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Coco – Lee Unkrich & Adrian Molina – 2017

26. Coco - Lee Unkrich & Adrian Molina - 2017Réparer les vivants et les morts.

   9.0   Déjà, sans faire de faux roulements de tambours, c’est absolument somptueux, visuellement parlant. Dans un monde comme dans l’autre. Dans le jour comme dans la nuit. L’horizontalité ici, la verticalité là. Les rues du village mexicain autant que le labyrinthe urbain chez les morts. C’est plein de détails qui pullulent, de profondeur hallucinante, d’explosions de couleurs. C’est un émerveillement de chaque instant.

     Il y a quelque chose de plus simple dans ce nouveau voyage Pixar et le film annonce clairement la couleur dans son générique d’ouverture puisque les crédits sont affichés sur des fresques de papier découpé : Il y a déjà cette notion d’intimité familiale dans ces décorations de fête des morts et donc, forcément, une plongée dans la culture mexicaine. Alors c’est sûr qu’on n’est plus dans le cerveau d’une petite fille, mais l’idée est tout aussi excitante.

     Au début du film, chez les vivants, les personnages sont parfaitement dessinés. Et c’est pas si évident car on les quitte très vite. Et quand on les retrouve on chiale. Miguel est le jeune héros que Pixar méritait d’avoir, avec ses qualités et ses imperfections. Un Vice-Versa sur le personnage de Miguel, imagine un peu ce que ça pourrait donner. Il y a un discours passionnant sur l’ambivalence rêves/famille, l’abandon et le deuil, sur les vérités qu’on croit détenir, sur les notions d’art, de réussite.

     J’ai d’abord eu peur que le film utilise deux comic-sidekicks trop identifiables, avec le chien Danté et le mort Hector. Quand on sait ce que le récit réserve au second, les doutes sont vite envolés. Déjà ça (l’échange des rôles, l’imposture, le poison…) c’est à te faire chialer. Mais ce qu’on va broder autour d’Hector et de Mama Coco, mamma mia. Difficile de trouver un équivalent mais j’ai un peu l’impression que Fassbinder ou Sirk ont débarqué chez Pixar, si tu vois ce que je veux dire.

     Chez les vivants, « Dia de los muertos » leur donne l’occasion d’offrir des présents (offrandes, fleurs, nourritures) à leurs morts. Afin de revoir leurs descendants, les ancêtres, eux, traversent la douane qui vérifie qu’ils ne sont pas oubliés des vivants, qu’il y a des photos d’eux dans le vrai monde. Afin de revoir les vivants, les morts doivent traverser un pont tout en pétales dorés. C’est le plus beau viaduc qu’on aura vu au cinéma en 2017, après celui, surplombant le village dans La Villa, de Guédiguian.

     Dans le cas tragique où aucune photo d’eux n’orne d’autel, ils n’ont pas accès au pont, ne peuvent même pas forcer la traversée puisqu’ils s’enfoncent dans les pétales comme dans les sables mouvants. Idée absolument vertigineuse qui en amène une autre : Les morts peuvent aussi mourir dans le monde des morts, puisque sitôt qu’on les oublie, ils meurent physiquement à petit feu avant que leur âme, envahie par la tristesse, ne s’évapore à jamais. On savait les studios Pixar inventifs et capables de nous faire chialer en voyant des jouets attirés dans un incinérateur, mais je pensais toutefois pas qu’on irait jusqu’à pleurer la mort des morts.

     Ils passent donc la douane. Ou tentent de passer la douane à l’image d’Hector, qui sent qu’on l’oublie et se déguise en Frida Kahlo – Running-gag absolument génial. Comme souvent chez Pixar quand c’est drôle ça peut aussi être très drôle. Et ce qui est très beau (et pas si gratuit) avec ce gag c’est qu’il rejoint le récit : Dès l’instant que tu te situes dans la mémoire commune, tu ne risques pas de disparaître. Ça dit de belles choses sur l’imposture (déjà au cœur de Là-haut), de ces stars qu’on glorifie pour rien et de ces artistes de l’ombre qui sont les vrais perdants de l’Histoire. Hector en fait partie, le film prendra son temps pour nous le faire comprendre. On peut le sentir venir dès le départ, j’imagine, personnellement j’y ai vu que du feu, pour moi il était très vite évident qu’Ernesto de la Cruz soit l’arrière-grand-père de Miguel, sans doute car j’étais à fond dans le film comme jamais je ne l’avais été dans un Pixar – Voire dans un dessin animé tout court.

