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Vice-versa (Inside out) – Pete Docter – 2015

08. Vice-versa - Inside out - Pete Docter - 2015Sens dessus dessous.

  10.0   Juillet 2015.

    Franchement, je ne sais même pas quoi en dire. C’est à mes yeux la plus belle réussite Pixar, avec Toy Story 3 & Monsters Inc. Une merveille de chaque instant, dopée à l’humour et l’adrénaline. Quatre-vingt dix minutes de plaisir fou, maniant le vertige et l’émotion avec une grâce inouïe.

     Très peu touché par la mécanique d’entrée, j’ai finalement été happé par les différents niveaux du film, qui rebondit sans cesse. J’ai fini par chialer, forcément (pas autant que le final de TS3 mais quand même) pour Bing Bong, un peu puis lorsque vient le temps de la résignation magnifique où l’on comprend qu’il ne peut y avoir de joie sans tristesse.

     J’en attendais peut-être trop et dans le même temps j’ai l’impression que le film m’a offert ce trop, qu’il m’a donné exactement ce que je voulais voir. On verra maintenant comment il vieillira. En l’état j’ai trouvé ça super fort mais immédiat. Je n’y pense plus beaucoup. Pourtant, je ne vois pas comment ça aurait pu être mieux.

Mai 2016.

    La grande originalité de ce cru Pixar est de se dérouler quasi intégralement dans le cerveau d’une petite fille. Entre sa naissance et son adolescence. On fait connaissance avec cinq personnages qui représentent chacun un trait de son caractère. Il y a Joie, svelte et pimpante, bientôt rejoint par Tristesse, boulotte dépressive. Elles sont toutes deux chargées d’envoyer les capteurs qui leur correspondent à Riley, encore bambine. Si la petite fille rit, cela vient de Joie. Si au contraire elle pleure, bonjour Tristesse.

     Très vite, elles sont accompagnées de trois autres trublions : Peur, angoissé maladif, se charge de prévenir Riley d’un éventuel danger, comme ici un fil électrique en plein milieu du couloir qu’il va lui faire enjamber ; Dégoût, nymphette rabat-joie, va lui apprendre à rejeter les trucs pas super excitants de la vie, comme une assiette de brocolis ; Et Colère, boule de nerfs toujours prête à exploser, va lui apprendre à montrer qu’elle a aussi, quand elle veut, un sacré caractère, surtout si on la prive de dessert.

     Chacun sa couleur, chacun son look, chacun sa silhouette. Ce sont les émotions de Riley. Elles se chamaillent, se supplantent, se complètent. Forment un petit groupe bien organisé, si tant est que tout se passe bien, dans le meilleur des mondes. « Encore une belle journée de finie » s’écrie chaque soir Joie, lorsque Riley se couche enfin. La plupart des petites boules de souvenirs, portant la couleur du personnage (donc l’émotion dominante de Riley à l’instant T) qui s’en est chargé, sont alors rangées dans la mémoire à long terme, tandis que seulement quelques unes constituent ceux de sa mémoire centrale, qui alimentent la personnalité de la jeune fille, au quotidien.

     Le cortex cérébral de Riley abrite plusieurs espaces : Le centre des émotions, les îles de personnalité, la zone des rêves et cauchemars, la mémoire enfouie et les limbes de l’oubli. Un train de la pensée se dirige de gare en gare, pour agrémenter chaque strate de cet univers aussi infini que fonctionnel ; Il ralenti quand la jeune fille est peu stimulée, s’arrête quand elle s’endort. Au sein de chaque espace, des petits bonshommes tiennent un rôle bien défini. Certains s’amusent à envoyer de vieux souvenirs dans le centre de commandes comme une petite rengaine dont on ne peut se défaire, un souvenir lointain, d’autres font des châteaux de cartes comme s’ils tentaient de faire fonctionner les méninges, d’autres encore s’occupent de faire rêver leur hôte, en faisant fonctionner un immense studio de cinéma cérébral.

     L’enfance de Riley, vécue en accéléré dans une longue introduction, comme pouvait l’être la vie du vieil homme dans les cinq premières minutes de Là-haut, se déroule sans encombre. Ses îles de personnalité sont en perpétuel mouvement : La famille, les amis, le hockey sur glace, les bêtises et l’honnêteté. Jusqu’au jour où tout s’ébranle. Où Riley doit déménager. Où Joie et Tristesse se retrouvent toutes deux perdus très loin laissant Peur, Dégoût et Colère aux commandes de ce gigantesque et fragile navire. La dépression provoque le conflit de génération qui mène à la fugue de la jeune fille. Qui s’en relèvera quand à l’intérieur tous auront repris leur place, avec cet infime et pourtant énorme changement qui consiste à ne plus vraiment dissocier les émotions. Les boules de souvenirs sont dorénavant bicolores. Tristesse et Joie sont liées. Riley a grandi.

     Je voulais absolument revoir et montré Vice Versa à mon fiston, voir comment il allait l’appréhender. Le dispositif est bien trop complexe pour lui mais je savais qu’il aimerait le rythme, les personnages, les couleurs. Et il a tout regardé d’une traite. A la fin je lui ai demandé s’il avait aimé. Il m’a répondu : « Oui j’ai aimé, mais papa il a pas aimé, il a pleuré ». C’est d’autant plus beau d’entendre ça pour ce Pixar-là étant donné que ça ne raconte que ça. Evidemment, j’ai adoré. Bien plus qu’il y a un an – Le film m’avait semblé un peu hystérique et limité plastiquement (à tort tant il regorge d’inventivité). Je trouve que c’est d’une intelligence et d’une complexité hors norme, d’autant que c’est une succession de chouettes moments, magie sur magie, un émerveillement ininterrompu : L’effondrement de l’île des bêtises, la colère à table avec les parents, le sacrifice de Bing Bong, Tristesse qui prend les commandes. Beau à pleurer.

18 Mai 2020.

     Aujourd’hui, ma fille a eu trois ans. C’était donc « un lundi pas comme les autres ». Après le gâteau, nous lui avons laissé choisir de voir le dessin animé de son choix. Nous savions qu’elle choisirait Vice-Versa. Son « dessin animé préféré » dit-elle. Le seul qu’elle regarde attentivement jusqu’au bout, à vrai dire. Le seul qui la met dans un tel état de « joie » quand Joie, justement, apparaît ou quand Riley dévore son bol de céréales. Le seul qui la met dans un tel état de « tristesse » quand l’île des bêtises s’effondre ou quand Bing Bong s’évapore dans les souvenirs oubliés. J’aime que ce soit ce dessin animé là qu’elle ait choisi. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais j’aime croire qu’il aura toujours une place à part dans son cœur.

     Bref, j’ai eu tendance à revoir des morceaux de ce film depuis quelques mois. Et par bribes, je voyais se dessiner la perfection que j’allais bientôt entièrement y déceler. J’ai donc revu, pour la (véritable) troisième fois, Vice Versa. Le peu de réserves qui me restaient (après un second visionnage qui les avait de toute façon quasi toutes balayées) se sont envolées. Et aujourd’hui je crois pouvoir dire que c’est Le chef d’œuvre absolu de Pixar et l’un de mes films préférés. L’étreinte entre Riley et ses parents à la toute fin du film est une scène qui me bouleverse comme (quasi) aucune autre scène de film.

Victoria – Sebastian Schipper – 2015

01. Victoria - Sebastian Schipper - 2015Berlin express.

   9.5   04/10/2019

     Victoria ne s’inscrit pas vraiment dans ce qu’on a dorénavant coutume d’appeler « La nouvelle vague allemande » tant il ressemble à un cinéma de genre et de formes. En fait, il n’entre dans aucun courant, ne puise véritablement dans aucune inspiration. C’est un grand film sur une jeunesse en perdition, une jeunesse rejetée par la société. La grande scène de la confession sur l’étude avortée au Conservatoire a ceci de déchirant et essentiel qu’elle montre combien Victoria, madrilène, a tout perdu, et souffert pour rien – Joué sept heures par jour au piano, se priver d’avoir des amis, pour finir serveuse dans un café loin de chez elle – ce qui permet de raccorder avec la force qui l’anime dans la seconde partie du film, qui fait carrément office de survival et dans laquelle son instinct sauvage et volontaire (la conduite de la voiture, l’enlèvement du bébé, le refuge dans l’hôtel) prend littéralement le dessus.

     Sébastian Schipper s’amuse, d’un point de vue théorique, à chevaucher l’hyperréalisme et l’onirique. Dans sa forme tout d’abord puisqu’à cet unique plan séquence qui semble arracher Victoria à sa danse solitaire éternelle et permet cette traversée nocturne jusqu’à l’aube, répondent ces étranges respirations, douces envolées détachées accompagnées par le caressant score de Nils Frahm. C’est un peu pareil dans le fond : C’est une rencontre entre paumés, entre ceux qui sont éternellement délaissés et celle qui était protégée jusqu’à ce qu’on la délaisse brusquement. Que le film vire vers quelque chose de pas forcément réaliste (dans ses enchainements rapides, ses rebondissements insensés) lui va très bien : C’est Victoria qui prend les rênes car c’est un double rêve qui s’impose. Celui de la rencontre et celui de la réussite. Que ce double rêve se fasse dans la douleur et la violence n’est que la continuité de son enfance à Madrid.

