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Les dents de la mer (Jaws) – Steven Spielberg – 1976

Les dents de la mer (Jaws) - Steven Spielberg - 1976 dans * 100 jaws-facts-40th-anniversary

L’étrange créature de l’île de l’amitié.

   10.0   Evoquons tout d’abord l’édition blu ray, une aubaine, tant la remasterisation est proche de la perfection. La plus belle copie dans ce format vue à ce jour. On sent que le film avait terriblement besoin de ça, d’une image à la mesure de sa beauté, avec cette première partie qui cloisonne clairement l’île d’Amity et cette seconde qui propose un horizon sans fin autour du bateau attaqué. A titre d’exemple, moi qui ai vu le film en boucle sur une vieille VHS, j’étais surpris de constater que la première séquence du film, au coin du feu, se déroule à la tombée de la nuit et non entièrement de nuit. J’ai le souvenir de pouvoir à peine discerner ce qu’il y a l’écran. La nouvelle copie est extraordinaire jusque dans les moindres contrastes.

     Jaws est sans doute l’un des tout premiers grands films à suspense, au sens blockbuster du terme, jouant habilement avec le hors-champ et l’hypothétique attaque. Durant l’une des séquences les plus étouffantes du film, Martin Brody, chef de la police, se charge de surveiller la plage d’Amity que le maire, contre l’avis de Brody, n’a pas souhaité fermer. Il fait beau, il y a beaucoup de monde dans l’eau. Deux vieilles dames font des brasses et discutent. Un chien ramène continuellement un bâton que son maître jette le plus loin possible dans l’eau. Un enfant défie les vaguelettes avec son matelas pneumatique. Deux amoureux se chamaillent. La séquence est tellement étirée qu’elle prévient d’une issue dramatique et joue beaucoup de ces espèces de rebondissements dus à l’inquiétude progressive de Brody, qui sursaute au moindre bruit singulier ou se braque dès qu’un mouvement semble suspect. Pourtant, le film n’exploite pas les facilités habituellement propres au genre, sa noirceur n’est jamais compensée, ce qui ne sera pas le cas dans les opus suivants.

     Le film est par ailleurs assez avare en attaques puisqu’il en compte seulement six dont deux hors-champ (un chien a disparu, le corps d’un pêcheur est retrouvé) et deux où l’on voit seulement la victime se débattre (la séquence d’ouverture et le garçon sur son matelas pneumatique). Il faut en effet attendre une heure de film pour voir apparaître le requin qui en deux secondes chrono renverse la barque d’un homme qu’il déchiquète aussitôt (on ne voit qu’une jambe s’échouer au fond de l’eau) tout cela sous les yeux du fils aîné de Brody, dans les eaux, tétanisé. C’est seulement après que le requin sera un peu plus visible, mais sans que le cinéaste en abuse, son maître-mot restera le hors-champ.

     Il y a donc cette fameuse deuxième partie, avec sa construction radicale, pour la simple et bonne raison que nous ne sortirons pas du bateau. Véritable tour de force en matière d’angoisse puisque les apparitions du requin, aussi brèves soient-elles, sont moins axées vers l’effet gore que sur une peur grandissante. En témoigne cette cultissime séquence où Brody, dos tourné à la mer, balance l’appât et se fait surprendre par le squale, gueule ouverte, tout près de l’engloutir. Le film joue énormément avec les cassures de rythme, endiablant la chasse, avec ses multiples procédés (ligne, harpons, barils, fusil…) avant de la laisser retomber. De la même manière, les climats se modifient, au sein du groupe. A l’extérieur, on se crie dessus et se méprise alors que dans la seule véritable séquence d’intérieur, l’ambiance est plus légère, quand Hooper et Quint se mettent à comparer leurs cicatrices.

     La dimension sociale est très intéressante : il y a comme souvent avec Spielberg l’idée de transmission de pouvoir/savoir qui chaque fois déclasse les personnages. Jurassik park aura cette écriture similaire. Ils se retrouvent systématiquement dans la peau de celui qui en sait plus avant d’être relégués derrière. Prenons Brody, il est père de famille, chef de la police et a raison de penser que c’est un requin qui attaque les touristes d’Amity Island. Il est donc très prudent, c’est en somme le héros tout tracé, celui à qui l’on peut se fier, s’identifier. Mais il sera déclassé par l’océanographe qui en connaît bien plus que lui sur la question. Il y a la très belle scène du requin-tigre où Brody affiche un sourire resplendissant, c’est la première fois où l’on se dit qu’il a tort de réagir ainsi, que ce requin est un leurre, que le vrai doit être cinq fois plus grand. Et c’est Hooper qui apporte la nuance. Et ensuite, dans ce qui sera la deuxième partie du film, à savoir la chasse au requin, un autre personnage fait son entrée, un spécialiste, un chasseur de requins, qui relègue aussi bien Brody au simple rang de spectateur obligé d’apprendre à faire des nœuds coulants autant qu’Hooper, homme de laboratoire, qui sait comment barrer un bateau de pêche parce qu’il l’a vu écrit dans un livre.

     En fait, chaque personnage perd son rang dès l’instant qu’il n’évolue plus dans son monde, et c’est paradoxalement ce qui va le sauver, ce qui le rendra plus prudent. Jusqu’à ce final terrifiant, qui voit l’ancien marine dans la gueule du squale, l’océanographe réfugié au fond de l’eau derrière des algues et Brody, qui tient bon sur le mât de l’Orca (nom du bateau, référence évidente à Moby Dick, Quint étant le nouveau Capitaine Achab) en train de sombrer (il faut rappeler que Brody n’aime pas l’eau ; Et pourquoi vivre sur une île quand on n’aime pas l’eau, lui demandera Hooper. Il n’y a que vue de la mer que l’on sait que c’est une île, répondra Brody). Il n’y a pas de vrai héros, pas de sauveur. Ce ne sont que des concours de circonstances. Les mêmes qui ont permis à Quint de survivre aux requins et aux torpilles japonaises dans le Pacifique de 1945 (l’une des plus belles scènes du film reste le monologue qu’il tient, post combat de cicatrices, racontant son expérience de cinq jours au milieu des requins, après que l’Indianapolis, sous-marin qui transportait « Little boy », dans lequel il se trouvait, ait sombré). Le chasseur de requins est englouti. L’océanographe a dû fuir sa cage et a perdu son harpon à tranquillisant. Le chef de la police aquaphobe rentre sur la terre ferme en nageant sur un radeau de fortune. Il faudrait vérifier mais je crois que l’on tient sensiblement la même répartition dans Jurassik park.

     Reste Le Maire, cas particulier, qui dès sa première apparition ne souhaite au grand jamais se méfier d’un éventuel grand blanc, lui préférant nettement d’autres causes de mort comme l’hélice d’un bateau ou la noyade, afin de préserver le tourisme. Dans le dernier plan que l’on verra de lui, il s’excusera auprès de Brody, parce que le fils de ce dernier était près d’y passer, alors que le maire n’avait pas souhaité donner son accord pour fermer les plages le jour de l’indépendance. C’est le personnage-enfant, celui au niveau de ces gosses qui enfilent un costume de requin pour faire peur aux mamies. Dans Jurassik park, ce personnage c’est le vieux qui ne se rend pas compte du danger et s’extasie devant la naissance d’un tyrannosaure.

     Il y a trois très belles séquences dans le film, très esthétisées, qui se détachent par leur atmosphère quasi surnaturelle. Il y a la sortie nocturne en mer à la rencontre d’un bateau de pêche abandonné où le cinéaste joue beaucoup d’une tension qui doit tout à la brume, à la nuit et au fait de plonger momentanément dans les eaux sombres. Pas de requin durant cette scène, pas besoin, tant l’angoisse est à son comble. Il y a aussi cette scène à la tombée de la nuit, plus avancée dans le film, où on peut apercevoir derrière Brody une source lumineuse dans le ciel, sans que l’on sache s’il s’agit d’une étoile filante. Elle apparaît deux fois, de manière d’autant plus évidente avec la nouvelle édition blu ray. C’est déjà une rencontre du troisième type. Et puis il y a aussi la mort du requin, long plan flottant qui voit le bleu de l’océan se faire progressivement recouvrir du sang du requin explosé, comme si le cinéaste faisait un adieu émouvant au monstre qu’il avait créé. C’est très beau.

Conversation secrète (The conversation) – Francis Ford Coppola – 1974

Conversation secrète (The conversation) - Francis Ford Coppola - 1974 dans * 100 5009_5Out of nowhere.  

   10.0   Le premier mouvement du film annonce sa direction. Le générique continue de s’écrire quand un plan global en plongée montre la foule sur une grande place de San Francisco, une imbrication de mouvements curvilignes, dont on ne peut comprendre les desseins en leur entièreté. Pourtant, le plan se focalise, lentement. Et pendant ce temps, la source sonore elle, n’est pas non plus évasive, elle est imprécise, balbutiante mais ciblée, elle ne change pas comme l’image appréhende les silhouettes humaines. Les premières minutes sont déstabilisantes dans la mesure où l’on ne sait pas vraiment où le film nous emmène. On se doute très vite d’un espionnage, une conversation sur écoute, une filature (si ce n’est la prémisse d’une exécution étant donné que le premier plan hors foule est celui d’un couple dans le viseur d’un sniper) mais ni l’image ni le son semblent s’accorder. Comme Antonioni avec Blow up, Coppola a compris que le cinéma pouvait aussi être un terrain de jeu d’une ambition formelle éblouissante au service d’un récit passionnant. Cette séquence, qui ne joue sur aucun effet d’accélération (aucun plan syncopé, aucune musique l’accompagnant) se coupe brutalement et bien qu’elle ait été tangible avec une approche réelle de la durée d’une filature on ne peut s’empêcher de très vite la regretter, sans doute parce qu’elle est mise en scène avec une volonté peu commune, mais surtout parce qu’elle nous laisse dans une impasse totale. Et bien qu’à cela ne tienne, le film nous réserve pourtant ses plus beaux moments : Harry Caul (Gene Hackman) gère cette filature et sa mission est de rendre audible une conversation entre un homme et une femme, au moyen de nombreux micros new age qu’il met en place aux quatre coins du square. Le film devient alors la reconstruction de cette mission, la reconstitution de l’enregistrement, afin d’homogénéiser la sortie sonore, de la centrer sur l’objet de la mission et par un astucieux montage image Coppola insère dans ce travail de fourmi quelques plans de la filature comme si ces images étaient celles que Caul avait en tête, qui se brouillaient ou se clarifiaient à mesure que le son se précisait. Ce travail de minutieux passionné, qui pourrait très bien être finalement aussi celui de Coppola lui-même devient pour Caul une obsession puisqu’il sent qu’il est le vecteur d’une machination non pas politique (on se doute que son travail doit beaucoup se résumer à de simples écoutes journalistiques) mais personnel, diabolique dont il pressent des conséquences terribles – au moins pour le couple dont il est sensé enregistré la conversation. C’est l’homme victime de son art. Il est d’ailleurs étonnant de voir rétrospectivement que ce film fut réalisé avant Apocalypse Now tant l’amalgame entre Caul et Coppola pourrait très bien se rejoindre. Mais l’on sait que le cinéaste a cette faculté de tout anticiper, car si ses films les plus récents revêtent quelques trouées autobiographiques (Twixt étant clairement l’expiation de la douleur qu’engendra la perte de son fils, mort en 1986 dans un accident de bateau) faut-il rappeler que déjà dans Dementia 13, la présence de l’eau, du bateau et de la noyade planait déjà ? Conversation secrète pourrait alors être une mise en garde de soi-même, ne pas sombrer dans le piège de son propre art et l’on sait combien Apocalypse Now fut un tournage éprouvant pour ne pas dire catastrophique qui fut uniquement sauvé du désastre financier par le succès amené par le festival de Cannes où il y décrocha la palme d’or, sans cela Coppola, comme Cimino (qui aura beaucoup moins de chance) ne s’en serait pas relevé de sitôt. Conversation secrète, en plus d’être un magnifique essai formel, est un film d’espionnage ancré dans son époque puisqu’il est contemporain de l’affaire du Watergate. C’est un film incroyable qui joue beaucoup sur les apparences et met en lumière ces zones d’ombres qui régissent une machination que l’on croit maîtriser. Comme toute obsession, le film se profile vers la folie et l’homme au saxo de méditer éternellement sur ce double sentiment (entre peur et lâcheté) qui aura animé sa mission. A défaut d’avoir été entièrement lâche, puisque pris dans la spirale événementielle la marche arrière n’était plus possible, il ne cessera d’avoir peur. Le mouchard est mouché (comme l’avait dit pour plaisanter l’un de ses collègues plus tôt dans le film lui faisant la blague de le mettre sous écoute pendant un moment de séduction). Il s’en remet à la musique, unique son pur, qu’il ne peut pas ne plus maîtriser. C’est probablement le film le plus complexe à tout point de vue, réalisé par Coppola.

