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La bande des quatre – Jacques Rivette – 1989

La bande des quatre - Jacques Rivette - 1989 dans * 100 bande-des-quatre-1988-04-g

Désordre.    

   10.0   Il y a dans ce titre l’idée d’un ordre dans lequel s’immisce un désordre. La bande correspond au désordonné d’une communauté, symbolisé ici par ces scènes de théâtre où le groupe se disloque, s’éparpille, quelqu’un joue quand un autre regarde, les rôles changent, s’inversent, il y a moins de fesses que le nombre de sièges libres. Mais il y a aussi cette maison de banlieue parisienne, collocation de quatre jeunes femmes, en pleine modification puisque l’une d’entre elles, quand le film commence, cède la place à une autre. Collocation comme afflux de corps, croisements, on se parle, on s’évite, on se connaît par cœur ou le contraire, une bande, un désordre rangé. Le chiffre quatre du titre représente à lui seul une certaine ténacité, quelque chose d’ordonné, de déjà tissé, d’intouchable. Quatre. Pas une de plus, pas une de moins.

     De ce changement – le départ de Cécile, l’arrivée de Lucia – naît un sentiment nouveau, moins la gêne d’une page qui se tourne – le groupe semble aussi à l’aise après qu’avant – qu’un mystère inattendu. Un mystère sous forme de secrets à percer, qui ne concerne pas la petite nouvelle – ce qu’il est coutume de voir au cinéma, l’immersion d’un corps étranger, dans les films de genre essentiellement – mais bien celle qui laisse sa place. Un désordre nouveau tente de se frayer un chemin. Un désordre qui va perturber le bon fonctionnement de la maison. Il est provoqué par l’arrivée d’un homme dans la vie de ces femmes. On pourrait tout aussi bien dire qu’il est provoqué par l’homme, d’une manière générale, puisqu’il y en aura deux, un qui multipliera ses présences, inquiétant, indiscernable, un autre que l’on ne verra jamais, pas directement en tout cas.

     Cet homme mystérieux rencontre les femmes de la maison, une par une, sous une appellation différente à chaque fois. On n’en saura pas plus qu’elles, excepté qu’il est louche, puisqu’on l’entend passer un coup de fil où il y évoque son intrusion dans la maison comme un Graal tant convoité. Qui est-il ? Flic ou voyou, on ne sait pas vraiment. Il est tout. Il est rien – il est un statut, un métier, un ordre, il n’est pas quelqu’un. Quand il rencontrera Anna et qu’elle lui demandera si elle est sensée le connaître, il lui répondra que tout le monde le connaît, ou personne. Il est conscient de ce qu’il est. Mais le mystère subsiste. Il déambule avec une sérénité sympathique et une fausse nonchalance agaçante éveillant peu à peu le doute des femmes face à cette rencontre singulière. Dès l’instant qu’elles effectueront un rapprochement, découvrant la supercherie de ce même inconnu aux multiples appellations – ‘il est plutôt beau, les yeux bleus, un grand nez, une gueule quoi !’ comme elles le décrivent à plusieurs reprises – le film va alors embrayer ailleurs, empruntant un chemin encore plus sinueux, comme souvent chez Rivette.

     Le mystère intervient alors autour d’une recherche. Des faux papiers. Une œuvre d’art. Puis un simple petit objet. Toutes les pistes sont brouillées. C’est une clé qui apparaîtra d’une cheminée. Apparue, littéralement. Et l’univers sonore crée l’étrangeté, comme si une force fantastique s’immisçait dans le quotidien. Lucia, la nouvelle, invoque les esprits et découvre le trésor tant convoité. Entre temps Claude filera Cécile, l’amie de scène et ancienne colocataire, qui laisse entrevoir une grande tristesse ces derniers temps, présente mais complètement absente, que ce soit dans les cours de théâtre comme dans les entrevues au bistrot du coin. Cécile se jettera dans les bras d’un homme sous les yeux de Claude qui l’avait suivie, puis elle disparaîtra. On ne sait si le mystère s’éclaircit ou s’il est agrémenté d’une donnée supplémentaire. Car il y a aussi ces cours en filigrane, qui occupent une place importante dans le film, avec ces jeunes femmes qui avouent de moins en moins comprendre les indications offertes par leur professeur, lucide et intransigeante, qui semble elle aussi saisie par autre chose, parfois un peu ailleurs, elle paraît cacher elle aussi un lourd secret.

     Et tout est affaire de secrets dans La bande des quatre. Lourds secrets, secrets futiles. On apprendra par exemple le temps d’une séquence d’apparence anodine – pour l’évolution du récit – que le vrai prénom d’Anna est Laura. Que ce prénom de substitution elle l’emprunte à cette sœur disparue il y a quelques années, on se doute que cela remonte avant son entrée dans la collocation car son amie n’est pas au courant. Ça ne fait pas avancer le film, c’est une scène sans suite, mais c’est dans l’esprit du film. Les secrets sont aussi des confidences, comme cette messe basse dans le jardin, petite allusion à l’arrivée prochaine d’un enfant, dont on peut penser que les autres amies n’en savent rien. Le film fourmille de petites choses comme cela, il prend le temps de s’intéresser à ses personnages, aux situations si bien que l’on sort de là en ayant l’impression d’avoir déjà croisé ces femmes, de connaître beaucoup d’elles, des problèmes conjugaux d’Anna aux interrogations sur sa sexualité de Claude etc.

     Constamment construit dans un double espace vital, le film oscille par de brefs mouvements automobiles ou ferroviaires, généralement nocturnes, simplement en guise de transition, entre cette maison ordonnée où naîtra le désordre et cette pièce de théâtre désordonnée où il faudra pour chacune des protagonistes y trouver un tempo selon un ordre précis. Et donc, nous avons aussi le droit à des instants extraordinaires de groupes, via les répétitions ou les moments de vie en communauté. Des femmes qui se donnent à corps perdus dans cette passion commune, qui débusque en elle une intensité incroyable, une émotion qu’elles ne retrouvent sans doute nulle part, ces instants qui on le devine leur permettent de tenir. Rivette ne montre d’ailleurs rien d’autre de leur vie. Ni leur travail, à aucun moment, ni leur relations (familiales, amicales, amoureuses) en dehors de la communauté. Dans cette maison rien de plus que ces femmes qui se croisent, discutent au petit déjeuner, dans le jardin ou en pleine nuit parce que les rats du grenier empêchent l’une d’elles de dormir. C’est à la fois drôle, posé, très calme, jamais étouffant.

Où est la maison de mon ami ? (Khaneh-ye doost kojast?) – Abbas Kiarostami – 1990

Où Est La Maison De Mon AmiDevoirs du soir.  

   10.0   Le réalisme du film ne se situe par forcément dans le déroulement de l’histoire, sorte de calvaire initiatique salutaire d’un enfant en école primaire, mais dans l’unité de lieu offert systématiquement par le cinéaste iranien. Une salle de classe ouvre et clôt le film. Entre ces deux séquences, un après-midi et une soirée en compagnie de Ahmad. L’extérieur de sa maison, puis ses va-et-vient incessants entre son village et celui vers lequel il doit trouver son ami afin de lui rapporter son cahier de devoirs, qu’il a embarqué par mégarde. C’est que Mohamad Reza, Ahmad et leurs camarades ont un professeur à cheval sur la discipline. S’ils doivent rester silencieux pendant toute la durée du cours, ils doivent aussi avoir fait leurs devoirs de la veille, que le professeur vérifie chaque jour en y apposant une note, mais surtout ils doivent faire ce devoir dans leur cahier, pas sur une feuille volante. Ce matin-là, Mohamad a dû une nouvelle fois rendre ce devoir sur une feuille puisqu’un élève lui avait embarqué son cahier. Aucune excuse ne lui est accordée, son devoir est déchiré – c’est déjà la troisième fois, lui répète le professeur – et Mohamad s’effondre en larmes, sous les yeux compatissant de son voisin de table Ahmad. Tout est déjà vécu à hauteur d’enfant, leur incompréhension, leur tristesse. L’adulte restera durant tout le film comme celui qui ne comprend ni ne cherche à comprendre l’enfant, d’une manière générale. Cette première séquence, qui rappelle quelque peu une scène de La maison des bois de Maurice Pialat, est très touchante, justement car l’on sait, en tant que spectateur que tous ont quelque part raison, Kiarostami ne fait pas non plus de ce professeur un monstre. Il est sévère mais semble juste. Ne pas stigmatiser le rôle de l’adulte, qui intervient malgré tout comme le grand méchant, puisqu’il fait pleurer le pauvre Mohamad, Kiarostami l’a très bien réussi. Mais ce qu’il réussit de mieux c’est l’impact qu’à cet événement et la menace qui s’ensuit – le renvoi de l’école à la prochaine erreur de l’élève – sur les comportements de ces élèves. Car un enfant prend ce genre de considérations au premier degré, et on n’imagine pas le cauchemar intérieur qu’a dû vivre Mohamad jusqu’au lendemain…