     Mais Victoria, le film, c’est aussi l’histoire d’une prouesse, impossible de ne pas l’évoquer. L’histoire d’une folie formelle qui se marie avec la folie brusque du récit. La caméra ne rate rien de ce que Victoria vit durant ces deux heures. Vous me direz, c’est encore plus puissant chez Kechiche tant on n’avait le sentiment de ne rien rater des années d’Adèle. C’est vrai. Mais le dispositif resserré chez Schipper offre une impression de temps réel qu’on ne voit jamais au cinéma, cette sensation de nuit guettée par le lever du jour. Si je cite le film de Kechiche – que j’aime infiniment – c’est aussi parce que je retrouve dans la fin de Victoria beaucoup du plan final de La vie d’Adèle et ce sentiment de laisser notre héroïne – le plan se fige et elle, de dos, s’éloigne – de lui souhaiter bonne chance dans cette vie à venir qui n’appartient plus qu’au hors champ et à notre imagination.

     Pour être tout à fait honnête, je ne croyais pas que ça supporterait un deuxième visionnage. Qui plus est un visionnage hors salle. D’autant que c’est un premier film, qu’on devrait lui rétablir ses défauts comme on lui avait accordé les circonstances atténuantes. Je ne suis même pas allé voir Roads, son second film sorti cette année, c’est dire combien, à mes yeux, Victoria représentait une anomalie éphémère, le coup de foudre lié à une humeur, à mon état d’esprit à cet instant-là. Que nenni, pourtant. C’est même encore mieux que la première fois : Un vrai choc plastique et physique, plus touchant à la revoyure puisqu’on n’est moins époustouflé par la prouesse, davantage séduit par les personnages, la circulation des corps, les visages, ce voyage au bout de la nuit. C’est un chef d’œuvre absolu pour moi.

21/07/2015

     J’y allais sceptique, parce que j’avais eu vent de la prouesse. Bon ok j’avoue, ça m’excitait grave. Je ne sais pas bien pourquoi mais ces affaires de plans séquences uniques m’ont toujours fasciné. Birdman m’avait pris dans ses filets pour les mêmes raisons. Pour le coup c’était lourdingue. Je ne savais rien du film de Sébastian Schipper – que je ne connaissais pas non plus – sinon qu’il s’appelait Victoria, que c’était allemand, que ça se déroulait à Berlin et que c’était tourné dans vingt-deux lieux différents en un unique plan séquence de 2h14. Cette durée… Le type n’a vraiment pas froid aux yeux. J’en salivais.

     La première impression est plutôt bonne alors qu’on est pourtant bien loin de la magie mise en scénique de la nouvelle vague allemande. Il y a quelque chose là-dedans de beaucoup plus aérien, stylisé et sexy comme un film de Korine ou Araki. On se demande pourtant longtemps comment le film, coincé dans le dispositif systématique imposé par la prise unique, ne va pas tourner en rond et nous happer dans son vertige au point de nous faire oublier la forme. Et pourtant il y parvient. Haut la main. J’ai marché très vite. Mais je pense que ça peut vraiment être un calvaire pour d’autres. J’aime penser que c’est un polar mais qu’il est construit en amont comme un film sur la jeunesse, la découverte d’une ville jusqu’à faire naître un embryon de romance, de façon à presque nous faire oublier qu’il va basculer tôt ou tard dans le polar. Le braquage pourrait intervenir comme un aboutissement mais on ne ressent que le glissement.

     Contrairement au film d’Inarritu on retrouve là cette principale vertu du plan séquence, à savoir filmer le temps réel. Aucun effet spécial apparent. Si la coupe existe alors elle est malicieusement camouflée. Qu’importe, c’est une expérience. Une plongée dans un Berlin nocturne, errance magnifique d’une jeunesse perdue, qui se laisse entraîner vers le danger. Comment ne pas penser à Spring breakers, dont il pourrait être une sorte de cousin éloigné qui aurait troqué sa dimension charnelle et coloré pour un hyperréalisme fondé sur l’énergie ? Néanmoins, parfois, le cinéaste prend un risque, recouvre par exemple la musique d’une boite de nuit par un doux détachement au piano. Ce n’est pas grand chose mais ça pourrait tout briser et le film, au contraire, s’élève et se fige, pour mieux repartir. L’instant « romance » est une merveille aussi, je n’en dis pas plus.

     Il y a tout un dialogue entre le sujet, la mise en scène, les acteurs et les personnages qui s’avère fascinant. A mesure que la nuit dure, ces derniers s’enfoncent dans le tragique jusqu’à s’effondrer sous le poids du stress, de la fatigue et c’est précisément ce que l’on ressent devant l’interprétation, clairement marquée par l’épuisement entre le début et la fin du film – comme si chaque acteur était autant marqué par le tournage que le sont les personnages par le braquage. Les improvisations et les erreurs de textes et de placements font aussi partie du jeu. Autant que les blancs – Séquences muettes, plan qui s’immobilise, scénario en suspens. Et puis il faut l’investir ce cadre, faire exister chacun des personnages. Rarement a-t-on eu la sensation d’arpenter un voyage vertigineux, aussi doux que violent, dans un Berlin jamais vu, avec une telle intensité en relais permanent. Bref, on pourrait juste le voir comme un thriller phénomène que ça me conviendrait déjà beaucoup. Mais il y a le coeur et les tripes. J’en suis sorti lessivé et très ému.  Quant à Laia Costa, c’est simple, il faudrait voir le film ne serait-ce que pour elle.

Le bouton de nacre (El botón de nácar) – Patricio Guzmán – 2015

10. Le bouton de nacre - El botón de nácar - Patricio Guzmán - 2015Histoire d’eau.

   8.5   Véritable ovni de cinéma, aussi beau à pleurer pour ce qu’il témoigne de la nature, du temps et de l’histoire du Chili qu’il peut s’avérer déconcertant dans sa structure et sa volonté de relier de multiples possibilités de documentaires en un seul, Le bouton de nacre est un film d’une grande audace, qui parvient à faire cohabiter l’exclusivité et l’universalité, l’intime et le cosmos, un pays et le monde entier.

     Il s’agit surtout d’évoquer deux épisodes fondateurs du Chili d’aujourd’hui, deux bornes temporelles sur lesquelles Guzmán ne transige pas : Le massacre des amérindiens de Patagonie et la répression militaire engendrée par le coup d’Etat du 11 septembre 1973. Si la première est inédite dans son cinéma, la seconde est récurrente dans chacun de ses films, qu’elle soit centralement traitée dans La bataille du Chili ou partiellement évoquée dans Nostalgie de la lumière.

     C’est pourtant ailleurs que son film va s’ouvrir : Sur un bloc de quartz, des glaciers sonores et dans le désert d’Atacama, zone la plus sèche du monde mais équipée du plus grand télescope cosmologique, que Guzmán avait déjà scruté pleinement dans son précédent film. C’est l’eau qui relie tout cela, le manque d’eau mais aussi son abondance, entre sécheresse du désert et espace marin de l’archipel. C’est l’eau qui emporte un ami d’enfance de l’auteur, c’est sur l’eau que voyage Jemmy Button, déraciné de Patagonie en 1830 et emmené vers l’Angleterre, c’est l’eau que l’on trouve partout, composante essentielle de notre planète et de notre corps.

     C’est alors que Guzmán raconte la colonisation et le massacre de ces peuples de l’eau en donnant notamment la parole à trois des vingt survivants de ces cultures autochtones finalement moins chiliennes qu’amérindiennes. On en vient à l’histoire des Iles Dawson, utilisées comme camp de concentration par les missions salésiennes. Ces mêmes Iles qui servirent de lieu de détention pour les prisonniers politiques après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet un siècle plus tard. Difficile de faire une passerelle aussi forte, franchement.  

     Curieusement la transition ne se fait pas en force, le cinéaste parvient à lui donner une continuité logique, en rappelant que Salvador Allende avait élaboré une tentative de réappropriation au Chili de ses origines indigènes oubliées. C’est aussi la puissance symbolique absolument bouleversante de l’apparition de ce bouton de nacre : Entré dans le récit par l’intermédiaire de Jemmy Button dont on dit qu’il était monté sur une embarcation contre l’échange d’un de ces petits boutons, ils reviennent au fond de l’océan fusionnés dans l’un de ces rails – désormais rongés par les eaux, habités par les coquillages – qu’on disposait sur les corps de prisonniers exécutés avant de les jeter à la mer par l’hélico.

     En somme, c’est un voyage géographique du Nord au Sud, d’un désert sec aux velléités futuristes et cosmiques au plus grand archipel de la planète abritant des fables et des histoires de civilisations indiennes communiant avec les puissances naturelles : Ils naviguaient aisément sur les eaux dangereuses du Cap Horn, ils étaient convaincus que les morts se transforment en étoiles. Mais c’est aussi l’extermination continue de cet espace marginal que Le bouton de nacre raconte, en reliant les indiens assassinés et les partisans d’Allende.