Kramer contre Kramer (Kramer vs Kramer) – Robert Benton – 1980

30Mon fils, ma bataille. 

   10.0   Le film s’ouvre sur une scène terrible. Dans la pénombre d’une chambre d’enfant, quelques temps après l’heure du coucher, le visage marqué d’une mère désespérée qui embrasse son garçon, lui murmure qu’elle l’aime, lui dit au revoir, et lui, en phase de pré-sommeil, répond un crédule « A demain matin maman », n’imaginant pas une seule seconde la portée de cet adieu provisoire. L’enfant est déjà le centre, le monde. Celui qui réunit, celui qui rompt. Celui qui ne sera que spectateur, celui qui souffrira le plus. C’est un film d’une tristesse hors norme qui offre des instants de magie incroyables. C’est un film constat, d’une fatalité renversante, avec un père d’un côté, une mère de l’autre. L’un sera sous nos yeux durant une grosse moitié de film, l’autre restera hors champ. D’un côté, un père dans l’incompréhension, puisqu’il ne conçoit pas encore le besoin de sa femme, qui lui paraît impulsif, croit en quelque chose qui n’existe pas et se retrouve vite débordé entre deux attentions à temps complet : employé dans une agence publicitaire qui le monopolise et la garde de cet enfant, dont il se rend compte qu’il ne s’en jamais véritablement occupé. De l’autre, une mère arrivée à saturation qui cherche une solution salutaire à cette morosité quotidienne qui la poursuit, lui fait douter de sa qualité de bonne mère autant qu’elle remet en question sa propre existence, et trouve dans cet abandon l’unique moyen de fuir la folie si ce n’est davantage.

     Cette scène de séparation est bouleversante. Elle contient toute cette désagrégation incompréhensible que l’on pourrait lui affubler, mais jamais dans l’emphase, toujours dans une justesse indélébile. Joanna Kramer ne part pas sur un coup de tête, ni sur un sentiment de trahison, d’énervement impulsif, c’est ce qui est le plus terrible, c’est quelque chose de pensé, de mûrement réfléchi, à tel point que lors de son entrée dans l’ascenseur, elle fond en larmes tout en expliquant à son mari abattu, agacé, surpris, qu’elle croit devenir folle, qu’elle ne peut plus assumer ce rôle, n’accepte plus cette condition qu’elle a sans doute jadis espérée. Elle ne lui en veut pas, elle s’en veut, elle ne se reconnaît plus. C’est la force du film, cette remise en question perpétuelle de soi-même, plus tard ce sera à son tour à lui lors du divorce au tribunal.

     Il leur faudra quinze mois pour comprendre cela tous deux. Lui : qu’elle souffrait terriblement de ce rôle de femme au foyer affublé d’abord de gré, inconsciemment, puis contre son gré avec le temps. Elle : qu’elle n’était pas une mauvaise mère, qu’elle était une personne ordinaire qui voulait reconquérir son indépendance, comprenant peu à peu que son enfant avait besoin de sa mère autant qu’elle avait besoin de lui, qu’il n’avait pas mérité cela et elle non plus. Il y a le couple, et l’enfant reste le centre, inévitablement. La réussite majeure du film tient à notre considération de l’un ou l’autre de ces deux personnages, Joanna et Ted. Tout est travaillé dans la nuance, le besoin de comprendre l’un autant que l’autre, dans la difficulté de ses choix, leurs erreurs, leurs évolutions. Joanna est hors champ longtemps, pourtant elle attise notre empathie alors qu’inévitablement nous nous sentons bien plus proche de Ted, et cette nouvelle vie avec Billy. C’était la difficulté du film, ne pas basculer vers un propos confus tendance misogyne, tout du moins faussement féministe. Il est possible de leurs faire des griefs, ils n’en sont bien entendu pas exempts, lui dans son accaparement professionnel, elle dans cet abandon insoutenable, mais le film continue d’éclairer les motivations de chacun, et n’hésite pas à faire entrer une tierce personne, une amie voisine, qui donne au film une dimension existentielle encore plus intense. D’abord du côté de Joanna, Margaret apporte ensuite le soutien à Ted, tous deux ayant en commun une histoire conjugale mouvementée.

     Benton n’offrira pas de fin lumineuse, le film se terminera sur la porte d’un ascenseur qui sectionne inéluctablement le couple en deux, comme il l’avait déjà fait dans une des premières scènes. Ce couple là ne pouvait pas s’en sortir, il ne pouvait y avoir de miracle, ou alors il serait loin, hors film, de toute façon ce n’était pas le propos. Mais pour contre balancer cette noirceur, le cinéaste met en lumière une éventuelle et miraculeuse reconquête conjugale en la présence justement de cette troisième personne, cette femme que l’on quittera en fin de film sur une note d’espoir entre elle et son ex-mari. De ne pas choisir la facilité du happy-end en offrant cette issue non pas aux Kramer mais à ce couple hors champ, je trouve cela absolument prodigieux. Pour revenir à Ted/Margaret il y a une séquence de vaisselles, qu’ils ont en commun, qui est inoubliable. Les visages sont marqués, les sourires nerveux puis il y a une petite vanne de l’un, puis l’autre qui lui enserre brièvement les épaules, tout en lavant/essuyant le verre, une marque de soutien si discrète, si belle à en pleurer. Au même titre que cette séquence en miroir du pain perdu entre le papa et son fiston : une première intervenant le lendemain de la séparation, dans la vitesse, la nouveauté, l’énervement, qui nous plonge du rire aux larmes pour parler grossièrement. Et celle-ci, une heure plus tard, symbolisant les derniers instants passés ensemble (le divorce est prononcé, Billy va retrouver sa mère) qui est tout son contraire : deux zombies au levé, effectuant leurs tâches de façon mécanique, en silence, calmement, suivi d’une scène de regard et d’un câlin, probablement l’un des plus forts moments que le cinéma ait su m’offrir.

     Quand j’étais jeune, j’adorais déjà ce film même s’il devait m’émouvoir autrement. J’ai ce souvenir impérissable de m’être sans cesse placer du point de vue du garçon, sans doute que les premières fois où j’ai vu le film je devais avoir son âge, sensiblement. Je ne suis pas certain d’avoir compris le pourquoi de cet abandon, sans doute pas d’ailleurs, mais je devais pleinement ressentir cette absence. Je me rappelle avoir beaucoup souffert pour Billy, avoir été apeuré par les cris de ce papa qui n’accepte pas que son fils ait renversé un verre de jus sur ses maquettes, avoir été chaviré quand je le voyais pleuré parce que son papa ne voulait pas qu’il mange sa glace tant qu’il n’avait pas fini son plat, avoir eu très mal lorsqu’il tombait de la cage à écureuil et qu’on le recousait dans l’urgence sans anesthésie. Ce sont des moments qui me sont restés gravés à tel point que lorsque j’ai revu le film, une fois grand, semi-ado, ado, déjà adulte je ne sais plus, ces séquences m’ont procuré un effet très étrange, entre association inexplicable présent/passé et différenciation marquée comme si je ne les retrouvais pas exactement tout en reconnaissant malgré tout une image en flash, une odeur, une ambiance. Par exemple, ceci est très clair dans ma tête, j’avais le souvenir d’un appartement beaucoup moins lumineux que celui que je revois dorénavant, j’ai aussi une impression de statisme alors que le film m’a paru cette fois effréné. Ce film est là, en moi, il le restera à tout jamais. Et encore davantage maintenant que je suis père.

Eyes Wide Shut – Stanley Kubrick – 1999

ews-maskStrangers in the night.  

   10.0   Au-delà du questionnement sur le couple, je crois que Eyes wide shut évoque ce que l’on croit maîtriser et qui nous échappe. C’est une remise en cause des certitudes et œillères conjugales, ce qui est ancré, indéfectible, ce qui supprime le désir, anéantit la conscience. Bill est de ces hommes qui portent ce masque – on le porte tous à une échelle différente – et croient à ce privilège de la possession. Il sait flirter, jouer de ses charmes car il sait revenir aux fondements inaltérables de son couple. Alice est en proie aux doutes et lui fait partager. Elle lui installe ce doute. Elle sait flirter aussi bien que lui – rapprochements avec le danseur hongrois – mais elle masque une autre vérité, plus intense, inavouable. La réussite tient aussi dans ce choix là, ce n’est pas le flirt mutuel qui permet cette discussion cartes sur table, il n’est que le fer de lance de l’aveu.

     Cette séquence démarre d’ailleurs dans une atmosphère post soirée alcoolisée, sur le lit conjugal, tout ce qu’il y a de plus banal, excepté le fait qu’ils soient tous deux bien éméchés. Et la puissance grimpant crescendo vient de cette apparente trivialité. Jusqu’ici le couple paraissait survivre à ces pulsions, ces désirs extérieurs qu’ils devaient sans doute matérialiser plus tard, entre eux. L’aveu devient alors le pivot du film puisqu’il sert de remise en question. En quoi leur couple peut-il surmonter au point d’occulter ce désir ? C’est ce que semble demander Alice à son mari. Mais c’est une déclaration de confiance un peu prétentieuse qui sonnera le glas d’une hypocrisie pas véritablement forcée mais bien présente. Ce n’est pas seulement en moi que j’ai confiance mais en toi, semble t-il lui dire. L’aveu de la pulsion d’adultère refoulée d’Alice intervient à cet instant là, en réponse à cette confiance suffisante qu’elle ne supporte plus.

     Cette séquence est étonnante. Elle démarre sur un rien et serait restée rien si tous deux avaient été sur la même longueur d’ondes, si tous deux tenaient une réflexion identique sur leur couple. Aux doutes d’Alice répond la nonchalance de Bill. Elle parle des deux minettes qu’elle l’a vu en train de draguer mais c’est pour éclaircir autre chose de plus grand. Il ne la prend d’ailleurs pas au sérieux et prétexte l’ivresse pour ne pas tomber dans son jeu. Or, ce qui prenait l’apparence d’un jeu cesse de l’être. Et Bill doit alors faire face à ce qu’il croit d’abord être de la jalousie, il croit donc se positionner du bon côté, celui enviable du profiteur qui met mal à l’aise sa partenaire. Ils abordent tous deux cette discussion voire cette scène de ménage, sur deux niveaux différents. Il croit être assené de remontrances, elle veut simplement lui faire une révélation qui va l’ébranler. C’est un coup de massue terrible qu’il doit encaisser en faisant face d’une part à cette hystérie et ce fou rire désagréable avant d’entendre cette histoire qui apparaît comme l’événement le plus intensément érotique que sa femme ait eu à vivre.

