Archives pour la catégorie * 2005 : Top 10

La blessure – Nicolas Klotz – 2005

01. La blessure - Nicolas Klotz - 2005La cicatrice intérieure…
…vers le sourire enfoui.

     9.0   C’est un film de fiction nourri par le réel : celui de l’immigration africaine en France. Il n’y a pas de récit (au sens de trame narrative) sinon celui de la fuite en avant, des bribes de vie captées dans l’exil permanent, d’un pays, d’une salle de rétention, d’un squat, d’une violence, d’une peur, d’une souffrance.

     A propos, le titre (du film) arbore une double signification. C’est une blessure fictionnelle, qui intervient en rebondissement dans le récit, lors de la fermeture des portes d’un bus, avant d’investir le plan jusqu’au bout : On voit la souffrance qu’elle engendre, les soins qu’elle requiert, la démarche hoquetante qu’elle impose. Mais c’est aussi une blessure documentaire, plus universelle, la conséquence d’une demande d’asile, le prix pour entrer sur un territoire, d’être intrus dans un nouveau monde qui rejette. Dans chaque cas, cette blessure devient cicatrice.

     Klotz plonge (plutôt, reconstitue) crûment dans ces lieux, ces zones d’attente de non-droit, ces petites pièces d’aéroport, ces bus, puis ces squats, après la libération. Il y filme des visages, des corps, intrus mais bien réels, perdus mais bien vivants. Et il capte la parole qui y circule, les monologues refoulés lors de grandes confidences. Celle de ceux qui ont quitté leur terre et leur famille, qui n’ont plus de repère que le macabre présent qui s’ouvre devant eux. Plus macabre parfois que la misère et le chaos qu’ils fuyaient au préalable.

     Plus troublant, le film s’intéresse aussi aux visages, aux voix de ceux qui rejettent ces corps étrangers. Et par leurs silences et regards neutres, pose la question de leur rapport à leur métier et à chaque situation, juridique et physique, qu’ils sont amenés à rencontrer. Observer cette mission consistant à brutaliser en toute neutralité ; à faire de ces bourreaux des types lambdas, à qui on a simplement demandés d’effectuer une tâche, ingrate, mécanique, sans y songer, en échange d’un salaire. Une machine abstraite, fascisante à broyer le réel et l’humain.

     Nicolas Klotz & Elizabeth Perceval ont effectué un colossal travail en amont, en rencontrant de nombreux demandeurs d’asile, les questionnant sur leur histoire puis sur leurs conditions d’accueil. Mais aussi des directeurs d’organisations, des militants associatifs, un agent du ministère des affaires étrangères ayant été renvoyé pour avoir fait un rapport faisant état de violences exercées à l’encontre d’un groupe d’Africains. 

     C’est un film aussi très minimaliste. Aussi bien dans ses mouvements de caméras – puisqu’il s’agit très souvent de longs plans fixes – que ses couleurs, ses décors et la figuration utilisés : Il n’y a pas de personnages ici, il y a des visages, des corps et des voix. Et des rémanences d’un chaos d’une vie antérieure provoquées par le chaos du présent. C’est un film sombre, plongé dans l’obscurité. Sa lumière ce sont ces visages, ces corps, ces voix. Car le film est souvent ponctué de longs soliloques de récits de désolation.

     Joy Division revient par deux fois. Il semble catalyser un combat, un retour à la vie. Une forme de désespoir qui se mue en traces d’espoir, fulgurantes, organiques. L’arrivée d’Atmosphère (morceau qui m’est cher) accompagnant une déambulation souriante dans les rues de Paris, après avoir couvert, en plan fixe figé sur les visages des deux personnages, Blandine et son mari, de nombreuses stations de métro, est sans aucun doute ce que le film capte de plus intense.

40 ans, toujours puceau (The 40 year-old virgin) – Judd Apatow – 2005

09. 40 ans, toujours puceau - The 40 year-old virgin - Judd Apatow - 2005Le 13e guerrier.

   8.5   C’est très étrange de revoir ce film aujourd’hui. De constater combien il a posé les jalons de la néo-comédie américaine. 40 ans, toujours puceau, première réalisation d’Apatow, fête cette année ses quinze ans. Son auteur n’avait alors réalisé que quelques épisodes de séries pour Freaks & geeks (qu’il produisait) ou Undeclared (qu’il a créée). Et deux ans avant Knocked up il choisit de mettre en scène cette idée instiguée par Steve Carell, provenant d’un sketch que ce dernier a lui-même crée. Et ça se fera donc avec Carell lui-même, qui trouve son premier rôle de cinéma après une carrière télévisuelle. Et c’est une révélation.

     Steve Carell incarne Andy (comme le prénom du petit garçon dans Toy Story) puceau de quarante ans, qui collectionne les figurines de super-héros qu’il érige précieusement sur des étagères et dans leurs emballages. Il est vendeur dans un magasin de hi-fi dans un magasin où il arrive et repart chaque jour avec son vélo, dont il garde toujours près de lui sa roue avant. Il est complexé, puceau, bref c’est un adolescent coincé dans un corps d’adulte. Son corps se rebelle tellement contre lui qu’il lui pisse dans la tronche au réveil. Un corps tout en convulsions souterraines, qu’il s’échine à masquer à tout prix.

     Il me semble que The 40 year-old virgin est la comédie parfaite pour représenter la Génération X, la 13e génération, comme on les appelle aussi. Et qu’il s’adresse, contrairement aux films du genre qui l’ont précédé, aux adultes. C’est un vrai teen-movie pour adultes. Et ça ne l’empêche évidemment pas de nous partager son étendue burlesque et regressive lors de séquences désopilantes, d’ores et déjà entrées à la postérité, comme celle de l’épilation du torse, où Carell insulte à tout va à chaque feuille de cire arrachée.