     Malgré la violence du (double) sujet, Guzmán traite cela avec une grande douceur, observe cet immense archipel qu’est la partie chilienne de la Terre de feu avec beaucoup de bienveillance et de fascination, plonge dans cette mémoire pluridimensionnelle avec une grâce poétique qui dépasse à la fois toute dimension pédagogique et tout discours de morale, à renfort d’interventions des derniers survivants de ce monde englouti mais aussi de photographies vieilles de plus d’un siècle, captant les derniers instants de leur vie collective.

     On se souviendra longtemps des images magnifiques offertes par les toutes premières minutes, magnifiées d’un impressionnant fond sonore (des craquements, des sifflements, des distorsions, bâtissant un troublant chant de l’eau) à te coller des frissons. Le film va certes un peu dans tous les sens, manque d’équilibre (une séquence s’impose trop sur une autre, brève qu’on aurait préféré voir s’étirer) et d’homogénéité, mais il construit des échos d’une telle force qu’il est délicat de lui en vouloir. De Patricio Guzmán, j’avais jadis vu Nostalgie de la lumière et j’étais un peu passé à côté. Il va de soi que je dois absolument revoir ça.

Mia madre – Nanni Moretti – 2015

Shots from "Mia Madre"À demain.

   8.5   Un mois sans mettre le pied dans une salle de cinéma, il me fallait au moins cette merveille. Si ça pouvait toujours être comme ça. La merveille c’est donc le dernier Moretti. Un grand film sur la mort, parmi les vivants. Un grand film de deuil, tout en dérision. Ce qu’a souvent été le cinéma de l’italien : grave et bouffon. Habemus papam, son dernier en date avant Mia madre, en était la plus fidèle illustration. Il faut savoir que lorsque Moretti se lance dans ce nouveau film, il vient de perdre sa maman. Un détail qui a au moins autant d’importance que de l’y reconnaître au sein de ses propres films, depuis ses premiers essais. Pas systématiquement mais presque.

     Mais que faire sinon douter ? Comment continuer à faire le cinéma qu’on aime ? Etre soi. Pour Moretti, être soi, c’est capter la bonne distance pour se raconter, pour témoigner de sa douleur. Le film s’ouvre sur une révolte d’ouvriers face à leurs licenciements et l’on découvre alors qu’il s’agit du tournage d’un film, dans lequel la réalisatrice semble dans un premier temps obsédée par la distance de plan, s’en prenant à un cadreur qui filme de trop près, pour lui dire que le spectateur ne doit pas détourner l’œil.

     Son cinéma a toujours été le reflet de son intimité, ses craintes profondes, ses traversées endeuillées. Là-dessus, Mia madre rappelle beaucoup La chambre du fils. L’autarcique lunaire, politique et rêveur qu’il était s’est mué dans un vieillissement intime et douloureux et c’est donc tout naturel de le voir ici sans pourtant en être le personnage principal. Mais il l’est d’une certaine manière. On pourrait dire que Margherita, en plus d’être la sœur de son personnage opaque et bienveillant, n’est qu’une projection maternelle de lui-même. Une mère qui s’incarne d’ailleurs en trois générations. Trois reflets : Ada, Margherita, Livia.

     La présence lumineuse de la fille de Margherita, fascinée et empoisonnée par l’apprentissage du Latin, qui est sa passerelle intime vers sa grand-mère et lui permet d’y trouver un réconfort, de s’y blottir et lui offrir les confidences qu’elle ne peut offrir à sa propre mère, élève le film vers un tragique qu’on n’a peu vu dans le cinéma de Moretti. Le latin serait cette langue morte qui continue de vivre dans le présent et l’on comprend un peu plus tard que c’était l’enseignement de cette grand-mère mourante, qui vivra aussi dans le souvenir de ses élèves. Le latin ici, le fossile dans La chambre du fils, le mausolée de PPP dans Journal intime : Dans chaque cas il s’agit de faire des ponts, de relier le passé au présent, la douleur et le devenir. L’obsession de Moretti semble être de se projeter dans l’avenir. Les derniers mots du film sont cinglants.

     En parallèle à cette difficulté d’appréhender la mort lente de sa mère, Margherita (et donc Nanni Moretti lui-même) poursuit son chemin, en tant que cinéaste engagée mais aux désirs au moins aussi ambigus que celui de prendre un acteur de renom dans son tournage en espérant qu’il soit convaincu de son personnage tout en y restant de côté, dès chaque clap action. Du réel dans le jeu, en somme. Cet acteur américain est joué par le génial John Turturro, qui outre son potentiel burlesque et sa présence forte dans le cadre doit jouer la star capricieuse, exubérante et malade, qui oublie tout (jusqu’à ses lignes de texte) et transporte avec lui les photos de chaque membre du tournage. C’est inattendu, très beau.

     Cette dimension un peu folle se poursuit plus loin dans une danse endiablée assez géniale, qui vient comme tout le reste (un repas, un trajet bagnole, un souvenir) désamorcer le drama bien lourd, qu’on charge par du Arvo Part et que l’on agrémente par des flashs. Ces flashs, d’ailleurs, auraient pu sentir la naphtaline mais Moretti d’une part ne s’appesantit jamais sur une forme ostensible pour nous les offrir, mais surtout il les mélange avec des rêves sordides, divagations et autres visions dont on ne sait plus si elles s’échappent ou non du réel – Le dégât des eaux, sublime. L’un des plus beaux moments voit Margherita sortir d’un cinéma, marchant aux côtés d’une file de personnes, qui évoquent son intimité, jusqu’à y croiser sa propre mère dans la foule. Le film est parcouru de trouées sublimes, simples comme Giovanni faisant le geste de s’endormir, bienveillantes comme ces douces trajectoires de scooter, funestes comme cet amas de cartons dans un couloir. C’est ce Moretti-là qui me touche infiniment. Celui de La chambre du fils et donc celui de Mia madre. J’en suis sorti dévasté.

Le fils de Saul (Saul fia) – László Nemes – 2015

823372-saulokjpgLa vie des morts.

   10.0   Difficile de lancer un film depuis les évènements de ce sombre vendredi. Difficile d’en parler. De parler. Du coup je lis, j’écris.

Sur Le fils de Saul, essentiellement. Une semaine que je suis sorti de cette salle et je n’en suis pas vraiment sorti, en fin de compte. Assailli par l’après choc et les doutes. L’étrange impression que quelque chose a changé, que l’année a changé. En France et au cinéma aussi.

Quelques jours plus tôt je découvrais l’immense film de Wang Bing. Bref c’était une semaine étrange. Il faut savoir que j’allais voir ce film hongrois avec beaucoup de craintes. J’y suis entré ainsi. J’en suis sorti autrement.

Je me lance.

     Le film me semble important dans son obsession à se poser la délicate et insoluble problématique des limites de la représentation.

     On a maintes fois prouvé qu’il était impossible de fictionnaliser la Shoah. On a surtout prouvé que ça ne pouvait investir un genre, autre que les voies documentaires. Que son indécence morale révélait autant une inexactitude historique qu’une déréalisation factuelle. Qui pouvait contredire ça, en 2015 ?

     La campagne d’éloges qui accompagnait la sortie du film, outre les adoubements de Lanzmann et Didi-Huberman, pointait essentiellement l’entreprise hyperréaliste, son gage d’immersion. Vivre les camps depuis un fauteuil, en somme. Beurk, évidemment. Pourtant, comment ne pas faire un peu confiance en ces érudits susmentionnés, un grand prix cannois voire en Laszlo Nemes lui-même qui officia jadis sur les films de feu « génie » Béla Tarr ?

     Le fils de Saul plonge en effet son spectateur au coeur de l’extermination nazie, en collant un format quasi carré aux basques de Saul Auslander, membre du Sonderkommando – Groupes de juifs déportés, souvent jeunes, chargés d’assister la machine génocidaire, qui devaient réceptionner, accompagner puis nettoyer les corps, entre chambres à gaz et fours crématoires, en attendant leur exécution, généralement quelques mois plus tard – pendant toute la durée du film. Si bien qu’on a cette impression de temps réel, même si ce n’est pas le cas ; de plan unique bien que ce ne soit pas juste non plus. L’effet d’une plongée hyperréaliste, sans coupe.