     Bill n’avait pas de soupçon puisqu’il ne pensait qu’aux actes, il savait qu’Alice tout aussi bien que lui, pouvait flirter sans suite. Il n’imaginait pas encore que l’on pouvait tromper par la pensée. Et cet officier de marine, l’année passée, qu’un simple jeu de regard a suffit à Alice pour être subjuguée (je ne pouvais plus bouger, lui dira t-elle) devient alors le spectre de toutes les inquiétudes auxquelles devra dorénavant faire face Bill. Mais ce n’est pas un simple aveu, c’est ce qui est si terrible. C’est un lynchage pur et simple puisque Alice sait que son mari ne s’en relèvera pas. Elle ira jusqu’à lui dire que le lendemain de ce regard qui a tout changé, elle ne savait plus si elle voulait revoir cet officier ou surtout ne jamais le revoir. La seule nuance qu’elle apporte quant à leur couple est tout aussi terrible car elle a le mérite de poser la question de sa pérennité. Est-ce que le couple vaut de ne pas se laisser transporter par ce simple regard ? Elle a pensé tout quitter pour le rejoindre, c’est ce qu’elle dit à Bill. Et dans le même temps, voici la nuance, elle continuait d’être très amoureuse de son mari. Sans cette nuance, l’aveu n’aurait pas tenu debout et c’est ce qui le rend si fort : ce n’est pas un aveu vengeur, c’est une révélation. Le couple poursuit son chemin, rien n’est véritablement cassé, simplement d’autres paramètres sont entrés en compte.

     Et Kubrick avait parfaitement introduit cet état vers le début du film en montrant quelques séquences en musique illustrant le quotidien du couple tout en le triturant de l’intérieur, par de simples gestes, postures qui faisaient déjà écho à cette scène de ménage. Un montage alterné voit Bill dans son cabinet de médecin recevant des patients puis Alice dans ses préparatifs, généralement nue. Un contraste opère entre ces deux observations ouvertement charnelles, avec d’un côté une nudité désamorcée par le fait qu’elle n’ait selon les mots de Bill lors de la scène pivot aucune attirance sexuelle et de l’autre un corps magnifiquement mis en lumière, doublé par un miroir, extrêmement sensuel d’une femme qui se prépare. On peut se dire que Bill a raison : les deux corps nus en question ne répondent pas aux même critères d’observation. On peut se dire que l’argument d’Alice tombe à l’eau. Mais plus tard, justement après cette scène pivot, interrompue par la sonnerie du téléphone, Bill s’en va rendre visite à un patient qui vient de décéder et la fille de ce patient, qui semble aussi être une de ses patientes, profite de sa tristesse pour tomber dans ses bras, l’embrasser et lui dire qu’elle l’aime. C’est l’argument de Bill qui ne tient plus. Lui qui pensait que le regard sur la relation médicale était réciproque, à savoir sans aucune connotation autre que celle du rapport médical, il se rend compte qu’il peut y avoir création d’un désir.

     Eyes wide shut devient alors un autre film. Un film d’errance. Bill marche dans les rues New-Yorkaises, à la fois pour réfléchir à repenser aux paroles d’Alice, mais aussi pour s’abandonner littéralement, ne plus refouler ces désirs qui parfois le hantent. Il ira même jusqu’à rentrer chez une prostituée avec laquelle il ne fera rien, comme s’il n’était pas encore prêt pour ça. C’est en rencontrant à nouveau ce pianiste de la fameuse fête du début du film, qu’il connaissait de leurs années d’école de médecine, qu’il va s’engouffrer davantage dans une nuit aussi excitante que dangereuse. Une soirée dans un château des plus étranges où on ne peut rentrer sans mot de passe ni déguisement masqué. La double séquence dans le magasin de déguisements l’arc-en-ciel est très déroutante. La première fois, elle désamorce la noirceur dans laquelle le film semble tomber. Quand le gérant, que Bill réveille, ouvre les nombreux cadenas de sa boutique parce que dit-il, on n’est jamais trop prudent ces temps-ci, il découvre sa fille avec deux hommes, qui pourraient être ses employés, dans une situation peu confortable. La scène pourrait être grave, elle est burlesque. Le lendemain, quand Bill ramène le déguisement, l’ambiance est inversée. Le gérant, sa fille et les deux hommes sont tout sourire et au gérant d’avouer à Bill que sa boutique ne propose pas uniquement des fringues de déguisement, qu’il peut tout aussi bien prendre du bon temps avec sa fille, à peine une quinzaine d’années. Ce pourrait être drôle, c’est grave. Evidemment, pris ainsi cela paraît presque ridicule – c’est aussi le propre du cinéma Kubrickien, être sur la corde, jamais loin du ridicule – mais pris dans sa linéarité, à savoir quelques instants après cette soirée surréaliste, cela devient inquiétant et renforce l’idée que l’on ne sait plus séparer le vrai du faux, la réalité du fantasme, la coïncidence du complot. A ce titre, la scène avec le concierge de l’hôtel, carrément efféminé, est la scène de trop, celle dont on aurait facilement pu se passer, ou alors il faudrait qu’elle soit autrement. Kubrick tombe dans le burlesque un peu bateau, un peu lisse c’est dommage.

     Mais revenons à cette soirée incroyable. Sorte d’aboutissement formel dans l’œuvre Kubrickienne, miroir du trip spatial dans 2001, l’Odyssée de l’espace. C’est le même jusqu’au-boutisme, la même issue qui propulse chaque fois le personnage dans une strate nouvelle : ici c’est l’enquête pour retrouver cette mystérieuse femme dont je vais parler avant que ça ne devienne un simple retour à la normale, un retour au couple. Il faut toute la démesure du cinéma du cinéaste pour provoquer un tel malaise. La durée séquentielle a toujours été travaillée chez lui – on se souvient de ces longs étirements dans Barry Lyndon, de cette lourde répétition quotidienne dans la première partie de Full Metal Jacket – mais c’est la première fois qu’elle atteint un tel culot. Les scènes conjugales suffisent à illustrer ce ressenti, il faut voir comment on parle dans Eyes wide shut, la vitesse du débit, cette singularité pour recréer une conversation, avec ces silences ou ces reformulations d’affirmations en questions. Lorsque Bill entre dans ce château, qu’il se vêtit d’une cape noire à capuchon puis d’un masque blanc/doré, il débarque rapidement dans une immense pièce où s’effectue une sorte de cérémonie où l’on met en scène des femmes masquées d’abord vêtues puis bientôt nues avant de les laisser choisir l’homme déguisé de leur goût, pendant qu’une ambiance très pesante à base d’orgue accentue cette ivresse. La séquence est vécue dans son intégralité, au sens où le spectateur entre aux côtés de Bill, voire même se substitue à lui durant quelques plans quasi subjectifs, avant d’accompagner sa sortie avec une de ces femmes masquées. L’ivresse convoque aussi bien le sexe que la peur. Très vite, Bill apprendra qu’il est en danger. Puis il continuera de s’engouffrer dans ce dédale orgiaque avant d’être démasqué et relâché en échange de la jeune femme qui avait tenté de le prévenir, qui se sacrifie pour lui.

     Eyes wide shut a le mérite de n’effectuer aucun contre-champ de celui de Bill donc nous ne verrons et saurons rien de plus que ce que Bill sait ou vit. Lorsqu’il apprend via le journal qu’une jeune femme est décédée dans la nuit des suites d’une overdose, il s’en va prendre connaissance du corps prétextant qu’elle était une de ses patientes. C’est bien elle. Cette femme de la veille qui s’est donnée en sacrifice. Il apprend par la même occasion que son ami pianiste a été renvoyé à Seattle. On le menace d’un second avertissement inquiétant que dans son intérêt il ne vaut mieux pas qu’il remette les pieds au château, qu’il ne cherche à en savoir davantage. Il faudra une longue discussion avec Ziegler, l’hôte de la fête initiale, pour qu’il comprenne que tous ces évènements ne sont peut-être que l’œuvre d’un complot visant à faire en sorte qu’il ne révèle rien de ce qu’il a vu ce soir là. Pourtant, d’autres plus détachés, accentuent ses doutes. Il apprend que la prostituée entrevue la veille a appris sa séropositivité au matin. Lorsqu’il aborde dorénavant les trottoirs New-yorkais il remarque la présence d’un homme qui le suit comme son ombre. Et plus tard quand il rentre chez lui, il découvre le masque qu’il croyait avoir perdu, sur son oreiller aux côtés d’Alice, qui dort à poings fermés. Kubrick a eu la bonne idée de ne pas expliciter la présence du masque. Depuis la scène de l’aveu, donc depuis le début des errances de Bill, la mise en scène aura systématiquement été de son point de vue. Mais, à son retour, elle change, revient à ce qu’elle était initialement. Peu importe donc que le masque ait été déposé volontairement par Alice en guise d’explication ou qu’il soit le fruit d’un nouvel avertissement pour le moins flippant. Peu importe car Bill se détache de tout ça, il s’écroule en larmes – de tristesse et de peur – dans les bras d’Alice en lui proposant de tout lui raconter.

     Le film se terminera peu après cet échange dont contrairement à l’aveu d’Alice nous n’aurons eu vent puisque nous l’aurons vécu. Un simple gros plan sur le visage de la jeune femme, les yeux embués de larmes, le teint blanchi par la clarté du soleil, la cigarette se consumant entre ses doigts suffit à exprimer toute la détresse de cette longue nuit dont on ne sait à cet instant là ce qu’elle fera advenir de l’avenir du couple. A première vue, de façon très pessimiste, tous deux choisissent d’occulter ce qu’il vient de se passer en emmenant leur fille de sept ans faire les magasins de jouet puisque Noël approche. Mais Kubrick aura la décence et la grâce de proposer une discussion finale, au milieu des décorations et cadeaux de Noël, qui ira bien plus loin que ces simples œillères. Le couple tombe d’accord pour tirer parti de cette aventure, qu’elle se soit déroulée ou qu’elle soit restée entièrement fantasmée. Tirer parti en refusant de dire qu’ils s’aimeront pour toujours. Tirer parti en acceptant que leur couple ait sans doute besoin de cela pour rebondir. C’est la même fin que le Crash de Cronenberg, à la différence que dans ce dernier, l’espoir d’une plénitude conjugale retrouvée s’amenuisait encore davantage. Ici Alice prononce une dernière phrase avec comme ultime mot « Fuck » afin de savoir si le corps de l’un agit toujours sur celui de l’autre et réciproquement, afin de savoir si cette infidélité, réelle ou fantasmée, aura servie à cimenter une relation conjugale qui sans cet aveu, qui se devait d’avoir lieu aussi douloureux soit-il, se serait probablement éteinte à petit feu. C’est un film d’une richesse sans fin, inépuisable, que je redécouvre à chaque fois. Il s’agit de l’ultime film de Stanley Kubrick et c’est un chef d’œuvre. Peut-être même son chef d’œuvre tant il me subjugue chaque fois davantage à m’y perdre indéfiniment.

Le vent de la nuit – Philippe Garrel – 1999

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Dialogue avec la mort.

   10.0   Il y a une image qui revient régulièrement dans Le vent de la nuit c’est le passage de cette Porsche rouge sur une voie rapide, comme le fantôme d’un homme bien vivant qui laisserait tout filer, un homme qui déjà ne serait plus de ce monde.