     On pourra toujours trouver que le film manque d’envergure formelle. En effet, on sent très vite que l’idée, le pitch, le scénario, les situations, l’écriture des personnages – même les plus secondaires, féminins et masculins – seront le point fort du film. La réalisation d’Apatow est scolaire, au service du reste, si minimaliste (dans ses plans, ses décors, ses lumières) qu’on n’est parfois pas si loin du théâtre voire de la sitcom. D’autant que le film se déroule en majorité en intérieurs, dans des lieux qu’on retrouve régulièrement.

     C’était la cinquième fois que je le voyais et ce que je suis sûr c’est que je l’aime chaque fois davantage. C’est une affaire d’équilibre parfait, un grand film qu sait être très drôle et très gras, mais aussi très sensible et touchant. Si Steve Carell est effectivement génial là-dedans, il ne faut pas oublier de parler des autres, plus secondaires ici mais non moins fondamentaux, élèves de l’école Apatow que pour la plupart on recroisera plus d’une fois. C’est malin maintenant j’ai hyper envie de revoir En cloque mode d’emploi, Supergrave, Bridesmaids et d’autres.

Collision (Crash) – Paul Haggis – 2005

33. Collision - Crash - Paul Haggis - 2005Seuls les anges ont des zèles.

   8.5   Dans Elephant, d’Alan Clarke, le procédé s’en tenait à une séquence (c’était même un plan séquence) pour un meurtre. Dans Collision c’est une scène pour un affrontement social et/ou racial. Loin de moi l’idée de comparer les deux films, encore moins les deux auteurs, toutefois il y a volontairement dans ce large portrait (de Belfast chez l’un, de Los Angeles chez l’autre) une imposante donnée conceptuelle qui puise dans la mélodie de la répétition plus que dans la puissance du réalisme : Il s’agit de brouiller les à priori face aux bourreaux et aux victimes, montrer les dommages collatéraux d’une guerre aussi transparente qu’abstraite, civile, chez Clarke et raciale, dans Collision.  

     Le film s’ouvre sur une scène d’accident (On ne le voit pas, il vient de se produire) mais déjà quelque chose cloche : Il semble que ce soit des flics qui aient eu cet accident, en débarquant sur une scène de crime. On entre ici par le trouble. Collision semble d’abord citer Mulholland drive, par le lieu dans lequel il nous convie, nous plonge, cet accident en ouverture et ces flics, sur une scène de crime, qui parlent de la météo. Par ce climat absurde de manière générale, disons. Mais c’est pour mieux l’oublier ensuite et plutôt virer du côté de Traffic ou Magnolia. Pas de pluie de grenouilles en point d’orgue ici, mais la neige, véritable providence.

     Et c’est là-dessus qu’Haggis s’impose : Le film a tout pour nous cloitrer dans notre déprime, mais sa cruauté est contrebalancée par une douce absurdité, sa noirceur compensée par des miracles. C’est un mélodrame déguisé en feel good movie et c’est suffisamment rare pour être souligné. Un film qui s’ouvre sur la découverte d’un corps et se ferme sur un incident de carrefour. C’est aussi ce risque-là qui surprend : Choisir de faire intervenir le climax pas du tout quand on le croit. Car Collision est un film volontiers manipulateur, hyper affecté, il faut apprendre à l’accepter. Disons que pendant quarante-cinq minutes, il n’y a plus une scène, même en apparence anodine, qui n’accouche pas sur un affrontement. Le film annonce la couleur d’emblée et tiendra sa ligne.

     Et pourtant il y a des trouées, des accalmies merveilleuses. La plus belle lorsque ce serrurier rentre pour coucher sa fille et la découvrant pétrifiée sous son lit – réverbération d’un coup de feu qui lui rappelle un mauvais souvenir de leur quartier précédent – lui offre un manteau invisible qui la protège contre les balles, en lui disant qu’elle devra le léguer à son enfant à son tour, plus tard. Il y a aussi ce flic antipathique qui accompagne consciencieusement son père aux toilettes, la nuit, quand celui-ci souffre atrocement d’une infection urinaire. Ou cet autre flic qui passe du temps avec sa maman qui ne fait que lui demander des nouvelles de son autre fils. Dans ces moments-là, qui ne sont pas anodins, le récit semble pourtant suspendu.

     Le film se pare de jolis fondus enchaînés visant à rapprocher chacun de nos personnages qui pour la plupart ne se rencontreront jamais. Un qui claque une porte d’un côté et qui semble en réveiller un autre de l’autre côté. Ou plus simplement une porte ouverte par l’un, refermé par l’autre. Il y a des échos un peu partout, des passerelles entre chacun, à l’image de celle plus cruelle du petit totem de tableau de bord arboré par deux d’entre eux. Si la narration semble si lâche en apparence, elle s’avère in fine très sophistiquée dans sa façon de tout faire se chevaucher. Il faut d’abord entrainer chacun sur la pente du conflit pour qu’il y ait rédemption ou embryon de rédemption. Qu’un miracle se crée ici en rapprochant la victime et son agresseur ou qu’au contraire le crime touche celui qu’on n’attendait pas.

      Si au départ le message semble grossier, martelé, beaucoup trop fabriqué (avec cette suite de remarques et injures racistes où l’interlocuteur est systématiquement jugé sur sa couleur, son origine ou son accent) il finit par s’affuter, se noyer dans le quotidien et l’extraordinaire. Tout simplement, le concept est gagné par l’émotion et le fait que ces personnages (Il faut signaler que le film est doté d’une tripotée de comédiens absolument étincelants) bien qu’ils soient au préalable de pures caricatures d’une Amérique meurtrie, retroussée derrière ses peurs, existent bel et bien, nous touchent bel et bien. Et finissent par eux-mêmes voir la beauté, le miracle, au sens pur quand Cameron, le cinéaste « violé » observe une voiture bruler sous les flocons de neige et appelle sa femme pour lui dire qu’il l’aime ; ou quand Farhad, l’épicier « volé » est persuadé d’avoir été sauvé par un ange gardien.