     Oui, sauf qu’à l’opposé de cette démarche trop étouffante pour ne pas être indécente, il y a le choix formel salutaire de suivre la nuque de Saul, d’être accroché à ses épaules, son dos (cette croix hypnotique, couleur sang, qui échoue plus tard sur le dos d’un rabbin sauvé in extremis des fosses) et surtout son visage. Le fils de Saul est l’histoire d’un visage. Qu’on n’oubliera pas. Tout ce qui se déroule autour de ce visage sera contenue éternellement dans le flou. Un flou de l’innommable, ce qu’on ne peut filmer. Ce film répond donc à Sobibor de Lanzmann, dans la mesure où tous deux auront travaillé avec l’image manquante. Dans l’un, l’homme raconte ce qu’il a vu et vécu et la mise en scène choisit d’écouter sa voix, de regarder son visage et d’y insérer du réel, images décontextualisées vidées d’une quelconque substance sensationnelle. C’est une voix sur une image morte. Dans l’autre, nous ne voyons pas ce que voit l’homme mais nous entendons ce qu’il entend. Le présent cette fois peut exister puisqu’il est contenu dans ce visage, cette nuque, ces épaules, le réel quant à lui a envahi la bande son. La mort est donc un élément du décor, systématiquement hors champ, mais suffisamment réfléchie dans le regard d’un homme et présente en permanence dans une bande sonore saturée qu’elle n’a guère besoin du champ pour exister.

     D’un point de vue sonore le film est assez discutable. Enfin je n’en sais rien en fait, je me pose la question. En un sens je le trouve ostentatoire. Et d’un autre côté, je le trouve tout aussi explicite que s’il relevait de l’imaginaire comme cela pouvait être le cas dans Sobibor 14 octobre 1943, 16 heures. Il produit du chaos et récupère de la vie : la quête perpétuelle pour sauver ce qui reste. La fiction et le réel. D’un côté un homme qui s’est mis en tête d’offrir une sépulture à un garçon en qui il croit reconnaître son fils, de l’autre un besoin de collecter une respiration qui tient du précis historique.

     C’est lorsque Béla Tarr tourne L’homme de Londres à Bastia que Laszlo Nemes découvre dans une librairie Des voix sous la cendre, un recueil de manuscrits clandestins de Sonderkommando (les fameux rouleaux d’Auschwitz) qui furent écrit et cachés avant leur rébellion de 1944 ainsi que d’une collection de quatre clichés pris dans les camps qui deviennent légitimement le point d’ancrage du film : son esthétique du chaos. En effet, en 1944, l’un de ces hommes parvient à photographier le processus d’extermination des camps de la mort. Quatre bouts de pellicules arrachées de l’enfer, lisait-on dans Images malgré tout. Certains de ces clichés sont retrouvés, plusieurs années plus tard, parfois. Quatre instantanés qui deviennent alors les clés plastiques du film de Laszlo Nemes.

     Dans sa démarche, Le fils de Saul se rapproche moins des essais sur la Shoah réalisés par Resnais et Lanzmann que d’une autre fresque compulsive, fictionnelle et distanciée formellement que constitue le Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov dans lequel on suit un jeune garçon sur le front de l’Est en 1943. Les faits contés diffèrent évidemment mais l’incompréhension qui naît de cette quête, obsessionnelle au point d’en sacrifier des vies (Trois rabbins, notamment) révèle la part la plus importante du climat concentrationnaire : sa dimension aliénante tandis qu’elle produisait chez Klimov une autre forme d’étourdissement, que l’on retrouve brièvement dans l’épilogue du film de Laszlo Nemes.

     Saul quant à lui est une présence fascinante. Un souffle, une voix, un regard, une peur qui nous est intime à mesure. Il est notre repère dans le vacarme, une silhouette vers laquelle notre regard converge pour ne pas saisir ce qui l’encercle, aussi flou soit-ce, notre guide dans son aspiration énigmatique. Il est ce rempart derrière lequel on se cache, ce père contre lequel on se blottit. Saul s’est trouvé un fils parmi les pièces – c’est ainsi que les corps sont baptisés. L’extraire des flammes est sa façon à lui de sauver l’humanité, comme d’autres prennent des photos ou se transmettent de la poudre au péril de leur vie.

     La mise en scène du camp a ceci d’extraordinaire qu’elle parvient à restituer une vérité de lieu renforcé par un travail sonore hors norme (tout en cris, chuchotements, langues multiples et vacarmes de machines crématoires) tout en misant sur l’abstraction. Cette même abstraction qui assaille Saul, dont c’est le quotidien depuis plusieurs mois. Le flou est celui qu’il s’est créé pour se protéger, ne plus avoir à prêter attention aux détails insoutenables qui font son quotidien. C’est d’ailleurs lorsqu’il s’en échappe (le petit garçon, le légiste, le photographe) que la netteté du plan dépasse sa nuque, puisqu’il accepte de voir. Une telle rigueur formelle provoque un vertige non moins ahurissant quand il s’agit à Saul de compléter sa quête, en se faufilant dans un couloir, fouillant des poches de vestes à la recherche de papier d’identité, dire quelques mots à un autre membre du Sonderkommando, tandis qu’on l’arrache presque systématiquement à sa déviation pour le remettre dans son rituel d’accompagnement à l’usine de mort pour accueillir les convois suivants.

     C’est à la fois le film le plus embarrassant (faire l’expérience des chambres à gaz) et le plus intelligent (penser la responsabilité morale de chaque plan, chaque distance, chaque élan fictionnel) qu’on ait vu depuis longtemps. Plus précisément, on pourrait dire que Laszlo Nemes a tenté de mettre en scène ce qu’il est impossible et interdit de mettre en scène mais en le faisant avec un tel courage, consciencieux des limites qu’une telle démarche engendre, que cela rend l’objet aussi précieux que passionnant à analyser. Ce n’est pas pour rien que Didi-Huberman en a fait l’objet de son dernier ouvrage, Sortir du noir, qui n’est en fait qu’une lettre adressée à Laszlo Nemes. « Le film se contente, mais c’est considérable, d’accompagner le travail, la peur et la décision d’un seul personnage » dira t-il dans les quelques lignes de cette lettre.

     Au fin fond de l’enfer, où le seul embryon de vie se situe dans l’espoir d’une évasion, Saul choisit la mort, il ne choisit pas de mourir, non, mais il se jette dans une course absurde et paradoxale (les morts avant le vivants) dans l’élection d’un corps mort incarné dans celui d’un enfant qu’il se persuade être son fils, et le sauver envers et contre tout, jusque dans une construction chaotique : Retrouver le corps, l’extirper de la table du légiste, faire dire le kaddish à un rabbin. Il invente une cérémonie au sein d’une usine de mort. Dissimuler plutôt qu’enfouir, prier pour ne pas crier. C’est une quête fondue dans la révolte de 1944 – Celles d’Auschwitz ont toutes échouées. Poussée par elle. Un dérèglement de son mouvement qui va jusqu’à mettre en péril l’insurrection. Suivre un homme qui veut sauver un mort quand tous les autres ou presque, fomentent le dynamitage du crématorium. C’est son acte de résistance à lui. Comme le photographe s’est donné comme priorité de rendre visible ce que les allemands voulaient garder invisible en faisant disparaître toutes les preuves – L’une d’elles, où l’on distingue une fumée épaisse s’échappant de cadavres brûlants, captée dans l’embrasure d’une porte, est entièrement reprise par Laszlo Nemes, pour les besoins d’une séquence, osée mais forte une fois encore, liant le photographe et Saul, le témoignage enfoui et l’étape déviatrice, le réel et la fiction.

     Ce qui prête beaucoup à interrogation éthique et morale, c’est le procédé de filmage. Comment filmer, même en ne suivant qu’un seul homme, une telle entreprise de mort sans lui ôter son impossibilité de représentation ? Comment créer un espace de figuration sans verser dans l’indécence ? Bref, comment un cinéaste, qui plus est héritier formel, semble t-il (rappelons que c’est un premier film) du cinéma de Béla Tarr et des frères Dardenne, peut filmer les camps de la mort, sans être dans chaque plan un monstre esthétisant ou un accompagnateur exacerbé ? Un embryon de réponse intervient dans la manière de mettre Saul en scène, jamais en centralisant sa plasticité spatiale, ni dans une utilisation triviale de la caméra à l’épaule et autre procédé de steadycam. Le personnage arbore une croix rouge dans son dos. De celles qui permettaient aux SS de les exécuter sans mal en cas de fuite. Et c’est cette croix qui permit à Nemes de cibler son personnage. De ne suivre que lui. Un parti pris que l’on pourrait associer à celui de l’utilisation du contre champ. Il y en a peu, très peu mais ils sont toujours choisis par le personnage, dès l’instant qu’ils entrent dans son acceptation du visible.

     Alors, comment évoquer cette folie génocidaire autrement que par le (mauvais) prisme de la fiction affective et/ou spectaculaire ou par l’intermédiaire d’essais admirables, que constituent les tentatives cinématographiques d’Alain Resnais, Claude Lanzmann ou Arnaud des Pallières qui ont chacun à leur manière tenté de rapporter des bribes analytiques d’un passif aussi chargé qu’éternel ? Laszlo Nemes arrive avec une matière fictionnelle et une représentation formelle remarquable et casse-gueule et parvient pourtant à se greffer à cette démarche cérémoniale en offrant en un sens ce qu’on croyait impossible à réussir : Un matériau supplémentaire, une adéquation entre une valeur historique inexprimable et la fiction la plus improbable, finalement digne des immuables et l’un des plus précieux documents sur la Shoah.