     Paul (Xavier Beauvois) dira quelque chose comme ça pendant le film en s’adressant à Serge (Daniel Duval), alors qu’il ne semble pas se rendre compte à qui il s’adresse. Ce qu’il y a d’étrange avec les gens suicidaires c’est qu’ils sont là mais c’est comme s’ils n’étaient plus là, ils sont là sans être là, quelque part ils sont déjà ailleurs, c’est à peu près ce que lui dit Paul.

     Et c’est aussi ce que dit Philippe Garrel dans Le vent de la nuit. Il s’intéresse à trois personnages en particulier, n’ayant pas de vécu similaire mais dont les destins se rapprochent. Hélène (Catherine Deneuve) trompe son mari avec Paul, elle n’est heureuse ni chez elle ni avec cet amant véritablement, car tout est rapide, tout paraît éphémère. Et Paul est jeune, il découvre, il ne sait pas où se placer dans ce monde, il ne sait pas s’il pourrait aimer Hélène comme il se doit. Durant un voyage en Italie, lors d’une exposition, cet amant va rencontrer un homme qui lui permettra de regagner Paris. Ils feront le voyage du retour ensemble. Et dans cette fascination, cette admiration que Paul vouera à cet homme, ex soixante-huitard, quelque part héros malgré lui, Serge, l’homme en question, ne semble plus en mesure d’écouter. On apprendra un peu de ce passé révolutionnaire mais aussi de la perte de sa femme, qui s’est suicidée. Le suicide chez Garrel semble être l’unique porte de sortie valable, au sens choisie. Entre ce suicide évoqué, ce suicide manqué de Hélène et celui réussi de Serge à la fin du film, il y a comme un grand vent de fin, de mort mais aussi de maturité qui s’installe ici et là. Paul est jeune, il idolâtre, cette sensation suicidaire le dépasse, il n’a pas ce rapport intime avec la mort encore. Hélène le découvre mais s’y prend mal, comme un adolescent qui aurait découvert l’amour pour la première fois, maladroitement. Serge, au contraire, dégage cette sagesse, cette certitude dépressive qui lui donne cette apparence que Paul lui donnait plus tôt, d’un type qui serait là mais en fin de compte déjà plus là.

     Le film se suit comme un road-movie. D’une part grâce à ce long retour vers la capitale mais aussi avec ce nouveau voyage vers Berlin. Catherine Deneuve, pourtant seule sur l’affiche du film, ne l’occupe pas vraiment ce film, en tout cas pas physiquement. En fait, son personnage est partout. Dans les pensées de Paul, toujours incertain. Et peut-être aussi est-elle une aide dans la décision prise par Serge.

     Le vent de la nuit est un grand film suicidaire, peut-être même le plus grand. Il y a une telle sérénité dans cette approche de la mort c’est miraculeux. Philippe Garrel prend vie dans chacun de ses films. Qu’il raconte son histoire d’amour avec Nico et l’emprise de la drogue (J’entends plus la guitare) ou la naissance d’un enfant et son impact sur le couple (Les baisers de secours) ou la révolution qu’il a mené corps et âme (Les amants réguliers) mais un sentiment étrange plane constamment sur Le vent de la nuit. Le sentiment d’un film fait pour ne pas flancher. A la fin de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights Garrel se tient devant une fenêtre, son suicide n’est pas loin, mais la vie s’accroche à lui, l’importance d’être mari, l’amour du père. Il ne reste plus rien dans Le vent de la nuit. Tout a disparu. Il n’y a même plus d’espoir. Et pourtant, Garrel est toujours là pour raconter cette détresse. Le cinéma permet ça. De ne pas se tuer. C’est bouleversant.

2001, l’odyssée de l’espace (2001 A space odyssey) – Stanley Kubrick – 1968

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En route vers les étoiles.    

   10.0   Une ellipse de quatre millions d’années. Voilà ce qu’entre autre il restera de cet immense film. Un os tournoyant vers le ciel qui devient une navette spatiale. Le premier outil qui devient le dernier. A moins que ce dernier ne soit Hal, cet ordinateur révolutionnaire à la tête d’une mission dans l’espace et capable de reproduire les traits du comportement humain. L’outil marque systématiquement l’évolution. Et l’outil prend un sens inévitablement péjoratif. Il permet de tuer dans un premier temps – afin de manger, récupérer un point d’eau, défendre un territoire – avant qu’il ne condamne l’homme à s’autodétruire. Kubrick n’est pas à proprement parler un misanthrope il se situerait davantage dans le pathétique. Son film qui illustre cela à merveille c’est bien entendu Barry Lyndon. A t-on mieux que lui, filmer une rencontre amoureuse (La comtesse de Lyndon) ou un jeu de séduction (le foulard) ? Et dans le même temps, n’y a t-il pas plus absurde et désespérant que ces duels au revolver qui ouvrent et ferment le film en miroir ? La beauté et la fulgurance de 2001 c’est d’occulter entièrement cet état de l’être humain d’une ellipse foudroyante. A peine l’homme a t-il commencé à penser qu’il ne pense déjà plus.

     C’est une présence extraterrestre, prenant la forme d’un grand monolithe noir, qui est le vecteur de l’évolution de l’Homme. A l’aube de l’humanité, une tribu de primates dans un premier temps rejetée d’un point d’eau par une autre, se voit affublée d’une sorte de pouvoir abstrait à son insu lui permettant via l’un d’entre eux, élu, de découvrir l’outil par l’intermédiaire d’un os de tapir. Kubrick accompagne cette découverte de la musique d’entrée du film, Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss, avec cet os, dans la main du primate (et ce bras s’élevant vers le ciel) qui rompt petit à petit un squelette animal qu’il a sous ses yeux, et l’on découvre dans un montage alterné la chute répétitive de l’animal attaqué. L’homme singe peut manger. S’il peut manger donc tuer l’animal, il peut faire davantage et tuer l’homme lui-même. C’est ainsi que la tribu récupère son point d’eau dans une scène de cris terrifiante qui, simplement par la puissante présence de l’os, permet de voir deux camps déséquilibrés. Deux camps qui n’appartiendraient plus à la même sphère temporelle, qui n’auraient pas accès aux même privilèges. L’inégalité sociale s’arrête là, l’enjeu du film n’est pas sociétal il est individuel.

     Le récit se décompose en quatre parties. De l’aube de l’humanité succède une découverte lunaire puis une mission vers Jupiter et enfin un trip vers l’infini. La seconde partie du film est sans doute la plus faible, la plus explicative, la plus bavarde. Disons qu’elle pose les même bases que dans le roman d’Alan C.Clarke. Le docteur Floyd est appelé pour une mission secrète concernant la découverte d’un monolithe enterré sur le sol lunaire. L’objet qui permettait la réunion et le combat il y a quatre millions d’années devient quelque chose que l’on doit garder secret, ne pas divulguer à tous, devant lequel on se prend en photo. Cette partie fort passionnante l’est moins après moult visionnages. Elle ôte le mystère. Mais elle apparaît importante comme pont vers Jupiter, simplement elle aurait probablement gagné à être épurée. Elle est essentiellement nécessaire à montrer le quotidien humain, à poser les bases de ce que sera la partie suivante à son paroxysme de l’absurde. L’homme est devenu l’esclave de ce qu’il a crée. Il doit tout réapprendre, jusqu’aux moindres besoins comme cette notice afin d’aller aux toilettes en gravité zéro, ou encore les nombreux repas rencontrés dans le film, sorte de plateaux télé uniformes, où les aliments seraient séparés par couleur, qui ne sont pas vraiment appétissants.

     Un signal sonore du monolithe envoie le film dix-huit mois plus tard dans une navette spatiale en direction vers Jupiter. En son sein, cinq hommes. Trois ethnologues dans un état léthargique permettant d’économiser un maximum d’énergie. Deux astronautes effectuant les tâches les plus quotidiennes et répétitives, réduits pendant plus d’un an à errer, dormir, manger ou réparer quelques dysfonctionnements. Et Hal 9000, un ordinateur new age qui contrôle absolument toute la mission dans la mesure où il est son cerveau, il dicte les tâches à effectuer et adopte un comportement humain (sa présence est un gros œil rouge) dans la détente en jouant avec les deux astronautes aux échecs et autres. L’espace est un élément important dans le cinéma Kubrickien, filmer l’espace. Ici, il se réduit à deux lieux opposés : l’immensité du dehors, silencieux, noir et vide de tout et le cloisonnement du dedans, cette navette en cercle, blanche, rangée minutieusement, avec d’un côté les lits de nos deux hommes, ceux des trois autres dans le coma, un petit lieu pour manger et un tableau de bord contenant l’ordinateur. Hal a déjà la place la plus importante. Mais ça ne s’arrêtera pas là car le parti pris du cinéaste est alors, quelque soit le lieu d’une scène, de le montrer partout. Quand ils apparaissent en dehors de la navette il est là, les observe, prend à nouveau tout l’écran. Ceci est évidemment renforcé pendant le virage que prend cette partie, avec l’erreur de diagnostic de Hal. Alors que les deux astronautes sont obligés de s’enfermer pour discuter de l’avenir de Hal, celui-ci observe le mouvement de leur lèvres. Hal, simple ordinateur, simple création de l’homme, prolongement de cet os préhistorique devient la présence inquiétante du film, celui qui semble pouvoir anéantir tout effort humain. Dans une spirale meurtrière qui voit la disparition de Poole, perdu dans l’immensité et l’anéantissement des vivres des trois ethnologues endormis, Hal s’attaque alors à Bowman, en l’empêchant d’entrer dans la navette car il sait que celui-ci est bien décidé à le débrancher. Et à Kubrick de faire de la mort de cet ordinateur la scène la plus émouvante du film.

     Pour bien faire, il faudrait désormais parler du génie de la mise en scène qui se poursuit dans la suite du film qui se déroulera sans aucune parole. Un dernier voyage psychédélique qui devient l’aboutissement du génie Kubrickien. Cette partie là confine au monumental, il est inutile d’en dire davantage. Et que l’on ait ou non une explication logique à lui offrir ce n’est pas ce qui le rend si merveilleuse. La fin c’est la même dans le bouquin. Le détail c’est que cinématographiquement, Kubrick en a tiré quelque chose d’extraordinaire, de divin.

L’Apollonide, souvenirs de la maison close – Bertrand Bonello – 2011

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   10.0   C’est dans le passé que se situe l’action du dernier film de Bertrand Bonello, un passé révolu, disparu, englouti puisque la prostitution auparavant en lieu clos, symbolisée dans le film par une totale absence de point de vue extérieur, de la ville, du réel, est remplacée aujourd’hui par une crudité désacralisée, à portée de n’importe quel regard et de manière illégale : c’est dans la rue, sur le trottoir qu’elle se trouve. Point de défense ni de nostalgie des maisons closes mais un regard lucide posé sur ce désir de liberté et cette utopie empoisonnée. Chez Bonello le réel sait disparaître, celui de l’échange avec le monde, du mouvement géographique, le réel sociétal. Son précédent film De la guerre avait apprivoisé cet état bien qu’il démarrait dans le presque réel et qu’on le retrouvait de temps à autres, décharné, sans saveur. C’était le fruit d’un choix – celui d’un homme qui retrouvait goût à la liberté dans une secte de la jouissance sexuelle et spirituelle, à la fois apaisante et terrifiante – selon des motifs cérébraux liés à un sentiment d’enfermement dans le vaste jeu ouvert du monde – la première scène dans le cercueil donnait le la. Ce choix n’a pas disparu de son cinéma mais il semble beaucoup plus nuancé. Pauline, la nouvelle, choisit délibérément d’entrer dans cette maison close, pas plus pour une y trouver un quelconque plaisir malsain que par endettement (ce qui est le lot de toutes les autres filles du film) mais par simple volonté de gagner de l’argent. Le paradoxe intéressant est celui de la motivation : faire la courtisane dans une maison close afin de gagner de l’argent s’apparenterait à une liberté. Offrir son corps participerait à l’émancipation individuelle. C’est ainsi que la jeune Pauline voit les choses et s’en retournera plus tard. La condition féminine dans le film, celle d’Aujourd’hui comme celle d’Hier, prend chez Bonello un détour surprenant. Sans complaisance facile, mais surtout sans condescendance. La prostituée n’est pas observée comme une putain au sens péjoratif du terme, c’est avant tout une femme. Il donne des visages, des noms, des destins, des craintes, des espoirs à des demoiselles qu’on a trop souvent l’habitude de nous présenter comme des corps objets écervelés. Douze femmes dans une maison à plusieurs étages. On se dispense de l’extérieur. On se détache du réel. On entre dans un monde parallèle, bien vivant, jamais factice.

