque séquence, quoi qu’il advienne. Leur longueur varie mais Kechiche s’en va parfois chercher l’excès via un étirement du réel comme c’est le cas lors de leur toute première rencontre dans un bar où beaucoup passera par le regard, le cinéaste préférant laisser venir, laisser émerger. Et plus loin il y a cette scène de sexe où la passion est saisit au corps à corps, en les observant, les caressant, ne faisant aucun compromis avec ce qu’il y a de possible à montrer à l’écran. Le double dispositif (avec L’ellipse, j’y reviens) n’est pas trahi : le film suit, trois heures durant, les convulsions de cette éducation sentimentale d’un bout à l’autre de cette histoire d’amour, d’un jeu de regard banal et sublime dans la rue jusque dans cette séparation équivoque finale.

     Ce qui anime l’être humain dans le cinéma de Kechiche c’est sa capacité à dévorer. Ce type de personnages mordant à pleines dents, la vie comme les aliments est une donnée récurrente chez lui, une signature. On se souvient principalement de ces bouches goulument comblées dans les scènes de repas de La graine et le mulet. Les mâchoires y sont bruyantes, le plaisir de manger indéniable. La vie d’Adèle s’ouvre presque sur une scène de diner familial où l’on mange des spaghettis avec un appétit certain. Pates aspirées, sectionnées, tombantes, sauce tomate plein les dents, les lèvres et le menton, la caméra saisit impudiquement l’action que l’on aurait coupé ou enjolivé ailleurs. C’est que d’emblée le film se cale sur son héroïne, apprivoise ses humeurs, ses doutes, son appétence, ses désirs, bref dompte son quotidien. C’est un film de chair et de peau. Kechiche filme les soubresauts des corps, la moindre de leur déformation, le suintement et les sécrétions. Toute particularité physique est passé au peigne fin à tel point que ce visage, ce regard nous hanterons longtemps encore après la projection. C’est une fossette sur la joue droite, un regard en fuite permanente, une chevelure massive accablante, un flot de sécrétions, une bouche toujours entrouverte. Le cinéaste aime voir ses actrices manger, pas pour rien qu’au casting il a choisi la belle Adèle sur sa manière d’engloutir une tarte au citron.

     L’alimentation quelle qu’elle soit devient un fil rouge, caractérisée aussi bien en tant que mœurs, invitation ou épreuves diverses. C’est une huitre citronnée que l’on apprend à aimer ici, un Balisto enfermé dans une boite intime qui vient combler une tristesse là. Tu ne manges pas la peau, demande Adèle à Emma, lors d’un pique-nique. Moi je mange tout, je pourrais manger toute la journée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cet appétit démesuré englobe sa personnalité et il n’aura de cesse de contaminer chacun de ses désirs, d’une impulsivité exagérée lorsqu’elle affronte les moqueries de ses camarades à une obsession amoureuse et sexuelle qu’Emma va provoquer en elle. Il y a aussi une belle séquence sans suite où la jeune femme découvre cette attirance qui jusqu’ici couvait, lorsqu’une amie l’embrasse soudainement, gratuitement sans que ça ne puisse aller plus loin. Elle tombe amoureuse à cet instant du corps féminin, premier écho à ce rêve nocturne du début du film et vit douloureusement l’unilatéralité de ce sentiment, se faisant jeter aussi brutalement que fut cette impulsion de baiser. Adèle ne cache rien, tout éclate, gicle et jaillit d’elle à l’image d’une propension aux flots de larmes, de bave et de morve.

     Un peu plus tôt, il me semble, Adèle avait été séduite par Thomas, sans doute plus par conventions que désir pur, elle était qui plus est poussée par ses amies qui l’aimantaient invariablement vers lui. Quelque chose se noue dans le dialogue, les deux adolescents concrétisent cela sexuellement. Le garçon n’irradie jamais l’écran comme le fera plus tard Emma, il est souvent caché derrière elle, apparaît parfois derrière son épaule. La scène ne dégage rien d’érotique, elle est un peu mécanique, sans passion. « C’était trop bien ! » répond Adèle à Thomas qui s’inquiète de ce regard fuyant après qu’ils aient fait l’amour. Ces quelques mots ont une résonnance tragique si on les découpe : C’était trop bien, pas génial ni extra mais bien, trop. Le regard avide fuit, le corps lui-même semble vouloir s’extirper seul du lit, l’appétit fait rage, cette bouche voluptueuse n’est pas rassasiée, Adèle n’a encore de préoccupation que la problématique et la quête de sa normalité. Ce n’est que plus tard que l’érotisme se dessine lors de la rencontre avec Emma à la tournure quasi fantasmatique : le plan se fait nettement plus lumineux, il y a une convergence dans les regards, on sentirait presque Adèle trembler. La deuxième fois, dans le bar lesbien, la séquence est hyper sensuelle là-aussi, jouant énormément avec les lignes tracées par le regard d’Adèle, en quête d’un fantôme, avant que la chevelure bleue ne finisse par apparaître derrière elle, envahir le cadre, tel un spectre avant que le rapprochement ne s’érige vers une double posture archi séductrice.

     Une autre constante du cinéma d’Abdellatif Kechiche c’est l’ellipse, évidemment. On se souvient forcément des dernières images de L’esquive, post contrôle de police, détachées de l’ossature. Ainsi, le récit peut sauter quelques années et s’affranchir de situations obligées qu’un cinéaste moyen aurait adoré montrer. C’est le cas de la confrontation avec les parents d’Adèle. Cette confrontation n’aura pas lieu. Enfin si, probablement, mais hors champ, intégralement. Il y aura bien la présentation mensongère d’Emma, lors d’un repas, comme une amie qui l’aide pour ses devoirs de philosophie mais à aucun moment nous n’assisterons au dévoilement de son homosexualité car le récit la retrouvera bientôt adulte, indépendante, quelques temps plus tard. Adèle est au lycée dans les premières séquences du film qui s’applique à apprivoiser son quotidien d’adolescente en 1èreL. Elle sera institutrice en CP dans l’une des dernières. Aucun repère, aucune date ne nous seront offerts, c’est que quelque part selon le cinéaste, ce n’est pas important dans le cheminement identificateur. L’ellipse permet deux choses : L’équité avec le spectateur et l’amplitude naturelle du récit.  Le tout est de se jumeler avec le personnage, au rythme de ses humeurs et de sa respiration – ce n’est pas pour rien que le cinéaste multiplie les plans vides où Adèle est en train de dormir. Ne jamais avoir d’avance sur Adèle de manière à appréhender et ressentir son présent en même temps qu’elle. Sans l’ellipse on finirait par étouffer. Le procédé permet au film de rebondir à plusieurs reprises. Et le léger retard en début de raccord d’ellipse permet de replonger instantanément dans le vif, comme on le ferait dans le chapitre d’un roman. Respirer sans sortir.

     Qui dit portrait appelle inévitablement à faire le tri et le récit de Kechiche est si ample qu’il impose de volontairement se séparer de certaines pistes entamées ci et là pour se concentrer sur l’histoire d’amour, dont le cinéaste scanne bibliquement tous les soubresauts de sa naissance à son extinction. La construction du film est une merveille, d’un tel culot quand j’y repense. Cette façon d’opter pour des cuts et des ellipses improbables comme lors de la séquence du premier baiser qui se dessinait lentement avant que le plan suivant ne mette en scène les deux femmes, nues, prêtes à faire l’amour, dans une séquence incroyable, interminable, aussi puissante que gênante. Encore une fois on peut se demander si cette scène d’amour correspond ou non à leur première fois à toutes les deux, rien ne sera vraiment précisé. La scène n’est rien d’autre qu’un amour consumé pleinement, qu’il s’agisse ou non d’une première fois. Kechiche procède de la même manière qu’il filme les repas, il filme tout, ne se disperse pas : les cris, les gémissements, la sueur, le bruit des langues et des muqueuses, les bouches qui se dévorent, les corps qui s’enchevêtrent, la répétition des positions, les muscles qui se tendent. La séquence est centrale et vient casser la dynamique initiatique comme pour fermer un chapitre. Je pense que Kechiche adopte ici une représentation fantasmée de l’étreinte homosexuelle, sa propre vision du coït en tant qu’hétérosexuel. Ça n’a donc jamais la vocation de représenter l’amour lesbien comme il se doit d’être représenté dans la réalité. C’est une des plus belles idées de cette séquence parce que le cinéaste ne se plie jamais aux conventions que la situation pourrait imposer, il la filme comme il se la représente, dans son excès et sa volupté et c’est sublime alors que c’est une séquence incroyablement complexe à écrire et à mettre en scène.

     La très belle séquence de l’anniversaire illustre à merveille le protocole de Kechiche pour raconter les variations de cette histoire d’amour. Le caractère festif de la situation (anniversaire surprise) existe moins comme bulle passagère dans sa représentation la plus banale d’une adolescente qui grandit que comme pur produit du temps qui passe, fin d’un âge, de son épanouissement et ses limites. A cet instant, Adèle semble davantage fêter le départ d’une nouvelle vie, plus confidentielle, plus adulte, au sens secret du terme. Outre la présence de ses parents, il y a aussi celle de son meilleur ami, qui aura traversé le temps plus que ses camarades féminines de classe de première. Nous ne verrons dès lors plus ni les uns ni les autres, comme la fin d’un cycle. Restera le souvenir d’un anniversaire refermant définitivement sa vie d’avant.

     Comme toujours, le parallèle avec les héros littéraires est une récurrence du cinéma de Kechiche. Les personnages de L’esquive répétaient un passage d’une pièce de Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard. Ici, Adèle étudie en cours La vie de Marianne, toujours de Marivaux. La vie d’Adèle ; La vie de Marianne. Un titre qui se juxtapose d’emblée et associe les tourments des deux jeunes femmes et leur détermination face aux épreuves. A travers le canevas classique du roman d’apprentissage, le film permet une fois de plus à Kechiche de revenir à ses amours : la salle de classe et la littérature. Les commentaires de textes auxquels Adèle se projette plus qu’elle n’y participe deviennent les commentaires de sa personnalité, épousant ses propres expériences. Ce n’est que bientôt qu’elle rencontrera son Emma, sa Bovary. Marivaux ne sera pas l’unique représentant de ce perpétuel parallèle jusqu’à l’éclosion : Seront aussi évoqués La Fayette et sa Princesse de Clèves, De l’eau du poète Francis Ponge. La rencontre amoureuse brisant les barrières sociales et l’acceptation du vice comme affirmation de soi. Tout un programme.

