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Homeland, Irak année zéro – Abbas Fahdel – 2016

18. Homeland, Irak année zéro - Abbas Fahdel - 2016Je veux voir (et filmer).

   10.0   Ce titre « Irak année zéro » évoque d’emblée forcément le grand film de Roberto Rossellini. Il s’agit là aussi de l’errance d’un enfant-guide au milieu des ruines. « Bagdad ville ouverte » aurait aussi fait un excellent titre, mais de la trilogie de la guerre rossellinienne c’est davantage à Païsa que j’ai pensé, tant le film, malgré son ancrage intime, s’ouvre sur le collectif au moyen d’une infinité de ramifications – on écoute la famille puis les amis puis de nombreux citoyens – et prend la route (essentiellement dans sa seconde partie puisqu’il était interdit de tourner dans les rues irakiennes sous le régime de Saddam Hussein) comme on remontait le fleuve dans le chef d’œuvre néoréaliste de l’auteur italien. 

     Abbas Fahdel, irakien d’origine, monte à Paris pour suivre des études de cinéma, notamment les cours de Jean Rouch. Il vit dans la capitale française depuis la fin des années 70. En 2002 il décide de revenir sur sa terre natale pour accoucher d’un premier documentaire, Retour à Babylone. Il y retourne en 2003 pour y filmer sa famille, les lieux de son enfance tandis que le pays se trouve devant l’imminence d’une nouvelle guerre. L’attente s’éternise (un an de rushs) il repart en France, pour la naissance de sa fille. La guerre éclate quelques jours après son retour. Quand il revient, Bagdad est tombée, le pays est occupé par les forces américaines et en proie aux pillages. Après avoir filmé le quotidien d’avant la bataille, il rend compte de celui d’après, d’où un film en deux parties distinctes, séparées de l’ellipse qui raconte son absence.

     D’abord, l’auteur filme le quotidien des siens, capte des instants de vie, simples, chaleureux. Ici on prend le thé devant les apparitions télévisées de Saddam Hussein – Fahdel filme des visages, des regards, les mains. Là on prépare le repas ou bien on fait la vaisselle. Observation d’une mécanique qui sans aucun doute replonge Abbas dans son enfance – De toute façon, l’enfance est le vrai moteur de ce film. Mais déjà quelque chose a changé, la perspective de la guerre s’installe. On s’y prépare en construisant un puits dans le jardin en prévision des coupures d’eau courante, ou bien en faisant sécher du pain. On renforce les fenêtres afin qu’elles ne cèdent pas au souffle des explosions – Sans doute l’une des images les plus fortes que le film laissera, puisque ces lignes de scotchs font le lien avec la précédente guerre : On colle le ruban adhésif en suivant les traces laissées par ceux de la guerre du Golfe.

     La première partie se ferme sur une séquence majeure qui dilate toute temporalité : On se situe toujours en temps de paix suspendu, dans l’attente de la guerre mais on panse toujours les plaies de 1991. Abbas accompagné par son neveu Haidar (durant une grande partie du film) visitent les ruines d’un abri jadis pulvérisé, où périrent des centaines de personnes. Le lieu est devenu musée, un tapis rouge ouvre le passage mais le reste, autour, n’est que gravats, et sur un pan de mur sont affichés les photographies des victimes et des corps calcinés. Fahdel rend compte de ces images et filme longtemps le trou béant laissé par l’obus. C’est évidemment d’autant plus terrible que l’on sait le pays sur le point de revivre ces drames.

     Dans la seconde partie, l’Irak n’est plus régenté par Saddam Hussein mais placée sous le joug américain. Fahdel quitte les intérieurs pour prendre la route – On pense alors aux films de Kiarostami ou à cette sortie éphémère dans A la folie, de Wang Bing – et circuler entre les ruines et les barrages militaires. Les paraboles jusqu’alors interdites fleurissent sur les toits. Les télévisions diffusent des clips et des pubs en remplacement des spots de propagande. Il n’y a plus trois journaux de presse mais cinquante-huit. C’est un autre Irak. Lorsque Fahdel filme la population, certains disent regretter le régime de Saddam, d’autres préfèreraient revenir au temps de la monarchie, d’autres encore annoncent que le peuple irakien d’ordinaire pacifique ne tient pas à être libéré des griffes de Saddam pour se faire envahir par l’armée américaine. Tous savent que le grand gagnant de cette invasion n’est autre que la peur, provoquée par cette insécurité florissante faite de pillards et d’affrontements civils en tout genre. Les enfants, eux, sont restés insouciants et acceptent ce nouveau paysage, ces ruines comme terrain de jeu, s’amusent à approcher les soldats, continent de jouer à la guerre, allument des pétards sur les rives du Tigre ou ramassent des explosifs usagers, quand ils ne sont pas marqués des séquelles de la guerre.

     Un moment donné durant la seconde partie, l’auteur se rend à la cinémathèque de Bagdad, qui à l’instar de bâtiments symboliques du régime de Saddam, s’est évaporé sous les bombes. Nombre d’archives sont irrécupérables, des tas informes de pellicules jonchent le sol détruit, la salle de projection dévoile ses sièges calcinés. Peut-être est-ce en revoyant ces images ou en y songeant que Fahdel s’est convaincu de les monter, de les insérer dans ce film, de faire ce film – Notons qu’il fallut dix années à l’auteur pour qu’il y retouche, parce qu’elles étaient trop douloureuses pour lui – pour ne pas qu’elles tombent dans le même oubli que cet établissement évaporé. A moins que ce ne soit parce qu’une partie de son pays soit aujourd’hui contrôlé par Daesh ?

     Le film n’est jamais tenté ni par le sensationnalisme ni par le chantage lacrymal, mais s’il est constamment dans cette retenue c’est moins pour (trop) contrôler / respecter cette distance que pour restituer le propre point de vue du cinéaste, celui d’un homme de retour sur les lieux de son enfance, qui n’aura ni ressenti la menace naissante du conflit ni vécu frontalement la guerre puisqu’il est rentré puis revenu après la chute de Bagdad. Homeland, Irak année zéro eut été plus douteux s’il avait cherché à être un film-constat moraliste, pédagogico-universaliste. En somme, c’est un voyage à hauteur d’enfant – Celui qu’était Abbas bien qu’il soit dorénavant adulte ; celui qu’est Haidar son neveu, notre guide ; et tous les enfants que l’on croisera au gré de ces 334 minutes.

     Bien qu’il soit monté, mixé, construit, le film d’Abbas Fahdel est catégoriquement minimaliste dans ses effets, respectueux de chacun de ses partis pris qu’il s’est d’emblée imposés. Par exemple il n’y aura pas de voix off. Les éléments qu’on pourrait offrir ainsi dans un autre film sont ici dévoilés lors de rares et discrets sous-titres, souvent réduits à la présentation du visage à l’écran (Mon frère Ibrahim, ma nièce Kanar…) à moins qu’on en dise davantage sur leur tragique destin – De cette manière, Fahdel nous apprend très tôt dans la première partie (afin de ne pas miser sur le choc de la surprise quand on s’est attaché à lui) que Haidar sera tué par un tireur inconnu après l’intervention américaine. Là encore aucune roublardise : Fahdel était rentré en France quand Haidar est décédé. C’est donc un carton à la fin qui nous l’apprend.

     Des partis pris il y en a tant d’autres. Pas de musique dans ce film, évidemment. Pas d’écart esthétique ni de flashbacks ni d’images d’archives. Tout est craché là, brut, au présent, mais dans un présent plutôt étrange, d’une part car le conflit répond (par les souvenirs de chacun notamment) sans cesse en écho à celui de la guerre du Golfe (Souvent, 1991 et 2003 se confondent, notamment lorsque le film plonge dans la misère irakienne, touchée par l’embargo), aussi car l’ellipse centrale crée autant une cassure nette qu’un hors-champ terrible, aussi parce qu’il aura fallu dix ans à Abbas Fahdel pour se replonger dans ces images et nous les offrir.

     L’autre importance d’Homeland, Irak année zéro et pas des moindres c’est le contrechamp qu’il offre des images télévisées. Les images de guerre prennent une autre valeur, il ne s’agit plus de rendre compte des missiles, des rangées de chars d’assaut, d’un désert noir sans vie, mais de voir les maisons, les rues, les intérieurs, les extérieurs, de voir le peuple irakien dans l’intimité de son quotidien, de l’écouter. C’est un grand film de guerre, le plus important depuis longtemps, mais il n’y a pourtant aucune scène de violence, aucune scène de guerre. Pourtant, une tension s’installe et ne quitte jamais le film.

     Si le film s’ouvre sur le collectif, Haidar restera le point d’inertie. Il a douze ans. Il est notre guide. Il est à la fois le guide parfait, raconte et commente beaucoup, tient tête aux adultes, avec juste ce qu’il faut de candeur et d’insolence, d’intelligence et de curiosité, mais à la fois ce qui frappe pourtant très vite, tragiquement, c’est qu’il en sait beaucoup trop pour un enfant de douze ans. A grandir avec cette conscience de la guerre, cette conscience historique, cette conscience politique, il en a oublié de grandir comme un enfant de son âge. Quelque part, ce film il est pour Haidar. Je suis persuadé qu’Abbas Fahdel s’est décidé à monter ces images pour lui. Pour le ressusciter, en un sens.

     De cette fresque intime, documentaire fleuve de 5h30, que l’on peut donc regarder d’une traite ou que l’on peut appréhender en deux fois (Avant puis après la bataille) Abbas Fahdel livre un document passionnant doublé d’un témoignage précieux, dans la lignée du Shoah de Claude Lanzmann. Je ne suis pas irakien, n’ai jamais mis les pieds en Irak, j’ai pourtant le sentiment au sortir du film que cette famille c’est un peu la mienne : Les proches d’Abbas Fahdel, ses nièces, son neveu, son frère, j’ai traversé cet étrange présent à leurs côtés, j’ai vu leur quotidien et leurs rires, leur peur, leurs douleurs et le grand malheur qu’ils traversent, eux comme tant d’autres. Ce n’est pas la guerre que les médias nous avaient représentée, mais la guerre vue à travers le prisme d’hommes, femmes et enfants qui vivent dedans.

Premier contact (Arrival) – Denis Villeneuve – 2016

15732643_10154280436602106_2911565007132654032_oFirst encounter.