     La femme, marchande de plaisir, devient le centre du film si bien que les hommes n’existent pas, ils sont là, ils circulent, on les voit, on les revoit, on les reconnaît puisque ce sont pour la plupart les habitués qui reviennent, mais ils n’existent pas comme des entités, avec un destin singulier, ce sont des hommes de passage, riches ou désespérés, fétichistes ou rêveurs. Ce ne sont plus des personnes, ce sont des concepts, des adjectifs, des statuts : simplement des hommes dans une maison close. Pas étonnant que Bonello convoque ici, dans le rôle de ces hommes de passage, quelques personnages cinéastes (Jacques Nolot, Xavier Beauvois, Pierre Léon) qui sont par essence dans le cinéma des passeurs, des faiseurs. Ils fabriquent quelque chose qui ne leur appartient plus une fois terminé. Ils sont la présence dans l’ombre. Pas explicitement cependant, mais il suffit de voir combien la promotion dans le cinéma populaire et médiatique se transmet par l’interprétation. On entend davantage « un film avec untel » qu’ « un film de ». Par ailleurs, le cinéaste nie clairement cette intention, prétextant que ce choix était davantage guidé inconsciemment par la crainte d’avoir dû diriger de nombreux acteurs, considérant que le simple rôle d’une présence à l’écran, d’un modèle, devait sans doute échoir à des cinéastes plutôt qu’à des acteurs. Cette idée m’intéresse finalement autant que l’autre et répond quelque peu à ce choix d’une cinéaste en taulière (Noémie Lvosky) et d’une autre cinéaste en voix off (Pascale Ferran). Le seul véritable acteur du film, c’est Louis-Do de Lencquesaing qui endosse le rôle du personnage le plus présent justement, pas torturé mais intéressant, existant à l’écran, ce qui ne veut pas dire qu’il est le plus sympathique bien au contraire, son admiration pour le sexe de la femme réduisant celle-ci à n’être qu’un trou divin est tout aussi flippant qu’un homme qui aime baiser dans un bain de champagne. Cela dit, c’est l’homme poétique du film, donc le plus fascinant, il n’est jamais celui qu’on craint, pourtant il dégage cette considération de la femme répugnante. La femme de la maison close n’est donc plus une simple marchande de plaisir chez Bonello, elle est le centre, la dramaturgie même du film, ce pourquoi il existe et bouleverse. Et faire le parti pris que douze femmes existent à l’écran de manière équitable (leur présence n’est en aucun cas guidé par leur notoriété et s’il y a une légère focalisation elle est passagère, simplement car un destin s’avère plus central qu’un autre à cet instant là : L’arrivée de Pauline, Clotilde qui tombe amoureuse, la syphilis de Julie ou bien entendu ce que subi Madeleine, ce qui n’empêche pas le cinéaste de cadrer, essentiellement dans les scènes de salon, sur des visages de femmes que l’on connaît moins, de filmer de façon naturaliste ce qui ne participe pas directement à la progression du récit) est l’idée géniale du film. L’Apollonide aurait été un film choral chez d’autres cinéastes, là il devient film collectif. Toutes ces filles sont incroyables – je parle des personnages, je me fiche de l’interprétation, sublime par ailleurs – dans l’échange, l’entraide et le tact qu’elles ont l’une envers l’autre. Et le cinéaste magnifie cette beauté et de part cette proximité il en fait une petite famille. Ce sont quelques baisers de réconfort ou d’amour, ou alors elles dorment ensemble, s’écoutent rêver d’un ailleurs, partagent des fous rires. Il suffit d’évoquer cette balade dans un jardin en bord de Marne, seul moment du film où Bonello nous laisse respirer, mais sans tricher, sans faire genre, Léa lâchant ces mots comme s’ils nous étaient destinés : « voilà longtemps que nous n’avions pas fait de sortie ». C’est terrible, ça devient douloureux pour nous aussi, étouffant au possible et cette balade Renoirienne (Partie de campagne) voire Pialatienne (La maison des bois) devient un moment de détente pour tous, une suspension du temps ou une reprise de la vie, momentanée, c’est au choix, en tout cas quelque chose de bouleversant, par la simple communion de ces femmes magnifiques (que l’on connaissait jusqu’alors qu’en lieu clos) avec les éléments.

     L’utilisation temporelle me fascine tout particulièrement ici. Le temps est présent, mais autrement. Pas de manière historique et classique comme ce que les deux premiers cartons du film « octobre 1899, au crépuscule du XIXe siècle » et « mars 1900, à l’aube du XXe » laissent présager. Bonello a un rapport au temps loin des costumes et lumières de Hou Hsiao Hsien (Les fleurs de Shanghai) ou des caprices anachroniques de Sofia Coppola (Marie-Antoinette), le temps chez lui devient le témoin d’une évolution, il devient une spirale où semblent s’enchevêtrer les deux derniers débuts de siècles, tout en le replaçant dans son contexte initial. De Hou il se rapprocherait finalement plus de Three times. Le temps n’est pas figé, il est universel. C’est un film du passé au présent. Ce n’est plus du réel mais une percée de cinéma. C’est fatalement la manière la plus honnête de le traiter, par l’anachronisme musical (Nights in white satin des Moody blues n’est plus une simple ambiance sonore mais une musique sur laquelle on danse, une sonate de Mozart est entendue comme on l’entend aujourd’hui et non sur un gramophone) autant que par celui du langage, du parlé et de son intonation (non que celui-ci fasse véritablement anachronique mais il paraît davantage sorti du XXIe siècle) mais aussi et surtout par cette fermeture inattendue, où l’on retrouve Clotilde sur une route du périphérique parisien, ou encore via ces multiples visions/cauchemars/souvenirs d’un événement traumatisant qui peuplent l’esprit de Madeleine et que le simple fait de voir la jeune femme à plusieurs reprises dans le film réanime aussi pour nous cette vision, donc cette impression temporelle dilatée. C’est un temps suspendu au même titre que le réel peut l’être. Un autre réel, un autre temps. C’est très difficile d’en parler mais ça me semble incroyablement passionnant.

     Formellement c’est magnifique. Il y a ci et là des choix de mise en scène et des idées fulgurantes. Esthétiquement irréprochable et fascinant dans sa représentation des lieux. Mon enthousiasme aurait été moindre si je n’avais pas eu l’impression d’avoir investis ces lieux, de les connaître, d’y avoir effectué un tracé (j’ai pensé aux films radicaux de Gus Van Sant) et visité assez distinctement ces quatre étages (la réception, le salon, les chambres du sexe, les chambres personnelles des femmes) ayant chacun une singularité, une angoisse, une symétrie (forte influence Kubrickienne) qui outre la beauté du décor offre un sentiment violent, une âpreté qui débouche sur une angoisse permanente. C’est un rêve étrange que l’on raconte, ce sont des larmes de sperme, un visage défiguré ou encore une demoiselle malade, des cicatrices ineffaçables, des fantasmes inquiétants (filmés sans complaisance, de façon déréalisée, lui ôtant tout caractère érotique – jusqu’à l’utilisation du split screen – mais avec une distance respectueuse qui met mal à l’aise) ou simplement encore un fou rire que l’on s’empêche de sortir, un vagin qu’on lave à l’eau de Cologne, une danse unie contre la mort – Le regard et la danse, c’était déjà au cœur de Cindy the doll is mine où il était aussi déjà question de larmes. Cette danse m’aura d’ailleurs arraché les larmes comme jamais. Il y a une telle puissance dans la précision et la durée offertes à ces regards, ainsi que dans cette chorégraphie du désespoir, les apparitions/disparitions dans l’ombre. D’un coup ça devient du Cassavetes, c’est beau, pénétrant, c’est un mouvement, un regard, une parole qui peuvent se révéler bouleversants.

     C’est l’un des films les plus durs et cruels vus cette année pourtant il y a des échappées, des instants de magie qui font que l’on voudrait s’y replonger aussitôt ou le plus vite possible, comme un besoin, une fois terminé. Et ces trouées ne sont pas systématiquement vouées aux personnages féminins, il y a un traitement de l’homme qui est ambigu ici, donc intéressant. Qu’il investisse les chambres de fétichistes et dégueulasses (Un des fantasmes consiste à demander à l’une d’entre elles de faire la poupée, qu’elle bouge tel un pantin désarticulé, un automate selon une gestuelle précise. C’est terrifiant. J’ai pensé aux poupées vieilles et usées de Cindy the doll is mine et je me demandais s’il existait plus terrifiant qu’une poupée. Cet objet qui traverse le temps, s’enlaidit ou se casse, avec sa présence éternelle) ou d’un admirateur du sexe de la femme, Bonello choisit de filmer cela en douceur, sans érotiser les situations mais en leur offrant une beauté qui essaie d’entrer dans le point de vue de l’homme. Le rapport de domination est d’ailleurs passionnant dans le film, puisqu’il semble y avoir un paradoxe entre ces hommes de pouvoir aveuglés, enfantins ou dupés et ces femmes objets dupes de rien, qui offrent le plaisir sans se permettre d’en recevoir et rêvent d’échapper un jour cette vie. Dans son précédent film, un court métrage intitulé Where the boys are, sorte d’esquisse à cet Apollonide, Bonello mettait aussi en scène des demoiselles dans l’attente, d’un garçon, d’une sortie, enfermées dans un appartement elles finissaient par danser ensemble et s’embrasser pendant que les hommes, dans quelques plans complètement détachés du film peaufinaient la construction d’une mosquée en face de l’appartement des adolescentes. Si elle n’est plus physique la domination devient mentale. L’homme semble parfois plus vulnérable comme ce moment où Louis-Do de Lencquesaing demande à dormir dans la maison pour ne pas rentrer ivre chez lui. Il fait jour, la domination change littéralement de camp, dans le sens où c’est la jeune femme en question, Léa je crois, qui l’invite à dormir entre elle et Samira mais « uniquement pour dormir ». Après, Bonello est un cinéaste qui déteste l’étiquette. Le rapport de domination, bien que changeant, est aussi plus nuancé. Ainsi, Clotilde tombe amoureuse de son habitué. Ainsi, un client lacère le visage de Madeleine. Ainsi, l’une des demoiselles chope la syphilis. Pas de fatalité mais un penchant nouveau pour le naturalisme et le romanesque.