      Les séquences sont aussi brèves que le nombre de personnages principaux brossés est conséquent. C’est sa limite et sa force : On ne passe certes pas suffisamment de temps avec chacun d’eux mais on regrette de ne pas passer plus de temps avec chacun d’eux, justement. Franchement, j’aurais adoré que le film s’étire sur quatre heures, qu’on voit davantage chacun de ces personnages, que le rythme soit plus alangui. En l’état c’est le seul vrai reproche que je fais à Collision, de Paul Haggis : C’est beaucoup trop court. Et en même temps c’est délicat de tenir le concept plus longtemps et d’étirer son évaporation. C’est le quotidien de chacun qui méritait davantage d’étoffe, sans doute. Mais bon, il me plait aussi ainsi, resserré et incomplet.

      Car c’est un film d’une puissance inouïe. L’un de ceux qui me font le plus chialer au monde. Notamment durant deux scènes clés, absolument étourdissantes, accompagnées par le score fondamental de Mark Isham. Il m’arrive parfois de réécouter « Flames » et « A really good cloak » les morceaux utilisés pour ces deux séquences fulgurantes, complètement à fleur de peau. Revoir ici le terrible cri sourd de ce père qui tient son enfant dans ses bras, ou les larmes de cette femme coincée dans sa voiture accidentée m’a rappelé combien ces deux scènes en particulier m’avaient marquées.

Les amants réguliers – Philippe Garrel – 2005

20. Les amants réguliers - Philippe Garrel - 200568 pour rêverie.

   10.0   Les jeunes fument de l’opium, écrivent des poèmes, s’adonnent au surréalisme pictural et surtout sont en pleins préparatifs révolutionnaires. La puissance d’un visage, la force de l’ombre de ce visage sur un mur, la profondeur d’un regard perdu ou d’un échange de regards éphémère. Garrel capte quelque chose de l’ordre de l’apparition, cette impression qu’on n’a jamais vu de visages au cinéma, qu’il est le premier à briser le vrai du faux, à nous transporter dans le songe. Des apparitions anonymes, solitaires. Des présences dans un escalier, des silhouettes au milieu du brasier.

     Entre-temps, François fuit la police qui le recherche pour refus puis nous présentation à l’incorporation au service militaire. Dans une errance sans fin le voilà lancé dans cette aventure jusque dans les beaux quartiers de Paris, où l’on brûle des voitures, on les retourne pour s’en faire des boucliers, on se protège par des montagnes de pavés, on veut montrer que la jeunesse existe. Entre explosions abstraites, fumées passagères, blessures sur les pavés, c’est un drapeau que l’on brule. C’est quelques cris confus traversés par des amas de pierres. Le film saisit, de façon singulière, la révolution de la rue. Il y a le chaos de ces espérances de feu promises par le premier intitulé de carton/chapitre. Quelque chose d’un peu hors du temps qui tient autant du Renoir de La vie est à nous, que du Guy Gilles d’Au pan coupé voire le Béla Tarr, des Harmonies Werckmeister. Philippe Garrel reste un héritier de la nouvelle vague unique en son genre.

     C’est aussi Paris que l’on trouve ici comme jamais auparavant le cinéma nous l’avait offert. On y court à travers ses rues, on se réfugie sur ses toits. Les toits de Paris sont comme une providence labyrinthique qui ouvre sur une issue qui sera aussi celle du film, impondérable, insaisissable, romantique et languissante. Des inserts étonnants servent d’ellipse. Deux indices temporels nous sont offerts, deux plaques de numéros d’habitation, le 68 puis le 69. On dirait du Resnais. Le Resnais des temps beaux et glorieux. Mais aussi une coupure de journal, ici, des fondus en iris, là. C’est La nouvelle vague mais pas vraiment non plus. C’est Garrel, qui rêve, qui se souvient, puisqu’il avait l’âge de ses personnages en 68. Les amants réguliers sera à la fois un beau témoignage abstrait et une sublime éventuelle répercussion.

     Après les pavés, on rejoint l’appartement familial où l’on retrouve papy qui nous dit qu’il faut profiter de la situation car « une occasion de révolution comme celle-ci ne se représentera plus ». Le rôle du père – ici du grand-père – est fondamental dans l’œuvre de Philippe Garrel, qu’il soit de sang dans Les baisers de secours ou spirituel dans Le vent de la nuit. Autrefois c’était son père Maurice qui se trouvait devant l’objectif, aujourd’hui Philippe Garrel, au moyen d’une splendide scène de passation de relais, filme Louis Garrel, son propre fils. Louis Garrel, cette belle gueule (du cinéma français) est une beauté mystérieuse, magnétique, qui embrase l’écran de chacune de ses apparitions, sa voix fluide et son charisme froid.

     Et le film capte aussi la séparation, ce moment où déjà les manifestants n’y croient plus. La nuit passe. La vie reprend, comme avant. Comme si l’instant avait été rêvé. Une ellipse : Un procès pour insoumission, puisque François a refusé de faire son service. C’est le début des Espoirs fusillés, nous renseigne un nouveau carton : Il ne reste que l’aventure des amants. Mais Garrel va y mettre autant de cœur, sinon davantage, en caressant les regards, les sourires, la peau, les mouvements de Clothilde Hesme & Louis Garrel. Tout en continuant de filmer ceux qui gravitent autour, les fantômes reclus dans l’opium, poètes maudits qui rivalisent d’états d’âme.

     François tombera sous le charme de la belle Lilie alors qu’elle se souvient l’avoir croisé durant les émeutes. Une histoire d’amour va naître. Une histoire née des pavés, de la colère, d’un désir de liberté. Au regard mystérieux de l’un répond le sourire angélique de l’autre. Ça devient un film qui stagne, un film troublant, aléatoire, qui pourrait s’étirer à l’infini, une sorte de trou noir sensuel, intemporel où l’on aime se perdre. C’est très doux et très radical à la fois, tant on est comme happé, coincé dans l’espace-temps. J’aime tellement ce film, son ambiance, son rythme. Son noir et blanc, charbonneux, sublime. Il pourrait durer encore des heures, ainsi.