     La suite du film est entièrement centrée sur le petit Ahmad. On le voit rentrer chez lui, s’apprêter à faire ses devoirs avant que sa mère ne lui demande tout un tas de tâches quotidiennes l’empêchant de travailler. Quand il sort enfin les affaires de son sac, pressé par son ami qui lui montre clairement qu’il peut aller jouer parce qu’il a fini ses devoirs – ce que la mère d’Ahmad ne manquera pas de lui faire remarquer – le garçon découvre qu’il a embarqué, en plus de son propre cahier, celui de son voisin de classe, à savoir le petit Mohamad Reza, qui souffre de cet ultimatum lancé par le professeur quelques heures plus tôt. Ahmad est complètement perdu, il ne sait comment faire. D’autant que lorsqu’il en parle à sa mère, elle est d’abord indifférente avant de lui faire comprendre que l’endroit où habite son camarade, est beaucoup trop loin, que le mieux c’est de lui rendre son cahier demain. En attendant, il ferait mieux d’aller chercher une baguette. Ce n’est pas encore cette fois-ci que Ahmad fera ses devoirs donc. Mais dans l’obligation d’aller acheter du pain, il va saisir l’occasion d’aller à Poshteh, emmenant le cahier de son camarade sous son aile. Et le voilà en train de courir de toutes ses forces, quittant son village Koker, sous les yeux de son grand-père dubitatif, sillonnant un chemin désert en forme de Z, des champs, une forêt, puis le voilà arrivé dans un village mais on lui dit que Poshteh est un poil plus loin. Puis à Poshteh on lui dit alors que le village comporte plusieurs quartiers. Ahmad court toujours, demande son chemin, questionne les habitants sur l’éventuelle connaissance d’un Mohamad Reza Nematsadeh. En vain.

     Kiarostami multiplie alors les péripéties tout en conservant son unité de lieu. Koker ou Poshteh. On sent que Ahmad tourne en rond. Mais il progresse. Il sait alors que la maison de son camarade a une porte bleue et se trouve juste à côté d’une fontaine. Mais il n’y est pas. Un cousin lui dit alors qu’il est peut-être à Koker. Ahmad refait le chemin en sens inverse. En vain, une nouvelle fois. A Koker, en pleine discussion avec son grand-père qui lui fait la morale, Ahmad surprend une conversation à côté et croit entendre que l’homme sur sa mule s’appelle Nematsadeh. Quand il part pour Posheth, Ahmad décide de le suivre. Troisième fois qu’il traverse ce chemin en Z, ces champs, ces forêts. Mais arrivé à Poshteh, Ahmad découvre qu’il y a sans doute plusieurs Nematsadeh. Désespéré, il ère dans les ruelles, chemins, la nuit commence à tomber. C’est une rencontre avec un vieil homme qui aurait pu tout changer, mais c’est cette fois-ci la peur, la nuit poussent le jeune Ahmad à renter au gallot chez lui, effectuer rapidement ses devoirs avant d’aller se coucher.

     Kiarostami choisit de nous cacher deux éléments importants dans son récit. Le premier au tout début du film. On apprend en même temps que le personnage qu’il a malencontreusement pris le cahier de son camarade. La seconde à la fin. On découvre en même temps que Mohamad, le lendemain donc, ses devoirs accomplis par son camarade la veille. La fin de ce film est bouleversante. Il y a toute une angoisse qui se crée lorsque l’on est à nouveau dans ce lieu dans lequel nous avions souffert autant que le personnage. Mais Ahmad n’est pas là. On se dit qu’il peut-être honteux, qu’il est lâche. Le professeur passe entre les rangs. Mohamad est inquiet, prêt à éclater une nouvelle fois en sanglots. Puis Ahmad arrive. Ce n’est pas un messie. C’est un camarade qui aura tout essayer. Dont les cernes peuvent trahir une soirée surréaliste. Il sort les deux cahiers de son sac. Il a fait les devoirs de son camarade. Le professeur passe et assigne un ‘très bien mon garçon’ sur le cahier de Mohamad. Il n’y avait pas besoin d’un plan supplémentaire. Il n’y en aura pas. C’est magnifique. Et nous aussi, on peut souffler !

La belle noiseuse – Jacques Rivette – 1991

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Et le nu.  

   10.0   Au départ c’est une histoire de couple. Tous deux vont simuler une rencontre fortuite, où elle serait la photographe et lui l’artiste qui se cache. On est dans le sud de la France, non loin du Pic Saint-Loup, aussi lieu du dernier film en date tourné par Rivette. Puis plus tard le dessein de ce déplacement apparaît. Rencontrer, avec son galeriste, un peintre qui vit en marge, qui demande à ce qu’on voit ses travaux. Le peintre vit avec sa femme dans une immense maison où il peint ses œuvres dans une ancienne grange. C’est au cours de la visite et des discussions autour de ses toiles, qu’il laisse échapper une première fois ce nom de Belle noiseuse, qui correspond à une œuvre qu’il a dans le cœur depuis des années, son chef d’œuvre dit-il, mais qui n’a jamais vu le jour. C’était sa femme qui était son modèle à l’époque.

     S’il veut reprendre le chantier de ce travail important, il lui faudrait un nouveau modèle, à la hauteur du projet. C’est en jetant son dévolu sur Marianne, un soir, après un repas, alors que celle-ci est restée avec la femme du peintre, et que les hommes sont à nouveau dans l’atelier, qu’il pense à nouveau reprendre La belle noiseuse. Le mari de Marianne lui donne son accord. On est bien chez Rivette, aucun doute, cette longue journée prend d’emblée une grande partie du film, presque trois quarts d’heure, comme une balade en temps réel. Une marche dans les rues de la ville, puis ce jus d’orange dans le grand jardin du peintre, puis cet atelier comme destination, avant ce repas du soir. Rivette laisse le temps envahir chaque séquence, dialoguée ou silencieuse. On apprivoise les lieux. On saisit toute l’étrangeté de cette proposition. Mais on ne se doute pas vraiment de ce qu’il se passera par la suite, si ce n’est que la difficulté principale de La belle noiseuse, pour le modèle, est qu’il se doit d’être nu.

     Le lendemain, après avoir exprimé son mécontentement par rapport à cet accord dont elle ne faisait pas partie, Marianne accepte finalement, comme pour relever un défi, par curiosité ou parce qu’elle ressent ce danger lequel Nicolas n’avait peut-être pas pensé, en acceptant de la voir poser nue. Elle se retrouve seule avec Edouard Frenhofer, le peintre, dans son grand atelier. Rivette dilate une nouvelle fois le temps, filme chaque préparatif comme un rituel important, aussi pour préparer la suite, pour accentuer l’angoisse montante de l’une, le mystère de l’autre. Après les préparatifs si singuliers – Un tabouret est échangé avec un autre, les toiles sur les côtés de la pièce sont retournées, les pinceaux sont peu à peu dévoilés, le peintre remplit deux verres d’eau, y dévoile son encre puis un petit livre de papiers qui lui sert de brouillon – Frenhofer, dans un premier temps, cordial et patient, même si très silencieux, demande à la jeune femme de se placer d’une façon bien précise et le voilà lancé. La main n’est pas celle de Piccoli mais celle de Bernard Dufour. Et nous n’y voyons que du feu. Les plans varieront entre ces fameuses mains, le visage de Frenhofer et celui de Marianne. 