     Puis, Bonello met en scène ces hommes qui sont de passage. Avec beaucoup d’élégance. J’en parlais précédemment, on finit par les reconnaître. Pas parce qu’on les connaît en temps que cinéaste, mais leur personnage respectif adopte une présence particulière. Je continue de parler de présence car il s’agit bien d’hommes au présent, rien ne sera divulgué de leur vie personnelle. C’est un vieil homme qui boite, un autre qui débarque systématiquement avec une panthère noire, un homme amoureux. Cette dimension hors du réel se ressent dans l’enfermement et l’utilisation du hors champ. Il y a par exemple un feu d’artifice où certains paraissent sortir de la maison, courir le voir et d’autres qui restent dans le salon ou dans les chambres ou cette panthère apeurée qui voudrait disparaître sous un sofa. La caméra restera avec ces derniers et le feu d’artifice perdurera en hors champ. J’aimerai aussi réentendre le bruit de ces verres que l’on fait chanter à de nombreuses reprises dans le film, que l’on fait crier en lieu et place des femmes qui préfèrent se contenter d’un « je pourrais dormir mille ans ». J’aimerai revoir cette douleur sur le visage de la femme qui rit, figure tragique de la putain aux faux sourire éternel, idée ô combien bouleversante. J’aimerai revoir cette tenancière, filmée comme une digne mère de famille, de deux fillettes qui se mélangent le jour, disparaissent la nuit, et de ces douze femmes, qu’elle traite évidemment comme des putains mais de façon maternelle, avec cette ambiguïté en permanence bien sûr car l’on sait que ce n’est rien d’autre qu’une figure contemporaine du capitalisme en état de marche et en transformation – rappelons que le film se situe entre deux siècles, que le monde change, évolue clairement et le cinéaste n’hésite pas à le mentionner, par une discussion, une lettre ou des paroles perdues dans la masse, sans jamais tomber dans un didactisme historique malencontreux. J’aimerai aussi et surtout revoir ces douze demoiselles, pleurer à nouveau sur Nights in white satin en leur compagnie. Et j’irai sans nul doute le revoir car c’est à mon avis la plus belle sortie de cinéma depuis bien longtemps…

Mulholland Drive – David Lynch – 2001

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   10.0   Une route sinueuse, belle et dangereuse, qui surplombe la cite des anges, c’est Mulholland drive. Souvent utilisée au cinéma, mais jamais autant que chez David Lynch qui, le temps d’une scène violente et drôle, s’en servait déjà dans Lost Highway. Lieu qui accroît l’étrangeté, qui attise les impulsivités, où les masques tombent, les visages se forment et se déforment, à l’image de la soirée festive à la fin de Mulholland drive, le film. Lieu mystérieux au-dessus des lumières, d’une profondeur sans fin, s’apparentant à « des milliers d’algues phosphorescentes dans un océan géant » disait Neil McCauley (Robert de Niro) dans Heat de Michael Mann. Lieu qui prend une dimension incandescente et paraît ressembler à un berceau de l’amour, l’amour accomplie comme déchu. Une des plus belles séquences de Mulholland drive voit Camilla (Laura Elena Harring, l’ange de la réussite) guider Diane (Naomi Watts, l’ange trompé) à travers la nature, dans un raccourci fait d’arbres voûtés, qui accouchent sur une vue donnant sur Los Angeles – cette grande route a disparu - : deux femmes, deux lumières, deux spectres, deux fantômes s’extirpant de cette jungle, de ce berceau, comme un amour couronné juste avant qu’il ne soit violemment et intégralement détruit…

     La longue séquence d’humiliation est probablement la scène centrale du scénario de Lynch, l’événement déclencheur, qui va plonger Diane, arrivée à L.A. avec des rêves plein la tête, dans une spirale cauchemardesque, meurtrière et suicidaire. Séquence très forte et d’une violence inouïe, pour elle comme pour nous. Les convives ne laissent pas Diane se remettre de chacune de ses émotions, et Lynch rend cette scène étouffante, cadrant sur chacun des visages de façon très rythmée, ce qui accentue l’idée d’agressivité, ce qu’il réitèrera à la toute fin du film avec le couple de vieux poursuivant Diane. Ce procédé, bien qu’ici il ne soit pas directement violent, puisque c’est le dialogue qui rythme cette violence, rappelle certaines réussites cinématographiques qui évoquaient déjà la folie, par exemple celle de Roman Polanski himself dans Le locataire. Car Lynch a bien ici la volonté de perdre tout le monde. On vient seulement de subir un changement important dans le film, puisque tout semble être déréglé, et cette scène pivot permet à Lynch d’enfoncer le clou. Car si Diane semble avoir hésité avant de venir (« the car’s waiting ») on peut considérer que c’est l’amour qui l’a sans doute décidé, elle qui pensait récupérer sa Camilla. C’est donc un assaut de moquerie qui s’abat ensuite sur la jeune femme dont on se demande comment réussit-elle à tenir jusqu’à cet instant, où elle renverse la table, et que nous sommes propulsés – pour mieux nous perturber, alors qu’en réalité les choses sont simples : Cause/conséquence, violence reçue/vengeance orchestrée – un peu plus tard, lors de la mise en place du contrat fatidique.

     C’est donc une scène importante à plusieurs niveaux, car c’est le moment aussi où le spectateur rencontre une seconde fois de nombreux personnages de la « première partie » du film, mais dans des situations et des noms différents. Des personnages dorénavant réels qui jusqu’ici étaient modifiés par projection mentale.

     Adam Kescher est toujours cinéaste, mais il tient une belle ascension hollywoodienne et il est sur le point de se marier avec Rita, ou plutôt Camilla, à défaut d’être à la fois cinéaste mis sur la touche et mari cocu. Coco, la voisine, est restée Coco, mais c’est devenu la mère d’Adam, femme tout aussi indiscrète que Diane avait rêvé – c’est le rôle ingrat de la belle-mère en fin de compte – en propriétaire délurée qui n’aime pas les animaux, surtout le kangourou boxeur de son ancien locataire. La Camilla de l’inconscient devient une femme dont on ne sait guère le nom, qui est apparue brièvement dans la vie de Diane, ce même soir, en déposant un baiser sur les lèvres de sa vraie Camilla. Il y a aussi cet homme au chapeau, le cow-boy. Personnage qui attire l’attention de Diane plus que les autres, simplement parce qu’il dénote dans le paysage, et qui joue alors un rôle à part entière dans le rêve, même s’il n’y a pas grande explication quant à sa personnalité in dream. On peut juste se dire qu’il était le personnage phare interchangeable entre les deux mondes, qu’il faisait aussi faux dans le vrai, que vrai dans le faux. Il n’est pas un point de bascule, mais simplement comme indice, un personnage tout à fait Lynchéen d’ailleurs, que l’on pourrait aisément retrouver dans Twin Peaks ou Blue Velvet. L’inconscient, qu’il soit déformé, amplifié, improbable, sensuel ou terrifiant travaille énormément dans le cinéma de Lynch, dans chaque plan, chaque personnage et c’est ainsi que ces films oscillent vite entre les genres. Mulholland Drive pouvant se voir comme un film puzzle flippant et excitant avant de dévoiler les enjeux mélodramatiques d’une histoire d’amour incroyable. Il n’y a que chez David Lynch qu’on voit ça.

     Car bien entendu, Mulholland Drive est une des plus belles histoires d’amour du cinéma. Une histoire de passion incroyable. Cette séquence où les deux femmes découvrent leurs corps, appartenant à la fois au rêve et peut-être aussi aux souvenirs de Diane, est un moment troublant et bouleversant. C’est un amour qui n’est pas vécu de la même manière, c’est presque un amour non réciproque. Il y a cette séquence du café (encore une figure récurrente) qui fait la transition entre le présent et le souvenir, où la blonde abandonnée, laide et pétrifiée laisse place à la blonde ivre d’amour, qui prend les choses en main, transpire le sexe, puis braque son regard tel un chien se sentant menacé lorsque la brune déclare, presque désintéressée ‘il vaut mieux qu’on arrête’ prémices humiliant à cette scène insoutenable du repas festif. Cette scène sur le canapé donne la nette impression de sentiments complètement différents entre les deux femmes, plus vraiment sur la même planète. Une passion aveugle et dévorante qui se heurte à une raison froide et incompréhensive.

L’objet – en tant qu’image forte, symbole - récurrent est une donnée centrale du cinéma de Lynch et il prend toute sa dimension dramaturgique dans Mulholland drive plus que dans n’importe quel autre de ses films.

Il y a cette fameuse clé bleue. Soit elle occupe le fond d’un sac contenant une liasse de billet et est destinée à ouvrir une mystérieuse boite bleue, soit elle sert de repère criminel. Lorsque Diane la reçoit cela signifie que le contrat est rempli. La clé fait peur puisqu’elle est le symbole/objet qui sert de rupture. Dans les deux cas elle semble être la fin de quelque chose, d’un rêve ou d’un amour. Et c’est parce qu’elle s’apparente à la fin d’un amour qu’elle correspond inévitablement à la fin du rêve. C’est le terminus du schéma ultime du crime de la passion, ce que Diane fait de plus moche, ce qui l’empêche de s’en séparer par le rêve, ce qui constamment la rattrape, comme cette course finale hallucinée en est l’idée prolongée. Autre point intéressant concernant la clé : elle s’apparente à la fois à une clé tout ce qu’il y a de plus banal dans ce que l’on appellera la réalité. Elle a une forme divine, éclatante, une couleur bleue brillante dans la partie rêve. Lynch ne s’est pas amusé à nous perdre davantage là-dessus, au contraire il offre des pistes. Deux clés, deux univers. L’un réel, quotidien, trivial, l’autre factice, symbolisé par cet objet tout droit sorti d’un film de science-fiction.

Autre élément récurrent chez David Lynch : le téléphone. Dans la série Twin Peaks c’était par l’intermédiaire du téléphone que Leeland Palmer apprenait que l’on avait retrouvé le corps de sa fille. Dans Blue Velvet la première apparition de Franck est faite par le téléphone. Dans Lost Highway il est provisoirement remplacé par un interphone, le fameux « Dick Laurent is dead ». Avant de revenir en force dans Mulholland Drive, de couleur rouge, apparaissant fréquemment, renforçant l’angoisse, symbolisant lui aussi, comme la clé, la fin du contrat ou un moment délicat. « The car is waiting », dit Camilla, avant de l’embarquer dans cette soirée cauchemardesque. Et puis très souvent on l’entend sonné ce téléphone d’ailleurs, sans le voir, il est toujours menaçant, avec ce son aigu, agressif, redondant.

Evoquons aussi la place des rideaux. Donnée ô combien Lynchéenne. Présents inévitablement dans Blue Velvet (la chambre de Dorothy) où ils semblent même remplacer les murs, déjà dans Eraserhead, ils sont bien sûr le point d’orgue de Twin Peaks, la red room, pièce magique, porte ce nom parce qu’elle est enfermée par des rideaux rouges. Ils sont plus sombres dans Mulholland Drive, moins évidents, mais toujours menaçants. On les rencontre dans cette pièce étrange où se trouve un nain mafieux qui semble tenir les rennes du monde. Le rideau apparaît dans l’inconscient, systématiquement, il reflète une dimension onirique, comme quelque chose qui en cache une autre, quelque chose qui brouillerait des pistes.

Quant à l’argent, il semble avoir un double sens. Celui d’argent comme la contrepartie d’un talent, ou comme contrepartie d’un contrat. Deux entités, ici complètement antagonistes, que Diane va côtoyer. L’argent peut tout aussi bien symboliser l’image que l’on se fait d’Hollywood, cette idée festive, plein de champagne, dans d’immenses villas piscines comme c’est le cas chez Adam Kescher, le vrai. C’est l’argent montré comme un rêve. Pas le rêve de Diane, mais celui de toute actrice montante à Hollywood. Mais il a une toute autre fonction, qui devient dominante. Il s’agit en effet de la rémunération de ce tueur effectuant le contrat. Il apparaît donc dans le rêve comme une donnée dangereuse, il accompagne la clé au fond d’un sac à main. Ce sont des portes de sortie du rêve, celles qui nous rapprochent de la réalité cruelle.