     Certains se sont empressés de voir en ce portrait une étude sociologique un peu balourde, avec des oppositions et des divergences surlignées. Il serait difficile de nier que le film dresse le portrait d’une différence sociale, mais il se place davantage du côté de l’initiation, plutôt en tant que chronique qu’en tant que parabole sociale. Kechiche n’est pas du tout dans la satire mais dans le réalisme et ce réalisme recherché tend à partager cette histoire d’amour entre curiosité et douleur face aux antagonismes culturels, il est donc moins question d’éducation que de choix personnels dans la chute de cette relation. On constate par ailleurs que les parents sont les grands absents du film – Une séquence pour ceux d’Emma, deux tout au plus dans le foyer d’Adèle. Le film étale donc une conception contradictoire de l’amour où chacune dans la famille de l’autre se plie à son champ d’appréciation. Compromis qui fonctionne dans nombreux couples mais qui finira par conduire celui-ci à sa perte. Adèle y mange des huitres (Francis Ponge aussi s’était intéressé à l’huitre) alors qu’elle déteste tous les crustacés et Emma se plie au mensonge imposé par Adèle qui la présente comme une amie qui l’aide pour ses devoirs de philosophie. Aimer l’autre c’est aussi réussir à sortir de ce champ d’appréciation là, fondement d’une rencontre, passage obligé, mais le couple n’en sortira pas pour la simple et bonne raison que le malaise est trop grand, éparse, c’est un cancer qui le tue à petit feu. Adèle est épanouie par le corps, la chair, elle veut construire un cocon, un journal intime inachevé. Emma s’épanouit de sa prestance artistique, elle veut mettre en avant sa réussite et son bonheur, son couple est une toile dont elle ferait bien le vernissage. Adèle est une femme secrète, ses parents ne sont jamais dans la confidence et plus tard ses amis et collègues non plus, ils finissent d’ailleurs tous par disparaître du film. Non qu’elle craint l’image qu’elle renvoie mais elle préfère garder intact son jardin secret – prolongement de la boite intime cachée sous le lit. Emma en a fait sa muse, le modèle de ses toiles, le corps nu, qu’elle expose devant ses invités ou dans des galeries d’art. L’épanouissement de l’une est étranger à l’autre. Emma voudrait qu’Adèle écrive, mette à profit ses talents cachés de romancière ou de nouvelliste, l’épanouissement personnel passant pour elle par la créativité. Adèle aimerait qu’Emma s’offre davantage, qu’elle soit plus présente auprès d’elle, dans un quotidien où elle ne la sentirait pas s’échapper. Quelque part, le bonheur d’Emma est celui d’un élève qui ne connait pas encore la recette de son épanouissement personnel : lors de leur première rencontre dialoguée dans le bar, c’est elle qui boit un lait fraise. L’astuce est géniale parce qu’elle permet un décalage entre l’apprentissage d’Adèle et la sérénité d’Emma, alors que la boisson entrevoit déjà la suite sans qu’à cet instant nous le sachions. La dispute inévitable et éprouvante ne relève donc pas seulement de l’adultère (Adèle finit par reconnaître qu’elle a couché deux ou trois fois avec le garçon) mais d’une somme de désaccords dont nous resterons relativement étrangers mais dont on conviendra de les englober dans le processus de déséquilibre qui déjà prenait place un peu plus tôt dans les divergences d’épanouissement au sein du couple.

     Si la scène de dispute est très forte, d’une violence sans nom (Léa Seydoux y est particulièrement impressionnante, on ne l’avait jamais vu ainsi) dans cette façon de  faire collisionner le désespoir d’une femme trahie et celui d’une femme honteuse et médusée par la violence disproportionnée qui la punit, c’est bien celle des retrouvailles quelques mois/années plus tard qui emporte tout, dans la représentation bouleversante d’un bonheur passé qu’elle convoque. Après une discussion coincée mais triviale sur leurs destins respectifs, Adèle finit par lâcher qu’elle n’a cessé de penser à Emma chaque jour depuis leur séparation. Emma ne lui répondra pas grand-chose mais les émotions qui envahissent les traits de son visage, la profondeur de son regard ne rend pas dupe, elle a préféré à la passion dévorante cette histoire d’amour normée avec Lise, sans doute plus confortable pour ses ambitions créatrices. Kechiche  voit en Emma une marginale avant tout, enfin l’apparence d’une marginale, image qu’elle aime représenter, un masque de conscience qu’elle porte, trop idéal pour se laisser happer, à s’y perdre, par le désir sexuel. Le film dit alors que dans toute marginalité se trouve une norme, à laquelle n’échappe pas Emma. Lors de leurs retrouvailles, elle ne répondra pas aux questions d’Adèle l’interrogeant sur sa sexualité d’avec Lise. Sous les coutures d’une norme accablante, qu’il s’agisse du milieu modeste de se parents ou de ses connaissances scolaires de l’art (On dit peintre, elle pense Picasso) Adèle se révèle nettement plus instinctive, en phase avec ses désirs. Je ne pense pas que l’on puisse faire de constat social en observant les deux familles et plus particulièrement les deux repas. On ne mange pas des huitres parce que l’on est riche d’un côté, des spaghettis bolo parce qu’on est pauvre de l’autre. Non, je pense au contraire que le repas épouse d’emblée les divergences culturelles, qu’il est un élément abstrait de leur future perte : le confort des féculents ici, le raffinement des fruits de mer là ; le gîte ici, le péril là ; la transmission et l’autisme. Les deux mamans s’indigneront d’ailleurs poliment des choix de carrière de l’amie de leur fille. Il y a forcément quelque chose qui se joue sur une différence culturelle dans leurs aspirations personnelles.

     Bien que ce soit Emma qui mette fin au couple, c’est paradoxalement elle qui semble ne pas grandir, coincée à jamais dans une représentation d’étudiante bohême que l’on prend en charge alors qu’Adèle de son côté paraît plus mature, expérimente. A la toute fin du film, elle se rapproche d’une connaissance d’Emma, un garçon qu’elle avait rencontré à une soirée lorsqu’elle était en ménage, encore sous le choc de la séparation définitive, de cette toile accrochée sur ce mur comme dernière trace de leur amour, la discussion tourne court mais c’est le début d’autre chose, l’esquisse d’une libération. Le garçon a lui trouvé une alternative à son épanouissement : il dit avoir arrêté le cinéma car il détestait l’hypocrisie qui y régnait et ne supportait pas de mêler tout cela à sa passion, préférant travailler dans une agence immobilière où il sait clairement ce qui l’attend. Il conseille à Adèle de faire un voyage à New York, c’est peut-être ce qu’elle fera. Maintenant c’est réglé, le lien qui l’empêchait de véritablement avancé est rompu à tout jamais. La musique de la rencontre jaillit dans ce dernier plan comme pour refermer cette parenthèse, cette histoire d’amour de passion démesurée et de solitude lancinante.

     Un mot pour finir tout de même : J’ai pensé à Truffaut. Moins dans la forme que dans l’envergure narrative, pas un remake de L’histoire d’Adèle H. (Je reconnais qu’elle était facile) mais une épopée à la manière de la trilogie Antoine Doinel. Oui, Antoine Doinel. D’ailleurs, aussi étrange que cela puisse paraître j’ai revu Baisers volés il y a quelques jours. Quel film magnifique ! Kechiche a annoncé qu’il aimerait offrir une suite aux aventures d’Adèle. Bien que son film représente presque la somme de quatre aventures de Doinel (Antoine et Colette, Baisers volés, Domicile conjugal et L’amour en fuite) je serais évidemment ému de retrouver Adèle un jour, dans un chapitre 3, voire davantage.

     Je vais m’en tenir là, c’est déjà beaucoup. Désolé de m’être un peu trop éparpillé, trop répété. Voilà donc maintenant une semaine que le film m’a chaviré et plongé dans un doux songe mélancolique, entre éclats fusionnels et spasmes intermittents. Il m’arrive parfois d’errer tout en y repensant. Il n’est pas près de s’évaporer. Je ne pensais pas pouvoir en parler aussi longuement mais je pense qu’il le fallait, pour que le film reste tout en me quittant un peu car j’en suis arrivé à une telle obsession qu’il m’est parfois difficile de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Je n’arrive même plus à lire. J’ai vu d’autres films depuis, mêmes bons ils sont déjà oubliés. Il faut maintenant que toute cette émotion se dilue pour laisser place à autre chose. C’est évidemment le plus beau film que j’aurais vu cette année, une petite longueur devant L’inconnu du lac (moins en terme de mise en scène que d’émotion pure) et forcément à des années-lumière de tout le reste. La vie d’Adèle et L’inconnu du lac. Deux films incroyables de passion démesurée, deux films d’amour, deux films sur la solitude et deux films qui redéfinissent une manière de concevoir le sexe à l’écran. Y en a pas dix des films comme ces deux-là dans une année. Dans une décennie non plus.

L’ami de mon amie – Eric Rohmer – 1987

l-ami-de-mon-amie-2Les ailes du désir.

     10.0   L’ami de mon amie est le dernier film de la série des « Comédies et proverbes » et se situe quelque part entre réalisme et marivaudage. Comme souvent chez Rohmer, il s’agit de détourner le proverbe de départ – ici, « les amis de mes amis sont mes amis » – au moyen d’un chassé-croisé de personnages et de sentiments entre légèreté et peur de vivre.

     Le thème de la rencontre est partout dans le cinéma de Rohmer. Il l’articule en variant les procédés cinématographiques. C’est une séquence quasi continue sur vingt-quatre d’heures dans Ma nuit chez Maud. C’est bien souvent une variation chapitrée, séparée par des ellipses manifestes comme c’est le cas dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle ou sans aucun lien entre elles sinon le lieu dans Les rendez-vous de Paris. C’est aussi une infinie possibilité de rencontres à l’image de ce perpétuel déplacement géographique de Delphine dans Le rayon vert. Ou c’est un échange inattendu et continu poussé jusqu’à épuisement dans La femme de l’aviateur. On pourrait en citer d’autres. L’ami de mon amie prend la forme d’un film à rencontres circulaires sous l’apparence d’un vaudeville dans un petit labyrinthe d’une ville nouvelle, magnifiée tel un village de vacances.

     Comme souvent chez Rohmer, c’est d’abord l’affaire d’une rencontre. Après avoir en quelque sorte présenté les personnages à leur travail, pendant le générique, la première séquence suivante se situe dans une cantine de préfecture. Blanche y mange seule à une table, quand Léa, qu’elle ne connait pas encore, s’y invite parce qu’il y a de la place. Echanges de banalités, curiosités coutumières, flatteries légères et inquiétudes diverses les conduisent ensuite à la piscine, où Blanche apprendra à Léa à surmonter sa peur de l’eau. Une amitié s’est créée. Et c’est sur le point de quitter les lieux qu’elles tombent brièvement sur Alexandre, un ami de Fabien, le petit ami de Léa. Mine de rien on a glissé, délicatement. De l’échange amical d’une rencontre le film embraye sur la séduction. Blanche a remarqué Alexandre. Ce n’est que plus tard que Fabien entrera en scène.