   9.0   Le film s’ouvre sur un souvenir en forme de confession. Dans un préambule malickien, dans les formes, une femme évoque son bonheur d’être mère, voix off à l’appui et composition élastique tout en bribes de réminiscences. L’évocation du bonheur est aussitôt relayée et brisée par le calvaire de la maladie, la douleur du deuil. Une enfant jouait dans une prairie, une adolescente est terrassée par le cancer. C’est notre premier contact avec le film, une fragmentation du temps, accélérée, qui raconte un destin ample et tragique sur plusieurs années, façon Là-haut. Une manière d’appréhender le présent à venir aux côtés du personnage avec l’empathie et l’intensité que l’on trouvait déjà dans Incendies, du même Denis Villeneuve. Rester collé à son héroïne coûte que coûte, tout en découvrant en même temps qu’elle le découvrira, son histoire. C’est On the Nature of Daylight, de Max Richter, qui guide ce bref et multiple souvenir, à la fois doux et effrayant – On se croirait autant revenu dans le Shutter Island, de Scorsese que du côté de cette merveille de série HBO The Leftovers. Premier contact n’allait plus me lâcher.

     D’étranges flash-back, qui reviendront à de nombreuses reprises et qui seront in fine tout à fait autre chose, entrent ici et là, au détour d’une pensée ou d’un rêve, on ne sait pas toujours ce qui les motive ni leur fonctionnalité dans la progression de l’intrigue, mais l’on sait qu’ils ébranlent son hôte au moins autant que le deuil insurmontable torturait le quotidien de Ryan Stone (Sandra Bullock) dans Gravity. Ces souvenirs réapparaissent de plus en plus sous forme de flashs, le temps semble distordu, à l’image de l’âge de l’enfant qui change d’un souvenir à l’autre. Ici un dialogue éveille un doute, une fissure qui fait entrer le souvenir dans une autre dimension, là c’est une manière de camper le choc – Et Amy Adams le joue avec une retenue remarquable et bouleversante – dans un permanent regard trouble. Aussi trouble que l’écran qui s’érige partout. Puisque l’autre constante de Premier contact, c’est la communication, la problématique du langage, les écrans qu’il doit traverser.

     Au début du film, après l’introduction, dans l’amphithéâtre universitaire au sein duquel Louise s’apprête à faire cours, les téléphones des élèves se mettent en branle, les écrans tétanisent l’assemblée. On demande à Louise de mettre une chaîne d’informations ; Un autre écran se déploie alors mais ce sont les visages et celui de Louise en premier lieu, que Villeneuve nous convie à voir, des visages effarés. On comprendra vite qu’une invasion extraterrestre est en marche : 12 vaisseaux en forme d’ovoïde sont apparus à divers endroits du globe. C’est celui du Montana qui va nous intéresser. Celui vers lequel le gouvernement américain envoie Louise pour ses capacités de linguiste hors pair. On ne verra aucun des autres vaisseaux, le film ayant choisi l’angle intime, celui de cette femme, pour se plonger dans le genre archi rebattu du film de science-fiction tendance rencontre entre l’Homme et les extraterrestres.

     Il va falloir dialoguer avec les extraterrestres, décoder pour comprendre leur langage afin de leur poser la grande question : « Quelle est le but de votre présence sur Terre ? ». Et tout le film consiste à construire ce terrain de langage commun. Entre l’Homme et l’extraterrestre ; Entre Louise et l’histoire de sa vie ; Entre le film et son spectateur. Trouver le bon créneau, le bon signe, le bon tempo, pour s’y lover dans un premier temps, apprendre à cohabiter. Et Villeneuve prend le temps qu’il faut, à l’image de la scène du premier contact, brillante, fascinante, angoissante, dévoilant d’étranges céphalopodes géants cachés derrière un écran de fumée qu’on approche après avoir traversé un immense corridor à gravité zéro. Cohabiter puis accepter son ambivalence (qualités/défauts, points communs/différences mêlés) pour enfin le recevoir pleine gueule, dans une harmonie d’autant plus bouleversante qu’elle s’avère aussi douce que conciliante.

     La panique générale, chère à nombreux films du genre, est évacuée du récit, simplement répertoriée sur les visages militaires et scientifiques qui se côtoient sous des tentes de fortune ou d’un ordinateur (continent) à l’autre. La douceur fait partie intégrante du film. Il fallait être pudique dans l’évocation du deuil, calme dans l’approche entre les deux communautés, limpide dans sa forme pour ne pas tomber dans un rance spectacle ni s’embourber dans sa géographie. Il y a très peu de lieux dans Premier contact. Et sitôt que le plan capte une certaine immensité (La plaine du Midwest, la hauteur du vaisseau/monolithe, Louise aux côtés de l’heptapode) c’est pour raconter quelque chose de précis, ce n’est jamais gratuit. La sophistication vassal, immobile, imposante s’oppose d’emblée à une désorganisation humaine, dispersée et minuscule : Magnifique plan, aérien, élégant, quasi panoramique, dévoilant deux entités, l’une stable et l’autre grouillante. Il faudrait saluer le travail musical de Jóhann Jóhannsson (doux drone brumeux aux stridences infimes et résonnance de cornes) tant il semble au moins autant en adéquation avec l’image que celui de Mica Levi dans Under the skin. Tout est tellement à sa place que la séquence à priori déplacée du tunnel explicatif, n’entache en rien sa dynamique et convient d’un étrange changement d’axe, ouvrant droit sur l’imaginaire plutôt que d’en dévoiler toutes ses textures.

     Premier contact choisit de reprendre là où Rencontres du troisième type s’arrêtait, juste avant une possibilité de conversation. Il m’aura en outre permis de comprendre ce qui m’a toujours manqué dans le film de Spielberg, ce que le film convoque sans cesse mais brise d’une lame de générique : Terriens et extra-terriens peuvent communiquer, à condition de leur laisser le temps de trouver un moyen de le faire. Le temps c’est ce que demande Louise Banks, en permanence. Du temps pour relier les deux langages. Du temps pour déchiffrer l’autre langue et ses logogrammes aux motifs complexes, crachés à l’encre. Idée sidérante de beauté, par ailleurs, qui l’est davantage dès l’instant qu’on apprend que la signification de chaque glyphe inscrit dans un cercle dépend des glyphes qui l’accompagnent. Langue d’autant plus étrangère aux humains qu’elle appréhende le temps comme un tout ; Ou le privilège d’avoir accès à toutes les époques et non comme nous, au simple temps qui s’écoule.

     Cette nécessité de comprendre la langue extraterrestre n’aurait pu servir que de gimmick scénaristique (Après tout, eux qui semblent plus évolués, pourquoi n’apprennent-ils pas l’anglais ?) mais trouve un écho passionnant dans la mesure où la communauté heptapode tente d’établir ce qui pourrait devenir notre langue terrienne commune, défier l’histoire de la Tour de Babel, afin de créer cette passerelle de communication qui leur servira de sauvetage dans 3000 ans : nous offrir cet outil pour qu’on leur offre notre aide, beaucoup plus tard. C’est le dessein de leur présence. Ils ne sont là ni par hasard ni pour sauver l’humanité mais pour établir un premier contact à travers le cosmos de façon à en initier un autre, en leur faveur. C’est un élan de solidarité, une ouverture fraternelle. Ou comment parvenir à collisionner deux modes de pensée distincts en établissant un processus linguistique qui servirait de tremplin à ce que le cerveau humain n’est à priori doué d’assimiler. Il faut pour le mettre en place créer une boucle toute simple, qui défierait la quatrième dimension façon La jetée, de Chris Marker. Et cette boucle c’est la mort. La conscience de la mort. D’un enfant. De la femme d’un dirigeant chinois.

     Si au niveau géopolitique le film semble plus schématique c’est aussi parce qu’il ne donne à voir qu’un lieu sur les douze, à appréhender la décision de l’autre avec l’œil d’un seul. Une difficulté de coopération qui trouve son miroir minuscule au sein du seul groupe américain que l’on suit, entre ceux qui veulent agir quand les autres veulent penser, ceux affaiblis par la peur qui répondent par l’attaque quand les la croyance des autres invite à prendre le temps pour établir un contact. En ce sens, si l’américain semble dominer (être le cerveau capable d’instaurer une passerelle de communication) puisque ce sont Chinois et russes qui décident les premiers d’entrer en guerre, il ne faut pas oublier d’une part que le film évoque les avancées pakistanaise (brièvement, certes, mais logiquement puisqu’on ne sort pas du Montana) et que les désaccords sont au moins aussi marqués sur le sol américain, ne serait-ce qu’entre Louise/Ian et les autres.

     La réussite d’une telle entreprise ne va pas sans une certaine naïveté que l’on pouvait déjà trouver dans le cinéma de Mike Cahill, aussi bien dans Another earth (Qui était un peu raté mais qui tentait de débusquer cette idée de miroir déformant, via cette planète similaire et le fantasme d’une réalité alternative) que dans le sublime I Origins, qui reliait le destin de l’humanité jusqu’à la réincarnation, à une aventure plus intimiste. Si Premier contact est l’adaptation de L’histoire de ta vie, une nouvelle de Ted Chiang, ce n’est pas pour rien tant on a l’impression que tout reste à raconter, que les creux regorgent de montagnes, que les grands bouleversements de l’existence ouvrent sur un ressort émotionnel individuel, qu’une pensée débarrassée de ses attributs linéaires fusionne avec la vision d’un deuil à venir et le besoin de le traverser même en douleur. Si le film cite Sapir-Whorf et son hypothèse selon laquelle notre vision du monde dépend de notre langage, c’est pour faire entrer minutieusement cette manière d’aborder le temps comme une donnée non linéaire. Comprendre le langage heptapode c’est avoir accès à son existence toute entière.