     Les éclats d’inamertume viennent troubler un peu cet adorable vertige. Ou les répercussions de l’amour fou. Il ne reste plus que d’infimes variations, de légers tremblements, une somme d’interstices, des rêves de départs, à New York, au Maroc. Et c’est la solitude qui gagne. Les hautes solitudes, pour reprendre l’autre titre d’un film de Garrel. C’est Le sommeil des justes, quatrième partie, brève comme un flash, qui scelle cette histoire, cette parenthèse éternelle. Car il ne reste plus que le rêve d’un temps révolu, d’une esquisse de bonheur intemporel. Ou la mort. C’est un songe, Les amants réguliers. Un songe de trois heures au sein duquel 68 est monde, 68 est fiasco. Un autre film de Garrel que je n’ai pas vu s’intitule Le cœur fantôme. Un titre qui aurait pu servir de sous-titre, ici. Quand l’amour s’échappe, la vie s’échappe aussi. Peut-être ne reste-t-il plus qu’à rêver, comme François, de révolution française. C’est beau à chialer.

Terrain d’entente (Fever pitch) – Bobby & Peter Farrelly – 2005

FEVER PITCHYou move me.

     9.0   Terrain d’entente est le film des frères Farelly qui me touche tout particulièrement. C’est d’abord une rencontre, entre une fille et un garçon que tout oppose. Lindsey travaille dans la publicité, elle est dynamique, ambitieuse, semble ne laisser que des miettes pour sa vie personnelle. Ben est enseignant et ne vit/vibre que pour les Red Sox, son équipe de Base-ball préférée depuis que son oncle l’a emmené voir gamin un de leurs matchs. Ils vont malgré tout tomber amoureux l’un de l’autre, et ça les Farrelly le racontent bien. On croit en cette histoire et on pense même assez vite qu’elle peut traverser tous les obstacles, puisque tous deux sont conciliants dans la vie et plutôt aventureux. Si tout d’abord, Lindsey ne va pas refuser une invitation alors que Ben ne l’attirait apparemment pas, il se montrera très humble lorsqu’elle sera en pleine crise vomitive.

     Petit à petit ils vont devenir un couple. Sans secrets ou presque. Quand ses copines commencent à douter de l’incroyable perfection de son homme allant jusqu’à l’imaginer planquer des cheveux et des ongles dans un placard, Lindsey se pose plein de questions. Et finira par découvrir le hic. Car oui, il y a un hic. Le genre de défaut habituellement pas très emmerdant conjugalement parlant, mais qui peut le devenir assez vite lorsqu’on s’y adonne comme Ben s’y adonne. Elle découvre alors un grand passionné, ça elle le savait déjà (les posters sur les murs, les maillots, ou de nombreux objets improvisés supporters des Red Sox, comme ce téléphone/gant) mais une passion qui prend de la place. A première vue pas très grave, il file voir les matchs, ça dure six mois dans l’année, ok l’épreuve est surmontable, d’autant que son boulot à elle devrait lui prendre un temps encore plus considérable. Rien de rédhibitoire, encore. C’est aussi ce qui fonctionne très bien dans Terrain d’entente : Il n’y a pas de violent rejet ni n’improbable compromis, c’est une histoire de couple plutôt insolite (l’attirance des contraires) mais que les Farrelly choisisse de traiter sous un angle aussi réaliste et poétique qu’Apatow dans sa série Love. C’est tellement bien écrit, gracieux, distingué.

     Lors du tirage au sort des accompagnants (Chaque année Ben fait ça avec ses amis, pour chacun des matchs, puisqu’il a hérité de deux emplacements) Lindsey va, par amour, jusqu’à faire la concession de l’accompagner voir un match. Puis un deuxième. Puis bientôt trois dans la même semaine. Elle craque. Elle abandonne l’idée, désormais, ils sortiront chacun de leur côté lorsqu’il y aura match. Toujours pas trop d’inquiétudes. Puis cette passion deviendra vite un obstacle. A leur réussite conjugale d’une part, puisqu’il refusera notamment de l’accompagner visiter Paris pour ne pas rater un match important de son équipe. Puis à leurs discussions quotidiennes (pourtant si importantes) où cette drôle de romance cède le pas aux multiples engueulades.

     Il y a deux personnages dans Terrain d’entente. Ou presque, les autres ne sont pas très intéressants ou de façon éphémères au détour d’une vanne ou d’une situation rigolote (Comme il en sera le cas aussi dans le très beau En cloque, mode d’emploi, de Judd Apatow), ils ne sont pas suffisamment travaillés pour que l’on s’y intéresse, ils gravitent autour de Ben & Lindsey, les nourrissent, leur permettent de briller. Drew Barrymore et Jimmy Fallon sont tous deux incroyables. Ce couple, assez casse-gueule sur le papier pourtant, fonctionne à merveille dès l’instant qu’il lui enfile sa chemise de nuit alors qu’elle est malade – il promet de ne pas regarder puis avoue qu’il n’a pu résister, elle lui sourit – que jusqu’à cette fin aussi amusante que lumineuse sur le terrain de base-ball.

     Leur terrain d’entente n’était sûrement pas le terrain de Base-ball à la base, pourtant c’est bien lui qui leur a révélé. Cette fin magnifique qui intervient comme un double effort important à la survie du couple est une immense porte ouverte à l’entente éternelle. On ne voit pas plus beau gage de compromis sincère effectué par l’un (tout quitter pour elle) comme par l’autre (l’empêcher de le faire) comme si maintenant, après le film – alors que dans les faits c’est elle qui a perdu (puisque lui continuera à voir ses matchs) – il ne pouvait plus y avoir de telles mésententes, comme si une équité allait être pour toujours respectée, Sox ou pas Sox.