     Le film est traversé de longs tunnels de dialogues prenant acte dans chaque recoin d’un lieu relativement restreint où Rohmer tisse une toile en forme de vaste terrain de jeu où l’on se croise, où l’on se recroise « Ici c’est un peu comme un village, il m’est arrivé de croiser une même personne sept fois dans la même journée » dira Fabien à Blanche, lorsqu’ils se croisent quelques instants après s’est déjà salués. « Je ne sais jamais s’il faut se saluer à nouveau, sourire, ne rien se dire où faire comme si on ne s’était pas croisé ».

     Rohmer recherche une forme d’opposition. Géographique, déjà, en opposant subtilement Paris au grand Paris, le déplacement au point de ne figurer plus qu’hors champ (apparitions brèves d’Alexandre, dissolution progressive de Léa, jusque dans leurs deux entrevues au restaurant, à Paris ou Butry sur Oise) tandis qu’ailleurs c’est Cergy, éternellement Cergy, ses étangs, les ruelles de sa préfecture, son bois, ses activités nautiques pour Blanche et Fabien. Différence de mouvement tout simplement, comme si l’éloignement de la Ville et l’ancrage dans un terrain inconnu, la ville nouvelle, avait embrouillé les sentiments au point de faire s’attirer les opposés avant les semblables. Rohmer effectuait déjà une cartographie toute en opposition dans Les nuits de la pleine lune quand Louise vivait avec Rémi à Lognes, en périphérie mais se plaisait davantage dans ce studio à Paris où elle retrouvait sa liberté.

     L’appartement de Blanche est cerné par deux murailles : D’un côté une vue sur la résidence en arc de cercle avec la tour du Belvédère en son centre la privant d’une ligne de fuite, de l’autre l’immensité parisienne bloquée par les tours (Eiffel, La défense…) et séparée par l’Oise, cours d’eau infranchissable. Léa n’a au contraire aucun habitat stable, elle vit chez Fabien, chez ses parents, pour ne pas dire dans les transports en commun ou les soirées mondaines – La même vie qu’Alexandre, en somme. L’appartement clinique, calme et spacieux, aux fenêtres verrouillées,  s’oppose à ce jardin (sans maison ?) dans une résidence très aérée.

     Blanche est loin de l’abandon de soi qui caractérise la personnalité de Léa, toute en impulsivité. Lorsque Blanche aperçoit Alexandre et Fabien discutant, elle préfère esquiver et passer à leur côté, incognito. A contrario, Léa surgit systématiquement dans le plan, elle ne le fuit jamais. Ce qui n’est pas le cas de Blanche qui sait se cacher du plan comme lors de cette discussion avec Fabien sur les bords de l’Oise où elle sort régulièrement du cadre. Il serait par ailleurs intéressant d’effectuer un comparatif avec les deux garçons, tant les similitudes (l’un fuit, l’autre surgit) me paraissent, de souvenir, évidentes, comme pour préparer l’assemblage de couleurs final.

     De nombreuses séquences en apparence quelconques peuvent sourdre soudainement, s’ouvrir à une émotion insoupçonnée, glisser vers quelque chose de quasi élégiaque. C’est le cas par exemple lors d’une scène dans les bois lorsque Blanche éclate en sanglots, de joie et de tristesse mêlées, parce qu’elle éprouve de la culpabilité à se sentir bien dans les bras de l’ami de son amie. Plus anodine vers le début du film, il y a cette séquence dans le jardin du couple, où Léa évoque à Fabien le fait qu’une amie à elle en pince pour Alexandre. Regards et  mots se font alors plus intenses, comme s’ils touchaient à quelque chose d’indomptable et le tout est superbement orchestré par la caméra de Rohmer qui en un unique plan en mouvement saisit d’abord la table où tous trois sont assis (plan fixe) puis cadre le couple, joueurs à double niveau, extravertie pour elle, en retenue pour lui, comme s’il cherchait à l’épargner, avant de minutieusement orienter l’objectif vers Blanche, très gênée par la fantaisie dont elle est la victime, pour enfin cadrer à nouveau la table comme dans le début du plan. C’est une séquence très belle car à la fois très drôle dans la subtilité des regards échangés mais aussi clairement annonciatrice d’un rapprochement ultérieur entre Blanche et Fabien.

     Rohmer filme l’instabilité sentimentale. Instabilité réelle que l’on retrouve assez nettement, mais de manière totalement différente pour ne pas dire contradictoire, dans les comportements des trois femmes du film : Blanche, Léa et Adrienne. Instabilité spontanée pour l’une, réfléchie pour l’autre et peut-être créative pour la troisième, que Rohmer garde mystérieuse. Lorsque Blanche invite Léa dans son appartement, cette dernière voit d’emblée dans sa solitude le bon côté de pouvoir tout modifier, sortir au gré des vents et changer chaque jour les meubles de place – ce qui présentement lui manque. Blanche est moins instinctive et recherche une forme d’idéal qui lui advient d’ailleurs un peu artificiellement, comme poussé par la frénésie Léa, en la présence d’Alexandre, bel homme « plus brillant qu’intelligent » remarque Adrienne. Il faut attendre cependant une escapade en forêt pour que les mots, enfin libres, puissent éclore et accompagner les larmes. L’ami de mon amie est un film minutieusement géométrique, dans les liens tissés entre les personnages, losange éternel qui ne cesse de chercher ses angles droits pour devenir un carré parfait. Géométrie dans l’espace, aussi, tant la majorité des plans, souvent fixes, épouse les lignes droites des allées, des immeubles, des édifices de façon à contrer ce perpétuel bouleversement des corps en son sein. Très souvent, les corps des personnages s’éjectent d’eux-mêmes du plan, par instabilité ou fuite et il faudra au plan lui-même une parade pour retourner cadrer le personnage. Il y est question d’une boucle un moment donné, celle que Fabien montre à Blanche, celle produite par l’Oise, rivière qui les encercle tous deux à l’endroit où ils se situent, tandis que plus tôt, Léa voulait observer Fabien à l’aide de jumelles. Les exemples sont légions, surtout ici, dans ce film-ci, où tout est pensé, écrit dans les moindres détails. La boucle est bouclée et l’on ressent vraiment L’ami de mon amie comme appartenant à la fin d’un cycle, qu’il a creusé jusqu’à l’épuiser. Et ensuite ? Ensuite, Rohmer s’attaque aux contes des quatre saisons…

     L’ami de mon amie parle donc de miroirs, d’oppositions. Ce qui se ressemble s’assemble. Les opposés s’attirent. Au centre : quatre personnages. Un couple sur la corde raide. Et une simple attirance unilatérale. La construction est particulièrement passionnante car il s’agit en fin de compte d’un immense chassé-croisé, vaudeville ou soap ultime, magnifique de simplicité. Alexandre a tapé dans l’œil de Blanche. Mais il préfèrerait tenter sa chance avec Léa. Sauf que celle-ci est avec Fabien. Ce dernier qui ne tardera pas à éprouver quelque chose pour Blanche. On est chez Rohmer donc évidemment les couples ne se font ni ne se défont comme ça. Il faut de nombreuses rencontres, de longues discussions, des balades, des imprévus, des hasards. On observe les comportements des uns, on conseille les autres. Il y a une écriture fabuleuse autour de ces quatre personnages. J’aime l’idée de l’attirance muette. C’est exactement ce qu’il se passe entre Blanche et Alexandre. La jeune femme est sans nul doute en admiration devant cet homme, une admiration physique. Lorsqu’un jour elle le verra discuter avec son amie, en l’espace d’une seconde elle n’éprouvera plus rien. C’est ce qu’elle choisit de dire à Fabien qui venait chercher du réconfort auprès d’elle, après sa séparation avec Léa. Un moment donné le film prend une direction étrange, tout en non-dits qui l’emmènera progressivement vers un gigantesque quiproquo, tout de bleu et de vert, heureusement sans grandes conséquences. Léa fait du gringue à Alexandre. Blanche couche avec Fabien. Aucune des deux n’osera en parler à l’autre. Et puis il y a la force du hasard, les coïncidences. L’ami de mon amie est une variation sur les sentiments et une balade dans Cergy – Belvédère de l’Axe majeur, les étangs, le parvis des trois fontaines, la grande horloge de Saint-Christophe, la piscine, ses terrasses de café, ses espaces verts – ville que je connais parfaitement ce qui participe pleinement à l’émotion que le film me procure… La scène finale est sans doute l’un des plus beaux cadeaux que nous ait offert Eric Rohmer. Belle à en pleurer.

Je t’aime je t’aime – Alain Resnais – 1968

je20t27aime20je20t27aimL’éternel retour.

  10.0   La beauté du cinquième long métrage d’Alain Resnais et la fascination qu’il exerce et continue d’exercer longtemps après visionnage tiennent d’une confiance absolue dans le cinéma, ses possibilités infinies et sa puissance évocatrice. Qui aujourd’hui, dans le cinéma français – Resnais compris – peut se targuer d’une telle audace créative ? Je t’aime je t’aime est le film de science-fiction d’Alain Resnais, c’est en tout cas ce que la seule lecture du synopsis laisse entrevoir. On peut donc d’abord se demander si la tentative ne paraît pas mineure quand on sait que quelques années auparavant le cinéaste réalisait Hiroshima mon amour surtout qu’en apparence la forme paraît moins sèche, moins travaillée, davantage capable d’engendrer le spectacle – comme un lointain cousin de ses futures comédies musicales, peut-être. Mais c’est oublier l’originalité, la possibilité du mélange des genres. C’est oublier La jetée, le film de Chris Marker auquel on pense évidemment beaucoup ici. Et quand bien même, au-delà de son aspect ludique, de la construction d’un phrasé stimulant, ce qui peu à peu éclot à nos yeux c’est l’une des plus tragiques histoires d’amour que nous ait offert le cinéma. A la différence d’un film comme Le feu Follet, de Louis Malle, qui précède le Resnais de cinq années, Je t’aime je t’aime ne jouit pas d’un éventuel suspense autour du destin mortifère du personnage, il n’utilise pas la pulsion suicidaire en tant que soubresaut du récit ou en tant que porte de sortie. Tout ici tient du kaléidoscope, sans présent, entre rêves et souvenirs. C’est fou, d’ailleurs, comme le film semble d’abord partir sur des bases scénaristiques classiques, posées, avant d’exploser en patchwork ensuite sans plus jamais en sortir. C’est assez étourdissant.