     Cette séquence en temps réel, absolument incroyable, prépare le passage sur toile. C’est alors que Marianne doit se déshabiller. Le peintre se familiarise avec ses formes, toujours sur brouillon, le cinéaste aussi, dévoilant assez nettement la nudité d’Emmanuelle Béart. Frenhofer ne parlera que très peu. Un moment il dira simplement que certains peintres aiment se lancer directement sur toile, tandis que lui préfère avant tout connaître son modèle. La gêne tant attendue a lieu, pourtant ce n’est pas de Marianne que naîtra la première sensation qu’il s’agit d’une œuvre calvaire. C’est Frenhofer, qui après avoir effectué une multitude de dessin à petite échelle se rend compte que ça ne va pas. Marianne, qui encaisse crampe sur crampe et vit un cauchemar se rhabille puis décide de s’en aller. Elle croit s’être débarrassée de l’artiste qui lui demande de revenir le lendemain (« Ce n’est pas parce que ça ne marche pas aujourd’hui qu’il ne faut pas recommencer demain, lui dit-il »). La légende de La belle noiseuse, comme étant le chef d’œuvre impossible, reprend donc vie.

     Et pendant que le peintre et son modèle passent leurs journées dans cet atelier frais et sombre, le mari de la jeune femme commence à avoir des remords. C’est lors d’une discussion avec Liz Frenhofer, la femme du peintre, que ceux-ci s’intensifient, quand elle lui avoue que c’est en travaillant sur ce même chef d’œuvre il y a tant d’années que le couple artiste s’était mis à exister. Mais Marianne, comme entraînée dans une spirale de fascination, de dégoût, de peur et de mal continue de revenir chaque jour encore chez le peintre, qui se fait de plus en plus intransigeant, jouant avec le corps de la jeune femme comme avec un élastique, l’obligeant à emprunter des postures improbables. Il veut trouver en elle des choses inconnues, l’emmener au bout d’elle-même, il n’y a que comme ça, dit-il, que l’œuvre aura une chance de devenir chef d’œuvre. Et ce point de non-retour (qu’il n’avait pas côtoyé jadis avec sa femme, la choisissant à la peinture) est en mesure d’apparaître, dans la mise à nu totale, du corps comme de l’esprit. C’est en discutant que Frenhofer et Marianne apprennent à se connaître, à tisser un lien invisible qui pourrait conduire à cette réussite tant convoitée. Il est même question de belle complicité un moment donné, quand elle prend la situation en main par exemple, ou encore lorsqu’ils sont tous deux fortement éméchés. Dans chaque cas le second morceau de chaque couple est loin, presque extérieur. Quand Mme Frenhofer reste plutôt sereine (quoique ça ne dure pas) Nicolas est constamment inquiet, habité par les remords, rongé par la solitude. Cette nouvelle relation particulière n’ira pas au-delà de cette simple complicité physique, mais elle révèlera justement bien plus.

     Je me demande si La belle noiseuse n’est pas le film qui me fait le plus penser au Mépris de Godard. Que l’on parle de l’un ou l’autre de ses deux films il est fort possible que ce soit de forme. Mais c’est dans le fond qu’ils se rapprochent, dans la destinée du couple. Quand Piccoli, imprudent, laissait filer Bardot vers ce producteur, c’est lors d’une demi-seconde qu’apparaissait cette cassure, qui se renforçait avec le temps du film. Quand Nicolas donne son accord, contre l’insu de Marianne, pour que celle-ci soit le nouveau modèle du peintre, encore Piccoli, il signe comme l’arrêt de son couple. Cette tentative de rattraper l’être aimée, de l’avoir abandonné aux griffes de la tentation, au moins au doute, et à une remise en question du couple, est symbolisée par l’impossibilité, l’incertitude, un immense décalage indomptable, dans chacun des deux films, avec l’art en ligne de mire, cinéma d’un côté (producteur/scénariste) et peinture de l’autre (peintre/modèle). Le mépris naît de cette imprudence. Bardot reste silencieuse dans le film de Godard. Béart extériorise chez Rivette. Elle se met à nu, première libération. Puis elle crache son mépris de Nicolas jusque dans ce dernier plan et ce non catégorique, si hautin, si réfléchi.

     Le chef d’œuvre inconnu, qui est donc avant tout le titre de la nouvelle de Balzac (dont Rivette s’inspire librement), prend un double sens, à l’issue du film. Il était inconnu au sens impossible. Il devient inconnu au sens secret. Cette toile qui semblait impalpable, restée dix ans en sommeil, inachevée, cherchait finalement son nouvel hôte. Liz n’était peut-être pas celle qui convenait, sans doute manquait-il un simple geste, peut-être que l’amour avait vaincu, mais c’est en Marianne que le chef d’œuvre apparaît alors. Nous ne le verrons pas ce chef d’œuvre. Seuls Frenhofer et les femmes du château en auront le droit, ensuite le peintre apaisé, emmurera sa toile. La seule sensation donnée à cette peinture sortira de la bouche de Marianne, qui s’adressant à sa belle sœur, dira qu’elle s’est enfin découverte, qu’elle a vu quelque chose de sec, de froid. Lorsque Frenhofer montrera son travail à son galeriste et à Nicolas, ce sera une autre toile, comme s’il voulait préserver le monde des vérités, comme s’il avait voulu préserver le jeune peintre admiratif, le jeune mari si perdu. « C’est très beau ce que tu as fait, dira Liz à son mari. La toile ? lui demandera t-il. La toile, la vraie, oui, lui répondra t-elle. Mais aussi ce que tu as fait ». Et en effet, cette mise à nu restera secret, la toile qui représente Marianne est derrière un mur pour toujours. La jeune femme peut avancer.

     Durant ces cinq jours, Edouard Frenhofer n’aura eu de cesse de chercher une sensation, un mouvement, une posture, de tordre, de détordre, déchirer, s’arrêter, crier. Il va même jusqu’à se mettre lui aussi dans des situations improbables (« On dirait un chat qui observe un oiseau », dira Marianne un moment) pour débusquer le truc qui lui permettra de saisir le personnage, d’obtenir sa belle noiseuse. A de nombreuses reprises il renoncera (« J’ai cru au déclic un moment ou deux, mais non ») avant de se relancer, selon ses vœux (la première fois, tandis que Marianne voudrait filer) ou contre son gré (une seconde fois lorsque c’est cette fois-ci Marianne qui se défend). Mais c’est un instant particulier qui lui ouvrira les portes. Un geste d’énervement que va lui offrir Marianne, ou plutôt qu’elle va offrir à Liz, mais sous les yeux de Frenhofer. Il passera alors la nuit dans son atelier. Il a vu un geste, il doit le retrouver (« Vous cherchez quelque chose. » affirme Marianne). Et cette belle noiseuse prendra finalement forme. On ne sait pas trop comment, mais on se doute que ça peut faire mal, quand on est le modèle, puisqu’il est dit précédemment que son chef d’œuvre devait représenter la fraction de seconde qui représente l’existence de la noiseuse, en l’occurrence Marianne. Ces mots nous seront donnés par Liz, qui assimile ça aux souvenirs oubliés que l’on voit défiler au moment de la mort. Refaire La belle noiseuse était un pari dangereux. C’était une guerre. Une guerre pour exister. L’armistice pour Frenhoder qui peut alors mourir tranquille. Le début d’une autre guerre pour Marianne qui repart de zéro.

     L’un des moments les plus émouvants du film intervient une nuit, lorsque Liz, inquiète de l’absence de son mari, le rejoint dans son atelier, et le découvre, endormi sur son sofa. Elle se retrouve seule face à cette toile si familière, dans laquelle elle voit son visage, trouble, et son corps qui a disparu accueillant celui de Marianne à la place. Pour l’une c’est un remplacement. Pour l’autre c’est la volonté de s’affranchir des souvenirs. Quoi qu’il en soit, cette séquence silencieuse et le dialogue du lendemain qui suivra sont des moments magnifiques. J’aime énormément le rôle que Rivette offre à Jane Birkin, cette facilité de compréhension, ce calme à toute épreuve, cette aisance et cette maîtrise de l’absurde. Rivette a fait de ce couple quelque chose de miraculeux. Et son film de quatre heures est un chef d’œuvre.