     Le film est par ailleurs très documenté : On y intègre ici et là des images d’archives ou des images tirées de vrais matchs, voire à réutiliser des moments phares comme ici lorsque Stephen King fait l’ouverture de la saison, ou bien évidemment des images de liesse de leur victoire lors du générique final. On apprend aussi, en même temps que Lindsey l’apprend, que les Sox sont frappés d’une malédiction – dite de Bambino, du surnom de Babe Ruth, le joueur qui les fit gagner trois championnats avant de signer pour les Yankees en 1919 – qui plane sur l’équipe qui n’a plus gagné de championnat depuis 87 ans. Certains fans vont même jusqu’à associer ce cruel destin à celui du Titanic qui aurait coulé le lendemain de l’inauguration du Fenway Park, le stade des Red Sox. Comme un signe.

     Les Farrelly ont donc cette idée lumineuse d’associer cette histoire d’amour à celle des Red Sox. L’équipe finit par briser la malédiction et devient la métaphore de ce couple, que seul un miracle pouvait faire émerger, faire durer pour finir par le rafistoler. Si les Sox n’avait pas gagné de titre depuis un siècle, on se demande bien combien de chances l’histoire de Ben & Lindsey avait de survivre. C’est la victoire sportive inespérée d’un côté et la victoire de l’amour de l’autre, de la compréhension de l’autre, l’acceptation de sa différence, dans ce qui ressemble, à mes yeux, à ce qu’on peut créé de plus touchant et élégant en matière de comédie romantique.

La guerre des mondes (The War of the Worlds) – Steven Spielberg – 2005

25. La guerre des mondes - The War of the Worlds - Steven Spielberg - 2005Chaos du troisième type.

   9.0   J’ai le souvenir d’être resté poliment indifférent face au film, lors de sa sortie – vidéo, pas vu au cinéma, je m’en mords les doigts dorénavant. En le revoyant il y a cinq ou six ans j’avais déjà été très impressionné. Ce troisième visionnage me confirme que c’est un immense Spielberg. Un chef d’œuvre absolu. Même si je continue de penser que le film aurait été encore plus fort – donc parfait – sans la voix off aux extrémités. C’est tout. Pour le reste, c’est un sans-faute. Du pur Spielberg qui renoue autant avec la grâce de Rencontres du troisième type qu’il transpose à son pessimisme d’aujourd’hui. Avec un changement majeur : Une profonde noirceur convoquée par l’Amérique post 11 septembre. Les extraterrestres n’ont plus la bienveillance de ceux qui évoluaient dans les premiers films de Spielberg, ici ce sont des envahisseurs qui tentent d’exterminer la race humaine.

     Au début, lorsque le tripode sort de terre, que celle-ci se craquelle de trottoirs en façades, qu’un gouffre se forme pour laisser sortir « le monstre » on repense à cet œuf de velociraptor dans Jurassic Park, qui lui aussi se craquelait, laissant poindre une frimousse accueillante avant qu’on en comprenne le danger, le potentiel monstrueux. C’est tout le cinéma de Spielberg qu’on retrouve lors de cette séquence mais c’est aussi un autre lui qui s’y déploie : le danger c’est toujours l’Homme mais il n’a plus rien d’accueillant. L’extraterrestre exterminateur de La guerre des mondes renvoie, par cette multitude de violences qu’il charrie, peurs qu’ils convoquent, à toutes celles dans lesquelles s’est engluée l’humanité dans le XXe siècle.

     Car outre son hallucinante richesse sonore, la beauté pure et froide de sa mise en scène, La guerre des mondes est traversé par des visions macabres inoubliables, qui sont autant de purs éclats horrifiques pour afficionados du genre que d’impressionnantes correspondances avec notre douloureux passé et ses diverses propagations de la terreur. Tout convoque nos récentes tragédies, aussi bien cette rivière de cadavres ou ces geysers de sang humain recrachés par les tripodes que cette rafale de corps désintégrés au laser ou ces éclairs électromagnétiques frappant au même endroit. Sans oublier l’apparition de ce train en flammes s’en allant mourir dans la plaine, les cages de quarantaines dans lesquelles les tripodes entassent leurs proies, ainsi que ces terrifiants lacs de sang redéfinissant tout le relief du paysage.

     Avant cela, il y a un premier instant de sidération incroyable : le traditionnel déclencheur, qui accouchera bientôt du monstre. C’est un ouragan dans le ciel. Observé de jardins de petites propriétés résidentielles du New Jersey, il semble d’abord vouloir dévorer un immense échangeur autoroutier ou s’écraser dans un champ. Cette image-là marque, incontestablement. Et Tom Cruise, saisi en contre-plongée dans son carré de terrain ne peut rien faire. Il est minuscule. Ça aussi c’est une image qu’on n’oublie pas. Le film ne capitalisera pourtant pas sur cette démesurée entrée en matière et encore moins sur la dimension spectaculaire qu’on attendait / espérait. Bientôt, la foudre éclate. Plusieurs fois. Plusieurs fois au même endroit. Affronter cette terrifiante anormalité c’est trouver refuge sous une table de salon. On entend tout mais on ne voit rien. A peine distingue-t-on l’éclair au loin, par la porte vitrée du séjour. Comme nous distinguerons vaguement cette ambiance apocalyptique d’un hublot de cave  dans une autre maison plus tard dans le film. Quand un avion de ligne s’écrase dans un quartier résidentiel, seul le vacarme lors de sa chute et les débris qu’il a provoqués nous permettront de penser qu’il s’agissait d’un avion de ligne. La guerre des mondes c’est Cloverfield avant l’heure, moins le found footage.

     Le film est fort dans sa façon de relier le macrocosme à l’intime, de fondre l’un dans l’autre. On aurait pu choisir New York mais ce sera le New Jersey, il y a déjà quelque chose de plus intime, plus modeste dans ce choix. C’est aussi un grand film sur la peur du terrorisme. Sans qu’on soit dans le point de vue multiple, sans qu’on évolue ailleurs que dans ce petit bout de terre américaine, sans que l’on voie les simulacres politiques, les instances médiatiques. Tout est vécu à travers les yeux d’un mec lambda, un père de famille divorcé, resté gamin, qui pour la première fois de sa vie, va vraiment devoir s’occuper de ses gamins.

Before sunset – Richard Linklater – 2005

13238920_10153684280317106_8557856404582710195_nJust a time.