     Au départ, Claude Ridder est envoyé dans cette machine aux allures de cœur géant, d’où il pénètre via une sorte d’oreillette, dans le but de revivre une minute de son passé. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Dans La jetée on avait choisi cet homme pour sa capacité à figer le visage d’une femme dans un moment de son passé. Claude Ridder est choisi parce qu’il s’est tiré d’une tentative de suicide, choisi « parce qu’il est rare de voir quelqu’un revenir d’aussi loin » dira l’un des scientifiques. Contrairement à chez Chris Marker il n’y a pas ici d’urgence à voyager (un scientifique avouera prendre le temps de cerner cette minute du passé avant de penser au futur) il n’est pas question de course à la survie dans des souterrains parisiens, ce n’est que le voyage dans l’intimité de cet homme qui nous intéresse et les motivations des scientifiques resteront dans l’ombre  « Pourquoi m’envoyer un an en arrière ? Pourquoi pas un an en avant ? Ce serait quand même plus intéressant » déclare Claude Ridder. Il n’est pas choisi pour sa faculté à figer une image du passé mais c’est bien le visage d’une femme, essentiellement, qui va se figer dans ce passé, au travers d’une multitude de retours éclatés.

     Pour son premier voyage, Claude atterrit dans l’eau, un an auparavant à 16h, il est équipé d’un matériel de plongée, la minute se déroule quasi entièrement sous l’eau. C’est le liquide amniotique d’une nouvelle naissance. L’image semble se casser progressivement, la minute ne s’écoule pas comme prévu. Puis enfin si, elle se déroule comme prévu mais elle est aussitôt relayée. Quelques secondes avant, quelques secondes après. Il y a parfois un bref retour dans la sphère, dans laquelle Claude semble attendre, mais il replonge aussi vite. Quelques années en arrière, cette fois. Puis il navigue alors sur quinze ans de son existence en puzzle. Sorte de démultiplication de cette journée du 5 septembre bien que rien dès lors ne semble contredire une liberté temporelle totale. Pas facile de raconter le film dans la mesure où il fait apparaître, selon deux manières d’apparence contradictoire, deux niveaux narratifs non parallèles mais imbriqués. La première manière consiste donc à suivre le montage du film, dans l’ordre de la succession des images. La seconde consiste à retracer l’histoire du personnage central, si possible en s’appuyant sur le scénario de Jacques Sternberg, car celui-ci permet d’appréhender plus facilement la ligne chronologique des événements. Dans le premier cas, on peut dire qu’on assiste à une expérience scientifique qui consiste à renvoyer dans son passé un homme qui a tenté de se suicider. La machine à remonter le temps se dérègle, embrouille la chronologie et perturbe le processus expérimental : des flashes du passé se succèdent, dans le désordre. Si par contre l’on se place dans l’optique de la vie du personnage principal, l’histoire en elle-même paraît plus banale, plus terne à l’image de l’existence du personnage (Ridder a travaillé comme manutentionnaire, il est devenu responsable d’un service, et c’est à ce moment qu’il fait la rencontre de Catrine dont il tombe amoureux…). Raconter ainsi, de deux manières différentes, un film dont le titre lui-même est une invitation au redoublement, n’est pas illégitime. Mais c’est surtout dans la coexistence de ces deux niveaux de réalité que réside l’intérêt de cette œuvre qui tisse une trame temporelle tout à fait singulière.

     Claude Rich dégage quelque chose d’infiniment bouleversant ici. D’une richesse de jeu étonnante dans sa façon d’aborder ce rôle délicat puisque multiple, sur plusieurs années de son existence, avant, pendant et après Catrine et leurs sept années de vie commune. Saisir l’époque par le simple jeu qui la caractérise. L’agréable voyage et le retour douloureux, comme à Hiroshima. Personne d’autre n’aurait pu camper un aussi beau Claude Ridder. C’est par ailleurs ce que Resnais confirmera : il n’aurait pas tourné le film sans Claude Rich.

     La musique de Krzysztof Penderecki est importante, elle pose d’emblée les bases d’un voyage cosmique, alors même que rien encore ne l’est. Elle retentit avant même que le générique ne soit lancé, nous happe, jusqu’à l’apparition du premier plan. Elle ne resurgira que dans les passages au présent, de manière plus fragmentée, créant une distance. C’est une musique chorale. De même, chez Marker, le film ne commence pas par une image mais par des bruits d’avions. Et plus tard retentira le chant des chœurs de la cathédrale St-Alexandre Nevski. Chez Resnais, la musique accompagne le travelling en voiture, un peu à la façon d’un requiem, comme si Ridder était déjà mort, et allait vers sa dernière demeure, vers la sphère, son tombeau. Les deux personnages inquiétants l’attendent à la sortie comme la Mort en personne, pour lui faire entreprendre son dernier voyage. La musique vibrante des chœurs a une tonalité fantomatique. On croirait entendre des voix de l’au-delà, qui viendront de temps en temps hanter le film et assurer le passage de la réalité au rêve.

     Quelques éléments sont par leur étrangeté d’infimes parcelles prémonitoires, comme coincés entre deux temporalités, deux espaces mentaux, c’est ainsi le cas de la souris blanche que Claude aperçoit sur la plage ou plus tard de ce couple de noyés, pourtant bons nageurs selon Claude, emportés par le fleuve. Les souvenirs sont déformés puisqu’ils varient selon l’état au présent de Claude, c’est en somme une succession de rêves identiques et à l’instar de tout rêve, si les récurrences sont nombreuses les différences sont indubitables. Resnais utilise des changements de point de vue, des variations de régime de plan dans leur répétition, une légère modification du cadre, d’un geste, d’un dialogue.

     Resnais ne s’amuse pas à multiplier les fausses pistes, son film est au contraire extrêmement lisible, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas complexe. A la différence du film de Michel Gondry, Eternal sunshine of the spotless mind, qui s’en inspire très nettement, Je t’aime je t’aime est construit avec une infinie délicatesse, une succession de saynètes dosée à la perfection, dans sa manière de manipuler ces bribes d’existence, comme un puzzle éclaté mais éclaté pour être aisément reconstruit, en variant les souvenirs, les retours, les rêves et hallucinations que la machine peut provoquer « comme si on lançait en l’air des centaines de cartes qui virevoltent et qui retombent : une bonne partie des cartes sont recouvertes, on n’en parle pas et les autres sont éparpillées, elles ne forment pas une série continue » dira Jacques Stenberg, le scénariste, même si l’on est en droit de penser qu’il y a tout de même un privilège accordé au drame, comme si l’esprit bouleversé de Claude parvenait à contredire le hasard primordial en s’orientant inconsciemment vers un revival de ses douleurs. Rien n’est véritablement expliqué mais tout est envisageable. Prenons le voyage de la souris par exemple : Claude la croise dans l’une de ces nombreuses minutes détraquées de son passé. Revenu provisoirement dans la sphère dans laquelle il est sensé attendre les quatre minutes de « décompression » avant de pouvoir être évacué (ce qui ne se produira jamais puisque la machine l’emporte éternellement) il discute à l’animal se rendant compte qu’elle se balade aussi dans le temps et qu’il se souvient alors l’avoir croisé dans son passé sur cette plage. On ne sait pas si ce souvenir est celui de ses brefs voyages dans le temps ou bien si c’est celui de son existence.

    Je t’aime je t’aime brille aussi et surtout pour ses dialogues et monologues stimulants à l’image de cet homme qui se rend compte de l’infime portée de son existence « je pense que je voyage à la vitesse de 100.000 km/h accroché à mon crayon sur une boule de feu ». Il y a aussi ce monologue atone dans un phrasé impossible. Ou bien cette discussion de réveil extrêmement drôle  « Tu vois. Nous ne sommes pas des pionniers » dit-il ce qui résonne là aussi en passerelle temporel sous la forme d’un hasard de langage. Il y a aussi la fameuse théorie de Catrine concernant la création du chat par dieu. Resnais arrive à donner la sensation que les instants choisis sont entièrement aléatoires dans l’importance qu’il suggère à l’évolution éventuelle du récit. Il y a une belle variation entre le bonheur et la colère au milieu desquels solitude et ennui prennent une grande place – c’est le cas dans bon nombre de séquences au travail « J’étudie le temps du bureau contre le temps du dehors » s’amuse Claude, avec ses montres et il sera souvent question dans le film, au détour d’une idée grosse comme celle-ci ou parfois plus discrète de question de temps, comme si son retour était éternellement contaminé par la conscience de ce retour.

     Alain Resnais, judicieusement, ne propose pas de portrait idyllique de cette histoire d’amour, il en saisit le caractère indomptable, inexplicable, sans repère temporel. C’est une variation des sentiments, étourdissante, sur ce sujet : « l’existence est une étrange aventure » pour citer les mots du cinéaste lui-même. Et c’est une façon magnifique et bouleversante de concevoir les possibilités formelles offertes par le cinéma tout en racontant une histoire.

Stalker (Сталкер) – Andreï Tarkovski – 1981

pdvd0101La terre outragée.

   10.0   « Qu’est-ce que c’était? La chute d’un météorite? La visite des habitants de l’abîme cosmique? Ca ou autre chose dans notre petit pays s’était produit. Le miracle des miracles : la Zone. On y envoya des troupes. Elles ne revinrent pas. On encercla la Zone de cordons de police. Et on fit bien… Enfin, je n’en sais rien. »

Extrait de l’interview du professeur Wolles, prix Nobel, accordée à l’envoyé de la RAI.

Le film débute sur ces mots.

C’est déjà une plongée.

Tout, dorénavant, tiendra du voyage.

   Cela fait cinq ans qu’un papier sur Stalker est en chantier, cinq ans durant lesquels je me suis demandé si cela valait bien la peine d’écrire sur cet immense film, cinq ans que je me demande s’il n’est pas trop immense pour ma plume. Mais cinq ans de réflexion, cinq années d’obsession et autant de visionnages il fallait bien rendre compte de ça…

     Stalker est un grand film sur l’enfance. Sujet qu’il aborde de deux manières différentes à la fois grâce aux croyances de son personnage, en quête à travers les hautes herbes, qui se fraie un chemin, lance des pierres enrubannées, mais aussi grâce au décor qui évoque les longues balades en sous-bois de l’enfance, où l’on est accompagné de sa famille, un grand-père avec lequel on veut partager les découvertes, entre chemins de traverse et rivières, ou avec un cousin qui semble appartenir au même monde parallèle, naviguant entre les éléments qui prennent des significations toutes plus tortueuses les unes que les autres. Tarkovski et par extension le stalker, est cet enfant, qui observe comme nul autre cinéaste, la nature à l’état croupissant, humide et nauséabonde : une flaque d’eau boueuse, une mousse sur un rocher, un métal rouillé, une braise frémissante, une eau ruisselante. C’est un poème aquatique sur la terre ferme, un film de science-fiction qui fait entrer en collision le métal et la végétation. 