     On pense aussi beaucoup au travail de Sergueï Loznitza, sur Dans la brume ou My joy qui sont moins vouées à être des esthétiques du chaos que des traversées de l’enfer, englué dans la décomposition et la mort. Et ce flou permanent convoque plus indirectement celui qui devient ce glissement sur la Seine, sous ses ponts, encerclé par ses berges qui faisait l’image d’Aurelia Steiner, Melbourne de Marguerite Duras.

     Il n’y a pas de miracle au sein de la fiction. De la survie éphémère de l’enfant au gaz jusqu’à sa traversée du fleuve. Pas non plus de plan qui ne tombe du mauvais côté, soit en exagérant le hors champ, soit en le libérant grossièrement : Saul observe, impuissant, le corps se faire avaler par les eaux. Dès lors, nous ne le verrons plus. Le vrai miracle vient plus tard : C’est l’apparition de cet enfant, en chair et en os et le sourire qu’elle engendre, sur le visage de Saul. Miracle éphémère et cruel puisque le cadre fuit Saul et le film s’en va.

     C’est un film à la mémoire des morts au point d’en faire le moteur archaïque du récit, un désir de sépulture comme seule issue autant qu’il témoigne de la vie, celle quotidienne de ces hommes du Sonderkommando, qui devaient envoyer les leurs à l’abattoir avant de nettoyer leur passage, comme les nazis éliminaient les hommes et les traces de leur passage, les preuves de leur accomplissement génocidaire.

     On ne pourra jamais se séparer de ce qu’on a entendu : ces chuchotements, ces hurlements, ces voix multilingues, incompréhensibles, des bourreaux et des victimes, qui se perdent dans un chaos sonore sans fin et semblent émerger de partout, chaque recoin, chaque ouverture invisible, et donnent la sensation qu’on les entend dans la salle, que des gens discutent devant, derrière, renforçant finalement moins l’immersion pure (le trouble est si violent) qu’une fusion confuse avec le personnage de Saul, moins une impression de réel qu’une matérialisation de nos cauchemars, comme le dit très justement Georges Didi-Hubermann, dans Sortir du noir.

     S’il n’est donc jamais question d’imiter une tendance réaliste, comme on a l’habitude de se la représenter, qui plus est dans le cinéma moderne, je m’interroge. Et continuerai sans doute longtemps de m’interroger sur l’utilité d’un tel essai formaliste, la monstruosité de son accomplissement. Notamment dans cette espèce de besoin de storytelling. A l’image de ce premier plan de plongée sauvage, tonitruant, brisé soudainement par l’apparition du titre. Je suis gêné, au point de parfois l’adouber puis le rejeter dans la seconde qui suit. Pourtant, je trouve que sa distance de représentation est irréprochable. Je ne vois que son caractère courageux, son utilité, sa sincérité. Quelque chose de vraiment nouveau, quoiqu’il en soit.

     Quand Des Pallières pondait Drancy avenir en guise de premier film, à l’âge de 35 ans, Laszlo Nemes en a 38 quand il sort Le fils de Saul. Un pont s’est créé.

     Pour ne faire que paraphraser Antoine De Baecque je pense sincèrement que Le fils de Saul est le film le plus important de ces dernières années.

À la folie (Feng ai) – Wang Bing – 2015

24Les fous normaux.

   9.0   Un hôpital psychiatrique du sud-ouest de la Chine. Une poignée d’hommes enfermés, confinés dans une espace de liberté restreinte. Il y a ceux qui semblent dialoguer avec la caméra, y trouvent une oreille, un ami ou ceux qui se donnent en spectacle. D’autres se font plus discrets, pudiques parfois, recroquevillés dans leurs rituels incompréhensibles, chassant les mouches ou s’aspergeant d’eau froide. D’autres attendent, se retirent, s’échappent. Pour certains, la caméra semble ne plus exister – fruit d’une cohabitation longue, confidentielle qui prit effet sur une durée de trois mois. Chacun nous est présenté délicatement, lentement, avec un nom et une durée d’internement, qui ne vient pas chapitrer une folie mais au contraire parachever une rencontre. Un nom et une durée, les deux dernières constantes qui leur reste au sein d’un monde qui les a rejetés. Des malades comme des condamnés à mort. Cinquante personnes, tour à tour héros et figurant, se croisant entre chambres et coursive, murs blancs, épais, sans fenêtre et une ouverture grillagée donnant vue sur un monde miroir : L’étage du dessous, la folie des femmes. Espace violent duquel émerge de la tendresse, de la douceur – aussi dû aux médicaments qui les assomment – et des accolades, des caresses. Car le désir sexuel aussi a sa place, ici dans une drague impossible ou là dans une étreinte chaleureuse entre hommes. Wang Bing offre un temps et un espace à chacun de ses sujets, qu’ils dorment, courent, pissent, se cachent ou se montrent, parlent ou se taisent. Un garçon écrit sur ses jambes comme on ferait des tatouages. Un autre fait le tour de la coursive en courant comme on sort faire un footing autour d’un lac. Ils n’ont de fou que la représentation spatiale qu’on leur offre, l’impudeur qui leur est souscrit, l’ennui qui les poursuit. Il y a un vrai jeu de rôle qui se met en place aussi avec ceux qui ont toute leur tête : Ce moment délicieux où un garçon doit se déshabiller pour donner ses vêtements sales – Le tout devant une caméra et de nombreux autres internés. Ça tourne au film porno, s’amuse-t-il en s’adressant à l’objectif. C’est drôle et terrible à la fois, la vision de cette nudité, rempart brisé. Plus douloureusement encore, le film parvient à entretenir un semblant de confidence avec ceux qui se plaignent d’être devenu fou depuis qu’on les a enfermés. C’est aussi ce qui différencie chacun ici : la conscience d’être dans un asile, pour une durée indéterminée – Certains viennent d’arriver, d’autres sont là depuis vingt ans. Un carton final explique que si certains de ces hommes sont véritablement dangereux, la plupart furent internés de force par leur famille ou par la justice, pour vagabondage et autre délits minuscules. De cette immersion entre murs et grilles, Wang Bing parvient à saisir une respiration, plutôt un étouffement. Oui, c’est d’abord étouffant, suffocant. Puis ça devient une atmosphère de proximité, de complicité, c’est aussi l’histoire du tournage qui est racontée : le rapprochement entre l’artiste libre et le malade cloitré. Le lieu a quelque chose de très trouble dans sa spatialité, semble différent qu’il soit saisi de jour ou de nuit. Une affaire de lumière. Une affaire sonore, aussi. Difficile de quitter cette ambiance de cris, de rires, de pleurs qui se répondent en écho. Ce qui frappe c’est le peu d’apparitions de soignants, qui sont hors champ comme on le ferait pour les parents dans certains teen movie américains. Ils sont là pour injecter ces fameuses piqures – double dose, parfois, qui en font des zombies – ou distribuer des médicaments. Puis ils disparaissent, s’évaporent. On ne les voit jamais se dérober. Le film s’intéresse moins au fonctionnement systémique de l’hôpital qu’à la survie de ses hôtes, sorte de solitudes collective perdue dans une topographie écrasante. Planent alors quelques trouées étonnantes : L’entrevue téléphone à la grille c’est extraordinaire ; Le footing, véritable cri de liberté éphémère ; Ce plan interminablement sublime sur ce garçon amnésique qui répète ses gestes à l’infini. La plupart d’entre eux n’ont pas de famille, soit aucune possibilité de sortir, même provisoirement. L’un d’eux si, pourtant, le temps d’une permission inattendue, séquence détachée, dehors, où l’homme est accueilli chez ses parents, mais semble ne plus être chez lui, aussi enfermé qu’au sein d’une coursive barricadée. Il est notre porte de sortie mais on est presque soulagé de revenir dans l’asile. Parce que le cinéma de Wang Bing ne trouve de salut sublime que dans le microcosme : Trois soeurs d’une montagne du Yunnan ou cinquante fous d’un hôpital psychiatrique du Yunnan. Il s’agit moins de créer une politique hors champ qu’un espace de folie intime qui n’a de marginal que sa domesticité. A la folie devient en effet peu à peu une somme de gestes, intimes, désespérés, surréalistes ; Une vibration de la Chine actuelle contenue dans quelques cellules délabrées, une grille terrifiante, une coursive infinie.

Cemetery of splendour (Rak ti Khon Kaen) – Apichatpong Weerasethakul – 2015

Cemetery of splendour (Rak ti Khon Kaen) - Apichatpong Weerasethakul - 2015 dans * 2015 : Top 10 Cemetery-of-Splendour_KEY-STILL_Apichatpong-Weerasethakul-0-2000-0-1125-cropLe songe de la lumière.

   9.0   Les films du cinéaste thaïlandais sont toujours multiples, c’est en partie pour cela qu’ils sont si précieux. Il n’y a pas un noyau, mais plusieurs. Pas une trouée secondaire mais des dizaines. Un film d’Apichatpong est une somme d’évènements facilement ou non rattachables les uns aux autres.