   8.5   Richard Linklater a tourné Before sunset neuf ans après Before sunrise. Avec les mêmes acteurs. Les mêmes personnages. Céline et Jesse, toujours. Il s’agit de leurs retrouvailles. Neuf ans plus tard. Linklater est tellement attaché à l’unité de temps qu’il ne peut mentir sur son utilisation. Ils avaient la vingtaine, ils ont désormais la trentaine. Elle travaille pour une asso écolo, lui vient d’écrire un bouquin. Il est de passage à Paris pour le promouvoir. Evidemment, le livre raconte sa rencontre d’une nuit. La fameuse nuit de Before sunrise. Une fiction est toujours un peu autobiographique, revendique t-il aux journalistes venu le questionner sur une éventuelle assimilation entre lui et son personnage. Le ton est donné par quelques flash-back discrets, lumineux du premier film. Ils sont dans sa mémoire autant que Céline appartient à son passé. Avant qu’elle n’apparaisse, là, dans l’embrasure d’une fenêtre, venu le féliciter (Elle connaît cette librairie et avait donc eu vent de sa venue pour dédicaces) et le retrouver. De flash-back il n’y en aura plus. De séparation entre Céline et Jesse non plus. Before sunset est une longue marche en temps réel dans Paris, en attendant que Jesse reprenne son avion pour New York, avant le coucher du soleil. Une marche dans un parc, dans des rues. Arrêtée, par deux fois, dans un bar puis dans l’appartement de Céline. Ou via le transport : Un bateau-mouche ou un taxi. Chacun évoque ce qu’il est devenu, professionnellement. Puis plus intimement. On apprend que Jesse est marié, père d’un enfant de quatre ans. La temporalité est très difficile à identifier d’ailleurs. On peut d’abord pensé qu’il s’agit de quelques mois, le temps d’écrire un livre. Puis il y a cet enfant. Avant que Céline et Jesse ne s’interrogent sur le nombre d’années entre Vienne et Paris. Car oui, nous ne sommes plus en Autriche. Le rendez-vous (des 6 mois plus tard) fut manqué. Une cruelle affaire de décès familial. Vienne s’est évaporée, un peu à la manière de cette nuit de rêve dont le souvenir commun qu’ils en ont divergent. Paris devient ce sublime terrain de retrouvailles, filmé avec la même grâce (qu’avait été filmée Vienne, neuf ans plus tôt) par la caméra de Richard Linklater. Les confidences se font de plus en plus grave. Le rapprochement de plus en plus inéluctable. Il faudra un long plan dans une cage d’escalier, filmé comme l’était celui du magasin de disque dans Before sunrise. Puis une valse jouée à la guitare. Puis Nina Simone. Linklater ne ferme pas son film comme il fermait le précédent, sur la succession d’endroits traversés, désormais vides. Il laisse Jesse, émerveillé, sur le canapé. Il laisse Céline en train de danser. Il nous donne les clés. Il nous offre leur future idylle. Before sunset est une merveille. Une de plus signée Richard Linklater.

Grizzly man – Werner Herzog – 2005

10926460_10152632109332106_3220947517965163914_nInto the labyrinth.

   8.5   Qu’il s’engage dans la fiction ou s’investisse dans le documentaire, la démesure est le leitmotiv premier de Werner Herzog. Son œuvre entière est une représentation complexe de l’aliénation des hommes. C’est une période, depuis le début des années 90, durant laquelle il rend considérablement grâce au réel, qu’il filme des condamnés à mort, une base antarctique ou la grotte Chauvet. Un réel qu’il souhaite systématiquement bouleverser, en agrandir les contours, en allant y débusquer la folie dont seules les plus grands fictions avaient osées s’emparer. En ce sens Grizzly man est une œuvre majeure, maîtresse, un film apothéose qui dessine pourtant tout ce qui va suivre. Mais Herzog n’a jamais rien fait comme personne, donc, entre deux documentaires fous, il réalise Rescue dawn, film de guerre ou Bad lieutenant, polar halluciné qui ne ressemblent pourtant à rien sinon à du Herzog, électron libre et cinéaste total. Il me fait penser à Kubrick mais semble bien plus libre que ne l’était le réalisateur de Barry Lyndon.

     Avec un titre comme celui-ci on s’attend à voir des ours. Et on en voit. Mais Grizzly man n’a pourtant rien à voir avec le documentaire animalier. C’est même carrément un film sur l’Homme. Un objet de cinéma sans pareil, fascinant et visionnaire. Herzog s’est pris d’un vif intérêt pour l’histoire de cet ermite pas comme les autres, défenseur de la cause animale, qui chaque été, durant treize ans, vivait deux mois parmi les ours et les renards, dans un parc protégé en Alaska. Il les approchait, les observait, leur donnait des noms comme un gosse à ses peluches et se filmait régulièrement racontant ses épopées quotidiennes, entre émotion enfantine de la découverte et colère brûlante envers le monde. De ses cinq dernières expéditions il a rapporté plus de cent heures de rush. Il les aurait sans doute montées un jour, il suffit d’évoquer pour cela le nombre d’allusions que le type – à l’égo surdimensionné – faisait comme promesses de film durant ses diverses prises. Oui mais voilà, ce qui était attendu autant que redouté survint, un matin de Septembre 2003, alors que son expédition touchait ironiquement à son terme, Timothy Treadwell s’est fait dévorer par l’un des ours qu’il considérait comme ses semblables. Dévoré avec sa compagne. On ne retrouva que des restes. Disséminés un peu partout dans les hautes herbes aux alentours de leur dernier campement ainsi que dans le ventre de l’animal, abattu dans la foulée. L’ultime vidéo de Treadwell, sans image (il n’a semble t-il pas eu le temps d’en ôter le cache) nous sera seulement contée, fort heureusement. Herzog lui-même préconise d’ailleurs de la détruire tant elle l’effraie, le paralyse, dans un moment suspendu, au silence terrifiant.