Memory Lane – Mikhaël Hers – 2010

03_memorylaneSpleen et idéal.

   10.0   En évitant les poncifs nostalgiques et mélancoliques inhérents aux films du genre, Memory Lane observe le chemin parcouru, scrute les détails qui ont fait le passé, interroge le présent et semble être doté d’un futur entièrement flou. Memory Lane, ce sont les souvenirs dans les souvenirs. Une douce voix off laisse entendre en début de film qu’il s’agit d’un été, il y a trois mois, un été inouï, hors du temps, où une bande d’amis s’étaient retrouvés. Elle reviendra par petites touches discrètes par moment, parcimonieuse, jamais dans l’appui, elle ira se confondre dans l’image et son ambiance.

     Un petit groupe d’amis se retrouvent alors en banlieue parisienne, dans les Hauts-de-Seine, lieu qui les a vu grandir, certains y habitent toujours, d’autres sont en province, certains tâtonnent encore quand d’autres ont fait des enfants, et deux sœurs sont aussi revenues pour voir leur père qui se bat contre une tumeur, une affaire de mois. La voix-off c’est Vincent. Il loge provisoirement chez sa mère, gardienne de son ancien collège. Tout le film semble être habité par cette idée de retour, comme lorsque l’on ressent chaque événement, par la force d’un lieu, comme s’il était d’hier.

     Le film dépeint très bien ces sentiments qui nous tiraillent lorsqu’on regarde ce qu’il y a derrière nous, quand on se rend compte qu’un passé si proche est déjà si loin. Là où Hers est très fort c’est qu’au-delà de la charge que peut contenir chaque séquence, dans sa puissance mémorielle et symbolique, il porte un regard à la fois doux et rempli de finesse, parfois même aussi très drôle. La scène de la salle de classe en est une belle illustration. Vincent qui se rappelle avoir eu tel professeur d’allemand, qui louchait, et lui assis à cette place ci sur la droite, ne savait pas que le professeur s’adressait à lui à cause de son strabisme. Les personnages sont parfois moqueurs dans Memory Lane. Comme s’ils cherchaient à se protéger. D’une soirée qu’ils n’apprivoisent pas, de lointains camarades de classe qu’ils n’ont pas vu grandir. On se moque d’un style de musique, d’un look ou d’une manière de prof. Il y a tellement de changement sous leurs yeux, qu’ils refusent que tout se mette à changer. Ils cherchent à revivre cette même jeunesse, exactement comme elle l’était, intacte. En témoigne cette très belle scène où on les voit ados traverser un parc, franchir une barrière, atterrir sur un grand parvis engazonné et taper dans un ballon. Scène identique qu’ils vont reproduire pendant leur retrouvaille.

     Memory Lane est aussi traversé de quelques séquences individuelles, indépendantes, très fortes. Un repas entre une  mère et son fils, mère jouée par Marie Rivière, dans un rôle proche de celui qu’elle jouait dans Le rayon vert de Rohmer, mais vingt-cinq ans plus tard, la confusion en moins, la sagesse en plus, l’isolement toujours. C’est très touchant de la retrouver dans ce film là. Une balade entre une fille et son père malade, dans un parc, en se remémorant le passé, jusque sur ce banc où elle lui dit qu’elle l’aime. Une fusion entre deux corps, qui jusque là se frôlaient, s’attendrissaient (la scène des mains est à ce titre incroyable) et vont s’entrechoquer silencieusement, dans une séquence sensuelle et charnelle, complètement détachée. Les errances d’un garçon qui semble arriver à saturation, scène qui trouvera une apothéose déchirante plus tard, dans une discussion miraculeuse. Parfois ce n’est pas grand chose : Une femme qui marche avec sa fille et éclate d’un coup en sanglot, une discussion anodine dans une cour de récré, une autre dans un restaurant où une femme questionne ses filles sur les vertus de la marijuana.

     Dans Memory Lane la narration est distordue. Certaines séquences réapparaissent une seconde fois ou se reproduisent similairement sous un autre temps. D’autres se détachent par l’envoûtement des lieux désertés, tel ce long travelling sur les berges de la seine et ces plans automnaux d’une forêt dépeuplée. Pendant une scène festive, ou plus tard pendant une partie de football improvisée, Hers use du ralenti, comme pour intégrer la séquence dans un détachement onirique intouchable, pour appuyer sur un moment qui occupe la mémoire beaucoup plus qu’un autre, scènes en écho à certaines du dernier film de Xavier Dolan, Les amours imaginaires.

     Finalement je le vois davantage comme un film onirique et charnel plutôt que naturaliste. Il est décousu, saisit des instants à la volée, en ce sens il me ferait presque penser au cinéma de Claire Denis. Après il est impensable de ne pas citer Rohmer, Hers le citant comme un cinéaste très influent, tout particulièrement L’ami de mon amie, et même s’il se veut moins ludique, s’il se repose moins sur de longues séquences dialoguées, une géographie filmée dans la durée, il y a tout de même une attention forte accordée aux lieux, en l’occurrence une piscine municipale, un parc, une cour d’école, une médiathèque, autant de rapprochements évidents avec le cinéma Rohmérien.

     Il y a deux choses qui participent à la réussite du film. L’interprétation c’est évident, tous les acteurs sont remarquables, Thibault Vinçon d’abord, que l’on avait déjà adoré dans Les amitiés maléfiques il y a 5 ans. Et bien entendu le parti pris du naturalisme. Pas celui de l’autre excellent film français naturaliste sorti cette année, La vie au ranch, mais un naturalisme doux/amer, une attention portée à tout ce qui fait et meuble le silence. Car Memory Lane est habité d’une extrême tendresse, d’un silence hypnotique. Le cinéaste s’intéresse aux petits riens, et donc à une multitude de choses. Les plus infimes gestes, les regards dans le vide (ces regards où il se passe tant de choses), quelques larmes, quelques mots. Mais ce n’est pas un film de parole. C’est d’ailleurs un film qui parle peu et en est conscient. Vincent dira dans une de ces voix-off alors qu’il s’adresse à Raphaël qu’il regrette de ne pas avoir suffisamment parlé avec lui. C’est vrai qu’il y a un groupe sous nos yeux, qui partage des choses de façon incroyable, mais étrangement très peu de mots, probablement qu’ils sont trop occupés par ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent, revivent, probablement que ça ne sort plus de façon insouciante comme avant.

     Il y a autre chose que je trouve être une idée lumineuse dans le film, c’est le choix de ne jamais montrer le groupe dans son entier. Finalement c’est vrai, un groupe d’amis ne se voit (presque) jamais tous ensemble. Du coup ça lui offre un mystère supplémentaire. Car c’est un film très flou, qui dit très peu sur les motivations. La région, la ville, ces lieux connus sont devenus un vaste terrain de retrouvaille et de souvenir qu’il est impossible de pouvoir en parler, voilà pourquoi le film de Hers est si suspendu, si silencieux. Tout est fait avec finesse et sensualité. Il y a une telle douceur pré-automnale qui s’en dégage c’est magnifique. Et même si l’on peut regretter les quelques notes musicales qui tentent d’accentuer le spleen, ça n’atténue en rien la puissance et la douceur de ces instants bouleversants.

     Comme le dit Luc Moullet, je pense que Mikhaël Hers est le grand cinéaste français de demain. S’il arrive à s’affranchir de la puissance émotionnelle de ce premier film, ça va sans doute être quelque chose. Mikhaël Hers donne l’impression de filmer le groupe durant un été, sans donner de suite logique sur certains évènements. On en saura rien de l’après cet été. Il a filmé un quotidien pendant un temps, les petites et grandes choses qui s’y passent mais on n’apprendra rien de plus de cette dépression existentielle qui touche Raphaël par exemple, ni même des suites de cette histoire d’amour, et rien non plus concernant l’issue de cette maladie. Ce serait un autre film. Comme dans La femme de l’aviateur, Rohmer ne nous disait rien une fois que le jeune garçon avait posté cette lettre si importante, ou comme dans Us go home, Claire Denis ne disait rien de ce qui se passerait après cette nuit si singulière et importante sur ces trois personnages qui se cherchent.