     Le film de SF existentiel s’est toujours employé à lier l’immense (l’échelle du monde) et l’intime (la famille), l’universel et la confidence, il suffit d’évoquer Spielberg (Notamment E.T. et Rencontres du troisième type) et ses rejetons (Super 8 d’Abrams) voire Cameron avec Abyss, mais rarement il avait à ce point manipulé les possibilités de la quatrième dimension en tant que valeur ajoutée, à moins de revenir sur 2001 ou Interstellar, évidemment. La grande idée du film de Villeneuve c’est que la Terre ne se meurt pas au sens où l’entendait le film de Nolan à savoir dans une pluie de poussière, elle se meurt dans l’espace de communication qu’elle s’est imposé et le film ne va faire qu’accentuer cet état de chaos en gestation : Prendre les décisions à douze, comme autant d’emplacements des vaisseaux. Douze chefs d’Etat, chacun dans sa langue, quand Abbott et Costello, surnom donnés par Louise et Ian aux heptapodes, eux, parlent d’un seul nom et d’un idiome unique ne ressemblant à aucun de nos langages terriens.

     C’est à mes yeux la plus stimulante proposition de cinéma de l’année avec Kaili blues, dans la mesure où tous deux redéfinissent un champ de croyance nouveau, temporel et existentiel et sont les parfaits représentants d’un art toujours en mouvement, mais dont il nous arrive de douter de sa reconversion. Deux merveilles faisant fi des us et des genres, appréhendant le monde autrement que par des voies linéaires et planifiées, sans pour autant faire objet performeur et hermétique. Deux grands films intimes et monde.

Kaili blues (Lù biān yě Cān) – Bi Gan – 2016

28« On dirait un rêve ».

   9.5   J’ai beaucoup pensé à deux films que j’aime infiniment, devant Kaili blues ; Un autre film chinois : Still life, de Jia Zhang-Ke et le chef d’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, Blissfully yours. Au-delà d’une évidente convergence formelle, il y a dans ces trois films une apaisante cruauté, une volonté de se faire dévorer par l’immensité et un désir de voyage total, physique et mental, à la fois dans le monde et hors du monde. Kaili blues est une expérience radicale, de celles qui nous ont manqué cette année, qu’on n’avait pas croisé depuis Cemetery of splendour sinon via Suite armoricaine, le très beau film de Pascale Breton.

     La particularité de Kaili blues (outre son magnifique titre, lumineux et reposant) c’est qu’il s’agit du premier film d’un jeune réalisateur chinois, Bi Gan, 26 ans. Pour ses débuts, l’auteur choisit Kaili, petite province du Guizhou (sa région natale) et l’enrobe de poèmes, les siens. Si le film semble d’emblée contaminé par le rêve, il y a dans ses cadrages et son attention portée aux lieux, aux habitants, aux machines, aux différents bruits qui font une ville, un besoin de composer dans le réel et de fait, s’échappe de certains étirements une impression de pose (fixe ou panoramique) façon cinéma pour festivalier, à l’image de ce plan panoramique qui s’achève longuement sur un chancelant bulldozer. Ajoutez à cela des informations sur le passé des personnages qui nous arrivent parcimonieusement (C’est le moins que l’on puisse dire) au détour de rêves. Il faut s’accrocher. Car ça va valoir le coup.

     Si la longue première partie s’ancre dans le quotidien de Chen, un médecin, la quarantaine, elle laisse déjà échapper des zones troubles : L’évocation du retour d’hommes sauvages à la télévision, une étrange réminiscence de main coupée, un ancien amant mourant, un Moine mystérieux, un recueillement sur les hauteurs de Kaili sur la tombe d’une mère, et d’autres éléments perturbants comme cette récurrence de montre / horloge / cadran solaire (qui semble fonctionner sans lumière naturelle) chère à Wei Wei, le neveu de Chen ou ces véhicules qui ne démarrent jamais au premier coup. Les moteurs aussi sont à l’envers, dans Kaili blues.

     Un plan panoramique incroyable libère le film une première fois, nous propulse dans un train rétro projeté qui semble filer à l’envers sur une toile (annonçant le voyage de Chen vers un passé/futur insolite) avant que Bi Gan nous offre vers le tiers, le titre de son film (façon Blissfully yours, donc) avant de plus tard nous faire quitter Kaili pour Dangmai (Chen sorti du train, emprunte un tunnel sur une voie de chemin de fer parallèle : Il est entré dans l’autre monde) et entamer un plan-séquence virtuose (41 minutes) absolument hallucinant (Puisqu’on ne le voit pas venir) et même pas gratuit puisqu’il se love immédiatement avec la zone de rêve qu’il nous fait traverser.

     L’objectif du voyage était pourtant simple, puisque Chen part à la recherche de son neveu, Wei Wei, vendu par son frère ainsi qu’à la rencontre de l’amant d’une collègue, pour qui il a la mission de transmettre une chemise et une cassette. Sauf que dès l’instant que le voyage démarre, un souvenir perturbe la linéarité : On apprend que Chen a fait de la prison, on le voit en sortir, puis contempler un lac vide. Et c’est alors que la forme elle-même se libère du montage impénétrable qui parcourait la première heure de film. C’est comme si Dangmai avait délivré sa propre recette pour la saisir.

     La caméra devient souvent accompagnatrice et parfois fantôme, comme au détour de cette traversée de ruelle où elle semble s’émanciper. Elle parcourt des kilomètres de route, traverse un cours d’eau sur un bateau, un pont suspendu, voyage entre deux rives, entre la boutique de la couturière et un concert de rue. Un autre « Poivrot » est là, comme à Kaili. Wei Wei aussi mais beaucoup plus grand. La défunte femme de Chen semble avoir repris vie et c’est comme si elle aussi l’avait reconnu. Ce lieu qui avait tout pour être macabre (d’autant que le vieil amant de la doctoresse est mort) devient une terre de miracles, atemporelle.

     Il faut s’y abandonner. Le soutra qui ouvre le film nous avait prévenu. La boule à facettes qui semble nous propulser dans plusieurs époques vient l’accentuer : C’est un film qui remonte le temps tout en y faisant se mêler des visions oniriques, des souvenirs, des fantasmes à venir sans jamais expliquer dans quelle temporalité l’on se trouve. C’est comme si Kaili blues était dépourvu de cette donnée, de manière à ce que ses personnages et leurs histoires soient notre unique point de repère dans cette Chine sublimée par la caméra de Bi Gan. Une Chine de tunnels, comme parsemées de multiples trous de verre.

     Et quand le film s’extirpe du rêve et revient à sa quête initiale c’est pour finir sur une note lumineuse. Une de plus, tant les deux versions de Fleur de Jasmin, magnifiques, avaient déjà érigé le film en tendre voyage sous forme de comptine. Le tout dernier plan, dans un train, en croisant un autre sur lequel semble émerger un dessin d’horloge fonctionnant à l’envers, est sidérant de beauté. Grand film envoûtant qui fait un bien fou. Ah et j’allais oublier : Je l’ai revu le lendemain. Je ne voulais plus quitter le Guizhou. 

Nocturama – Bertrand Bonello – 2016

nocturama01Le vent de la nuit.

   9.5   Le début de Nocturama évoque celui de Night moves, de Kelly Reichardt : L’attentat en marche. Et d’ailleurs, on peut y voir sensiblement la même issue dans la mesure où les activistes de Night moves ne parviennent pas à se murer dans le silence, certes moins pour une question d’attente que de culpabilité (La mort imprévue d’un gardien). Les personnages de Nocturama agissent moins par rigueur politique (Si toutefois le fantasme de l’idéal n’a rien de politique) que par dépit face au capitalisme ambiant. Pas de conviction précise mais une attaque aux symboles comme pouvait l’être aussi l’attentat dans le film de Kelly Reichardt où il était question de faire sauter un barrage. Il s’agit là du ministère de l’intérieur, du patron d’une grande banque, d’un étage de la bourse, de la statue de Jeanne d’Arc.

     Il faut surtout rappelé combien le film est une chorégraphie : D’abord minutieusement organisée, dans une ville à ciel ouvert, puis complètement déréglée, dans un grand magasin de luxe. Pourtant, déjà au sein de la première partie on décèle des dérèglements, anodins ici face à une porte bloquée, problématique lors d’une exécution gratuite. Il y a déjà des imprévus qui prédisent la déroute de la Samaritaine : Un garçon sort dans la rue sans ranger son arme ; Un autre, paniqué, se pisse dessus. Un autre encore se fait percuter par une voiture. Cet éclatement prendra une bifurcation démesurée dans la seconde partie où les combattants de ce capitalisme de masse sont dévorés, du fait de leur retranchement, par les produits de consommation les plus vulgaires qui soient, les réduisant à n’être plus que des mannequins sans visage.

     Ce qui intéresse Bonello c’est de construire et filmer un groupe, qui à priori n’a rien pour cohabiter (On retrouve la révolte groupée et utopique du Low Life de Klotz & Perceval) et leur offrir une identité aussi réelle qu’illusoire. Une identité qui à l’instar de L’Apollonide s’exerce en intérieur, le grand magasin ayant remplacé la maison close. Les jeunes s’appellent donc par leur prénom, tandis qu’à l’extérieur, durant leurs préparatifs (en flashback) ou leurs circulations le jour J, leur silence et leur disparité les noyaient dans une masse informe, comme ce pouvait être le cas pour Clotilde dans l’épilogue de L’Apollonide, qui se retrouvait seule sur le bas-côté d’une parcelle de périphérique. Leur nouvelle identité éphémère fait ressurgir leurs individualités, leur liberté, leur inconscience puisque chacun va réagir différemment aux actes qu’il vient de commettre, en libérant des pulsions contraires aux règles de l’attente et de la dissimulation au sein de sa propre bulle de fantasme morbide. Il y a du Assayas tendance L’eau froide, là-dedans et ses gestes déstructurés, ses illusions déchues.

     Tout commence de la manière la plus brute qui soit ; Le temps d’une première partie incroyable, dans laquelle une dizaine d’adolescents et post-adolescents marchent dans Paris, prennent le métro, s’envoient des messages, prennent des photos (Une place de parking, un numéro de rame, les chiottes…) et défient des systèmes de sécurité, le tout presque sans un mot, seulement des regards, des gestes. Infinité de déplacements dans un Paris labyrinthique qui évoque autant les marches précises du Elephant d’Alan Clarke (Qui semble être une référence majeure pour Bonello) que le voyage logique et infini dans lequel s’engage Sandrine Bonnaire, dans la première partie de Secret défense.