     L’enjeu philosophique est de mettre en opposition la foi et la raison. Le Stalker représente la foi, homme qui croit en ce lieu magique, en toute innocence et naïveté. On peut se dire que cette zone est un moyen pour lui, le seul moyen, d’échapper à cette terrible vie qui le poursuit quotidiennement, une vie sans saveur, décolorée, délavée, loin du carcan spirituel qu’il s’est créé. Un homme dans un esprit d’enfant, ou un homme brisé, en mal d’aventures. La zone est son lieu d’évasion. Un espace mental, tout à lui. Il y est à son aise, en connaît chacune des règles à respecter quand on y entre, gère le danger, les raccourcis, les obstacles. Il s’y sent chez lui. La raison englobe principalement les deux hommes qu’il s’éprend à guider mais l’on pourrait l’étendre à sa femme ou aux forces de police. L’un d’eux, le savant représente la quête du savoir, le besoin irrémédiable de la maîtrise, de tout connaître et contrôler ad aeternam. L’écrivain, lui, se situe davantage dans le rêve ultime, celui de la création absolue, qui l’empêcherait de traverser les phases de doutes, les pannes d’inspiration.

     C’est un conte cruel. Une aventure brisée, sous l’autel de sa canonisation. L’histoire d’une volonté à partager ces éclats de foi, de redonner à croire en un paradis, en sa magie. « Ils ne veulent plus y croire » dira le stalker à sa femme au retour du voyage. C’est un homme de foi ébranlé. Une façon de dire, pour le cinéaste, que l’être humain moderne a perdu sa croyance. Une façon de montrer aussi que l’homme a besoin de tout rationnaliser. Est-ce que les deux hommes sont venus pour y croire ? Avec la candeur de l’abandon ? Non, ce n’est que curiosité avide, proie aux doutes ou angoisse de la destruction. On peut se dire que c’est un film (le plus grand ?) sur la puissance du cinéma. Le plaisir de s’y abandonner et de découvrir sans cesse ou la volonté de tout contrôler, de se contenter, d’oublier la quête. Par allégorie, si la zone représente le Cinéma, la chambre des vœux englobe toutes les merveilles cinématographiques, une représentation intérieure, dédiée à la Foi. Une représentation unique où le cinéaste russe a sa place, inévitablement.

     Tarkovski a besoin de faire durer le plan, sans cesse mobile, travelling ou zoom, pour faire croire que le décor existe indépendamment de la caméra. On se souviendra du dernier plan de sa filmographie, dans Le sacrifice, avec ce travelling qui va et vient, quitte la maison en flamme et la retrouve. On pourrait ne parler que de mise en scène. D’une part car Tarkovski est le plus grand metteur en scène de tous les temps, d’autre part car Stalker se suffit pleinement en tant qu’expérience formelle et sensitive. Il y a par exemple la sublime séquence de la draisine, assimilable au dernier trip psychédélique de 2001, l’odyssée de l’espace. C’est un passage vers un autre monde, un glissement total, en un long faux travelling, avec cette répétition sonore du bruit du chemin de fer, ces gros plans des visages ne regardant jamais dans la même direction, contemplant un paysage désolé dont l’absolu silence évoque une terre ayant subi l’apocalypse. Changement de monde exacerbé par une brutale colorisation de l’image, où l’espace verdoyant infini remplace un sépia miteux à la profondeur dévastée, pour déboucher sur une seconde partie en mouvement dans un labyrinthe imaginaire, proche du jeu vidéo, avec ses mondes, des obstacles à franchir, une ligne de conduite à respecter, jusqu’à la porte d’un autre niveau, entre tunnel inquiétant et ondulations sableuses, où des voix se font entendre, des oiseaux peuvent disparaître. L’enfance, toujours.

     Stalker donne beaucoup à sentir, probablement plus que dans tout autre film de Tarkovski dans la mesure où il est le plus accessible et le plus associable à notre culture occidentale, cela même si ce qu’il en fait ne ressemble en rien à ce que l’on connait. C’est un manque terrible dans le cinéma d’action, d’aventure, de science-fiction, existentiel ou non, cette absence terrible du sensitif, l’oubli de la force des éléments, du minéral, de la chair. Tarkovski a compris l’importance de cette essence et ses films sont systématiquement ancrés dans un schéma très terrien avec sa constitution qui lui est propre. Il se permet par exemple durant quelques minutes quasi fantasmatiques, avec cette musique cosmique, de faire un travelling en plongée sur un sol inondé, d’où émergent les vestiges de civilisation humaine mélangés au croupissement d’une faune et d’une flore dans un déluge aquatique innommable. Cinéaste de l’espace mais aussi cinéaste des postures et de leurs significations. C’était vrai dans la draisine, ça l’est davantage encore lors de cette halte intemporelle, réelle ou rêvée, où chaque personnage se repose et se tient différemment, suivant ses croyances religieuses pourrait-on dire.

     J’aurais voulu en faire un bref résumé, en dire quelques mots suffisants pour vouloir s’y plonger corps et âmes, sans trop en savoir, mais je préfère citer Antoine De Baecque (Cahiers du Cinéma, 1989) qui le fait indéniablement mieux que moi :

     « Stalker présente l’histoire d’un ‘passeur’ clandestin qui propose à ses clients de les mener au cœur d’une Zone mystérieuse où ils trouveront la ‘chambre des désirs’. Là, leurs vœux se réaliseront, mais auparavant ils auront dû éviter de multiples pièges. Le Stalker (de l’anglais to stalk : avancer furtivement) y emmène un écrivain et un physicien. Ceux-ci, indécis et révélés à eux-mêmes, refusent cependant d’entrer dans cette chambre au bout de leur voyage. Sans doute n’ont-ils en fait pas compris que cette Zone était surtout intérieure, construite selon un espace de la foi plutôt que suivant les principes de la géométrie euclidienne. »

     Quand je regarde un film de Tarkovski je me dis chaque fois : Quel bonheur de voir un cinéaste qui croit autant en l’Homme – l’Homme spirituel et non matériel, Le sacrifice ça ne raconte que ça ! Je ressens parfois Bergman comme son exact contraire tant son cinéma est traversé de pessimisme sans alternative. Chez le cinéaste russe il y a un pessimisme, mais à l’échelle de l’humanité, non de l’individu et du même coup il y a accès au miracle individuel. Dans Le sacrifice, Alexandre est persuadé qu’en faisant vœu de silence et en brulant sa maison il va sauver l’humanité…

Le trou – Jacques Becker – 1960

Le trou - Jacques Becker - 1960 dans * 100 01.-le-trou-jacques-becker-1960-300x206L’utopie et ses limites.   

   10.0   Clouzot l’avait compris. Melville et Bresson aussi, surtout Bresson. Un suspense infaillible ne repose pas sur son nombre de rebondissements, ni en leur agencement, enchevêtrement, vitesse et que sais-je encore de séductions primaires, mais dans la minutie avec laquelle l’action est ordonnée. La vertu première et non négligeable du film de Jacques Becker est de donner envie de revoir Un condamné à mort s’est échappé, de Bresson, chef d’œuvre ultime du film d’évasion au ralenti, tant il s’en rapproche dans l’épure narrative, ainsi que dans cette focalisation formelle sur les gestes des personnages, sur le mouvement, l’action. J’ai aussi pensé à un autre chef d’œuvre, le film de Jean Genet, Un chant d’amour. Essentiellement lors de la seule véritable scène de solidarité entre prisonniers de cellules voisines, se transmettant des objets via une corde à travers les barreaux de leur cellule. Becker saisit ce moment dans toute sa trivialité, sans qu’il ne soit fondamental à la progression de l’histoire, simplement pour créer une atmosphère du lieu, pour le rendre vivant. Becker crée du réel quand Genet en faisant de la poésie.

     Jacques Becker c’est donc à ce jour, en ce qui me concerne, deux merveilles. Après le sublime Antoine et Antoinette, voici le magnétique Le trou. Deux merveilles qui ont peu à voir entre elles sinon qu’elles sont chaque fois des déclarations d’amour aux personnages de cinéma. Il y a une telle humanité dans les films de Becker, dans l’entraide comme dans la trahison, les personnages par la solidarité qui les lie, le doute qui les accapare, deviennent incroyablement bouleversants. Même l’acte décevant est beau. La fin ici par exemple n’est jamais moralisante, elle appelle la faiblesse et donne au dispositif une fragilité pragmatique, tuant dans l’œuf son optimisme fédérateur.

     J’apprécie le parti pris d’une économie de la parole, réduite à une parole de l’action la plupart du temps. Elle enrobe systématiquement le geste, le naturalise, mais n’entre jamais en compte pour créer une dimension psychologisante. Par exemple, nous ne saurons presque rien des quatre détenus préinstallés, ils sont le décorum, le déclencheur et la stabilité au sein de leur petit groupe qui fonctionne à nos yeux aussi parce qu’on n’apprend rien d’eux, justement parce qu’ils se connaissent probablement par cœur et qu’ils savent le passé de chacun et les risques qu’ils encourent au jugement. Nous apprendrons un peu de Gaspard, forcément, puisqu’il existe en tant que cinquième larron, pièce rapportée, en qui il faut faire confiance un peu trop vite. Son histoire et ses motivations doivent être exposées pour que le projet d’évasion soit homologué.

     Le trou est un film se déroulant dans un espace confiné, entre une cellule et les égouts. Entre la captivité pure et l’espoir de liberté. Aux extrémités, emprisonnement total ou fuite absolue. Les couloirs de la prison où les personnages ne sont plus que des fantômes errants ou l’ouverture d’égout entrebâillée vers l’extérieur. Nous ne verrons que très peu de ces extrémités. Le film lui préférant ce noyau soudé et la relation entre les personnages. Cet espace restreint, écrasé par les murs, est filmé comme un immense champ de possibles, avec ses recoins et ses failles (petit placard, amas de cartons), ses embrasures vers les extrémités menaçantes ou enviables (judas ou bouche d’égout), avec ses parois meubles que l’on peut percer et ces murs inviolables. Lors de nombreuses séquences ce sont ces sols et ces parois que l’on frappe, brise et perce à la tenaille et Becker choisit régulièrement de longs plans séquences souvent fixes, qu’il étire pour renforcer l’aspect éprouvant, la fatigue, la durée. Magnifique scène où chacun des cinq prisonniers se relaient à frapper le ciment, dans un gros plan unique, où le spectateur ne discerne hormis le trou qui se crée à mesure, seulement l’instrument et les mains des hommes, comme si les cinq ne faisaient plus qu’un avec la force inépuisable de cinq.