     Dans Cemetery of splendour il est question d’une école abandonnée dans laquelle est dorénavant aménagé un petit hôpital où l’on veille des soldats qui semblent tous atteint par la maladie du sommeil, qui serait provoquée par la puissance invisible du lieu qui serait aussi un vieux cimetière de rois, lesquels aspireraient l’énergie des vivants pour leurs batailles dans une temporalité antérieure ou parallèle.

     Il est difficile de faire récit plus barge, poétique et simple. Dans la mesure où comme toujours, il n’y a rien de compliqué dans le cinéma du thaïlandais. « Le film est une quête des anciens esprits de mon enfance » dit-il. Rappelons que le cadre est celui de Khon Kaen, sa ville natale. On prend ce qui nous intéresse, on se laisse engloutir, on se laisse guider par une infinité de strates qui ne débouche pas sur un tout rationnel mais sur une infinité d’émotions méditatives et chaleureuses.

     C’est le pouvoir des images qui s’invite et avec lui celui des sons. Le film s’ouvre d’ailleurs dans le noir absolu, où l’on perçoit à mesure une multitude de bruits, discrets ou inquiétants à l’image de cette pelleteuse sur un chantier. Un chantier qui n’est autre (à nouveau) que celui de ce palais devenu cimetière devenu école devenu hôpital. Le cadre serait donc celui d’une projection mentale de la situation politique et sociale de la Thaïlande d’aujourd’hui : Une impasse mystérieuse.

     Parfois, on croit tenir une certaine linéarité, au sein de cette rencontre entre une vieille femme, handicapée par une jambe plus courte que l’autre, venue pour offrir des soins bénévoles à ce soldat qui au contact de ses massages va se réveiller, et une jeune médium qui s’immisce dans les rêves des soldats narcoleptiques afin d’en extraire des images et des sensations et les faire partager à la famille concernée.

     Un moment alors, le film se libère. Etat de grâce, extatique, appelez ça comme vous voulez : Un ventilateur appelle un mécanisme de filtration à roues. Un enchevêtrement d’escalators se fond dans un dortoir nocturne illuminé par une thérapie sous forme de néons à lumière évolutive. Parfois, le temps semble s’arrêter ou au contraire s’accélérer comme dans cette double séquence, où des passants observent, assis, le lac et les alentours du lac, puis se croisent, se lèvent, ne prennent plus le temps de s’assoir, disparaissent.

     A la toute fin, des enfants sont en train de jouer au football, le plan rappelle celui du merveilleux Phantoms of Nabua. On n’a pas fini de relier les différents films de Joe, tant chaque séquence en appelle une autre, dans un film différent, une respiration se perd dans un récit antérieure, comme les vies dans les films du cinéaste paraissent les mêmes, dans une autre temporalité. Des gens qui dansent (Syndromes and a century), un pénis que l’on caresse (Blissfully yours), un animal qui investit le plan (Le buffle de Oncle Boonmee), des apparitions folles, diverses. Le cinéma d’Apichatpong est aussi très drôle, quasi burlesque parfois, tout en gardant son calme et sa grâce.

     C’est une œuvre sensuelle, envoûtante, dont la chance de faire sa découverte sur grand écran permet d’entrer en immersion absolue. Contrairement à d’habitude, le film se borne en un lieu, cependant hyper espacé, dont on finit par définir très bien le contenu sans pourtant parvenir à en saisir tous les contours. Un film seulement, jusqu’ici, avait réussi à me faire un effet similaire, c’était L’inconnu du lac, d’Alain Guiraudie. Un lieu ici que l’on charge, non pas dans chaque plan mais presque, d’une pelleteuse creusant la terre, qui autant qu’elle s’apprête à faire disparaitre le lieu, fait revenir à la surface des couches du passé et des souvenirs – à l’image de Jenjira Pongpas (l’actrice fétiche d’Apichatpong qui y est peut-être encore plus magnifique qu’à l’accoutumée) qui raconte avoir été élève dans cette école.

     C’est alors que revenue d’entre les morts, deux princesses lui apprendront qu’avant d’y avoir une école, le lieu était habité d’un palais royal ayant traversé moult querelles entre les rois. Jamais Joe n’utilise de plans de trop. Aucun plan du passé. Aucun plan de vision. Il parvient à les mettre en scène, en relation, à faire vivre plusieurs époques dans le plan, sans les montrer. Magnifique séquence où les deux femmes voyagent dans un Palais/Sous-bois, entre grandeur luxuriante et ruines dispatchées dans la jungle, dans lequel chacune perce la vision de l’autre.

     Apichatpong reste donc bien le plus bel enchanteur du cinéma mondial actuel. Je n’en doutais pas même s’il faut bien reconnaître que ça fait un bien fou de le retrouver sous la forme du long métrage qui lui sied tellement bien. Oncle Boonmee avait déjà cinq ans. Cemetery of splendour est sans doute son film le plus proche de Syndromes and the century, qu’il faut que je revoie à tout prix, voilà qui tombe bien.

     C’est donc un film triste et doux, où la guérison sous luminothérapie côtoie les vies antérieures, la magie convoque le rêve. Et puis c’est encore un grand film sur le sommeil. Sur la cohabitation délicate des vivants et des fantômes. Toute la filmographie de Joe en est emprunte mais peut-être n’avait-il jamais été si loin. En l’état et à chaud, Je me demande si ce n’est pas mon Apichatpong préféré depuis Blissfully yours. Plastiquement c’est juste ahurissant. Bon, comme tout est génial, ça ne veut pas dire grand-chose, je sais.

Mad Max : Fury road – George Miller – 2015

Mad Max : Fury road - George Miller - 2015 dans * 2015 : Top 10 scene-from-mad-max-fury-road_100508246_lBadass Furiosa.

   8.5   Ce qu’il a toujours manqué à la franchise c’était une vraie course poursuite jusqu’à l’abstraction. Le deuxième volet s’en approchait, surtout lors d’un dernier tiers de toute beauté où la sensation de vitesse caressait un extrême parfum de mort. Avec Fury Road, Miller pousse la mécanique jusqu’à son point de rupture. Jamais il ne se pose ni se repose sur une facilité de scénario ou une transition standard. Un mouvement permanent, parfois hallucinogène (accélérations, variations plastiques et plans improbables) catapulte le film dans une dimension vertigineuse, sans précédent.

     Surtout il y a dans cet univers de sable deux grandes idées implacables : Tout d’abord, cette progression atypique, fuite en ligne droite, sans jamais s’en départir, d’un Point A vers un Point A’. L’idée pourrait rejoindre la construction du troisième volet, dans lequel on s’extirpait du dôme du tonnerre pour y revenir et le détruire. La citadelle a remplacé le dôme. Mais sa structure ne répondait à aucun parti pris, aucune transcendance. C’était balisé, pour toute la famille. En plus d’être purement dédié à la jubilation, le geste ici est politique et en dit long sur Miller lui-même, qui n’aura donc eu de cesse de travailler le sequel, qu’il faille en passer par un cochon parlant, des pingouins dansants ou des guerriers de la route.

     L’autre grande idée ce sont les embûches, autrement dit le parcours qui caractérise cette fuite dantesque, les différents mondes traversés, comme on pourrait le faire dans un jeu vidéo. Chaque chapitre (souvent marqué par un cut au noir brutalement silencieux) est un nouveau lieu, un autre décor qui imprime sa présence démoniaque : Le passage du goulet, porte de pierres minuscule, gardée par des motards qui ne sont pas sans rappeler ceux de la bande au chirurgien dans le premier volet. Il y a l’évocation de la green space et ce qu’elle renferme finalement : Violent désert de boue, régné par les corbeaux, surplombé d’un arbre mort. Une séquence nocturne qui renferme une autre esthétique qui n’est pas sans évoquer le trait d’Enki Bilal, le pont suspendu de Sorcerer et les marécages de L’histoire sans fin. Il y a aussi des dunes, des espaces morts, une tempête de sable, un lac salé.

     Et puis il y a des gueules. Mad Max ne serait pas Mad Max sans ses présences semi-humaines, souvent jubilatoires. Si le seigneur Humungus a disparu, son remplacent, Immortan Joe, dont l’acteur (Hugh Keays-Byrne) n’est autre, attention, que le méchant du premier Mad Max, qui était mort mais ne l’est plus. C’est dire combien Miller se fiche des règles. Un personnage qui n’est pas en reste avec ce maquillage bigarré, masque gothique et respirateur artificiel à l’appui. Sans compter qu’il est à la tête d’une citadelle géante, qui trait les femmes (Une séquence tout droit sortie du Taxidermie de Gyorgi Palfi) et assoiffe le peuple. Je ne parle même pas de ces guerriers blancs, war boys quasi immortels ni de ce guitariste fou ni de ces mères porteuses pour le moins succulentes. C’est du délire.