     S’il fallait oublier Clarke (C’est-à-dire se délester du nerf politique) on dirait qu’on entre dans Nocturama par une première partie à la rigueur bressonnienne et au déploiement melvillien. Constat alarmant : Bonello pourrait à l’aise faire dans le film d’action ou le polar. Certes il s’agit moins de jouer la carte d’un absolu suspense que de procéder par somme de déflagration et donc, pour le spectateur, de la peur de la déflagration à venir. Il faut rappeler combien la tension est palpable tout au long du film et les premiers coups de feu agissent comme de véritables coups de tonnerre, tant le climat nous étouffe – Il faut probablement remonter au Collateral de Michael Mann pour retrouver cet ultime sursaut face aux bruits de l’arme à feu.

     La fin peut être gênante dans la mesure où elle remet en cause une certaine idée du réel, crée des martyrs parfois rédempteurs et des bourreaux mécaniques, sortant par la même occasion de sa dimension onirique, spectrale et évanescente – La séquence cabaret, les enchevêtrements de lignes dans l’architecture du magasin, l’immersion du couple de clochards, la sortie nocturne. Ethiquement, Nocturama aurait mieux fait de se fermer sur cette curieuse image de chat (qui remplace la panthère de L’Apollonide) s’extirpant d’un étage délabré (Comme si déjà, la vétuste Samaritaine avait repris ses droits, sa place) ou sur ces deux séquences plus tragiques et désespérées du garçon travesti entonnant My way, de Shirley Bassey ou de la plus jeune des deux filles, s’agitant sur Call Me, de Blondie.

     Faire du siège une enfilade d’exécutions sans sommations permet aux flics d’être aussi des personnages sans visage, mannequins tout de noir vêtu tirant à vue sur cibles mobiles sans se soucier de qui l’on abat, du danger qu’il peut représenter (Certains jeunes préfèrent se rendre) ni sur leur possibilité d’innocence (Dans le lot, les clochards y passent aussi). Il y a je pense une volonté de recréer le miroir de la première partie, une multitude de gestes faisant cette fois raccord parfait avec les enchainements de mises à mort du Elephant d’Alan Clarke, or la double maladresse vient d’une part du contexte, qui peut difficilement être oublié et de l’empathie qui nait inéluctablement pour ces personnages, qui restent floues (Autant que leurs motivations) mais que l’on a suivi deux heures durant – Ce qui n’était pas le cas chez Clarke.

     Ce qui me plait dans cette fin c’est son recours à l’abstraction, sans compromis. Et elle l’est d’autant plus que Bonello, comme à son habitude, use d’un montage ahurissant, fait de répétitions suivant les points de vue, de split screen au découpage de caméras de surveillance voire pour certains d’une mort hors champ (On se souvient de Greg, ce personnage qu’on ne verra plus dès l’instant qu’il a tué son homme et qu’il est sorti dans la rue, pistolet en main / et on le retrouvera dans un rêve qui peut tout aussi bien être un flashback qu’un cauchemar / Et rappelle ces envolées cauchemardesques dans L’Apollonide avec notamment la femme au sourire et son client masqué qui semble avoir traversé le cinéma de Bonello pour venir y ricocher rapidement dans Nocturama sur le visage du plus jeune) à l’image de ces deux amoureux dont la peur inévitable est gagnée par le romantisme sauvage, comme si le temps d’un court instant ils devenaient les Bonnie Parker & Clyde Barrow modernes.

     Niveau influences, la presse a donc beaucoup évoqué Clarke, Ellis et Romero. La circulation des corps de l’un rencontre le fantasme de l’alliance dandy réprouvé / clochards poètes de l’autre. Le recours consumériste percute la pulsion de survie. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose à voir avec Dawn of the dead, dans ce retranchement dans le grand magasin. C’est vrai qu’on y décèle quelques correspondances avec Glamorama. Il me faudrait toutefois revoir et relire l’un et l’autre pour m’en persuader.

     Musicalement, le film est très imprégné de la techno berlinoise voilà aussi pourquoi parfois il évoque le Victoria de Sebastian Schipper. Il y a dans ces deux films un détachement corporel soudain, lors d’une scène solitaire, dans lesquelles les personnages sont déjà des fantômes. On traverse des tunnels de métro comme dans Victoria on s’engouffrait sur les toits des immeubles. On se déhanche en groupe ici pour se témoigner une solidité comme on s’y embrassait là dans une entrée de boite de nuit.

     C’est vrai qu’il y a une rigidité un peu factice et qui provient sans doute du peu de contrechamp que le film s’en va saisir – La fille inconnue (Tu auras remarqué la subtilité du clin d’œil) ou Manuel Valls sur BFM ou la discussion avec le ministre de l’intérieur – qui sont des séquences dont à vrai dire je ne vois pas l’utilité sinon celle de nous extirper de la spirale macabre de ce petit groupe s’étant octroyé une dernière danse (Le titre devait initialement être Paris est une fête) puisque contrairement au Bresson de Le diable, probablement avec lequel Nocturama dialogue beaucoup, il s’agit moins du portrait d’un leader que celui d’un groupe, disloqué certes, mais dont la beauté éclectique renvoie à l’utopie d’un soulèvement commun déjouant l’ancrage culturel et sociologique.

     Voilà, maintenant que je l’ai noyé sous un flot interminable de références, ce qui prouve contrairement à L’Apollonide (Qui je le répète reste à mes yeux le plus beau film de ces dix dernières années) que je l’admire plus qu’il ne m’émeut, je vous conseille d’y aller sans hésiter car si c’est un film imparfait, c’est aussi l’un des plus stimulants vu cette année. Alors oui, c’est vrai que je suis en admiration béate devant. J’y suis d’ailleurs retourné. Je croyais que ce serait surtout pour apprécier sa mise en scène (Tout l’inverse de L’Apollonide, qui fonctionne à tous niveaux) mais je me suis surpris à me perdre à nouveau dans cette multitude de visages incarnée par un casting absolument incroyable. 

Aquarius – Kleber Mendonça Filho – 2016

16.-aquarius-kleber-mendonca-filho-2016-900x597La maison et le monde.

   9.5   J’ai beaucoup pensé au Tabou, de Miguel Gomes tant le film parvient lui aussi à embrasser une grande densité narrative et à diluer une large temporalité, à foisonner d’idées (des séquences à plusieurs niveaux de réalité, des plans hallucinants, des résurgences folles) tout en se focalisant autour d’un personnage en particulier. C’est à la fois l’histoire d’une famille, celle du Brésil, d’un immeuble, d’une femme. Sonia Braga est époustouflante, elle porte tout le film, irradie chaque plan de sa froide colère et son apaisante détermination. C’est définitivement l’année des femmes au cinéma, inutile de tous les citer, il y en a tellement, du film de Verhoeven à celui de Refn, en passant par ceux de Breton, Almodovar, Hansen-Løve. Aquarius est aussi et surtout un grand ballet musical, balayé au gré des disques écoutés par Clara, ancienne critique musical, entre Queen et Gilberto Gil, bref, un éclectique territoire sonore qui peut au détour d’une séquence lumineuse faire fusionner deux temporalités disjointes, au moyen d’une ellipse fondue, d’une brève apparition. Aquarius c’est aussi un grand voyage dans les quartiers moyens et pauvres de Recife, dont on foule la frontière sinon invisible, marquée par un maigre cours d’eau, sur une plage. Et Aquarius c’est aussi une histoire de cancer. Celui que l’on peut parfois combattre mais qui laisse des traces et celui, prolongement de la société, qui écrase tout, avec ce symbole père/fils, relais de générations de promoteurs à la médiocrité capitaliste dont le seul credo se résume à la réussite coute que coute. C’est Fassbinder au Brésil. C’est aussi un grand récit familial, ses mouvements mystérieux, ses repères douloureux, ses fantômes qui malgré leur absence physique, traversent le temps. De la mère de Clara, ici (Première séquence d’anniversaire sublime, où les discours des enfants se mêlent brutalement au souvenir d’une étreinte) à son mari (qu’on ne verra jamais) jusqu’à l’enfant de la domestique, dont on fête la disparition le jour de l’anniversaire de sa mère. C’est un film en trois chapitres, aux significations mystérieuses, jamais ancrés dans une mécanique attendue. Et c’est un appartement. Celui qui reste, seul contre tous, avec ce hamac devant la fenêtre s’ouvrant sur le front de mer, ce mur de vinyles, cette cuisine donnant sur un hall de secours, cette immense affiche de Barry Lyndon, cette commode sensuelle qui traverse le temps et convoque les souvenirs. C’est le souvenir d’un immeuble voué à disparaitre, avec son arrière cours qui ouvre sur des garages inhabités, cette entrée se jetant sur une plage dangereuse, ses vagues et éventuels requins. Et le monde se consume autour, à l’image de ces matelas brulés, cette fête bruyante dans l’appartement du dessus, avec orgie informe (Qui pourrait déclencher une bataille supplémentaire entre Clara et les promoteurs, mais lui donne plutôt envie de baiser, de son côté) et étrons dans les escaliers. Vestiges d’une société nuisible, d’où la sourde violence n’a d’égal que la quête éternelle du profit. C’est un film-monde, d’une richesse ahurissante, un grand film intime et politique, un acte de résistance tout en vibrations insolites, un grand film corporel d’une sensualité renversante, dont a l’impression qu’il a au moins encore autant à nous offrir dès qu’il s’en est allé.

The Neon Demon – Nicolas Winding Refn – 2016

13466094_10153761602947106_7695917789762909798_nSchizophrénia.

     9.0   09/06/16 – Rejet Black Opium.

     Une fois de plus avec Refn, les retours sont assez discordants. Au sortir de la salle de cinéma j’avais de tout aussi : Certains semblaient avoir vécu la séance de l’année, d’autres comme moi étaient plus circonspects, pour rester poli. Puis j’ai un rapport très bizarre avec le cinéma Nicolas Winding Refn. Je trouve sa trilogie Pusher intéressante mais inégale. J’aime beaucoup Valhalla rising et Drive. Le reste (Only god forgives, Bronson) je trouve ça nullissime. The Neon Demon vient je le crains, agrémenter la dernière catégorie.