     Becker crée un groupe. Un groupe soudé. Et il y injecte un nouvel élément, occasionnant méfiance, forcément, tout en l’accueillant en lui forgeant une place, quelque peu forcée. Il y a une grande douceur dans cette cellule, tout le long du film, une solidarité apaisante. En totale contradiction avec l’inconfort apparent que le lieu offre (fouilles régulières, contrôle poussé de la nourriture provenant de l’extérieur, repas locaux infectes…) tout simplement parce que Becker s’intéresse à la beauté du lien en créant une utopie de groupe jusqu’au paradoxe Gaspard. C’est cette pièce rapportée en qui on a fait un peu trop tôt confiance qui détruira, un peu malgré lui, naïvement ou par excès d’honnêteté, le lien qui les unissait, ce secret qui ne pouvait exister sans fragilité. Quelle idée ingénieuse que de garder hors champ l’intégralité de ce dialogue d’aveu entre Gaspard et le directeur. Cela permet au film d’atteindre des cimes bouleversantes dans la mesure où le spectateur, à cet instant-là, en sait autant que les autres prisonniers, lui aussi partage leur excitation, lui aussi est sur le point de réussir son évasion. La claque n’en est que plus puissante.

The brown bunny – Vincent Gallo – 2004

The brown bunny - Vincent Gallo - 2004 dans * 100 brown5-300x178Broken flowers.

   10.0   2010, Révélation.

Avant de l’appréhender, j’imaginais un film très léger, un road movie absurde porté par le vent, sorte de Macadam à deux voies en moto, ou d’un Gerry plus fou, plus sensuel, plus charnel, car bien entendu j’avais entendu parler d’amour fou et de cette fameuse séquence qui a tant fait parler d’elle. Bref, c’était probablement depuis des mois (des années ?) le film que je voulais le plus voir au monde.

     C’est chose faite. Et ça n’a rien d’une déception. C’est un traumatisme. Sans doute parce que justement je ne m’attendais pas du tout à recevoir un tel choc, des émotions si violentes. Il y a comme un crescendo pendant le film. Le personnage est sur la route pour rejoindre une course. Il effectue des rencontres féminines mais les abandonne aussitôt. On le sent chargé d’un lourd passé, un fardeau qu’il ne peut oublier, mais les quelques indices ne suffiront pas éclairer véritablement nos lanternes. Il faudra une séquence éprouvante vers la fin du film, une séquence qui donnera tout son sens à ce que l’on voyait précédemment, au comportement de cet homme meurtri. C’est un film sur la culpabilité, sur ce qui ronge jusqu’à vouloir mourir. Cet homme qui recherche cette femme. Qui combat l’oubli. Qui cherche un visage. Une sensation. C’est sa propre culpabilité qu’il met en jeu. C’est une colère. Un désespoir qui ne le quittera jamais plus. C’est un cauchemar récurrent, mais un cauchemar réel, d’un passé proche ou lointain on ne sait pas tout à fait, qui le hante partout dans son quotidien. C’est un homme seul qui refuse de voir la vérité. C’est un mystère. Je crois que c’est ce qui me fascine le plus dans The Brown bunny, ce mystère. Cette errance sans fin, qui me touche comme rarement. C’est en cela que je trouve le film éprouvant. Car tout est trouble. Le passé de cet homme, ses actions. Il cherche un horizon, à l’image de ce camion qui roule sans cesse, de ces rencontres qu’il fuit systématiquement. Comme ce mirage en plein lac salé, dans lequel au loin il semble s’envoler vers le ciel puis disparaître, comme ce pare-brise crado, barrière de corail sur un monde qui lui a échappé, comme l’infinie économie de dialogue qu’on peut y trouver. Les cheveux dans les yeux, il avance davantage vers la mort qu’autre chose. Vincent Gallo est prodigieux. C’est une présence fragile, un regard qui abrite une douleur irréparable, il dégage comme ça un truc imperceptible, presque intouchable, une force permanente mais une fragilité bien plus puissante encore, un sentiment qui parcourt toute cette scène de fellation d’ailleurs. Une scène incroyable, de mise à nu, totalement. Vincent Gallo porte tout le film sur ses épaules, il est à tous les postes, c’est même sa bite que l’on voit. Du coup j’ai eu comme une sensation étrange après le film, l’impression que cette histoire aussi il l’a sortait peut-être de ses tripes, de sa vie.

2011, Amour.

     Le revoir fut quelque chose de fort, de beau. Incroyable la charge qu’il y a dans chaque plan. Ce second visionnage me permet de lever de possibles doutes sur certaines choses et m’a conduit à tout observer. Je le trouve absolument parfait. Il y a une séquence que je trouve magnifique, c’est la main de Bud qui, sortie timidement par la vitre de la voiture, caresse le vent, tente d’attraper les nuages. Elle n’a rien d’anodin, et pas forcément sur ce qu’elle dit, mais sur ce qu’elle suggère. J’aime cette idée de glissement que le film finit par offrir en s’ouvrant littéralement sur la fin. Rarement un regard, un geste, un ‘please’, un ‘It’s not true’, un ‘Daisy’ suppliant, une main dans le vent, une larme n’auront été aussi forts émotionnellement en ce qui me concerne.

2013, Lévitation.

     Je l’ai encore revu. A croire que Vincent Gallo me donne l’envie d’écrire. Je le vois vraiment comme un conte moderne archi cruel. The brown bunny raconte l’histoire d’un paumé à la recherche de sa fleur des champs, sa marguerite disparue. Dans son errance, il se heurte à d’autres fleurs, en lesquelles il espère retrouver de sa marguerite, un peu de sa fragrance, de sa respiration, mais chaque fois c’est un échec, une peine qui s’alourdit, une croix qui pèse. Violette, Lys et Rose n’y feront rien. La marguerite, sa Daisy, reprend le dessus systématiquement. Il avait pourtant convaincu Violet, la fille de la station essence, de le suivre dans son voyage vers la Californie mais en la déposant chez elle afin qu’elle y récupère quelques affaires, il se déroba aussi brusquement que fut leur rencontre. Puis il y a eu Lilly, essuyant son chagrin sur une aire d’autoroute, ils se sont embrassés, langoureusement, sans un mot, comme si tous deux venaient au secours de l’autre. Rose sera la troisième, le temps d’un bref déjeuné au volant. Trois demoiselles qui imperceptiblement, le rapprochent de son destin, l’accomplissement de ce deuil. C’est d’abord une jeune fille joyeuse qui semble renfermer une douleur. C’est ensuite cette femme en peine, marquée par la souffrance. Et c’est la prostituée volage pour finir. La douleur puis l’abandon. Le miroir de cette douleur. Un cheminement intérieur qui le mène inexorablement vers l’épilogue de ce déni de réalité.

     Durant les deux premières minutes du film, l’objectif se concentre sur une course de moto, tout en se rapprochant progressivement de l’une d’entre elles, la Honda dorée et ce numéro 77. Il y a parfois le bruit assourdissant des bolides, parfois aucun son, puis ça revient, ça repart. Le film est déjà en train de s’aligner à Bud, d’entrer en synergie avec lui. Ces moments de silence s’apparenteraient aux longues errances au volant de son van, sans musique, sans lien avec le monde, chevauchant l’asphalte, nuit et jour. Le retour du bruit strident des motos évoquent les différentes rencontres qui l’extirpent brièvement de sa solitude. C’est un cinéma qui me touche infiniment.

     J’y reviendrai sans doute encore…

Suspiria – Dario Argento – 1977

Suspiria - Dario Argento - 1977 dans * 100 03.-suspiria-dario-argento-300x168 Allemagne, mère blafarde. 

   10.0   Les dix premières minutes sont déjà folles. Une voix off nous fait entrer dans un conte. Once upon a time une jeune danseuse américaine qui rejoint une maison universitaire de renom à Fribourg. Le texte est doux mais ce qui l’englobe ne l’est pas : le timbre de la voix(d’Argento himself) inquiète d’entrée et la musique des Goblin, déjà retentissante, achève de faire débuter ce conte de manière funeste. La musique, parlons-en : De douces notes de cloches bientôt secondées par de stridentes et brèves sonorités de corde de violon. C’est ensuite une sorte de susurrement satanique qui accompagne le tout, rattrapé par de vives percussions perdues. L’image n’est pas encore là mais déjà l’ambiance musicale préfigure l’angoisse, la flamboyance, les couleurs, la tempête, une violence expressionniste, quelque chose d’hors norme.

Première image, un aéroport, quelques grandes destinations qui défilent sur un panneau d’affichage des horaires de vol. Ensuite, un couloir, les tons sont rouges. La demoiselle que la voix off vient de nous présenter, en sort, le pas décidé comme si elle savait ce qu’elle venait trouver en Allemagne. Le pas vif disparaît aussitôt. Une inquiétude la happe, une peur invisible, une force indescriptible. Le Mal sent qu’il est en danger alors il le fait savoir. Argento alterne deux types de plans, afin de créer un vertige : travelling avant héroïne marchant de dos ; travelling arrière héroïne évoluant de face. Suivant le plan, la musique, toujours ces cloches effrayantes, s’estompe ou redémarre. Lorsque Suzy passe la porte coulissante de sortie d’aéroport, elle semble assaillie par ces voix étranges qui font partie intégrante du score musical. Un plan fabuleux s’attarde sur le mécanisme de la porte, en amplifiant nettement le bruit qu’il produit. C’est déjà un instrument de mort. Dehors, il pleut des cordes. Après maints échecs pour alpaguer un taxi, l’un d’eux s’arrête. Barrière de la langue oblige, Suzy est obligée de montrer (le nom sur un bout de papier) au chauffeur de taxi un brun bizarre là où elle désire aller. Dès lors, le chauffeur parlera italien, comme Suzy, qui est américaine mais on s’en tape. Tout le film sera parlé en italien. Dérèglement ou pas, c’est la magie Argento, il peut tout se permettre.

Quelques instants plus tard, lors de la séquence du mythique premier meurtre (le soir de l’arrivée de Suzy) le montage est alambiqué, informe, on nage en plein cauchemar. Du meurtrier nous ne verrons que les mains (celle du réalisateur, d’ailleurs) et de tout le film nous ne connaîtrons jamais l’identité du meurtrier puisqu’il est évident qu’il est guidé en sous-fifre par la fameuse reine des soupirs. Le twist tant travaillé dans la trilogie animalière n’a plus d’importance ici. De la même manière, essentiellement dans les séquences de meurtres, les lieux se superposent sans logique narrative. Le film n’est pas tendre là-dessus c’est aussi pour cela que le second visionnage peut être plus puissant (ce fut mon cas) tant on se rattache exclusivement à la mise en scène et non à une continuité narrative confortable. C’est de la stylisation au paroxysme de l’outrance. Argento ne se soucie guère du réalisme inhérent au genre, il crée une alchimie magnifique, entre corps et lumière. Il privilégie le malaise, via des ruptures de rythme, des aberrations de montage, un éclairage extravagant. Il vise le chaos.