Et il y a la photo. Une photographie toute simple, un portrait, comme à la petite école, le même style que celui de Laura Palmer dans Twin Peaks, mais cette fois-ci en noir et blanc. Celui de la blonde Camilla Rhodes, puis celui de la brune Rita/Camilla Rhodes. Cette photo et cette phrase « This is the girl’ »qui l’accompagnera durant tout le film correspondent au commencement de la spirale infernale dans laquelle Diane s’est lancée. Par vengeance, et probablement surtout parce qu’elle devient folle, ne maîtrise plus rien, Diane engage un tueur en lui montrant la photo de sa petite amie qui l’a trahit. Ce tueur, froid, sans scrupules on l’imagine, réalise le contrat. Dans la première partie du film, ce tueur apparaît sous un autre jour, maladroit, une séquence très drôle. Toujours dans la première partie du film, on voit successivement des types mafieux qui semblent avoir la mainmise sur les castings cinématographiques. ‘This is the girl’ répètera à maintes reprises cet homme dégluteur de café expresso (comme si le personnage et ses actes faisaient vomir Diane) alors que nous le verrons plus loin, donc dans la réalité, dans la terrible soirée chez Adam Kescher, comme quelqu’un d’indépendant, mais dans une posture similaire, assis à une table, immobile, le regard sombre et déterminé. Probablement une des projections de Diane, qui tente à tout prix à se déculpabiliser de ses actes. On ne peut guère tout expliquer ici, laissons aussi place au mystère, mais une chose est certaine, cette projection Casting/Gangsters est fascinante, elle déréalise complètement la trivialité de ce crime passionnel, nourrit le rêve et notre attention quant à une histoire qui en fin de compte n’existe pas, ou seulement dans l’imagination de la jeune femme déchue, dont l’inconscient déforme pour tenter de s’affranchir de cette culpabilité chaque jour de plus en plus inavouable.

     Le club Silencio, lieu de toutes les vérités, les révélations, où les masques tombent, où rêve et réalité se rejoignent, où Diane ne doit pas mettre les pieds si elle veut conserver sa réalité fantasmée. C’est là que Betty et Rita se rendent en pleine nuit, sorte de grand théâtre, après que la brune se soit réveillée, répétant Silencio à maintes reprises, petit phare lumineux de la porte de sortie du monde onirique. La scène prise au premier degré est complètement incohérente dans son ensemble évidemment – ouverture du club la nuit, perdu dans une ruelle, les deux femmes connaissent les lieux, de nombreux spectateurs taciturnes y sont recueillis – car elle n’est autre que l’explication de tout, du rêve et de sa porte de sortie – la boite et la clé bleue. « Silencio, silencio ! No hay banda, no hay orchestra ! ». Tout ceci est faux nous dit l’homme-orchestre (on entend une trompette, un homme joue de la trompette sur scène, il s’arrête, s’en va, l’instrument continue…) et pourtant vous l’avez vécu. Tout ceci est une mascarade et pourtant vous avez éprouvé quelque chose, les émotions ont été sollicitées. Une femme chante alors en espagnol, une voix incroyable, ce visage prend tout l’écran, passionné, les yeux se plissent, les cris, tout semble vrai, tout est devant nos yeux, soudain la femme s’écroule, le chant se poursuit. Lynch s’adresse au spectateur dans cette séquence. C’est même l’unique instant où il s’adresse à nous. Serions-nous d’ailleurs pas ceux qui investissent l’estrade de cette salle, comme si cette scène représentait aussi un chevauchement entre deux mondes, devant et derrière l’écran ? Nous avons vu ce qu’il ne s’est pas passé (la projection idéalisée qu’en a imaginée Diane) mais la vérité se trouve derrière, la vérité vous allez la vivre maintenant. La scène conduit directement vers le réveil, disons plutôt vers un enchaînement de séquences/lieux déstabilisant, une boite bleue, une clé bleue, une disparition puis un « salut ma belle, il est temps de se réveiller » prononcé par ce cow-boy, seul personnage clairement inutile en vrai, mais qui poursuit ses apparitions justement surréalistes.

     Sunset boulevard plane sur Mulholland drive, presque autant que Vertigo. Et malgré toutes les autres influences c’est bien le film de Billy Wilder qui vient d’emblée à l’esprit, dont on sait par ailleurs que David Lynch est fan, allant jusqu’à le citer dans des interviews comme son film préféré. Diane est le versant vingt-et-unième siècle de l’actrice de Sunset boulevard. Ce n’est plus la femme qui chute après la réussite, mais celle qui perçoit L.A. comme une rampe de lancement et se retrouve enrôlée dans la machine infernale du broken dream alors qu’elle ne connaît et ne connaîtra jamais la postérité. Ce sont deux films sur la destruction du rêve américain, et la grande différence c’est le niveau auquel ils se situent. Destructeur d’une carrière lancée, installée, vécue, mais destructeur aussi de carrières non entamées ou embryonnaires. Dans la première partie de Mulholland drive, il y a une scène incroyable : Diane, ou plutôt encore Betty, débarque dans une unité temporelle irréelle, les yeux pleins de rêves, le sourire en permanence. Il s’agit d’un casting. La scène est longue, Lynch l’étire au maximum, mais surtout elle a pour issue une pluie de congratulations où l’on félicite Betty de ses talents de comédienne. C’est une vision fantasmée d’Hollywood. Ce que l’on voudrait y voir, y vivre. Dans la réalité, encore loin à cet instant là, Diane n’a pas eu le rôle qu’elle convoitait. Sunset boulevard. Mulholland drive. Deux endroits mythiques. Mais aussi deux endroits minuscules dans une métropole comme Los Angeles. Deux femmes face à une notoriété inégalée, l’une dans un passé lointain, l’autre simplement dans ses rêves, deux âmes déchues, deux volontés avides de reconnaissance dynamitées par le cruel Hollywood qui détruit autant qu’il crée et fait rêver.

Everyone else (Alle anderen) – Maren Ade – 2010

Everyone else (Alle anderen) - Maren Ade - 2010 dans * 100 everyone-else-300x200How can I tell you.  

   10.0   Comme son confrère Jan Bonny, réalisateur de l’excellent Gegenüber, Maren Ade, autre pionnière de cette surprenante nouvelle vague allemande, s’attaque à la figure du couple et construit autour de cela quelque chose de nouveau et de moderne, qui permet à cette jeunesse artistique de s’ériger aux côtés des nouveaux maîtres roumains comme garants du cinéma européen contemporain que l’on attend au tournant.

     L’atmosphère d’Alle anderen est un peu tout le contraire de celle de Gegenüber, dont on se sentait étouffé par la mise en scène, dont on sentait presque le poids de l’apesanteur, d’où naissait une violence malsaine et malaisante, ou de celle du plus récent Der raüber, magnifique et éprouvant film de Benjamin Heinsenberg, pesant et inquiétant dans son utilisation du rythme, des couleurs, des différents modes de filmage. Ici, on a affaire à un film très solaire. On a quitté l’Allemagne natale, on est en Sardaigne. Ce sont les vacances d’un jeune couple, la trentaine, un peu plus. Leurs choix, leurs interrogations, leur déconstruction. Mais ce qui frappe, plus que dans n’importe quel autre film sur le destin conjugal, c’est le combat dans lequel sont engagés de façon perpétuelle ces deux amants. Un combat abstrait entre liberté individuelle et existence sociale. Le couple existe bel et bien, et au-delà de leurs interrogations, un dialogue qui se crée assez facilement dans un premier temps, leurs petits délires de l’intimité, pourtant c’est au contact de l’extérieur, en l’occurrence un autre couple, sensiblement dans les mêmes âges, que leur entente va se déliter.

     La fascination offerte par le film de Maren Ade apparaît essentiellement dans sa construction. De cette espèce de (faux) enchaînement entre chaque séquence d’où on a l’impression de ne pas comprendre, d’avoir affaire à un comportement puis plus tard à un autre. Alle anderen n’explique rien. Tout est histoire de pulsions. Et pourtant chaque personnage est incroyablement travaillé, très écrit. On sait qu’il est un architecte en plein doute, sur ses envies, ses besoins. On sait qu’elle travaille dans la publicité (enfin je crois, pas très sûr de moi en fait) boulot dans lequel elle semble très engagée. Mais ils se posent tous deux cette question du choix, de la liberté de ce choix.

     De cette manière très naturaliste de filmer le couple, la réalisatrice y débusque quelque chose d’un peu fou, dans leur manière de se comporter, de jouer (je reviendrai sur l’aspect jeu), d’avancer, de se faire la gueule ou de s’aimer. On ne sait jamais vraiment comment les prendre. Le film est en perpétuelle réécriture, les rôles sont indéfinis, il nous échappe parfois, nous perd souvent. Une randonnée peut très bien se passer, dans une humeur incroyablement lumineuse, insouciante avant qu’une futile histoire de sac vienne enrayer cela puis un léger différend dans la coordination des mouvements, comme deux corps qui ne marcheraient plus ensemble. Lorsqu’elle s’est assise sur un rocher, il s’en va, grimpe à toute vitesse, comme s’il ne voulait pas qu’elle le rattrape, comme s’il voulait la perdre. C’est elle qui ira lui demander pourquoi il essaie de la semer. Maren Ade joue l’ambiguïté sur chaque séquence, généralement très étirée. Et la mésentente naît d’un simple désaccord qui vrille le fonctionnement quasi parfait. Lors de la préparation du dîner, avant qu’ils ne reçoivent leurs invités, ils décident tous deux de construire une ambiance mode festivités on the beach un peu cynique, comme ça de façon tellement improvisée que c’est absolument formidable. Et au moment de l’arrivée du couple, encore à l’extérieur, au grand désarroi de Gitti Chris décide de tout enlever parce que, pense t-il, ce n’est pas drôle, les invités ne comprendraient pas leur humour. Les déséquilibres se font de plus en plus nombreux, les limites accordées ne sont plus les mêmes. Quand l’une dissimule ses obsessions (la proximité à tout prix) à travers un jeu de séduction enfantin tel le moment où elle s’accroche à ses jambes pour ne pas le laisser partir, lui tente de faire parler une certaine virilité qui ne lui va pas en copiant cet ami, envoyant Gitti dans la piscine sans ménagement. Scène accablante dans tous les sens du terme, aussi triste que pathétique, tant on se demande comment ce garçon a pu en arriver là, tomber si bas. Le regard qu’elle lui jette après en dit long sur le malaise ambiant qui continue de régner, entre mépris et désolation. Pendant tout le film – soit toutes les vacances (même si l’on ne saura jamais quel jour nous sommes, nous n’aurons absolument aucun repère temporel) – il éprouvera sans cesse cette sensation désagréable de vouloir coller au mode de vie dit normal. Cela se traduit aussi par ses errances existentielles quant à son travail, pendant que cet ami moqueur critique sa stagnation, en lui démontrant ses réussites en parallèle. Déséquilibre continu puisque ce n’est pas ce qu’elle cherche en lui. Elle le trouve sexy, pas besoin qu’il en fasse des tonnes. Elle ne voudra jamais être comme cette femme, à ses yeux inexistante et atrocement suffisante.