     L’histoire en elle-même, d’une violence et d’une cruauté insoutenable suffisait à être approchée par le cinéma. Mais Herzog ne se satisfait pas de son aspect pour le moins sensationnel. Il construit autour du drame tout un réseau d’interview, de proches, connaissances et spécialistes en tout genre, qu’il insère ci et là, utilise bon nombre des rushs de Treadwell dont il a pu avoir accès et en profite pour s’intéresser à l’empreinte cinématographique que cette puissante histoire laisse derrière elle. Le cinéaste s’intéresse aussi à la curieuse présence de cette femme dont on ne saura rien puisque Timothy Treadwell ne la filmait jamais. Etait-ce elle qui ne le souhaitait pas ou lui qui lui refusait ? Mystère. Toujours est-il qu’elle n’apparaît, sauf bref accident de cadrage, sur aucun des nombreux rushs mais dans le même ours que lui. Herzog a toujours été fasciné par le cinéma et donc par l’invisible. Ici un plan étrange et vide qui dure un peu trop longtemps, là l’entrée inopinée dans le cadre d’un renard curieux. Beauté volée que Treadwell ne prend guère le temps de voir ni d’apprécier, préférant s’extasier devant un combat d’ours mâles se disputant une femelle ou un bourdon mort sur un grain de pollen.

     L’idée de faire un documentaire sur un type faisant un documentaire dans lequel il se met lui-même en scène est déjà proprement fascinante. D’autant que cet homme cintré, bien que l’on puisse effectuer un rapprochement avec le cas Herzog himself, n’a pas grand-chose en commun avec le cinéaste allemand. Ce dernier ne se filme jamais, par exemple ou alors très brièvement. Sa voix est prépondérante mais pas l’image qu’il dégage. Il n’est jamais dans l’obsession de sa propre représentation. Timothy Treadwell aimait les ours mais par-dessus tout aimait se mettre en scène. Il est totalement dingue de constater le nombre de prises qu’il était parfois amené à faire, tout seul, dans sa brousse, en quête du témoignage idéal. Sorte de refoulé d’Hollywood – passé parait-il derrière Woody Harrelson pour le cast de Cheers – rejeté dans le monde animal, qui serait devenu cinéaste amateur après avoir loupé sa vocation d’acteur. Il est tout aussi fou de constater combien il est possible de faire une analogie directe à Klaus Kinski avec qui il semble non seulement partager une ressemblance physique – vraie gueule blonde bigarrée – mais aussi une bipolarité systématique – Souvenons-nous de l’inénarrable confrontation entre l’acteur et le réalisateur sur le tournage de Fitzcarraldo, relatée dans le merveilleux documentaire, Ennemis intimes.

Le petit lieutenant – Xavier Beauvois – 2005

2-1024x560Le fils.

     9.0   Une affaire de glissement : S’il est bien fait, c’est l’une des plus belles choses au cinéma. Le petit lieutenant en question est joué par Jalil Laspert, jeune, ambitieux, fougueux et un excès de zèle qui vient continuellement trahir un manque de lucidité, une volonté de paraître au-dessus, une mauvaise volonté. C’est aussi bien une virée en bagnole avec gyrophare inutile, Antoine est alors maître de la ville, maître du monde. Ou encore le plaisir de se voir avec une arme à feu, façon Travis Bicke dans Taxi Driver. Peut-être qu’il s’agit juste d’un besoin d’appartenance ou de reconnaissance, cette sensation si nouvelle pour lui quand il est entouré de ses collègues et éméchés dans le bar du coin. Apogée adulescent atteint lors d’une discussion avec sa femme (même le mot femme ne lui convient pas, on ne peut y croire) qui tente de comprendre la raison de ce départ soudain vers la capitale, alors qu’elle est au Havre, dans une galère similaire à la sienne.

     Xavier Beauvois a su obtenir quelque chose de saisissant dans les rapports qu’entretient Antoine avec son entourage, et c’est avec le commandant Vaudieu, jouée par Nathalie Baye, qu’il élève son film vers une dimension forte, souterraine, qui éclate peu à peu littéralement. Ce glissement se situe ici. Dans la capacité à s’intéresser à ce personnage féminin, à l’associer à ce petit lieutenant, sans qu’il n’y ait de rapports intimes entre les deux. On en restera au stade de relations de collègues. L’un portant une certaine admiration distante pour sa supérieure, à qui il obéit au doigt et à l’œil. L’autre percevant en ce garçon le fantôme de son fils défunt de la méningite à l’âge de sept ans. « Il aurait l’âge de mon petit lieutenant », dit-elle un moment à cet homme, que l’on sait juge, que l’on imagine être son ancien mari ou amant. Femme rongée par l’alcoolisme qui s’en sort parce qu’elle aime son métier, mais que l’on sent fragile, prête à replonger, qu’elle soit accoudée au comptoir avec seulement du tonic, ayant abandonné son gin il y a deux ans ou simplement à une terrasse chez elle, surplombant Paris. L’alcool est sans doute la tentation la plus difficile à oublier, il est partout. Devant nous, en nous.

     Beauvois filme aussi bien ces deux âmes solitaires, l’un dans son ascension aveugle, l’autre dans une survie stagnante, qu’il filme le quotidien de cette police judiciaire, entre arrestations, planques, entraînement de tir, interrogatoires, découverte d’un corps, autopsie, course poursuite comme il filme tout aussi bien, et dans la majorité du temps ces moments où il ne se passe absolument rien, une discussion banale autour d’un café ou l’attente en général. C’est lorsqu’une virée tourne mal que le film de Xavier Beauvois change de cap. Enfin pas vraiment. Il continue de cerner ce quotidien, de toujours s’intéresser à cette enquête autour de ces deux clochards retrouvés mort au couteau dans le canal Saint-Martin. Et en parallèle ce petit lieutenant, gravement blessé qui se meurt. Cette femme qui perd comme un second enfant. Ce souvenir à jamais gravé qui refait surface, qui ne fait qu’appeler cette tentation à laquelle elle échappe depuis un moment. Xavier Beauvois filme ça avec classe, sobriété, sans musique, sans flash-back, tout est là sous nos yeux, dans les regards des personnages, leurs silences, leurs attentes, une tristesse dans chaque instant comme quelque chose d’inéluctable, une marche sur une plage, un regard qui se perd puis vient fixer la caméra. Un regard qui n’accuse pas, simplement un regard de dépit, de renoncement. Ou peut-être le contraire, un regard coupable qui dit qu’il fallait sans doute passer par-là pour rebondir.