Argento tente d’attirer l’œil, de le saisir et de ne plus le lâcher, une sorte d’inquiétude mortifère qui vient compenser des couleurs primaires presque joviales. Le contraste est trop puissant. Il ne permet pas de s’y sentir à l’aise comme on s’en délecte généralement avec le genre. Là, on en prend plein les mirettes mais sans la dimension confortable. On est bousculé. Hormis Profondo rosso, qui me fascine pour de multiples raisons, j’ai toujours trouvé Argento trop sage et sûr de ses effets, ménageant l’inclinaison culminante de son style afin de raconter son histoire. Suspiria, à ce titre, me paraît absolument parfait, tant il apparaît comme un condensé exacerbé de son expression, avec ces explosions de couleurs et cet immense travail sur le son. J’aime quand le genre ne prend pas de pincettes. C’est ce chaos que j’aime tout particulièrement ici, cette jouissance jamai remise en question, jamais rattrapée par la normalité.

     Suspiria c’est un peu Walt Disney qui aurait mal tourné : Motifs similaires à ceux de Blanche Neige et les sept nains, aventure abracadabrantesque et chimérique surfant sur la vague d’Alice au pays des merveilles. Et il faut du corps pour créer ces ambiances. Il faut des étrangetés, des séquences que l’on retient dans ce qu’elles ont d’inattendues, qu’il s’agisse de la lame d’un couteau qui émet une source lumineuse dix fois trop importante, les crocs d’un cabot dans une gorge ensanglantée, une invasion de vers, un grand rideau rouge derrière lequel une silhouette respire anormalement, une course à la mort dans un bois, une bouche d’égout terrifiante, des poignées de porte un peu trop hautes, des couleurs impossibles. Il faut tout ça. Il faut tordre et distordre. Tous les personnages autour de la reine sont des tronches improbables. Improbables parce qu’elles sont réunies ensemble dans un même lieu. De l’enfant blondinet inexpressif aux cuisinières dégueulasses, de l’homme de ménage biscornu au coach de danse perverse, il n’y a que des gueules terrifiantes, difformes et
funestes.

Le film est aussi immense pour sa fin et cette chasse au trésor en crescendo cauchemardesque, orchestrée par Suzy afin de débusquer le fameux secret derrière la porte, tout cela en suivant tout un processus libérateur, emprunté aux fameux dessins animés ainsi qu’aux résolutions d’enquêtes policières, mais dynamité par la mise en scène. Suzy entendait régulièrement les pas des autochtones, au-dessus de sa chambre, se diriger dans un lieu qu’elle ignore mais elle avait préalablement déterminé que ces pas n’allaient pas où ils étaient sensé aller à savoir vers la sortie. Tout cela est résolu dans un jeu de piste savoureux et au moyen de résurgences mémorielles chères à Argento (on se souvient de la fin de Profondo rosso) réinterprétant les mots manquant lâchés par la fille du début, juste avant qu’elle ne se fasse trucider – tourner l’iris bleu. La filmographie du cinéaste est traversée de ces motifs et la progression par l’œuvre d’art (un tableau dans un miroir ou une gigantesque fresque sur un mur). Suspiria évoque alors le Rosemary’s baby de Polanski ôté de son éventuelle dimension paranoïaque ou Répulsion du même Polanski ôté de ces hallucinations. Suzy est en enfer. Aucune alternative. Au royaume des sorcières et son salut réside en l’aboutissement de ce qu’avait échoué la première vagabonde qui lui aura glissé le relais en énigme juste avant de trépasser.

Dès lors qu’il emprunte au fantastique, Argento est totalement libre : le Mal s’immisce partout, dans chaque plan, chaque recoin de pièce, dans ces êtres humains répugnants comme via certains autres êtres vivants à l’image de ce chien soudainement enragé ou de ces yeux de panthère derrière la fenêtre. Je crois que c’est cette liberté qui transpire dans chaque séquence qui me fait dire que c’est le meilleur film de son auteur. A la fin, le Mal battu, c’est toute la maison aux soupirs qui s’enflamme, portes qui cèdent, objets qui s’envolent, tout s’écroule à la manière d’une maison de cire surchauffée et les sous-fifres du Mal partent eux aussi en déliquescence, mais ce n’était que des hôtes déjà morts depuis longtemps. Suzy aura gagné face à la mort. Elle peut sourire. Ce dernier sourire est sans doute ce qu’Argento avait de plus honnête à montrer.

Nous ne vieillirons pas ensemble – Maurice Pialat – 1972

38_-nous-ne-vieillirons-pas-ensemble-maurice-pialat-1972Chronique d’une désynchronisation.

   10.0   Elle s’appelle Catherine. Il s’appelle Jean. Six ans de passion, d’engueulades, de séparations, de réconciliations. Le film s’immisce dans la vie de ce couple comme une faucheuse ou un œil indiscret, à ce moment ci parce que le titre le porte déjà en lui, cette passion en dilettante est sur le point de disparaître. S’immiscer, c’est bien le terme adéquat, tant la situation conjugale ne sera jamais situable dans un but accrocheur et les contours de cette relation apparaîtront par petites touches, bouleversantes. La première séquence raconte déjà beaucoup, mais elle ne souligne rien, n’explique rien en faveur du déroulement du récit. Tous deux sont dans un lit, au réveil, après l’amour, on ne situe pas bien. Ses yeux à elle parcourent la pièce, les siens à lui sont plongés dans l’oreiller. Le premier désaccord que le film nous offre concerne l’atmosphère d’une maison, celle de son père à lui, elle ne s’y sent pas à son aise, lui répond qu’elle n’a pas toujours dit cela. La temporalité ne cessera d’être marquée de cette manière, dans la façon qu’a le dialogue de glisser, il n’y a aura jamais de date, jamais d’accompagnement temporel aux ellipses évidentes. Les séquences se répondront les unes aux autres sans aucun repère autre que les propres soubresauts, tons et humeurs des personnages. A maintes reprises, la relation se brise, aussi violente que définitive, en apparences seulement. On les retrouve au plan suivant pour une nouvelle retrouvaille, affectueuse, délicate ou parfois pour une nouvelle altercation, sans que la retrouvaille n’ait le temps d’éclore. Un moment donné, elle l’invite à la rejoindre chez sa grand mère, c’est reparti comme avant, dit-elle. Jean est une boule de colère, capable de lui débiter les pires méchancetés (il y a par exemple un fameux monologue dans une voiture, absolument terrifiant) quand il ne lève pas la main sur elle, mais il revient toujours, doux comme un agneau. Dans cette énième retrouvaille programmée, il attend son retour et passe la soirée avec la vieille, Catherine n’arrivera pas. Si, à cinq heures du matin. Il ne le supporte pas, la gifle violemment et fourre sa main dans sa culotte pour voir si elle a passé la nuit avec un autre. Nous ne vieillirons pas ensemble me fait penser au Mépris, via son personnage féminin. Toutes deux sont des filles solaires, rêveuses, à côté de la plaque ou indifférentes et toutes deux accèderont à ce stade irréversible du regard méprisant sur l’autre, assumant enfin leur superficialité. Le paradoxe dans le film de Pialat vient justement du fait que cette prise de conscience qu’elle n’aime plus – et pour le coup, même s’il y aura d’autres fluctuations, on sent qu’il y a dans son regard quelque chose de véritablement cassé – naît dès l’instant qu’il se dégoûte lui-même, la demandant en mariage, pour se racheter, pour s’excuser et parce qu’au fond il ne peut pas vivre sans elle. Pialat fait le portrait d’un personnage exécrable mais affectueux, amoureux transi, amoureux maladroit. Le plus beau là-dedans c’est que ce personnage là c’est lui-même, Maurice Pialat, campé par Jean Yanne. Loin d’être tendre avec sa propre personnalité, il tente de sonder la sensibilité qu’il y a en lui, les fondements d’un tel comportement, ses contradictions, ses doutes, comme il brossait le portrait délicat et complexe de cet enfant dans L’enfance nue. Nous ne vieillirons pas ensemble, titre élégiaque, est donc une succession de séquences de ruptures et de réconciliations, une variation sur une même scène, à l’infini. L’image fragmente systématiquement l’espace où évoluent les personnages, soit directement, par l’intermédiaire d’une voiture régulièrement, symbole de fuite, de réunion comme de solitude ; ou alors au moyen d’éléments brouillant le cadre et son atmosphère, interférant dans le dialogue ou les silences, comme c’est le cas ici avec ce sèche cheveux, là avec le vent. Au-delà de ce dispositif volontiers électrique il y a parfois des échappées inattendues où Pialat filme un monde comme il filmait la Camargue dans l’un de ses courts métrages des années soixante, dans sa trivialité et son lyrisme. Là c’est Jean qui rend visite à son père, il le force à trinquer avec lui avant de lui demander la bague de sa maman, afin de l’offrir à Catherine en guise de bague de fiançailles. Plus tard c’est la visite qu’il rend aux parents de Catherine : on sent cette maman ravie que cette histoire brinquebalante se soit enfin terminée, que sa fille ait enfin trouvé un bon parti et dans le même temps elle garde énormément de compassion pour Jean et à ses côtés son mari ne dit rien, et ne dira quasiment rien à chacune de ses apparitions, en retrait il se contente de sortir une bouteille, de servir Jean, de trinquer avec lui, sorte de toast perpétuel, sans époque, sans nom. Et puis il y a ce troisième personnage, Françoise, la femme de Jean. Le film prendra le temps avant de mettre en lumière cette relation pour le moins étrange de couple marié mais séparé, qui continue de se voir, de se soutenir, de se répondre en affection, donnée qui n’a sans doute pas non plus poussé Catherine à rester. Mais voilà, ailleurs, ce personnage aurait été la bouée de secours et la tentation, ici elle le soutient dans son malheur et tente, bien davantage que lui, de panser les plaies, de réactiver cette flamme entre Catherine et Jean qui n’aura cessé d’affronter la tempête. Je me souviens avoir vu le film pour la première fois il y a quelques années, je me souviens d’une expérience douloureuse parce que j’avais trouvé ça extrêmement violent et dans le même temps le film m’avait laissé une impression inédite. Je ne fais jamais ça, pourtant je l’avais revu dans la foulée, quelques jours plus tard et j’en étais tombé littéralement amoureux. Le revoir aujourd’hui n’a fait que confirmer mon enchantement, ce fut un immense moment d’émotion. C’est un film qui me terrasse à maintes reprises, la fin évidemment, dans l’océan, quand la couleur devient noir et blanc mais aussi ailleurs dans des situations plus triviales. Je pense que c’est le chef d’œuvre de Maurice Pialat. Et à mes yeux, c’est l’un des vingt plus beaux films du monde, pas moins.