     Je ne comprends pas ce que le film veut raconter. S’il est une comédie horrifique (qui ne fait pas rire, qui ne fait pas peur) ou une satire enrobage bonbon de la mode et de la quête de la jeunesse éternelle. Pourquoi Elle Fanning ? Et pourquoi Keanu Reeves ? Réduits à être de simples pantins sans relief, oubliés illico dès que le film s’en est allé. Elle Fanning rappelle pourtant Mads Mikkelsen dans Valhalla Rising, ce viking qui convoite cet eldorado qu’est Jerusalem. Terre sainte qu’on aurait remplacée ici par le règne de la beauté, grâce naturelle chassant l’élégance bionique. Mais toutes les images, aussi prometteuses fussent-elles, s’annulent, autant dans leur velléité démonstrative que dans leur annihilation pure et simple : L’œil dégueulé / Elle Fanning dévorée, pour faire court.

     À ce titre je me demande si le NWR accolé au titre au début puis à la toute fin du film, post générique, est un hommage mégalo à Yves Saint Laurent (La tipo de l’acronyme NWR pour YSL est similaire) ou un clin d’œil cynique (Ce que le film semble être en permanence) d’une affligeante trivialité qui fait office de marque déposée. Il y avait une dualité symbolique dans Drive nettement plus subtile et aboutie, dans cette façon d’en faire un film de masques et d’y faire éclore un coup de foudre. Il y avait une naïveté, une croyance. Il ne reste maintenant que froideur et léthargie d’un photographe buriné, de mannequins applicatives, d’un directeur de casting ahuri ou d’un gérant de motel déséquilibré. Tout ça sous néons roses/bleus/violets, stroboscopes et ralentis impossibles, musique ininterrompue.

     On a beaucoup critiqué le Somewhere de Sofia Coppola pour le peu d’incarnation que sa relation père/fille (coincée dans le monde du cinéma) dégageait. Là, hormis s’astiquer sur des triangles renversés, des travellings de défilés, des ralentis sur des bouquets de fleurs ou toiles fleuries murales, je ne vois pas trop ce que le film souhaite dire de plus. Ou bien j’y vois le même cynisme rance que dans Bronson, proclamé par un type persuadé d’être le nouveau génie cubique. Les quelques séquences intéressantes sur le papier, comme le puma, le rêve (qui rappelle ouvertement une scène de L’Apollonide) ou les deux séances photo ne dégagent rien, ne débouchent sur rien. Le jeu autour de la nudité du personnage est évacué par un plan cou ; les apparitions de l’animal dans l’ombre, le couteau dans la gorge nocturne, sont offerts gratuitement.

     The Neon Demon m’agaçait déjà dans sa première scène pivot de la boite de nuit. L’idée que toute la séquence se déroule aux toilettes et non sur la piste c’est génial, sauf que dans ces toilettes les quatre filles sont positionnées comme des poupées russes, le cadre ne respire pas puisque tout doit se réfléchir dans les miroirs, les regards se croiser, les corps en masquer d’autres. C’est d’une telle lourdeur conceptuelle. Et narrative qui plus est : la reine et ses ouvrières. Il y aura plus loin un prolongement, on le sait.

     Plus débile et laid tu meurs. J’espérais un truc fou, hypnotique, quelque part entre Lynch et Argento, entre Mulholland drive et Suspiria – Auxquels, rapidement, on peut songer ci et là. J’ai eu le même rejet que devant L’étrange couleur des larmes de ton corps, la bouillie indigeste de Cattet et Forzani. Pour moi, le film échoue là où Under the skin avait réussi, dans la fascination procurée par ses enchainements et sa puissance esthétique, débarrassée d’une imagerie publicitaire convenue.

23/06/16 – Transformation démoniaque.

     Ça ne m’était pas arrivé depuis The tree of life. Sortir de la séance et me persuader que je déteste le film que je viens de voir. Ecrire dessus, sous le coup de la colère, méchamment. Puis y repenser chaque jour, jusqu’à être hanté deux semaines durant, et me programmer une nouvelle séance, contraint par l’obsession, pour que le film s’en aille ou qu’il reste mais qu’importe : y retourner dans le seul but d’évacuer ces contradictions.

     C’est plus dangereux pour The neon demon que ça ne l’était pour The tree of life, dans la mesure où ce dernier m’avait plus chamboulé qu’agacer et je ne l’avais pas accepté – Comme je n’avais au premier abord pas accepté Le nouveau monde, à l’époque de sa sortie, mais j’étais jeune. Et surtout parce que si ma relation avec Malick sent un peu le souffre aujourd’hui, celle que j’entretiens avec Refn est clairement impalpable. En gros, je n’avais pas d’attente particulière en allant voir The Neon Demon, ce qui n’était évidemment pas le cas pour The tree of life.

     Cela provient à mon sens d’une part de l’attente qu’on y a placé (Retrouver la flamboyance d’un Drive, probablement) et d’autre part de l’humeur qui guide l’instant de le rencontre : Etre bousculé comme jamais j’aurais pensé être bousculé. Fascination prise à revers par la répulsion. Sidération remplacée par l’aberration. La frontière est si mince. Mais elle est rarement aussi mince. Chacun à leur échelle, Malick et Refn auront par leur audace, déniché cela en moi.

     De nombreux facteurs entrent en compte dans ce changement de trajectoire (Certains diront retournement de veste) comme le fait d’en entendre énormément autour de soi, en bien comme en mal, mais surtout ce sentiment étrange que le film est partout, tellement omniprésent qu’il masque tout le reste. Tout ce que j’ai vu durant ces quinze jours semblait sans intérêt à côté de The Neon demon, que j’avais pourtant détesté, que je pensais oublier dans la seconde.

     Le fait d’avoir écouté beaucoup (Tous les jours ou presque) la (sublime) bande originale signée Cliff Martinez y joue sans doute énormément. Plus les jours passent, plus les images réapparaissent comme de violent flashs imbriqués avec majesté dans la mécanique stridente et grinçante de cet électro, qu’on distingue d’ailleurs entre mille. Plus les jours et donc les écoutes s’écoulent, plus je me demande si tous les reproches que je faisais à The demon demon, si tous les griefs avec lesquels je m’accordais ici ou là dans la presse, ne relevaient pas d’une bonne dose de mauvaise foi, au moins d’un mauvais procès, tant l’exercice, aussi stylisé soit-il, ne correspond finalement pas à ce qu’on s’attendait de voir ; à ce qu’on avait pris l’habitude de voir.

     Je pensais l’oublier illico. Mais chaque jour, le film revient dans un coin de ma tête, s’installe, comme un doux cauchemar, qui vient hanter nos nuits à plusieurs reprises. Une image ou un son ici. Une séquence là. Bref, il faut que j’y retourne.

25/06/16 – Retour en grâce.

     Mea culpa. Oubliez tout ce que j’ai dit, d’ailleurs je n’ai rien dit. C’est exceptionnel. S’il me reste un semblant de crédibilité après un tel écart perceptif, faites le moi savoir. Voilà quinze jours que The Neon Demon me hante. Ça s’est joué en plusieurs phases. D’abord un fort rejet, qui me semble dorénavant inexplicable, puis ce rejet s’est transformé, jour après jour, jusqu’à l’envie de revoir le film au point de ne plus avoir envie de voir autre chose. La claque prise hier me fascine autant qu’elle me terrifie : Comment est-il possible d’arriver à autant de contradictions ? Comment The Neon Demon est parvenu à me dévorer tout entier ? Je ne l’explique pas. Mais qu’importe finalement, ne compte que ce qui reste. Et si le chemin pour y arriver fut ô combien plus laborieux qu’avec n’importe quel autre film, je sais maintenant qu’il ne me quittera plus. Je pourrais y retourner aujourd’hui, demain, sans problème.

     C’est en fait une grande proposition de cinéma, référencée mais sans égal, enivrante, hypnotique et ça ne tient pas à grand-chose au sens où ça pourrait basculer d’un moment à l’autre du mauvais côté. De sa fragilité il en tire une puissance insondable. C’est un film aussi fragile que la jeune étoile qu’il met sur le devant de la scène, Elle Fanning, véritable incarnation, lumière sous les lumières, constellation dans le ciel de Los Angeles, majesté narcissique sur un plongeoir dont elle a fait son trône, statut glacée libérée, ensanglantée dans une piscine vide. Aussi fragile que ces mannequins obnubilés par la beauté juvénile. Aussi fragile que cette maquilleuse faisant l’amour à un cadavre. Aussi fragile que LA bâtie sur un désert. Il y a dans The Neon Demon des images, des visions, des apparitions, des convulsions et de véritables coups de hache formels qu’il est impossible d’oublier.

     Tout m’est très vite apparu limpide (tandis que ça m’avait semblé confus), gracieux (alors que j’avais trouvé ça laid) et cohérent dans chacun de ses partis pris formels. Dès la première séquence de shooting, en fait, beauté glacée extra-symétrique qui raconte déjà tout, à la fois le rêve de la célébrité que les forces perverses du faux et la proéminence de la mort – Jesse photographiée égorgée, dans une robe bleue métal et un décor aseptisé, quasi numérique saisie par des travellings avant/arrière automatique. Puis plus tard, dans les différentes rencontres opérées par la jeune femme, d’abord avec ce photographe amateur et amoureux discret (ce visage dur qui ouvre le film, derrière son objectif, alors qu’il semble ensuite être le seul qui puisse rattacher Jesse au réel, le seul qui lui dévoile ouvertement ses sentiments) puis ces mannequins bioniques repliées dans leur sophistication artificielle, puis cette maquilleuse bienveillante et dangereuse, le gérant du motel psychopathe, le photographe mutique, le golden boy tout droit sorti d’un livre de Bret Eston Ellis. Chaque nouvelle interaction annihile encore un peu plus l’innocence de Jesse et développe son pouvoir d’égocentrisme. Chaque personnage du système la dévore, à petit feu, symboliquement avant qu’elle ne se fasse dévorer littéralement.