     La franchise mériterait que l’on s’attarde un peu sur un élément fort qui parcourt les quatre films : l’enfant monstre ; autrement dit un entremêlement permanent entre l’image de l’innocence et la pureté de la violence. Aux deux bébés menacés dans le premier volet répond cet enfant sauvage dans The road warrior, avant qu’ils ne soient encore que des embryons dans Fury road, malmenés là-aussi, suffit de se rappeler le sort réservé à l’une des mères porteuses. Miller n’a jamais fait dans la dentelle là-dessus. Dans Mad Max, premier du nom, quand la mère avait encore, selon les urgentistes, de maigres chances de s’en tirer, le bébé, lui, était déjà mort. L’enfant est systématiquement ici séquestré par le monstre. Et vice versa, les monstres ont souvent des apparences enfantines. Toecutter pleurnichant face à une arme feu, l’homme-bébé de Fury road ou MasterBlaster, le colosse attardé mental de Beyond Thunderdome. C’est parfois même plus discret que ça : Il suffit de se remémorer cette brève apparition, dans le premier volet, du cheminot qui reçoit le gang de motards : Petit bonhomme, vieux et laid, juché sur une silhouette de gosse, habillé comme un gosse, marchant comme un gosse.

     Max a plus ou moins disparu de ce quatrième opus, le très discret Tom Hardy campe idéalement ce prisonnier attaché au-devant d’un véhicule de guerre pendant une demi-heure et arborant un masque de fer pendant une bonne moitié de film. Il est vivement relayé par Furiosa, une Charlize Theron méconnaissable, qui est le vrai déclencheur du récit, du soulèvement, s’accaparant cette course effrénée, moins pour l’essence cette fois qu’un eldorado vert débarrassé du dictat. 

     C’est un grand film qui avance et donc recule, tout en suivant une logique implacable, une cohérence géographique que n’avaient sans doute pas (faute de budget, aussi) les trois opus des années 80. Et puis merde, quoi, depuis quand n’avions-nous pas pris un tel déluge d’action badass dans la gueule ?

It follows – David Robert Mitchell – 2015

14. It follows - David Robert Mitchell - 2015Fear and desire.

   9.0   Je n’avais pas été agrippé en salle comme cela depuis très longtemps, et ce dès les premières secondes et cette plongée en banlieue, avec l’angoisse du jour déclinant, dans un scope et une ambiance similaire à l’ouverture d’Elephant il y a plus de dix ans. Seule la tombée de la nuit nous éloigne des lumières d’un Gus Van Sant et nous rapproche davantage de celles d’un Halloween. It follows ne lâchera alors plus Carpenter.

     Pur film hommage et bien plus encore. Car en terrain semble-t-il connu, voire rebattu, il y a un je-ne-sais-quoi d’emblée insolite : Une adolescente en nuisette sort de chez elle en criant, elle semble fuir quelqu’un ou quelque chose, mais on ne voit personne, sinon une voisine qui lui offre son aide et un père dépassé par les évènements – L’adulte sera réduit tout le film durant à cet état figuratif, sinon hors champ. Elle s’arrête un instant sur la route, la peur au ventre, file sur le trottoir d’en face, court encore puis se précipite à nouveau chez elle. C’est une entrée sublime qui semble en apparence à la fois faire office d’enrobage poseur (la photo est magnifique, on dirait du Gregory Crewdson) et de parodie de films d’horreur (les cris d’une ado sexy à moitié à poil) tant cette curieuse boucle, aussi belle soit-elle, fait plus théorique et anormale qu’autre chose. On verra plus tard que cette intro folle acquiert toute sa légitimité. Le deuxième parti pris vraiment hallucinant qui brise les attentes propres au genre ce sont ces lourdes et stridentes nappes électroniques, qui font office de bande sonore. Du pain béni. Je signale que cette bande originale signée Disasterpeace est une tuerie à elle seule. La séquence ne s’arrête pas là (mais sur une plage, dans un scope écrasant d’océan et de sable, laissant échapper un corps atrocement mutilé, qui rappelle l’ouverture de Jaws) mais en tant qu’entrée en matière, difficile de soutenir la comparaison.

     Qui aujourd’hui dans le cinéma français pourrait créer un dispositif pareil, sinon Fabrice Gobert ? Et quand bien même toute l’admiration que je voue à Simon Werner a disparu et Les revenants, je n’ai pas l’impression que leur volontarisme soit aussi fou que celui mis en œuvre par David Robert Mitchell. Si It follows est parcouru de partis pris plastiques tout à fait cohérents en plus d’être étincelants, il faut aussi saluer son dispositif mise en scénique général tant il multiplie les effets simples, de fuite et de vertige. S’immiscent régulièrement d’étonnantes panoramiques, à l’image de la séquence d’ouverture ou plus loin un procédé similaire dans une salle de classe (rappelant une scène de Freddy, les griffes de la nuit), ou plus tard encore dans un couloir de l’université, où d’abord la présence apparaît au loin avant de se rapprocher inéluctablement, puis de disparaître on ne sait trop où. L’effet nous conviant une fois de plus à ne faire qu’un avec le personnage visé, entre semblant de vue objective et vertige tournoyant de la peur du hors champ.

     Venons-en au fait : It follows ce n’est pas une banale chose d’apparence humaine qui marche lentement vers toi pour te tuer. Ce sont aussi toutes les peurs matérialisées dans un corps zombifié, abominable représentant du monde adulte, de la fin de l’insouciance enfantine et de la mort en marche, qui t’extirpent brutalement de ton cocon. En effet, la plupart du temps, le personnage incarnant cette chose (puisqu’elle prend toujours une nouvelle forme, humaine mais nouvelle) est une représentation de la mort au sens large : Personnes âgées, corps difformes (un géant), enfants déréglés (le voyeur discret du début), corps débauchés (la femme nue, la junkie) et bien entendu la perte des proches (le père disparu). C’est la crainte de grandir, de vieillir et de voir son corps se métamorphoser. Le film pourrait alors aussi être une métaphore du SIDA (maladie que l’on refile mais dont on ne se défait pas) – D’autant que le film s’ancre esthétiquement dans les années 80/90, bien que rien ne soit précisé quant à la temporalité – sans pour autant que l’idée soit appuyée au point de dévorer le récit et la mise en scène.

     Le film dit beaucoup sur le refus et la crainte du monde adulte. Déjà, truc tout bête, le film en est dépourvu. Comme il est aussi dépourvu d’enfants. Deux mondes antipodiques laissés hors champ – On les évoque parfois mais nous ne les verrons jamais – pour plonger en plein cœur d’une adolescence tourmentée. Un rapprochement supplémentaire avec Halloween, de Carpenter. Auquel on pourrait tout aussi bien joindre Virgin suicides, aussi bien thématiquement qu’esthétiquement. Des films sans adultes, ou presque. C’est le refuge de l’enfance convoité d’entrée au départ d’un bref jeu de rôle, avec ce garçon se rêvant enfant à nouveau, entouré d’une famille attentionnée, l’âge insouciant où tout est encore possible. Ailleurs c’est Jay fuyant sa peur pour se réfugier dans un jardin d’enfant sur une balançoire. La parabole de cette crainte de la fin du cycle adolescent et de l’inéluctable rapprochement de sa propre mort s’immortalise au sein même du survival : Soit en couchant avec un autre, soit en gagnant du temps. En effet, les choses n’étant pas suffisamment rapides il suffit de s’échapper très loin pour gagner de précieux jours de répit, d’où cette évasion à la plage, entre autres, ultime refuge de jeunesse.

     Parce qu’avant toute chose, It follows est un survival dans les règles de l’art, qui jouit d’une immersion absolue et d’un processus identificateur envers Jay, comme Carpenter le faisait pour Jamie Lee Curtis ou Wes Craven pour Neve Campbell. On souffre entièrement avec elle. Jusque dans ses visions dont elle est la seule à prendre connaissance. Jusque dans cette piscine – L’une des séquences horrifiques les plus dingues vues depuis longtemps.

     Mais c’est surtout un beau film sur l’adolescence, parvenant à saisir leur promiscuité crue (un peu entre le cinéma d’Araki et celui de Clark) et leurs douleurs intimes. Ici un pet gratuit d’une ado lisant L’idiot, devant un vieux film fantastique. Là un tas de mouchoirs retrouvés sur des magazines pornos. Le petit monde à la fois tendre et cruel dans lequel ils virevoltent. Tendre sans sa peinture délestée des paillettes habituelles. Cruel parce que certains corps se croisent dans le temps un peu nonchalamment (c’est le cas de ceux de Jay et de Greg) tandis que d’autres, dont la gêne et la timidité sont plus marqués, ne se croiseront jamais. L’intelligence du film est de ne pas avoir noyé le récit sous une pluie de symboles esquivant par exemple le gros poncif de la première fois. En effet, si Hugh parvient à refiler sa malédiction à Jay ce n’est jamais pour lui avoir ôté sa virginité – On apprend un peu plus tard que Jay et Greg avaient déjà couchés ensemble au lycée. C’est donc une peur qui n’est aucunement motivée par un quelconque reflet puritain qui aurait fait du sexe le catalyseur de la débauche. Non, la source des maux provient simplement d’une peur de grandir étirée jusqu’à cette peur du sexe chez les adolescents – Paul étant à ce titre le personnage le plus fort, opaque, tourmenté.