     Et de cette bulle générale dans laquelle nous demande d’entrer le cinéaste, viennent des scènes inquiétantes de l’extérieur qui pourrait perturber cette bulle, mais n’attire simplement que regards, ce vieil homme qui boite dans la rue, des skinheads qui courent après un bus, un voleur dans un magasin. La bulle est plus forte. Vincent dit en début de film « ça fait déjà trois mois depuis la fin de ce drôle d’été ». Un été si particulier qui s’apparenterait à la fin d’un cycle. Tout a ressurgit puissance dix. Puis l’été est passé.

La maison des bois – Maurice Pialat – 1971

11.La maison des bois - Maurice Pialat - 1971My childhood.    

   10.0   J’ai cette belle sensation que le film ne me quittera jamais, qu’il est déjà bien ancré dans ma mémoire, que je me souviendrai de cette maison, ce village, ce petit garçon pour toujours. J’ai beaucoup pleuré, de tristesse bien sûr, surtout dans le dernier tiers du film, mais de bonheur aussi, parce que je trouvais ça magnifique tout simplement. La scène du pique-nique en est l’illustration parfaite je crois : il n’y a rien de dramatique durant ce long moment, tout est affaire de joie, d’amusement avec en parallèle les mamans condamnées à faire le chemin à pied parce que leurs lettres ne sont pas arrivées. Ce n’est pas triste, c’est même très drôle, d’ailleurs il y a une scène où toutes deux, très remontées, laissent échapper un fou rire nerveux, je n’avais jamais vu quelque chose de ce genre dans un film. Il y a donc cette scène de pique-nique, comme substitution éphémère à ces peines quotidiennes, le départ au front de Marcel, cet enfant sans nouvelles de ses parents. Dans le même registre, ce qui doit d’ailleurs être ma scène préférée, il y a ce moment suspendu là-aussi (il y en a énormément dans La maison des bois) où les trois enfants, Hervé, Bébert et Michel jouent avec leur ‘grande sœur’ Marguerite à deviner les cris d’animaux en les imitant plus ou moins bien. Et le film regorge comme cela d’instants miraculeux, ce genre d’instants qui resteront gravés dans ma mémoire.

     Car La maison des bois pourrait tout aussi bien être plombant, il est au contraire lumineux, sincère et surprenant. La première guerre mondiale se passe puis se termine, il y a ceux qui disparaissent et ceux qui restent. C’est dans ce déchirement que tout devient beau, sensible, ce garçon appelé qui ne reviendra pas, ces familles que la guerre fait éclater puis à sa fin les reconstruit en en éclatant alors une nouvelle. Il n’y a pas plus de bonheur après la guerre (ou alors il est bref, le temps d’une journée d’Armistice) qu’il y en avait pendant. A l’image de Maman Jeanne, attachée aux enfants qui ne sont pas d’elle plus qu’aux siens, dira son mari Albert, et elle de répondre que c’est simplement parce que les uns sont grands, les autres il faut encore s’en occuper. La guerre permet à Jeanne de vivre, de s’épanouir, ce n’est qu’après celle-ci qu’elle mourra, séparée de son grand fiston que la guerre lui a pris, bientôt séparée de sa fille qui s’apprête à vivre sa propre vie, mais surtout de ses bouts de choux de retour dans leurs familles d’origine, donc sans plus aucune raison de rester parmi les vivants. Tout est magnifique jusque dans les nuances. Nuances apportées aussi dans la classe, dont Maurice Pialat s’est attribué le rôle délicat de l’instituteur.

     Ce film est un poème. Il parle finalement plus de la vie et de l’enfance que de la mort. La preuve, dans ce dernier épisode, Pialat choisit de montrer Hervé, de montrer Paris, il ne montre pas vraiment l’absence d’Hervé dans La maison des bois, il aurait pourtant bien pu le faire. Les dernières minutes sont probablement les plus belles et tristes que j’ai vu de ma vie. Comme le format utilisé est celui de la télévision on pouvait craindre que la commande s’en ressente, que Pialat ne fasse plus vraiment du Pialat. Au contraire, c’est même du Pialat puissance 10, et un beau passage de relais entre L’enfance nue et Nous ne vieillirons pas ensemble. Il est aussi question d’adaptation de l’enfant (nous suivons Hervé en permanence) et de couples qui se déchirent (Le père et la mère d’Hervé, qu’on ne voit pas, puis son père et sa nouvelle femme auquel on assiste dans la dernière partie du film). C’est un film sur les familles déchirées, recomposées, sur ces instants de bonheur qui ne se reproduiront plus, des gens qui vivent ensemble et que l’on sépare. Des vies que la guerre a détruit. Mais c’est surtout, à mes yeux, le plus beau film sur l’enfance.

Crash – David Cronenberg – 1996

couple-crash-31Maybe the next one, Darling.

      10.0   Ce qui frappe dans Crash c’est la vitesse avec laquelle on entre dans le vif du sujet. Pas d’installation préalable qu’on qualifierait de commune, le film montre dans sa première séquence, une femme se frotter sur le cockpit d’un avion de tourisme, avant qu’un homme lui fasse l’amour. Dans la séquence suivante, un homme fait l’amour à une fille dans une sorte de bureau ou des coulisses de ce qui semble être un lieu de tournage. Plus tard on apprendra que la première femme et le deuxième homme sont ensemble, mais qu’ils s’ennuient, et pour palier à cet ennui passent du bon temps ailleurs, probablement pour se retrouver. C’est un point de départ. Un constat clinique et triste d’un couple qui s’emmerde. Non pas vraiment qu’ils s’emmerdent ensemble, mais que le sexe comme simple répétition au quotidien les emmerde. Il leur en faut davantage. Lors d’un trajet en voiture, alors que James malveillant cherche des papiers plus qu’il ne regarde la route, il se retrouve sur la voie d’en face et heurte de plein fouet un véhicule venant vers lui en sens inverse. En état de choc mais bien vivant, il ne bouge plus. Le conducteur de la voiture d’en face a terminé la collision dans son pare-brise, on se doute qu’il est mort sur le coup. Sa femme, passagère, elle-aussi est en état de choc, hébétée mais bien vivante. Elle laisse échapper un sein de son chemisier en détachant sa ceinture de sécurité. C’est l’image la plus récurrente de Crash : ce sein qui sort de son revêtement. Je vais tenter d’y revenir.

     C’est à l’hôpital, ou plutôt dans cette espèce de clinique délaissée que le destin de James va se jouer. Alors qu’il se fait à ses nouvelles cicatrices, qu’il réapprend à marcher, le médecin qui s’occupe de lui, qui se dit photographe médical mais semble être bien plus attaqué que ça, paraît éprouver une fascination pour lui, ses cicatrices, ses marques. Lui-même, alors que l’on voit pour l’instant que son visage, est scarifié de partout. Le ton est donné une fois de plus, on est inquiet, pourtant il se dégage une sérénité assez improbable et l’on n’est pas au bout de nos surprises.