     Et le film va transformer ainsi sa muse, qui au contact de ce monde nouveau, clinquant, démoniaque, accepte cette beauté qu’on lui prête jusqu’à s’embrasser elle-même dans une séquence de défilé abstraite d’une audace folle, se libère du réel (Dean, que le film aussi abandonne) pour s’enfoncer dans le faux, via notamment cette incroyable séance de shooting sur fond blanc, puis noir, aux trainées dorées. Plus tôt, il y avait ce premier show (la première incursion dans la nuit pour Jesse, invitée par Ruby) en boite de nuit, où Refn libère son héroïne, amusée et fascinée sous les stroboscopes. Et comme si cela ne suffisait pas, The Neon Demon se permet une autre folie, une dernière, hallucinante, celle de faire disparaître prématurément la clé de son récit et d’investir brutalement le giallo (Couteaux, ciseaux, bain de sang) vampirique (Ou cannibale) avant que la beauté naturelle dévorée ne reviennent prendre sa revanche et hanter ses hôtes anorexiques, rendant Gigi malade, qui n’a d’autre choix que de mourir en s’éventrant puis Sarah fantomatique s’enfonçant, tout de blouson de cuir vêtu (Relent de Drive ?) dans les méandres d’un désert infini.

     The Neon Demon c’est aussi une somme de regards, qui sont généralement tous posés sur Jesse. Des regards marquants. De celui du jeune photographe amoureux à celui de Ruby, ensanglantée dans sa baignoire. C’est le regard de la menace, de la fascination, du vide, de l’obsession. Le regard du démon, féroce mais hypnotique. Comme l’est celui de Jack, ce photographe au talent indiscutable à qui l’on ne refuse rien ; celui de Hank, ce gérant de motel qui n’inspire que la crainte et l’horreur (Un viol hors-champ) ; celui de Gigi qui voudrait devenir Jesse ; Celui de Sarah qui aimerait une dernière sortie. C’est le regard de la sorcière sur Blanche-Neige – Et ce n’est pas anodin si The Neon Demon est aussi un incroyable balai de miroirs. Fable horrifique mais fable quand même.

     C’est surtout un super film d’ambiance, qui se vit plus qu’il ne s’analyse. Abstrait ou clipesque, diaphane ou vide, il garde sa ligne, exclusif comme aucun autre film ne le sera à ce point cette année, prenant tous les risques qu’il souhaite prendre sans jamais se laisser distraire par les forces de l’académisme – Point d’orgue forcément atteint lors de cet étonnant virage dans le dernier quart. C’est un film explosif, en permanence. Qui rythme sa mise en scène autour d’un seul corps, plutôt un visage et n’en déroge jamais. Autour de ce « diamant dans un océan de verre » pour reprendre les termes du créateur.

     J’ai eu des mots très méchants envers le film, quand je n’y voyais qu’un pot-pourri de références mal assemblées. En fait, oui, je pense que The Neon Demon peut être vu comme le parfait trait d’union entre Mulholland drive et Suspiria voire entre Sunset boulevard et Maps to the stars ; Ou qu’il en est un petit frère d’un autre temps, d’un autre goût, une vision d’esthète, qu’on regarde comme on écoute un disque comme Nolan nous avait offert sa vision du voyage spatial dans Interstellar. The Neon Demon est un film terrassant, qui n’a pas fini de me hanter. Bref, j’ai vécu un mois de juin très étrange. Inexplicable.

Suite armoricaine – Pascale Breton – 2016

04.-suite-armoricaine-pascale-breton-2016-900x638Les cendres du temps.

   8.5    Qu’il est bon de voir un film si singulier, riche, puissant, radical, ambitieux. Qu’il est bon d’être à ce point surpris ; Par une cinéaste qui n’a pas froid aux yeux ; Par un récit aussi romanesque qui se réinvente en permanence ; Par une comédienne aussi habitée. Suite armoricaine est délicat à définir, quasi impossible à résumer. L’action se déroule surtout à Rennes et majoritairement dans un milieu universitaire où l’on suit Françoise, qui enseigne l’histoire de l’art et Ion, étudiant géographe.

     Du haut de ses 2h28, Suite armoricaine ose à peu près tout dès l’instant qu’il se concentre sur ces deux pôles, magnétiques et mystérieux, leur passé trouble, en faisant de leur progression (sur l’année scolaire) un chemin de réminiscences, changements de cap et fuite de leurs fantômes. Rennes devient l’étrange terreau de cette initiation, partagé entre ses amphis et ses forêts indomptables. On assiste aux cours de Françoise, sur Les Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin, Charon traversant le Styx de Patinir, la lettre T dans la représentation de l’infini moyenâgeux ; On suit la rencontre entre Ion et Lydie, non voyante, une carte géographique qu’il observe sur une loupe binoculaire pendant qu’elle écoute le mouvement des arbres (séquence qui m’a beaucoup rappelé la partie architecturale d’Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Løve) puis une balade magique où il l’invite à grimper sur ses épaules.

     En parallèle se joue non pas l’Histoire mais leur histoire, celle de Françoise notamment, qui revient sur Rennes, ville de son enfance (Lors de son premier cours, elle explique avoir été aussi sur ces strapontins vingt ans plus tôt) et retrouve des amis d’antan dont les images se sont scellées sur une photo ; Ainsi que la mère de Ion (dont il s’était persuadé qu’elle était morte) qui refait surface, l’embarrasse, jusqu’à vraiment finir par mourir. Si l’on sait que tous deux – Françoise et Ion – ont quelque chose en commun, que leur rencontre va se collisionner autrement que dans une banale relation prof/élève, le récit ne force absolument aucune porte, laisse vivre leur présent (Les deux premiers chapitres s’intitulent « Here & now » puis « Her & now » lorsque Ion et Lydie se mettent ensemble et que Ion et Françoise se rapprochent imperceptiblement) de façon à faire éclater des brèches insensées, sans qu’on ne s’y attende – Magnifique séquence devant Le nouveau-né, de Georges de La Tour, qui fait écho à celle du tableau au chignon de Carlotta dans Vertigo. Quand le film file vers son épilogue, que Françoise revient sur les terres de son grand-père défunt, le film se laisse gravir par la majesté de sa mise en scène, ici dans un plan de bascule bouleversant, là dans un ultime plan fixe d’un fleuve dont la boucle est caressée par un hors bord.

     Si Suite armoricaine emprunte clairement à Proust citant ouvertement A la recherche du temps perdu et tentant de s’en assumer humble et lointain petit frère, c’est au cinéma de Weerasethakul auquel on pense beaucoup aussi, dans la manière que le film a de jouer sur l’envergure temporelle, d’imbriquer la réalité dans les rêves, d’effectuer des correspondances étranges entre séquences (Deux scènes qui chevauchent les points de vue comme Gobert avait si minutieusement réussi à le faire dans Simon Werner a disparu), de jouer sur l’importance des éléments naturels (le vent en priorité) et de troubler les narrations habituelles. Le film est trop dantesque pour ne pas être un minimum bancal, déceptif et insoluble mais bordel, quelle belle, très belle surprise.

Ce sentiment de l’été – Mikhaël Hers – 2016

ce-sentiment-de-l-eteL’éternité et un jour.

   8.5   La mort suit le cinéma de Hers depuis ses premiers courts. En filigrane ou de manière frontale, elle fait toujours partie intégrante du décor. Dans Montparnasse, déjà, le segment central suivait la discussion entre deux hommes, ayant le même dénominateur commun : Aude. C’était la fille de l’un, la petite amie de l’autre. Elle n’existe plus mais elle traverse pourtant cette nuit entière, du restaurant à la gare, en passant par les galeries. Ce segment s’appelait d’ailleurs Aude, quand les deux autres portaient celui de son héroïne visible, vivante. Dans Memory Lane, il y a ce papa dont le diagnostic de cancer avait fait revenir ses filles de Beaune et Lyon. Dans Primrose Hill, il y avait une disparition, quelque part, impalpable. Une voix off surgissait par moments et appartenait vraisemblablement à cette fille, dont le souvenir ou le rêve semblait s’extirper des limbes. La disparition est le cœur de son cinéma sans qu’elle soit pourtant au cœur des déambulations de ses personnages.

     Ce sentiment de l’été aborde une fois de plus cette thématique mais de façon diamétralement opposée, à savoir que la mort est ici le déclencheur du récit. Hers qui avait toujours soigneusement choisi de bifurquer ces durs sujets, de les enfouir et les éclairer brièvement au détour d’un dialogue ou d’un souvenir, entreprend d’ouvrir son film dessus : Une femme sort de son lit, emprunte les rues Berlinoises, s’en va travailler. Elle fait de la sérigraphie. Puis, sa journée s’achève, elle quitte son travail pour rejoindre son compagnon, mais s’effondre dans un jardin public. C’est la première fois que la mort agit aussi brutalement et explicitement (On voit la jeune femme tomber, s’évanouir sous les rayons de l’été, s’affaisser dans le cadre) et c’est d’autant plus troublant qu’elle touche l’une de ses muses, Stéphanie Déhel. Une manière pour Hers d’avancer, de gommer et de recommencer, probablement.

     Dans Montparnasse, après être allé boire un verre, Leila et Jérémie, le musicien, décident de marcher. Longue marche, longue discussion vers des cimes prometteuses qu’on ne verra pas. Les films de Hers saisissent à merveille ces sublimes entrelacs, d’apparence anodine, qui sont en fait de sublimes naissances. Les personnages marchent beaucoup dans le cinéma de Hers, mais jamais en sans but, ils rejoignent des points, tracent des lignes sur Sèvres, Montparnasse, ou ici Berlin, Paris, New York pour aller d’un lieu vers un autre. Les acteurs sont parfois même essoufflés. On n’avait pas traité cela ainsi depuis Guy Gilles ou Rivette je crois, dans la solitude comme dans une dimension parfois collective. Parce que l’autre constante c’est le groupe. Même quand celui-ci n’existe pas distinctement, il y a volonté d’inscrire les personnages dans un groupe : La famille à Annecy, l’anniversaire de la sœur de Lawrence à New York, les collègues de bureau de Sacha à Berlin. De les saisir ensemble ainsi que dans leur éclatement. Là où son cinéma semblait se dérouler dans une temporalité restreinte, sur une heure (Montparnasse) ou sur une journée (Primrose Hill) ou sur une semaine (Memory lane) il utilise pour la première fois de grandes ellipses, qui permettent de travailler d’une part sur la durée invisible et d’autre part de constituer une sorte de boucle toujours renouvelée, engrenage habituel dont l’été (et le souvenir de ce décès) constituerait le marqueur indélébile.