     Everyone else est un film joueur, non un film ludique, mais un film où les personnages comme la mise en scène jouent. C’est cette dernière qui est la première à le faire, en nous faisant croire dans les premières images, que Chris et Gitti sont parents, elle en travaux de cuisine avec une petite fille, lui avec un bébé. Leurre sublime quand on découvre quelques instants plus tard qu’ils étaient simplement en train de garder les enfants de la sœur de Chris. Le film jouera beaucoup sur ces ambiguïtés, restera dans ce même principe de non-explication, abandonnant la suite logique, soit par l’intermédiaire d’ellipse dont nous ne connaissons pas la durée (rappelons qu’il n’y a aucun repère temporel) soit par les changements brutaux de comportements qui meublent une grande partie du récit. Avec le recul le glissement du jeu est énorme entre le début et la fin du film. Comme si la mise en scène ne maîtrisait plus ses personnages, apogée atteint lorsque Gitti feint d’être morte. Et entre-temps le jeu aura été complice, anodin, bon-enfant, un peu fou. Un objet est crée à base de gingembre, on l’appelle le schnappi, il devient une sorte de mascotte du couple, qui le fait parler, travaille son apparence, le fait bouger, remplacer le sexe en sortant d’un pantalon. L’objet aurait pu être une expression, un geste, un mot, une chanson, une grimace, n’importe quoi d’autre qui caractérise une fantaisie conjugale. On a tous un gimmick, un truc que l’on ne peut partager à personne d’autre. Ici c’est un objet. Et de nombreux jeux annexes viennent parfaire l’unité du couple : un cache-cache dans un supermarché pour ne pas croiser un vieil ami, l’anti-pédagogie de la première scène où l’on voit que Chris est le seul à rire au délire de Gitti, la danse (incroyable) dans la chambre bibelotée de la mère de Chris. Ce n’est qu’après, dans la deuxième moitié du film (après la première rencontre avec l’autre couple, après la randonnée, après cette soirée qu’ils n’ont pas passée ensemble) que le jeu prend une autre tournure. Chacun ne comprend plus ce que fait l’autre « T’es obligé de courir » lui demandera t-elle pendant la rando, alors qu’il semble décidé à la semer. « Là je ne comprends pas le message » lui dit-il à la fin, quand elle se fera passer pour morte gisant dans le salon. Car le jeu a ses limites. Il ne s’intègre pas dans une idée de confort, en tout cas pas à long terme, c’est ce que semble percevoir Gitti. Au contact extérieur le jeu n’a plus le même sens. Soit il est incompris des autres (le dîner) ou il est incompris de soi-même (la randonnée, la morte) auxquels cas le couple ne se pose plus comme un modèle mais comme un marginal, et il manquera indéniablement la séduction, le plus important. Cette séduction naîtra des conventions. Parce qu’elles sont confortables.

     Les certitudes du couple, à savoir une idée de vie conjugale basée sur la liberté, la spontanéité, la singularité se voit de plus en plus menacée par l’influence des modèles. C’est d’abord l’isolement qui semble être un catalyseur de ces interrogations de plus en plus marquées, associées au lieu de vacances, lieu d’évasion, loin des habitudes, la Sardaigne, berceau estival qui devient le point de cristallisation des maux du couple et révèle la fragilité de la certitude. Puis le regard apporté sur la modélisation de l’entourage, seul point d’ancrage humain autre que le couple lui-même. L’idée sera apportée dès les premières secondes du film avec cette sœur qui dit à son frère, alors qu’il porte son bébé dans ses bras, donc son neveu, que ça lui irait bien. Rien de plus mais c’est suffisant pour appeler une interrogation, envisager un angle nouveau. Ce sera évidemment plus marqué un peu plus tard avec ce couple d’amis conformistes, qui correspond à une certaine standardisation de l’amour. Ils sont dans un premier temps loin d’être enviés de Chris et Gitti, hypocrites et méprisants à leur égard (en secret), avant que ces derniers ne réenvisagent cette manière de vivre. Il y a un monologue très beau de Gitti qui dit un moment donné, entre autres, qu’il y a des personnes ravies de rentrer chez eux après leur travail pour retrouver leur vie de famille et leurs enfants, afin d’expliquer à Chris les motivations des autres. C’est dès cet instant que naît une forme d’attirance de la norme pour Chris, du confort au regard de cet homme, aux petits soins de sa femme enceinte, couple qu’il perçoit comme suffisant, arrogant mais aussi comme heureux.

     On n’est plus dans la chronique sentimentale habituelle mais dans un quotidien fusionnel et autodestructeur. La référence qui vient à l’esprit sont les Scènes de la vie conjugale de Bergman, avec qui Maren Ade partage moins la mise en scène que l’utilisation de la parole. A l’inverse des films allemands entrant dans l’esprit de cette nouvelle vague que j’évoquais précédemment, où les personnages sont souvent mutiques, le dialogue prend une place importante dans Everyone else. Il est aussi affaire de corps (beaucoup même) mais on y parle abondamment. Dialogues et réflexion, par l’interrogation permanente, sont rois. Maren Ade multiplie les symboles concernant les interrogations identitaires et sexuelles. Mais son récit ne s’en trouve jamais surchargé, il continue de vivre. Elle ira pourtant jusqu’à travestir l’homme par le maquillage. A inverser périodiquement les rôles cadenassés homme/femme. Mais la mise en scène n’appuie pas, elle ne fait qu’accompagner. Le film restera solaire, le cadre bien défini. Ce sont les rapports eux seuls qui évolueront, dans un dispositif assez fermé. Everyone else. C’est déjà un titre qui les enferme.

     Tout part d’un rien. Imperceptiblement, un regard, une réflexion, une attitude et tout est bousculé. Un « Qu’est ce qui te fait croire que tu me connais si bien ? » lancé par Chris à Gitti suffit. On ne le sent pas venir par étape, grande réussite du film, pourtant c’est bien progressivement que ces contradictions vont apparaître. A la question de Chris en début de film « Tu me trouves viril ? » Gitti répond qu’elle se fiche de la virilité, qu’elle le trouve beau et sexy. A sa question en fin de film « Pourquoi tu ne m’aimes pas ? » elle lui répond « Parce que t’es une mauviette ! ». Tout se chamboule de cette façon là. Comme si l’on avait permis à un aveugle de voir pour la première fois. C’est tellement fort que même les rôles s’en trouvent bouleversés. Le rapport de domination glisse du masculin au féminin, même si une fois encore Maren Ade ne se laisse aller à aucun stéréotype. L’assurance qu’il avait se transforme en méfiance. La gentillesse qui la portait devient intolérance. Tellement poussé parfois qu’ils en deviennent des caricatures d’eux-mêmes (la piscine, le couteau) parce que ça ne leur correspond pas. Le doute succède à la confiance, l’indifférence à la tendresse, le mensonge à la puissance de la confession, le mépris à la fascination. Il faut voir le dialogue et l’illumination qu’il y a dans leurs yeux dans un premier temps avant que ça ne disparaisse. Jusque dans un final quasi muet, où l’on ne regarde plus (elle fait la morte), où l’on ne se comprend plus.

     Car il y a une volonté d’attirer l’autre en permanence, sans doute par peur de le perdre, de se retrouver seul. Le plaisir d’être aimé. Un moment donné il lui dira que parfois, alors qu’elle semble insensible à ses mots, à sa présence, il serait prêt à se jeter par la fenêtre pour qu’elle le regarde, qu’il ne passe plus inaperçu. Plus tard dans le film, c’est elle qui se jettera par la fenêtre du premier étage (quelle idée magnifique !) atterrira sur la pelouse, et se fera rejoindre plus tard par Chris, qui ne l’aura pas vu sauter. Ils feront l’amour intensément entre les buissons. Plus tard encore, alors que le film touche à sa fin, Maren Ade nous offrira une séquence absolument incroyable. Séquence qui occupera toutes les dernières minutes du film, une sorte de jeu de la mort improbable d’une intensité rare. Ainsi, Gitti fait semblant d’être morte, recroquevillée sur le sol, comme si elle venait de faire un malaise. Chris la rejoint et lui demande d’arrêter son cinéma. Puis entre ses plaintes insistantes naît une certaine inquiétude. Bientôt les larmes. Moi aussi je la croyais morte. Mais en fait ce ne sont plus des larmes de l’inquiétude, on sait qu’il ne la croit pas morte, c’est plus fort et triste que cela. Ce sont les larmes de l’incompréhension, comme si quelque chose s’était irrémédiablement cassé, qu’il le sentait, que ces folies appartenaient au passé. Quand il la posera sur la table à manger (encore quelque chose de fou) il la regardera, lui soufflera sur le ventre, elle rira, puis ils se regarderont à nouveau une dernière fois. Il n’y a pas vraiment de fin, il n’y en a pas besoin. Il y a indéniablement quelque chose de beau, autant qu’il y a quelque chose de cassé. Mais on ne peut pas vraiment savoir ce qui va l’emporter. On a seulement envie d’y croire, parce que malgré tout on a vu un couple qui allait bien ensemble pendant près de deux heures. Le film ne pouvait pas mieux se terminer.

Koyaanisqatsi – Godfrey Reggio – 1983

Koyaanisqatsi - Godfrey Reggio - 1983 dans * 100 koypic

Prophecies.   

   10.0   Les premières images laissent apparaître une nature bienveillante, paysages désertiques et luxuriants que la musique de Philip Glass, alors encore très minimaliste, légère, accompagne chaleureusement. Les plans sont suffisamment longs et le temps accordé celui du réel pour que l’on assiste à quelque chose de l’ordre d’une naissance, le berceau d’une civilisation encore vide, désordonnée, édénique. Très vite, les plans, toujours centrés sur la nature, son immensité, sa magnificence, s’accélèrent minutieusement au rythme de la bande sonore. Effets d’ombres provoqués par les nuages, couchés de soleil, mutations des couleurs, impacts des vents sur le sable et l’océan, mers de nuages. Le temps accordé n’est plus celui du réel, il y a dors et déjà, et même si elle est très peu marquée, cette sensation de vitesse dont le film sera emprunt progressivement jusqu’à saturation. La nature est comme oppressée, terrifiée, elle est en passe d’être utilisée, différemment, violemment. Le premier lien humain que le film montre ne sera pas l’homme en lui-même justement mais une de ses créations, machines, en l’occurrence un bulldozer. Dès lors la nature sera toujours aussi présente mais transformée, au gré de l’évolution de l’homme. Une centrale dans un désert, le décollage d’une fusée, un champignon nucléaire, la destruction de vieux bâtiments. L’homme est partout, mais avant tout matérialisé par ce qu’il a crée ou ce qu’il détruit. Ce n’est que plus tard que l’on verra le cœur de la civilisation, routes bondées, gratte-ciel éclairés, rues piétonnes. Un défilé humain très organisé, mécanique, presque machinesque, que Godfrey Reggio, toujours dans cette optique d’accélération/répétition, intensifie aux yeux et à l’oreille. Tout devient gargantuesque, tellement fascinant d’absurdité qu’on y décèle une splendeur paradoxale. Un afflux de mouvements humains qui prend l’apparence soudaine d’un circuit imprimé, mais aussi un mélange de couleurs et de corps qui offrent à l’homme et ses créations une dimension incroyable. C’est aussi cela la beauté de ce film, de se porter témoin d’un impressionnant mouvement de foule, de bruits, de couleurs, jouant sur l’étendue, la profondeur de champ, tout en y révélant une beauté folle, illumination de l’aliénation, magie de l’absurde à son paroxysme, jusqu’à l’autodestruction et l’explosion de cette navette spatiale qui peu à peu, rejoint la terre pour y mourir. Nous ne sommes pas devant un film écologique didactique mais on entre dans une expérience éprouvante qui sait être inquiet sur le devenir de l’humanité (cf le sens du titre en langue Hopi) plongé en plein consumérisme de masse, désagrégeant les ressources terrestres, tout en érigeant de manière esthétique une laideur naturelle en somptuosité artificielle.

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silencio


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