     La scène apogée du film, qui fonctionne comme un aiguillage nouveau, vers lequel tout va s’orienter, c’est la reconstitution d’un accident célèbre par Vaughan le médecin photographe très bizarre, dans une sorte de secte clandestine en plein air. Auparavant on aura vu notre homme blessé séduire la femme de la victime, faire l’amour plusieurs fois dans la voiture, sa nouvelle, qu’il a acheté (parce qu’il conduit à nouveau) le même modèle que son épave accidentée. C’est ensemble qu’ils iront à ce show des plus étranges. Le spectacle du soir c’est la reconstitution minutieuse de l’accident de James Dean, dont Vaughan et deux autres cascadeurs seront les acteurs, réalisant le tout sans trucages ni même ceintures de sécurité. Tout se vit alors au rythme de cette fascination perverse pour l’accident de la route, le danger tout particulièrement et les pulsions désireuses que cela procure. Le climat du film devient alors très sale, de plus en plus répugnant. Ça commence dans la maison de Vaughan, sombre, glauque, et la rencontre avec cette femme, Gabrielle, accidentée de la route elle aussi, réduite à vivre avec des cicatrices énormes et une prothèse métallique qui lui permet de se déplacer, dans l’impossibilité de plier ses jambes. On découvre une salle entièrement vouée aux accidents célèbres, blindées de photos d’archives. Et toujours cette fascination, de plus en plus installée (la progression se fait au rythme de James Spader, qui se laisse happé chaque fois davantage). Quand il demandera à Vaughan d’expliquer le pourquoi de cette passion il mettra d’abord en avant la fascination pour le remodelage du corps par la technologie. Mais plus tard il avouera le véritable dessein de ces expériences sans limite. La recherche d’une forme de symbiose orgasmique absolu lié au plaisir de la chair, de la voiture tout en ayant conscience de la mort.

     C’est seulement après qu’on aura droit à une séquence absolument incroyable, le genre de scène de cinéma qu’on oublie pas. Tout se passe lors d’un lavage automatique. James est au volant et observe sa femme Catherine et Vaughan sur la banquette arrière faire l’amour violemment. Il observe comme il observait le trafic à la fenêtre de son appartement. Plus par les jumelles mais par le rétroviseur intérieur. Même satisfaction, même fascination, même excitation. Toute cette scène est rythmée par le bruit incessant de la machine de lavage, le bruit du plastique sur le métal, l’eau qui se déverse, les boudins qui frottent, tout devient sexuel, mécanique et charnel. Ça ne sent pas l’essence ni le savon, ça sent la transpiration, la mouille et le sperme. C’est crade et en même temps c’est excitant. C’est d’autant plus déstabilisant que c’est la première véritable scène de ce genre, après il y en aura d’autres.

     Dans Crash, la voiture devient prolongement du corps humain, de toute façon c’est ce qu’elle est d’une manière ou d’une autre, mais Cronenberg accentue cela, cette impression de deux en un, d’objet/humain homme/objet. Tout apparaît tel un contrepoint selon lequel l’homme évoluerait de façon artificielle voire machinique quand sa voiture prendrait l’apparence humaine. Dans La mouche il y avait déjà ce glissement, cette métamorphose d’union entre l’homme et l’animal puis l’animal/homme avec la machine. Ce n’était que dans un seul sens. Dans Crash c’est beaucoup plus subtil puisque l’on ne distingue plus bien la différence. Est-ce que l’un devient plus humain ou est-ce que l’autre devient plus machine ? Cet aspect est renforcé très vite dans le film avec dans un premier temps la réparation du corps, Vaughan (Elias Koteas) dit lui-même sa fascination pour la technologie comme remède aux plaies corporelles. L’homme n’est alors plus qu’un bout de tissu que l’on rafistole, un objet que l’on recolle, une plaie que l’on suture. Il n’est plus que minerves et prothèses, bouts de métaux réparateurs en tout genre. Dans un deuxième temps l’impression de voiture comme entité presque vivante, charnelle. Il y a tout un parallèle intéressant sur la place de l’objet métallique aujourd’hui, et tout particulièrement la voiture, associée au plaisir passionnel, une certaine beauté inanimée que l’on chérit, que l’on désire, que l’on nettoie, que l’on change, que l’on observe, dans laquelle on vit. Beaucoup aujourd’hui sont fascinés par elle, la vitesse qu’elle procure ou simplement la beauté de l’objet en tant que tel. Ça c’est pour ce que l’on voit, ce qui saute au yeux. Pour le reste, la voiture est aussi associée au danger, elle est arme de destruction, instrument de mort. Il faut voir à quelle fréquence on est asséné de spots publicitaires sur le danger de la route, ou simplement du nombre d’accidents mortels qui font notre quotidien. C’est cette idée là qui intéresse tout particulièrement Cronenberg : la technologie actuelle et l’impact sur notre imaginaire. Impact basique comme dit précédemment mais impact plus viscéral aussi, associé au sexe voire à la mort.

     Comme je le disais plus haut, une image revient dans Crash, celle du sein comme moteur du désir. C’est un peu comme lorsque l’on appuie sur l’accélérateur, c’est l’événement moteur de ce plaisir. Il y a cette même jouissance qui grandit. Le plaisir ensuite de se frôler chair contre chair, se toucher, s’embrasser, se pénétrer, comme le plaisir de la vitesse, du vent qui s’accentue, qui frappe le visage, le fait que l’on soit collé au siège, et la collision comme orgasme suprême. C’est un peu comme cela que l’on peut voir la reconstitution de l’accident de James Dean. Les corps se rencontrent dans Crash, à tout bout de champ, ils se frôlent, se cognent, ils changent, ils deviennent machines.

     J’aime énormément le personnage incarné par James Spader. Il m’a rappelé celui de Kyle McLachlan dans Blue Velvet. Ils ont tous deux ce même appétit incontrôlé du danger, ils s’y abandonnent littéralement. Et Elias Koteas est formidable. Son personnage semble être le seul maître de tout, de ce qu’il entreprend, de ce qu’il désire. A la différence du couple, il semble atteindre cet état extatique qu’ils recherchent. Il est invulnérable, de part ses cicatrices multiples et son abnégation. Il n’y a que lors d’une seule scène que sa sensibilité s’accroît fortement, quand il découvre son ami cascadeur sous les décombres, qui avait entrepris de réaliser l’œuvre de l’accident de Jane Mansfield seul, sans lui, il devient triste, peut-être parce qu’il n’est pas mort à ses côtés, aussi parce qu’il admire la perfection de cette reconstitution. Il pourrait alors être affecté mais ce n’était qu’un passage, ces pulsions reviennent très vite.

     En tant qu’expérience de cinéma c’est quelque chose d’ahurissant, ce genre de film qu’il faut voir puis revoir, en épouser son rythme, sa lenteur, car rien ne va vite dedans, Cronenberg a beau montrer des voitures dans deux/tiers des plans, des accidents, des courses il n’y a pas de vitesse. Sa caméra virevolte, caresse les corps et les carrosseries. A filmer ainsi, il rend beau le laid, en filmant (caressant) de vilaines cicatrices, en sublimant un carambolage mortel dans une brume nocturne, en filmant même des corps morts. C’est vrai que la musique d’Howard Shore, comme un thème froid et inquiétant qui revient de manière répétitive, n’est pas étrangère à cette sensation, elle épouse chacune des images, et permettent à elles deux (image et musique) d’ouvrir nos sens de ne rien faire d’autres que (res)sentir. Ce pourrait être un film très théorique, plus écrit qu’incarné, pourtant toutes les sensations sont décuplées. Le film en devient même bouleversant dans les quelques mots que glisse James à Catherine après le crash final, qui accentuent cet état d’insuffisance en écho à la toute première scène du film. Le couple semble être en proie à la recherche éternelle du véritable orgasme, cette limite qu’ils ont tant espérée n’est pas encore arrivée, même pas comme ça, alors que Vaughan s’en accommode très bien de son côté, le couple reste en quête. Le film n’était pour eux que parenthèse d’un bonheur espéré, finalement qu’une illusion.

Secret défense – Jacques Rivette – 1998

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Complot de famille.    

   10.0   J’ai beaucoup pensé à Hitchcock. Celui de La mort aux trousses pour ce qui est de suivre un personnage en particulier pris dans les rouages de quelque chose qui le dépasse. Pas de complots disproportionnés ici mais une histoire de famille, ou plutôt le surgissement d’un passé enfoui à double niveau. Dès le premier plan nous accompagnons Sandrine Bonnaire, à son lieu de travail, où elle effectue des recherches scientifiques. Comme pour d’emblée montrer que c’est ce personnage qui nous intéresse au plus au point, le cinéaste choisi de faire durer ce plan. Ensuite viendra un bruit, puis un autre, la jeune femme, inquiète, se saisit d’un instrument et s’en va voir d’où il provient. Déjà, l’angoisse monte, mais sans emphase, simplement de façon naturelle. Finalement ce n’était que son frère, masque du vengeur, qui lui avoue savoir que leur père n’est pas mort accidentellement six ans plus tôt mais qu’on l’a tué. Et le jeune homme vient preuves à l’appui.