     La nouveauté c’est donc de situer cette histoire sur trois étés, en trois lieux différents et de voir ce qu’un événement, aussi tragique qu’une mort brutale et injuste, peut avoir comme répercussions sur son entourage. Jamais le cinéaste n’avait été si loin dans le traitement de la disparition. C’était un risque. Pourtant, son cinéma est resté identique : Saisir ce qui peut s’extirper d’émotion d’un instant en apparence trivial. Il y a ici ce repas post funérailles où l’on apprend à se connaître et où l’on se met à rire franchement, malgré la douleur, par décompression nerveuse. On se souvient dans Memory Lane de ce moment de complicité entre une mère et sa fille, faisant leurs courses au marché, ensemble comme à l’époque peut-on y voir, avant que ne surgisse la pensée de l’insurmontable, qu’elle devienne trop forte, au détour d’une marche sur un square – Se promener, encore et toujours, il n’y a jamais de scène de voiture chez Hers, presque jamais de scènes de transport. Pire quand Raphael, devait garder la fille d’un ami et qu’il paniquait, tandis que la petite, du haut de ses huit ans, semblait comprendre son mal-être et tentait de l’aider de ses modestes moyens. Les enfants ont une place importante dans son cinéma : Ils marquent la frontière brutale entre les grands, accentuent le passage du temps. Dans Ce sentiment de l’été, Nils est un personnage essentiel, puisqu’il sert de passerelle entre le chagrin et l’espoir d’abord, puis plus tard, ellipse aidant, devient un poids malgré lui, au centre d’une séparation qui aura pour nous sévit hors-champ.

     Dans trois de ses cinq films, Ce sentiment de l’été compris, un personnage explique qu’il ne va pas y arriver et s’effondre. C’est une constante d’autant plus émouvante qu’elle n’est jamais ostensible. Et chaque fois pourtant, le personnage en question est accompagné et se sent terriblement seul. Evidemment, chez Lawrence c’est assez simple de savoir d’où cette sensation provient – Rappelons que le titre du film est venu d’une chanson de Jonathan Richman, dont le titre est That summer feeling. Chez Sandrine dans Montparnasse et Raphael dans Memory Lane c’est beaucoup plus flou, d’une part car ils se situent soit à la périphérie du récit, soit le récit ne cherche justement pas à traiter un éventuel background explicatif. Mais ce n’est pas important. La cause chez Hers importe moins que le sentiment présent. Et en aucun cas il faudrait forcément traverser les plus grands drames pour avoir l’impression de ne pas y arriver. Le grand drame c’est celui de la confusion dont on fait tous l’expérience un jour ou l’autre, à plus ou moins grande échelle.

     L’été chez Hers est doux et triste. Il n’y avait pas tant l’influence des saisons dans ses courts, tandis que depuis Memory Lane, on sent une volonté d’ancrer coute que coute, jusqu’à la répétition annuelle ici, son récit dans une ambiance estivale. Je pense que ce n’est pas anodin. C’est un cinéma qui a besoin de lumière, de chaleur. J’adore sans réserve Primrose Hill et Montparnasse, mais leur cachet hivernal ou nocturne les rend plus rêche, disons difficile à apprivoiser, en tout cas sur le long terme. L’émerveillement chez Hers nait plus aisément sur un terrain de handball à Manhattan, plongé dans une clarté qui rappelle la crudité solaire d’un Larry Clark, que dans une sente gelée, silencieuse ou sous un réverbère. Je me dis  que mon infime réserve vient du fait que ce nouveau film est trop solaire pour moi, trop solaire par rapport à l’idée que je me fais (et que j’admire plus que tout) du cinéma de Mikhaël Hers, qui m’avait semblé trouver son atmosphère idéale avec Memory Lane, quelque part entre la douce nuit, les prémisses automnales et les jours de fin d’été. Ça ne s’explique pas de toute façon, le film me touche moins (même si c’est relatif, attendons de le revoir) parce qu’il me semble plus lisse même si je conçois qu’il était important de contrer la morosité d’un tel sujet.

     Hers c’est le cinéma de l’éternel (en ce sens il se rapproche beaucoup de Guy Gilles, au risque de me répéter) au sens où il tente de saisir une respiration qui tient de la mémoire, les retours, le renouvellement, les souvenirs. Filmer des lieux qui lui sont chers participe à cette illusion d’éternité, vertigineuse, une appropriation qui vise à enfreindre la dissolution. Memory Lane était plus vaporeux, sage et flottant sur ce qu’il traduisait de l’évaporation. Ce sentiment de l’été creuse au plus profond, jusque dans le changement de format final, gratuit, instinctif. L’été est un choix intéressant tant cette une saison qui semble caractériser le vide et le plein, les beaux souvenirs et les plus douloureux. Du coup, j’aime beaucoup cette bifurcation du décor, qui complexifie son cinéma alors qu’elle avait à priori tout pour le décharner (lui offrir disons des trouées plus ostensibles). Le cinéaste raconte lors des présentations de son nouveau film qu’il part d’un lieu précis pour écrire. Mais c’est évident. Ces lieux ne sont jamais choisis au hasard (D’ailleurs, il les connait tous) et sont le cœur des films plus que leur simple décor. Si le film se déroule cette fois sur trois pays et plusieurs langues, il ne se brise jamais de l’intérieur, semble naviguer en continu sur des eaux homogènes, ne jamais franchir de réelles frontières. Tout ce qui fait sensation ailleurs tient chez Hers d’une saillie discrète (une mère cachant ses larmes à son fils) et secrète (un maitre d’hôtel transsexuel ou non, suivant la situation).

     Ce qui est terrible ici et qui fascine tout autant c’est la double relation ambigüe que Lawrence entretient avec Zoé et Ida. La première parce qu’ils comprennent tous deux la souffrance de l’autre, se connectent en se rappelant un peu de Sacha mutuellement, alors qu’il entre en relation pure avec la seconde, l’employée de sa sœur, qui semble incarner celle qui lui fera tourner la page. D’un côté une possibilité, une renaissance. De l’autre, une relation qui ne peut avoir d’avenir sinon dans la remémoration perpétuelle de la douleur. Mais c’est une relation qui existe bel et bien, durant trois ans, que l’on sent au bord de l’éclosion. En fait, elle les fera renaître, imperceptiblement, chacun de leur côté, c’est très beau. Ailleurs, on l’aurait utilisé comme love story de substitution au mélo, chez Hers elle sert de vecteur vers un monde nouveau, débarrassée de cette odeur de mort, l’amour pur pour l’un, le voyage au Tennessee pour l’autre. Et ce sont deux nouveaux venus de taille dans le cinéma de Mikhaël Hers qui les incarnent, dont j’espère qu’on aura le plaisir de les y croiser à nouveau, il s’agit de Judith Chemla et Anders Danielsen Lie. Tous deux étincelants, magnétiques. Pour le reste du casting on est en terrain connu à savoir que l’on retrouve beaucoup de ceux présents dans ses films précédents. Auxquels on adjoint les présences de Marie Rivière, Feodor Atkine et Laure Calamy ainsi que les apparitions délicieuses de Joshua Safdie et Mac Demarco. Oui, ça fait rêver.

     Aussi, c’est la première fois que je me pose la question de l’utilité musicale. Elle était idéale dans Memory Lane, irriguait littéralement le tempo mélodique de Primrose Hill et semblait construire une tonalité en trois temps (Souffrance, Deuil, Espoir) dans Montparnasse – Une fois encore, l’assemblage de ses segments ne pouvait se faire qu’ainsi, au moins autant que le Irréversible de Noé n’avait d’autre issue que de s’offrir à l’envers. Elle semble ici plus accompagnatrice qu’autre chose, certes jamais utilisée pour souligner quoi que ce soit, Hers préférant la placer dans les creux ou les moments de silences, mais justement, des silences dont on voudrait qu’ils en restent, des creux dont on aimerait qu’ils installent un malaise plus ferme, d’autant que ce cinéma n’est pas le dernier pour parvenir à saisir miraculeusement les soubresauts infimes de l’environnement dans lequel il évolue. David Robert Mitchell captait bien cette pesanteur dans The myth of American sleepover je trouve, sans trop de piano.

     Si le cinéma de Hers pourrait définitivement évoquer un album de folk qu’on pourrait écouter en boucle, l’oublier pour le plaisir de le retrouver, s’y lover affectueusement ou lointainement suivant l’humeur, il est dingue de constater combien cette fois, le film lui-même et sa progression engendrent ce sentiment, à savoir qu’on peine parfois à s’y perdre dans sa première partie mais que l’on ne veut plus quitter dans sa dernière, l’impression d’une ouverture ténue, indescriptible, qui tient à pas grand-chose. A new York on voudrait que le film dure, s’écoule à l’infini. Puis quitter New York et rejoindre le Tennessee avec Zoé, pourquoi pas.

     Et toujours la marche. On y revient en permanence. Que l’on foule un grand carrefour, un jardin public ou un trottoir, on revit en marchant même si là on commence par y mourir. Une femme s’écroule en effet ici mais plus loin, deux silhouettes marchent l’une à côté de l’autre, longtemps, en silence, puis finissent par se frôler, se donner la main, s’embrasser. Une séquence magnifique, qui pourrait être le symbole Hersien. Une autre quasi identique et aussi avec la sublime Dounia Sichov, illuminait une marche nocturne dans Memory Lane. On pourrait faire un état infini des correspondances, jusqu’aux plus infimes, dans le cinéma encore jeune de Mikhaël Hers, qui ne cesse de faire écho à cette volonté de figer l’éphémère dans l’éternité.

Carol – Todd Haynes – 2016

7Love streams.

   9.0   Voilà plusieurs jours que je ne pense plus qu’à Carol, le nouveau film de Todd Haynes. Je ne le croyais pas capable de faire aussi beau et fort que Mildred Pierce, mais bien qu’il soit différent, Carol est une sublime love story dans le New York 50 doublée d’un puissant mélo familial, un chef d’oeuvre envers et contre Sirk, d’une sensualité folle. Rooney Mara, actrice de l’année, déjà. Encore.