     Le jeu de mains final est sensiblement le même que l’issue qu’offrait Ruben Ostlund à son couple de personnage à la fin de Snow therapy – la superbe séquence dans le brouillard. Deux sorties qui semblent dire qu’il vaut mieux s’aimer et se battre puisque rien ne nous empêchera de continuer à avoir peur. Ce retournement final, autant basique (les coeurs se trouvent) qu’insolite (point de carnage absolu comme il est généralement légion dans le slasher) confère au film un statut éminemment supérieur au simple survival horrifique qu’il dit représenter : C’est l’adolescence qui survit, par-delà ses angoisses, dans l’amour et la complicité.

     Enfin, évoquons les lieux. Après Jarmusch l’an passé, voilà encore un film qui s’aventure dans le Michigan, plus exactement à Détroit. Et le choix est bien entendu tout sauf aléatoire, d’une part puisqu’il s’agit de la ville du cinéaste, d’autre part car elle participe pleinement à accentuer l’aspect mortifère vers lequel tend le film. Avec ces ruines qui semblent non loin de contaminer les quartiers pavillonnaires, les grands immeubles délabrés (la séquence pivot est à ce titre sublimissime, tout en masse de pierres et lignes de fuites terrifiantes, un vrai dédale labyrinthique crépusculaire). Ambiance que l’on trouvait aussi dans Only lovers left alive, éternel film  nocturne, où l’on s’en allait dissoudre un corps dans l’une de ces ruines insensées ou bien où l’on dansait dans un ancien cinéma plein air devenu immense parking. Plus qu’une ville morte, Détroit semble être une ville hors du temps. Comme l’est Only lovers left alive. Comme l’est aussi It follows. Pas tant pour une quête pseudo universelle que volontiers vertigineuse, où l’abolition de repères spatio-temporels permet au spectateur de se créer à l’intérieur, ses visions intimes et son propre monde.

Snow therapy (Turist) – Ruben Östlund – 2015

10933908_10152682606877106_6256093885274080509_nUne semaine de vacances.

   9.5   Les Arcs, Savoie. Un couple de suédois relativement aisé, accompagné de leurs deux enfants, sont venue passer cinq jours de séjour sportif, exaltant et ressourçant dans un hôtel de luxe aux pieds des pistes de ski. Cinq jours à l’écart, entre le repos et la glisse, bientôt perturbés par un évènement improbable, à la fois majeur et anodin : Alors qu’ils sont sur le point de manger sur une terrasse d’altitude avec vue sur le domaine skiable, une avalanche déclenchée, mais colossale, fonce droit sur eux, disparait avant de les ensevelir, les laissant dans un climat d’angoisse brumeux, qui se dissipe finalement. J’y reviens.

     Le film est rythmé par le fonctionnement des téléskis, télésièges et autres remontées mécaniques, créant une ambiance singulière qui n’appartient qu’aux stations de ski. J’ai toujours été fasciné par ce climat sonore imposant. Le film est aussi marqué par un certain ordonnancement, un sentiment décisif, fataliste, post Hanekien. C’est une expérience à détonateurs : Une avalanche dans un décor, un aveu lors d’un diner. Au climat résolument aérien qui rythme la première journée de glisse, entre ces pistes immenses et ces remontées mécaniques désertes, que l’on caresse au gré d’une balade envoutante, répond une forme beaucoup moins aléatoire, sévère construction chapitrale agrémentée régulièrement par le Presto de L’été de Vivaldi. Le procédé est grossier sur le papier mais le film l’utilise à merveille, déjà parce que le morceau n’accompagne rien, aussi parce qu’il marque le début ou la fin d’une journée, placardé derrière un brossage de dents ou enveloppant les quelques plans qui dévoilent l’immensité dévorante de la station.

     La première séquence du film est un hommage explicite (mais peut-être pas si volontaire) à un film de Alex Van Warmerdam, Les habitants, lequel s’ouvrait de façon similaire sur une photo de famille que l’on shootait à plusieurs reprises et qui se retrouvait scène suivante sur le panneau publicitaire d’un nouveau quartier. Il s’agissait de modèles. Snow therapy s’ouvre aussi sur une photo de famille, prise sur les pistes de ski, par un professionnel, de celles qui nous coutent un bras lorsque l’on veut les récupérer en boutique. Il faut poser comme ci, sourire comme ça, c’est kitch et ridicule. D’emblée le film est traversé par un humour bien à lui, un burlesque au tragique sous-jacent. Les clichés seront visibles en fin de journée, éternels témoins d’un bonheur familial en montagne, instantanés qui seront probablement plus tard placardés au-dessus d’une cheminée, afin que tout le monde puisse profiter de cette image de bonheur trafiqué.

     La grande idée de Snow therapy (d’abord baptisé Force majeure, allez comprendre le pourquoi du comment…) est d’avoir opté pour une variation conjugale et familiale au départ d’un seul évènement qui engage un seul geste, qui bouleverse absolument tout. Une scène, celle de mon photogramme, qui est aussi celle de l’affiche, sublime mais tellement attendue qu’elle en est déceptive dans son déroulé, forme pourtant le socle de tout le film, ce sur quoi il s’embrase, non pas en tant que film à catastrophe naturelle mais film à cataclysme conjugal. Ce sur quoi le couple ne se relève pas. Une simple avalanche. Un peu plus qu’une simple avalanche – l’effet spécial est par ailleurs très réussi. Et le plan unique en question (Soleil/Blizzard/Soleil) est une absolue merveille.

     Une deuxième journée de ski bien perturbante, on l’imagine, qui va contaminer les jours suivants mais pas forcément comme on l’attendait. Les dommages ne sont pas visibles, pourtant toute l’unité familiale est mise à mal. Ils skiaient ensemble, faisaient la sieste ensemble. Et ce n’est plus le cas. La mère a d’ailleurs pris une journée de glisse pour elle seule. A l’image du Liberté Oléron de Podalydès, les vacances deviennent un inévitable terrain de conflits. Et si Snow therapy s’avère nettement plus grave, les pointes d’humour typiquement suédoises ne manquent pas de bouleverser la teneur du récit. Et le film regorge alors de situations folles, toutes plus inattendues et dérangeantes les unes que les autres, souvent emballées dans une longueur de plan nous conviant forcément au malaise. Qu’il s’attarde sur un éprouvant diner, le drone d’un enfant survolant façon soucoupe volante la station dans une nuit surréaliste, séquence sublime et énigmatique – j’entendais dans la salle de nombreux « C’est quoi ce truc ? » je pense que certains ont soudainement cru que les extraterrestre allaient débarquer – ou les pleurs improbables d’un mari défait. Et je ne vais pas m’attarder sur cette séquence finale de bus dans les lacets. Idée de génie ! Le film est continuellement traversé par des éléments perturbateurs exagérés, d’étranges personnages (l’homme de ménage) ou une ambiance inhabituelle, à l’image de ce progressif enfouissement dans le brouillard (le film s’enlisant même avant son sublime épilogue dans le blanc le plus écarlate) ou de ces explosions provenant des détonateurs artificiels d’avalanche. Il y en a tellement que ça devient un gag, mais un gag un peu macabre, dérangeant.

     A la différence d’un Farhadi qui travaille lui aussi les engrenages des rapports humains, selon une mécanique savamment huilée, Östlund progresse à l’envers des canons mélodramatiques, en agrémentant les fissures avec une étrange dynamique, parfois même avec rien. Un rien qui s’amplifie durablement, sans que l’on en saisisse la portée, sans que l’on en soit soudainement dévasté. Simplement en nous aspirant dans son tourbillon. On n’évite cela dit pas toujours les postures d’auteur scandinave, à l’image d’interminables plans fixes proche de la pose, notamment dans leur découpe interne, ainsi qu’un appui un peu inutile de scènes malaisantes et forcément métaphoriques comme le faux plan drague. Mais comme souvent tout est dynamité dès la scène suivante, ce n’est pas gênant. A l’image du second couple qui est l’incarnation de nos sentiments de spectateur, le récit interroge intelligemment les conventions sociales, morales et familiales, ainsi que la dimension héroïque convoitée, dans les films comme dans la vie de manière générale, la protection des siens face à l’élémentaire instinct de survie, les notions de courage et de lâcheté. C’est assez passionnant de voir le cinéaste bouleverser à ce point les codes des films conjugaux et catastrophes à la fois.

     C’est à mes yeux d’ores et déjà l’un des hauts faits de l’année. C’est un film qui m’a complètement retourné. Avec ce cadre infiniment majestueux et tragique à la fois. En fait, je crois que je rêvais de voir un film de cette trempe sur une décomposition conjugale en montagne. Une avalanche d’imprévus, s’attaquant à l’occidental moderne, dans ce qu’il renferme de plus solitaire, idéaliste, désorienté et contradictoire. Franchement, je serais prêt à y retourner.


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silencio


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