     Dans la confusion la plus totale, les jours suivants, parce qu’elle repense aux mots de son frère, commence à y croire, mais aussi parce que ce même frère ne donne pas de nouvelles depuis, Sylvie s’en va travailler la tête ailleurs. Lorsqu’elle reverra son frère, un peu plus tard, elle le découvrira prêt à tout, mais tellement maladroit dans son procédé que la jeune femme pense faire les choses à sa place. Si je n’emploie pas les mots exacts c’est parce que Rivette ne les dit pas. Il se contente de filmer cette jeune femme, perturbée, dont les habitudes ont été bouleversées par cette possible vérité sortie de nulle part. C’est qu’il y a un ami sur une photo de son père, prise le jour de sa mort, alors que cet ami avait déclaré après le drame avoir été loin de la victime. En fait ça ne tourne déjà plus rond dans la tête de Sylvie, mais là nous ne sommes plus vraiment chez Hitchcock, elle semble paradoxalement sûr d’elle, elle se laisse porter par cette vengeance par procuration, comme le personnage de La mort aux trousses était guidé par une armada de flics et de tueurs qui le prenait pour un autre. Sylvie n’est embringuée par personne, mais elle n’est déjà plus vraiment Sylvie, elle a enfilé le masque de son frère. Lors du voyage qui l’emmènera jusqu’à Chagny dont on devine (ce n’est dit à aucun moment) qu’elle s’en va rendre visite – avec une arme – à cet ancien ami pas seulement pour lui faire la conversation, ce qui est extraordinaire c’est que tout cela, cette vengeance simple après la découverte d’un crime maquillé en accident (et encore on n’est sûr de rien) n’est que la partie visible de l’iceberg. Rivette s’apprête à faire de ce voyage simple quelque chose d’insolite, secouant, tragique.

     Mais je reviens un peu sur ce voyage, qui tient tout de même une grande partie du film. Sylvie sort de son travail, prend le métro à Austerlitz, en descend Quai de la râpée (un seul plan-séquence d’une station à l’autre) puis s’en va prendre le TGV direction Chagny, on l’a su quelques minutes plus tôt lorsqu’elle achetait un billet. Rivette choisit de rester longtemps aux côtés d’elle durant ce trajet en TGV. L’accompagner aux toilettes, où elle ne sait plus quelle paire de lunettes enfiler. Ou encore au bar, où elle prendra deux fioles de vodka. A l’arrivée du train, elle se précipite pour ne pas louper le suivant, un train de province et la voilà dans un nouveau trajet. Elle s’engouffre inexorablement. Elle arrive de nuit, regarde un car, prête à y entrer mais prend l’option de poursuivre à pied, cachant l’arme qui est dans sa main et aussi son visage à chaque passage d’un automobiliste. Ce trajet vécu quasiment en temps réel est sans doute ma séquence de cinéma préférée. Elle représente à elle seule en tout cas tout ce que le cinéma peut m’offrir de sidération. C’est le fait qu’on ne sache pas vraiment où veut en venir la jeune femme qui est extraordinaire, enfin on s’en doute – il y a comme une transfiguration inquiétante qui plus est – mais comme jamais jusqu’à la rencontre nous n’en sommes certains, et bien il reste ce voyage que l’on vit comme flottant, que l’on vit aux côtés de la jeune femme, qu’on ne lâche pas une seconde. C’est énorme.

     Du coup, le film est découpé. Il y a l’avant ce voyage et l’après, puisque Sylvie ne reviendra jamais à Paris. L’altercation attendue ne se déroulera pas comme prévue, loin de là. Il y aura meurtre, mais pas celui qu’on pensait. Et puis il y aura alors toute une protection inattendue autour de la jeune femme, que l’on découvre finalement dans un élément qu’elle connaît, puisque cette campagne est celle de son enfance, nous l’apprendrons plus tard. Sa mère n’est pas loin. Un drame encore plus fort, plus douloureux, plus intime refait alors surface. Qui concernerait une petite sœur qu’a eu Sylvie. Lorsque l’on pense sortir la tête de l’eau, éclaircir tout ça, Rivette fait entrer un nouveau personnage, on se croirait dans Vertigo. Il est d’ailleurs évident qu’il y a pensé. La petite amie de Walser tuée accidentellement par Sylvie. Alors que le corps a disparu depuis déjà un moment (il s’en est passé des choses entre-temps) celle-ci revient. C’est en fait sa sœur jumelle, blonde, qui la cherche. Comment ne pas penser au fantôme de Madeleine dans Vertigo ?

     Je m’arrête là parce qu’il y a des millions de choses à dire. Simplement, c’est un film qui dure près de trois heures. D’une part on ne les voit pas passer mais surtout cette durée est tellement justifiée. Et ce drame de famille est un truc absolument fabuleux, jusque dans le dernier plan. Carrément bouleversant. Moi qui craignais de ne pas accrocher à Rivette, n’ayant vu de lui que 36 vues du Pic saint-Loup, soit son dernier film, beau mais hermétique, et bien je me retrouve devant un film Hitchcockien dément que j’ai déjà envie de revoir. Incroyable.

Beau travail – Claire Denis – 2000

Beau travail - Claire Denis - 2000 dans * 100 beau-travail

Le petit soldat.    

   10.0   Chez lui, à Marseille, un homme se souvient du temps passé en tant qu’adjudant dans la légion étrangère à Djibouti, de ce quotidien si bien huilé, ordonné avant qu’un élément vienne perturber la machine.

     C’est un peloton de la légion perdu en plein désert africain, comme abandonné. Une vingtaine de jeunes recrues partage leur temps entre l’entraînement sportif, les simulations de combat, la lessive, le repassage, la cuisine, la garde et quelques sorties dans les bars de la ville. La routine, dira l’adjudant. Mais nous voyons tout cela comme porté par un envoûtement permanent, le film commence sur une très belle séquence dansante, puis se poursuit par les ballets de corps de légionnaires dans le climat aride et ce sable qui voltige en permanence rendant l’expérience limite cosmique. C’est comme un doux voyage, alors que ce pourrait être extrêmement violent.

     La preuve durant certaines scènes d’entraînement où la cinéaste filment les corps dans les obstacles, qui sautent, rampent, s’agrippent, mais nous ne voyons rien de ces parcours, les plans sont fixes, chaque légionnaire passe alors sous nos yeux, on dirait vraiment un ballet de gymnastes. Les dialogues sont déjà très rares, dans ce genre de séquence aérienne ils n’existent plus, tout passe par l’expression corporelle. Dans une scène similaire on découvre le camp encerclé par le sable à perte de vue, depuis un bateau qui traverserait le fleuve, pendant que chaque homme s’adonne à l’une de leurs responsabilités quotidiennes.

     Il y a aussi la voix de l’adjudant Galoup dans Beau travail, parcimonieuse, si discrète, sous forme de voix-off. Elle accompagne certaines images, parfois elle ne concerne pas ce que l’on voit. Cette voix ce sont comme des pensées, réfléchies, une recherche dans la mémoire, avec beaucoup de recul sur ce passé. L’ex-adjudant semble dire qu’il vivait durant cette période de sa vie, qu’il a perdu ce goût là aujourd’hui. La légion c’était sa vie, ce qui faisait son personnage. C’était un jeu aussi. Un perpétuel concours d’admiration réciproque avec son commandant, un respect mutuel éternel avec sa légion. C’est l’histoire d’un homme perdu, qui a donné toute sa vie à une situation qui lui a échappé, à un schéma de vie qu’il vivait comme s’il rêvait. Sur la forme, étant donné que l’on est véhiculé par les souvenirs d’un homme, il y a parfois des discontinuités, des déstructurations, comme des éléments racontés comme ils viennent, à la volée. Du coup, dès la première séquence de danse, on peut sentir un premier affrontement du regard entre l’adjudant et son légionnaire.