Sogobi – James Benning – 2002

Sogobi - James Benning - 2002 dans * 100 14.-sogobi-james-benning-2001-300x222L’empreinte et l’infini.

   10.0   Vingt minutes, le chat dort. A mes côtés, je l’entends parfois ronronner, couvrant certains plans silencieux avant que les vocalisations de son plaisir ne disparaissent dans la richesse sonore qu’en offrent certains autres. Absence humaine totale jusqu’aux alentours du dixième plan et l’irruption d’un hélicoptère, son bourdonnement puis son apparition réelle, dans le plan. C’est le moment que le chat a choisi pour ouvrir l’oeil – une attirance sonore particulière sans doute – et être happé par l’écran. Lui aussi a sa propre réaction quant à ce changement soudain qui impose une première esquisse de l’intervention humaine. A nous aussi, ce plan nouveau fait son effet, non pas qu’il nous sorte de notre torpeur mais il atténue l’hypnose, propose une éventualité. Une possibilité que l’on n’attend plus. Un glissement. Dès lors, l’Homme n’aura de cesse de forcer l’entrée, grappiller, habiter, envahir le plan, relâchant parfois son effort, permettant à la nature de reprendre ses droits, entre immenses déserts de cactus, forêt d’arbres penchés et vallée forestière à l’infini. Mais c’est une nature menaçante, une nature qui résiste. Les plans sont harmonieux, une harmonie violente. Entre plantes épineuses érigées vers le ciel et troncs curvilignes aux allures indécentes. On ne retrouvera plus, l’hélico passé, le doux agencement qui régnait, qu’il se fasse en silence (branches recouvertes de neige) ou dans un brouhaha magnifique (vagues déferlant sur une plage rocheuse dans le tout premier plan du film). C’est une question d’empreinte. Guerrière, comme ce convoi militaire qui apparaît brutalement dans l’image pour se fondre éternellement dans l’horizon. Antique, avec ces pétroglyphes inscrits sur ce qui peut ressembler aux restes rocheux de la lave d’un volcan disparu. Absurde : ces deux morceaux de bois plantés en tant que possible délimitation de piste dans le désert. Monstrueuse lorsqu’une immense grue, d’abord hors champ, récupère ou dépose de longs troncs d’arbre, arrosés et immobilisés sous la chaleur, avant que le long bras métallique accompagné de son bruit volumineux ne disparaissent à nouveau du plan. Gigantesque comme ici avec ce gisement quelconque à plusieurs étages où l’on perçoit en tendant l’oreille le bruit des chenilles qui sillonnent ses longs chemins sableux. Eternelle, et ce barrage intéressant dans l’ultime plan du film, que l’on aperçoit au loin, distinguant même parfois le bruit d’un moteur d’une auto qui le franchit, tandis que devant nous se plante là un énorme puits, bloc de béton improbable, inutilisable étant donné le faible niveau des eaux, s’érigeant étrangement vers le ciel. Ce plan là m’évoque, de loin, la série Les revenants, avec ce paysage immergé qui réapparaît à mesure que le lac se vide. Il faudrait aussi parler de l’immensité, il y avait de cela dans Los. Certains plans sont hors norme, à la fois proches des photographies apocalyptiques et fantaisistes de beaux blockbusters ou des plus belles envolées lyriques et sensorielles d’un Weerasethakul ou d’un Herzog, je pense bien entendu à ce plan géant dans une vallée, tapissé d’une forêt verte, bordé par les montagnes dotés d’un silence résonnant comme dans un gouffre, aucun mouvement si ce n’est celui de cette cascade, rendue minuscule par sa distance, qu’il nous faut du temps pour apercevoir. L’eau est un élément important dans le cinéma de Benning, je ne me suis toujours pas remis de cet enchaînement de lacs (13 lakes) et voilà qu’ici, à maintes reprises, le plan se liquéfie à nouveau. Déchaînement naturel d’une part entre vagues s’échouant sur le sable et rapides s’engouffrant dans une rivière en cascade. Ce n’est pourtant pas là qu’elle terrorise ni interroge le plus. Sa nonchalance répétitive me repose, sa puissance me laisse songeur. Un songe hypnotique qui sollicite inconsciemment les sens. Car il y a plus dérangeant. Il y a cette étendue d’eau, mer d’huile, qui accueille une alternative humaine. A la fois par la présence d’une ombre étrange (des fils électriques ?) qui précède une autre ombre, beaucoup plus impressionnante, sous-marine, peut-être un requin pense t-on dans un premier temps avant de découvrir l’irruption de ce cargo qui envahit bientôt une partie de l’écran laissant derrière son passage forte houle et mousse virevoltante. Dans Sogobi ce sont pourtant les plans les moins ouverts qui sont les moins aimables, des plans suspendus et angoissants, comme encore cet enchevêtrement d’arbres qui ne laisse échapper de perspective, silhouettes asymétriques, casse-tête boisé. L’inquiétude naît justement de cette absence d’intervention extérieure, quand la nature dévore absolument tout. A contrario, on se souvient de cette séquence dans Ruhr, où cette forêt d’arbre isolée, ne résistait pas au passage d’un avion de ligne hors champ, assourdissant puis secouant les feuilles des arbres. Il y a aussi ces deux plans que j’aime énormément avec cette horizon vertigineuse, spirale de l’enfer, tous deux lacs, gelés ou salés, salés ou gelés, c’est selon, c’est parce qu’ils sont indomptables qu’ils sont fascinants. Deux séquences qui pourraient durer une heure sans que l’on arrive à en épuiser les soubresauts, l’évolution, le mouvement, tout simplement parce qu’ils y sont infimes. Les nuages dans le premier bougent imperceptiblement, on les distingue dans le ciel, mais sans qu’ils n’apportent de véritable impact de lumière sur ce sol carrelé, sableux ou gelé, improbable. Le reflet des nuages dans le second, cette fois on ne voit pas le ciel, qui crée une variation de couleurs sur ce lac en longueur, qui pourrait aussi être une ancienne route creusée. D’un bleu nuit inaltérable, l’eau se transforme, par le mouvement au-dessus, en bleu turquoise paradisiaque ou presque, révélant dans ses fonds un autre bleu nuit menaçant, avant que cela ne disparaisse sans qu’on ait le temps de s’en apercevoir. C’est trop court. C’est la beauté de Sogobi, c’est aussi une frustration. Les plans sont temporellement identiques, comme toujours, mais cette fois extrêmement court (2min30) renforçant ainsi la double facette du cinéma de James Benning : l’éphémère et l’éternel.

News from home – Chantal Akerman – 1977

15_-news-from-home-chantal-akerman-1977Saute ma ville. 

   10.0   News From Home est un voyage à travers New York : ses boulevards, ses gratte-ciels, ses souterrains, ses rues désertes, sa circulation, ses magasins, ses fast-food, sa grandeur, le jour, la nuit… montrés sous travellings, plans fixes, ou panoramiques.

     Chantal Akerman raconte deux quotidiens. Le sien, en filmant différents lieux de New York qui ont accompagné son séjour quelques années avant le tournage de son film. Et celui de sa famille par l’intermédiaire de lettres reçues de sa maman de Belgique, qu’elle nous fait parfois partager en off. Sa mère y raconte son quotidien triste, des banalités, son envie de la revoir, sa fille lui manque beaucoup. Elle lui demande de façon récurrente, même agaçante, de ne pas les oublier, de penser à leur écrire plus souvent. C’est un double récit, bien que sans doute par pudeur, la voix monocorde de la cinéaste – une voix de lecture – citant les mots de sa mère, se perd dans les plans de la ville, dévorée par le brouhaha des voitures ou celui du métro. A moins que ce ne soit pour reproduire un détachement, celui avec lequel elle lisait et s’appropriait ces lettres. Car on entend parfois dans cette parole, que l’on déchiffre ou non, selon notre humeur, de l’inquiétude et du désarroi quant au peu de nouvelles rapportées de cette vie alternative, outre-atlantique. Absente ou succincte, la réponse se fait attendre. Certaines lettres envoyées par la cinéaste (qu’elle ne lit jamais) provoquent un contentement relatif ou une déception de contenu.

     C’est un exercice délicat de filmer le présent de ce que l’on a vécu par le passé. Chantal Akerman retrouve New York et laisse cette impression géniale de nous offrir des images qu’elle aurait prise durant son séjour, une impression d’absence de tournage, de saisies éparses sur le vif, ce qui n’est évidemment pas le cas. Au moment du départ (quitter Manhattan) que l’on peut interpréter par cette cassure formelle consistant en des mouvements de caméra forcés par les moyens de transport, pendant le dernier tiers du film, on a le sentiment d’un adieu au présent et non la reconstitution de cet adieu. Tout voir défiler. Images étirées comme autant d’impressions à jamais gravées. Pas étonnant que les plans soient beaucoup plus longs qu’auparavant. Il n’est question que de regard perdu dans l’espace et son immensité. Le cinéma permet cela : reconstruire un adieu et pouvoir le revivre ad aeternam.

     Le dernier plan du film est l’un des plus beaux plans de cinéma de l’univers : Un bateau quitte Manhattan, et à mesure de ce déplacement, le plan dévoile ses gratte-ciels, d’abord immenses, sectionnés par le cadre, puis immenses plein cadre avant de devenir minuscules plus tard, lointains, perdus dans un brouillard épais. Il est précédé de quatre plans foncièrement similaires puisqu’ils évoquent déjà ce départ, me semble t-il. La fixité n’a pas disparu mais cette fois le paysage se dérobe. Ce sont de faux plans fixes ou de faux travellings. L’objectif adopte un regard. Une mélancolie. On a tous déjà vécu cette suspension du regard, comme ici derrière le pare-brise arrière d’un taxi, la vitre d’un métro. On retrouve d’ailleurs, durant cet adieu, un plan que nous avions déjà eu précédemment, l’intérieur du métro, en fin de compte le plus représentatif d’entre tous, l’adieu au balai des usagers, à l’homme. Car New York est la ville humaine par excellence, le berceau de la civilisation. Quoiqu’il en soit, cet ultime voyage de dix minutes, d’envoûtement pur, avec ce bruit incessant des vagues frappant la coque du bateau est un haut fait du cinéma Akermanien.

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