The descent – Neil Marshall – 2005

the-descent-01La grotte des rêves perdus.

   8.5   Qui se demande s’il doit tenter ou non la spéléo ne doit pas regarder The Descent, auquel cas il serait vite fixé! Neil Marshall annihile toute envie ou curiosité, son film est tout simplement l’un des plus éprouvants de ces dernières années, aux côtés de La colline a des yeux remake du Craven par Alexandre Aja, Eden Lake de James Watkins ou encore Martyrs de Pascal Laugier.

     The Descentc’est un sujet en or, pas au sens facile (quoique ?) mais au sens où l’on se demande comment personne n’avait pu y penser plus tôt. Faire un film d’horreur en dessous la surface de la terre. Evident. Le climat est propice au genre, car obscur, inconnu, claustrophobique, et c’est un lieu qui intensifie nos angoisses car on ne le connaît pas, un peu comme si nous étions en pleine mer (Open Water) ou dans l’espace (Alien). D’un point de vue de l’image donc ça fonctionne à merveille, on a les jetons toutes les cinq secondes ! Mais ce qui marche encore davantage, ce qui fera à l’avenir The Descent comme un étalon du genre, c’est le travail sonore. Cette ambiance poisseuse, très humide, caverneuse incroyablement bien rendu, où l’on a cette impression d’être plongé dans les ténèbres (alors que peu avant nous étions dans une forêt en plein jour, bref bien sur la Terre !), un lieu qui prendrait une apparence humaine intérieure, un lieu fait d’organes, de boyaux, d’eau et de sang. Une descente dans les enfers, les entrailles de l’âme. Un ‘désacouchement’.

     En guise d’entrée, le cinéaste nous sert trois séquences intéressantes, quelque peu détachées du film, mais qui ont une importance : Tout d’abord back to The river wild (with Meryl Streep) où l’on découvre six femmes dans un rafting affrontant vagues et courants sans défaillir. Le montage est syncopé mais l’idée de montrer un groupe d’amies soudé et fédérateur est bien présente. Une seconde scène, cette fois on semble s’intéresser tout particulièrement à la jeune femme blonde, Sarah, dans la voiture avec son mari et sa fille. La petite famille est pleine de vie, dynamique, banal retour ? Non, moment d’inattention, accident, que l’on sait d’emblée mortel pour l’homme, un truc en ferraille lui ayant traversé le crâne. Première scène d’horreur, très forte, Marshall donne le ton. Dans la suivante, la jeune femme est à l’hôpital, elle est sonnée, peut-être à moitié folle, et apprend que sa fille ne s’en est pas sortie non plus. Dramatisation poussée avec gros plans sur les yeux, les larmes de ses amies, ce n’est pas génial mais ça fait son effet, et surtout ça a le mérite de ne pas s’éterniser. Un prologue rapide, de cinq minutes, qui pose les bases. Un an plus tard les six jeunes femmes sont reparties, cette fois ci pas pour affronter les courants, mais les grottes souterraines. Voyage dans Les Appalaches qui semble surtout être destiné à guérir les maux de Sarah qui ne s’est apparemment jamais remise des évènements. Certains prendraient du valium, d’autres s’évaderaient sous les cocotiers, nos six casse-cou partent en spéléo !

     Dans la première partie de cette aventure spéléologique exclusivement féminine, le cinéaste installe une tension par certains sursauts classiques et d’autres peurs primaires que le genre connaît. Mais nul besoin d’en faire des caisses car l’endroit suffit à nous rendre nerveux, on sait que ça peut s’ébouler à tout moment pourtant une par une les filles passent dans les endroits les plus étroits, on sait qu’on ne sort pas de là-dessous comme ça, qu’il y a des codes à respecter, qu’il faut beaucoup de patience, de sang-froid. Bref, rien de pire pour stimuler nos nerfs. Voilà nos six amies progressant dans les tréfonds terrestres, qui s’éclatent et s’envoient des vannes. Et Marshall qui fait des plans de dingue. Certes il abuse de la lumière intempestive mais elle n’est pas grandiloquente, on ne s’en rend pas compte la première fois, c’est lors de la seconde vision qu’on se demande parfois d’où proviennent certaines sources lumineuses. Enfin le début, on a l’impression d’y être. Puis Sarah commence à voir quelque chose d’anormal, une présence qui se fond dans les couleurs murales. Est-ce vrai ou bien est-ce son esprit qui lui joue des tours ? Inutile d’avancer que ses camarades ne la croiront pas tout de suite – Sarah reste Sarah, la fille traumatisée – retardant encore davantage leur éventuelle sortie.

     C’est dans la deuxième partie que le tour de force du cinéaste atteint son apogée. Le trouillomètre est alors à son maximum et pourtant il nous a fait flipper pendant 45 minutes avec rien. Je ne préfère pas dévoiler des clés importantes de l’intrigue, diminuant du même coup certains effets émotionnels, mais disons qu’entre trahison, sacrifice, achèvement, accident, violence musclé, perforations, éclats de chair, effusion de sang… on est servis, Neil Marshall s’en est donné à cœur joie. Les effets spéciaux sont d’ailleurs excellents. C’est un film très fort, très tendu jusqu’à son générique, vraiment, très éprouvant – on en sort avec des suées -, extrêmement physique, qui oscille entre situations de gore ultime et longs moments de silence, unique arme pour faire face à des monstres aveugles. Avec en prime cette femme sonnée depuis un an, dont on ne sait si les visions/souvenirs/rêves vont l’aider à s’en tirer ou tout le contraire.


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silencio


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