     Car c’est aussi une affaire de jalousie. C’est une nouvelle recrue, Gilles Sentain, qui devient la cause de sa perte. Cette admiration générale centrée sur ce garçon, légionnaire parfait, héroïque à ses heures, toujours disponible. Galoup souffrira beaucoup de cette nouvelle grande présence qui lui fait de l’ombre, principalement auprès du commandant, dont il ne voit là qu’infidélité. Il y a quelque chose d’Apocalypse now là-dedans. Rappelons que le film de Coppola n’est qu’illusion et désillusion sur la fascination d’un homme pour un autre, d’un homme pour une figure emblématique. Le rôle du colonel Kurtz pourrait alors avoir échoué au commandant dans Beau travail, jusque dans leur aspect physique, tellement proche. Et puis il y a un travail similaire sur l’apprivoisement des corps dans un lieu singulier (le long d’un fleuve pour l’un, le désert pour l’autre) et source de folies, de sentiments à leur paroxysme renforcés par l’étrangeté des lieux.

     Dans cette façon de travailler les corps, de les rendre si magnétiques (à l’image de cette séquence musicale où les recrues doivent effectuer une accolade intense musculairement) il y a comme une poussée maximale de l’admiration de l’autre qui amènerait ici à des pulsions homosexuelles refoulées, et symboliserait ce triangle Commandant/Adjudant/Légionnaire comme un amour impossible. Je crois qu’il n’est pas exclu d’y avoir songé, tant les sentiments sont justement décuplés par l’isolation du lieu et par l’entière proximité jour et nuit entre chacun de ces hommes, abandonné dans une immensité dans leur état primitif. Claire Denis filme l’éclosion d’un amour et tout ce que cela engendre, dans la plus pudique de sa représentation.

Un condamné à mort s’est échappé – Robert Bresson – 1956

Un_condamne_a_mort_s_est_echappeLe vent souffle où il veut.   

   10.0   C’est le récit d’une évasion. Une évasion qui fonctionne. Dans le premier plan du film, trois lignes sont écrites à la main avec comme fond les murs d’une prison : « Cette histoire est véritable, je la donne comme elle est, sans ornements » Les mots du cinéaste sont limpides, ce n’est pas lui qui fera le spectacle, mais il ne se contentera pas seulement de rapporter les faits, il les fera vivre à l’écran, travaillera les moindres gestes à défaut de vraiment travailler l’espace. Projeter l’attente de façon juste, en fractionnant l’espace (les plans les plus récurrents dans la première partie du film sont des barreaux de cellule, une porte, des lettres sur un mur) et en travaillant avec toutes les sonorités possibles. Le son prend donc une place primordiale puisque c’est lui qui guide l’inquiétude, c’est lui qui accroît le temps d’attente. 

     Fontaine est un membre de la résistance, sous l’occupation. C’est par l’arrestation du jeune homme que le film commence. On sera ensuite à ses côtés durant tout le film. Fontaine a toujours eu comme dessein de s’évader, c’est presque en lui, c’est ce qui lui reste de sentiment de liberté, entre les quatre murs de sa cellule. C’est la libération qu’il recherche, pour la résistance, pour son corps, pour son esprit. Tout le film devient alors une expérience fascinante dès lors que l’on partage ses faits et gestes, sa souffrance dans son travail méticuleux, ses réussites, ses échecs. Par moment on partage sa satisfaction et on se dit qu’il dormira mieux le soir, on souffle avec lui. Par moment il est difficile d’admettre que tout est à refaire, exemple même lorsqu’on le change de cellule. Soulager ses poignets en enlevant des menottes à l’aide d’un trombone, se confectionner une bien belle invention lui permettant de passer et recevoir de la cours des informations à travers les barreaux de sa fenêtre, adopter un langage codé en tapotant les murs afin de discuter avec son voisin, puis plus tard gratter la colle qui retient les planches de sa porte à l’aide d’une cuiller aiguisée, tresser des morceaux de vêtements pour en faire des cordes, tordre du métal pour en faire des crochets, tout devient tellement long, fastidieux, car tout cela est renforcé par la retranscription qu’en fait Bresson, employant la durée du plan, ou la répétition de plans similaires, mais aussi par l’emploi parcimonieux de la voix off, celle de notre prisonnier, qui explique certaines manières de s’y prendre.

     Ces temps-ci je suis justement en train de lire les Notes sur le cinématographe que Bresson écrivait en même temps qu’il tournait jusqu’à leur parution en 1975. Il est intéressant de voir comment fonctionne le cinéaste, comment il pense à travers ses films mais aussi à travers un tout autre matériau. Si l’on peut constater l’exigence que le cinématographe doit contenir selon Bresson, ce qu’il en fait dans Un condamné à mort s’est échappé est passionnant puisqu’il s’agit là de son film le plus accessible, au sens le moins exigent. Toujours chez Bresson cette apparente simplicité qui cache une complexité qui ne cesse de grandir. On part d’un simple fait : une arrestation. Puis on observe les moyens de s’échapper. Les questions que l’on soulève dans le dialogue avec les autres prisonniers, avec Jost le garçon avec qui il doit plus tard partager sa cellule, ainsi que dans la relation avec les geôliers. Ces derniers ne sont jamais critiqués ou jugés, ils ne sont qu’obstacles au plan de Fontaine, car avant tout, plus que dans tout autre film d’ailleurs, c’est de morale d’action qu’il s’agit. On entre dans la tête de ce prisonnier qui ne vivra dorénavant plus que pour une chose : s’évader. ‘Sans ornements’ avait prévenu le cinéaste.

Ce vieux rêve qui bouge – Alain Guiraudie – 2001

Ce vieux rêve qui bouge - Alain Guiraudie - 2001 dans * 100 reve2-300x200Cet obscur objet du désir.

   10.0   C’est un film que je voulais voir absolument pour son titre magnifique qui attirait ma curiosité d’une part et aussi parce que j’ai découvert il y a peu le cinéma de Guiraudie avec le délicieux Roi de l’évasion. Dans ce dernier le rêve était quelque chose d’omniprésent, on aurait presque dit qu’il planait complètement, et ça bougeait d’ailleurs, énormément, ce n’était pas un rêve de tout repos. Ce vieux rêve qui bouge c’est un peu tout le contraire dans l’utilisation géographique, très statique accompagné de plans en majorité fixes, souvent des plans larges, comme pour montrer des corps humains minuscules enfermés dans un corps d’entreprise bien trop immense. Nous sommes en campagne dans un petit village non loin de Clermont Ferrand. Une usine s’apprête à fermer ses portes et les employés effectuent leur dernière semaine de labeur sans trop savoir ce qui les attend ensuite, sans objectif réel. On y entendra des discussions banales, on les verra se reposer et boire des bières. On ne verra pas vraiment de vie dans cette usine. Comme dans un rêve où les occupants n’y seraient pas à leur place. On y voit bien des machines mais on ne voit pas de travail se faire. Mais depuis le début du film on suit un être particulier dans cette usine. Un jeune homme sensé réparer une machine en mauvais état. Il échangera quelques mots avec certains employés, mais aussi avec son chef de chantier, puis il y aura des regards, que l’on ne soupçonne pas vraiment d’abord, puis beaucoup plus explicite ensuite. Alors le film embraye sur l’attirance. Trois personnages sont concernés : Louis, le vieux briscard, la cinquantaine qui en fait soixante qui bande (je cite) pour le jeune homme depuis trois jours ; Donand, son chef, sympathique et attentionné, dont la marche vers l’usine le matin se fait chaque jour de plus en plus rapide ; Jacques, le jeune homme qui éprouve peu à peu quelque chose de très fort pour le second. Le climat sexuel que j’avais ressenti dans Le roi de l’évasion refait surface, avec des regards dans un premier temps, puis l’apparition d’objets particuliers, liés à la machine, qu’au départ nous n’avions qu’à peine remarqué, qui prennent désormais une dimension éminemment phallique. C’est drôle car une fois que l’on a découvert ça on voit les symboles partout, dans tous les plans. J’aime ce que dit le film sur le désir, sur ces attirances qui ne se contrôlent pas, j’aime son utopie, j’aime cette ambiance, si lourde et pourtant si agréable.

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