     Le titre ouvre la voie à la contradiction, thème majeur sinon central du film/de l’œuvre de Todd Haynes. Mildred, il y a quatre ans, se faisait violence pour intégrer le monde et donc travailler après son divorce bourgeois. Et c’est dans sa résurrection qu’elle allait trouver sa liberté, donc, mais aussi à mesure la souffrance terrible du drame familial. On pouvait aborder ce nouveau film (et son titre qui arbore aussi le nom d’une femme) en tant que prolongement du précédent, comme Rohmer faisait les siens. Ne rien changer pour que tout soit différent. Mais le nom de famille a disparu. Il ne s’agit plus de faire un portrait de femme mais d’y scruter en profondeur l’obsession, l’amour, la sensualité.

     Carol, c’est donc cette femme pour laquelle Thérèse (Rooney Mara, sublime) le vrai personnage central du film, s’entiche, s’obsède, se libère, souffre et se souvient. Le souvenir fait partie du processus de cristallisation : Il permet au film d’être un flashback géant en offrant sa variation autour d’une séquence, qui placée en ouverture puis en épilogue, n’acquiert forcément pas la même tonalité et puissance dramatique. C’est la première grande idée du film à mes yeux, majestueuse, raffinée, que de prendre à revers les canons de construction du mélo, en choisissant l’unité de point de vue (Celui de Thérèse, en permanence) et en allant chercher les montées dans les creux et l’inverse.

     C’est un film d’une grâce infinie. On voudrait qu’il ne s’arrête jamais, qu’il s’étire à l’infini, bercés que l’on est par l’utilisation divine de son grain de Super16 ou ses plans d’orfèvres (cadrés dans le cadre) tous plus beaux que le précédent, aussi bien dans leur gratuité plastique que dans leur matière à guider le récit. C’est d’une beauté folle à l’image de ces jeux de regard d’une sensualité renversante et pourtant, dans le même élan, le film ne cesse de dégager une violence interne assez éprouvante. C’est tout l’enjeu de sa contradiction formelle : L’éveil d’une harmonie miracle entre perfection formelle et détresse identitaire, entre son aspect Christmas Love Story et « Clause de moralité » conjugale.

     Si le film fait en effet naître une histoire d’amour absolument pure entre deux êtres, il dilue son immédiate beauté en dessoudant une famille qui s’arrache bientôt la garde de l’enfant devant les tribunaux. C’est aller chercher la beauté d’un regard sous le vernis de l’horreur sociétale. C’est terrible comme pouvait être terrible l’affrontement entre Streep et Hoffman dans Kramer Vs. Kramer mais ça l’est moins dès que l’on plonge dans l’intimité de regard, que le film ne cesse de scruter, par la mise en scène autant que dans son écriture, puisque Thérèse, un peu à la manière d’une Vivian Maier qui s’humanise, traverse le film avec son appareil photo et vient saisir Carol dans sa beauté, aussi mise à mal soit-elle par les évènements douloureux de sa situation familiale.

     Carol est surtout habité par deux actrices qui incarnent essentiellement deux visages, deux voies, deux regards. Elles parviennent à cristalliser notre attention sur elles autant que c’est le cas entre elles, malgré les embûches. Deux actrices incroyables jamais fondues dans un décor trop grand mais faisant corps avec lui, parvenant à jouer sur deux registres différents et complémentaires. Je craignais pourtant beaucoup Cate Blanchett avec qui j’ai un certain blocage mais je la trouve ici incroyable à chaque apparition, bouleversante dans chacune de ses postures, fascinante dans la moindre intonation de voix. Todd Haynes a su capter quelque chose en elle que je ne soupçonnais pas , autant que je n’avais vu personne parvenir à capter Kate Winslet comme il l’a fait dans Mildred Pierce. C’est donc une double silhouette dans le New York des années 50, en pleine attirance magnétique toujours néanmoins perturbé, aussi bien par le récit que la mise en scène. Jusqu’à former un entier pur, qu’on ne veut plus voir se dissoudre. La dernière scène est à ce titre un miracle venue de nulle part. J’en avais la gorge nouée.

Les 8 salopards (The Hateful Eight) – Quentin Tarantino – 2016

11. Les 8 salopards - The Hateful Eight - Quentin Tarantino - 2016Enfer blanc.

   8.5   C’est la première fois avec un film de Tarantino que je ressors avec autant de doutes que d’enthousiasme, qu’il me bouscule tant, qu’il installe lassitude avec non moins de lucidité et d’ampleur. Il faut le voir poser son récit, le faire grandir, avec ses accalmies et ses sursauts, sans véritablement se soucier ni du temps que cela prendra ni si le spectateur y prendra le malin plaisir qu’il prenait lors de ses sept films précédents.

     Tarantino a souvent fait grimper la tension, avec des dialogues à n’en plus finir, des lieux tiroirs, des apparitions de personnages, des petits mensonges, des faux-semblants. Mais jamais il ne l’avait fait avec autant de radicalité : à l’échelle d’un lieu, une auberge, durant trois heures. Certes, le film ne se déroule pas intégralement dans ce lieu puisque la première longue partie se joue dans une diligence, mais son trajet va déjà vers cette auberge, dès ce long plan de recul doux sur le christ recouvert de poudreuse, converge vers le carnage.

     Deux images fortes traversent le film : Les grands espaces enneigés et une petite auberge. Deux références s’imposent d’emblée : La chevauchée des bannis et Rio Bravo. Mais il les digère tellement que le western enneigé d’André de Toth semble laisser place à l’atmosphère bien lourde d’un The Thing – L’enfermement, le climat paranoïaque, la bête qui sommeille, Kurt Russell et l’univers musical, directement emprunté aux chutes Morriconienne du film de John Carpenter. Quant à Rio Bravo, il semble se faire dévorer par les effluves d’un Evil Dead. C’est un western horrifique, en somme.

     Les 8 salopards ressemble à s’y méprendre à un condensé du cinéma de Tarantino, s’inspirant finalement moins de ses amours de spectateur que renouant avec son propre matériau créatif passé. On y retrouve beaucoup de Reservoir dogs (la mercerie remplace l’entrepôt ; Les personnages pourraient aussi arborer une couleur ; La construction s’éclate d’un claquement de doigt) mais on pense aussi à Pulp Fiction puisque chemin faisant, Tarantino renoue avec la déconstruction narrative. Moins de virtuosité puisqu’il s’agit seulement de revenir un peu en arrière, mais on retrouve son attachement aux changements de points de vue. Ainsi qu’à d’autres bouleversements narratifs comme l’utilisation soudaine d’une voix-off (qui n’est autre que celle de Tarantino).

     Mais c’est aussi son film le moins accessible, d’une part car il renoue avec un genre en berne et l’investit vraiment (contrairement à Django Unchained) et d’autre part car son cinéma, de plus en plus étiré, est de moins en moins spectaculaire, débarrassé de ces grosses punchlines et autre climax culte. On rit mais plus du tout à gorge déployée. On rit serré. Et surtout on flotte, pendant deux/tiers de film. Jusqu’à ce que la mécanique s’embrase. Il faut laisser infuser – Je m’y suis aussi un peu ennuyé par moments. Et Tarantino alors n’aura jamais été si loin dans la violence et l’horreur.

     La partie diligence qui ouvre le film et semble s’étirer à l’infini a ceci de déceptif qu’elle est à peine rythmée par les rebondissements. Elle permet toutefois de faire connaissance avec Jon Ruth et Daisy Domergue (Kurt Russel et Jennifer Jason Leigh, génialissime) puis de faire une double rencontre : celle du marquis Warren (Samuel L. Jackson) abandonné par son cheval, laissé avec trois corps à neuf mille dollars puis celle de Mannix, celui qui se dit shérif. Quatre premiers salopards en voyage vers Red Rock (que l’on ne verra jamais) contraint de s’arrêter dans une mercerie, sur leur route, à cause d’un blizzard tenace. Le blizzard est un personnage à lui seul. On le voit peu mais on l’entend en permanence, durant ces trois heures.

     J’aimerais parler des quatre autres salopards, de la mercerie, des piquets dans la poudreuse, de cette porte qu’il faut clouer par deux planches, de la place importante du café (comme toujours), du monologue monstrueux de Samuel L. Jackson, des retrouvailles Roth/Madsen, de Jim Jones at Botany Bay à la guitare par Daisy, Silent night au piano par Le mexicain, de mon fou rire lorsque O.B. fâché d’avoir dû aller jeter les colts aux chiottes s’enfonce dans une peau de bête au coin du feu, de cette ouverture monumentale et de score de Morricone non moins gigantesque qui l’accompagne. Tellement à dire.

     Tarantino a beaucoup mûri. Dans la forme et dans le fond. Il n’y a par exemple aucun nettoyage à la mercerie, entre les deux diligences, je pense que c’est une volonté de montrer que le mal est tellement ancré qu’il est impossible de le décaper (en un sens on revient à l’idée que le cinéma de Tarantino a changé : Dans Pulp fiction on nettoyait les bouts de cervelle de Marvin dans la voiture, là non, on les recouvre (d’un plaid, par exemple) et puis finalement la présence du bonbon suffit à savoir qu’ils ont nettoyé, comme ils ont pu. Tarantino se permet ces trous béants maintenant.

     Plus j’y pense plus je me dis que c’est ce qu’il a fait de mieux depuis longtemps. Sans doute aussi parce que ces deux précédents films, que j’aime malgré tout, baignaient trop dans l’uchronie bon marché et la vengeance libératrice. J’en garde des supers souvenirs de cinéma mais je n’ai jamais eu envie de les revoir. Cette histoire de lettre c’est peut-être la chose la plus importante que Tarantino ait donné à son cinéma : Une conscience. D’une Amérique qui s’est construite dans le mensonge, la haine raciale et les cadavres. C’est à la fois ancré dans le western comme c’est purement actuel. Et pourtant je trouve son geste très humble, toujours référencé à mort mais encore plus digéré que d’habitude.

     Et la construction est folle, je n’en reviens pas. C’est comme s’il avait pris les meilleures idées de ses précédents films, qu’il les avait mixé ensemble tout en leur offrant plus de consistance. Et puis hormis quelques fautes de goût assez secondaires (les ralentis, c’est pas ceux de Peckinpah) c’est un pur objet de mise en scène avec 8 basterds, une auberge et une tempête de neige hors-champ. C’est l’entrepôt de RD, L’appart de Brett dans PF et La taverne dans IB. C’est resserré. C’est plus long. C’est hyper drôle, archi sombre et anxiogène. Bref, c’est génial.


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