     Coco trouve grâce à mes yeux dans sa façon de jouer sur deux registres difficilement conciliables puisque c’est à la fois un film festif et féérique, donc conforme à son idée de base (Le jour des morts) et un mélodrame bouleversant. Le film brise la frontière entre les deux mondes, fait rejoindre les vivants et les morts, perturbe toute notion de temporalité et le tragique « cours normal des choses » comme jamais on l’avait ressenti depuis Titanic. Mama Coco c’est un peu Rose Dawson, avec moins le souvenir d’une passion que celui d’un père. Le dessin est remplacé par une chanson, le bijou par une photo déchirée, mais dans les deux cas c’est un visage tout en rides qui nous transporte dans le vertige du temps.

     Et puis ça pourrait n’être qu’un détail dans les investigations de Miguel lors de sa traversée du monde des morts, mais son guide (Hector) pour voir son ancêtre, lui demande d’emmener une photo de lui pour pas qu’on l’oublie et qu’il puisse un jour revoir sa fille. Cette simple photo, revenue d’entre les morts, était au cœur d’un autre film cette année, le magnifique Carré 35, d’Eric Caravaca. C’était la petite touche en plus, me concernant : Les larmes discrètes allaient se transformer en torrents.

     Pour finir, petite anecdote personnelle. J’y suis allé avec mon fils. Je pense pouvoir dire qu’il s’agit là de notre première vraie claque émotionnelle ensemble dans une salle de cinéma. C’est simple on pleurait tous les deux à la fin. « Papa c’était trop triste » m’a-t-il chuchoté dans l’oreille quand le générique est arrivé. Devant nous se trouvaient un père avec ses trois enfants, deux garçons qui avaient sensiblement le même âge que le mien et une petite fille de huit ans. Elle était inconsolable, complètement défaite, c’était terrible. Et le papa était dans le même état que nous. Punaise, j’avais déjà du mal à gérer l’émotion de mon fils et la mienne alors en gérer quatre, bravo, mec. On a discuté un peu en sortant. Il m’a dit que sa fille avait toujours été comme ça, hyper sensible, hyper empathique. « C’est sa force » a-t-il ajouté. J’ai trouvé ça très beau. Et puis nous bah on a titubé comme ça jusqu’à la maison.

La Villa – Robert Guédiguian – 2017

05. La Villa - Robert Guédiguian - 2017De beaux lendemains.

   9.0   S’il nous a habitué à ancrer ses récits dans Marseille et alentours, jamais on n’avait senti Guédiguian aussi épuré dans sa dynamique spatiale. On n’avait pas vu ça chez lui depuis les ruelles de Marius et Jeannette. C’est un véritable petit théâtre thchékovien autour d’une baraque familiale, saisie dans la douceur hivernale, sur une fratrie déchiré par le temps, les fêlures, le drame, l’indicible. C’est presque un huis clos à ciel ouvert : Une calanque portuaire, deux maisons voisines, un bateau de pêche, une guinguette, un morceau de falaise, un sentier boisé, un viaduc ferroviaire. C’est tout. Jamais on ne s’extraie de ce cadre. C’est la première grande idée du film, il y en aura tant d’autres. Et s’il avait fallu attendre son vingtième long métrage pour que Robert Guédiguian nous offre son plus beau film ?

      A l’époque de la sortie des Neiges du Kilimandjaro, j’évoquais ce plaisir de troupe familiale comme presque fil rouge du cinéma de Guédiguian. La Villa ira plus loin dans le dispositif le temps d’une courte séquence étourdissante, qui élève soudain le film vers le sublime, quand l’auteur intègre dans son récit un morceau de Ki Lo Sa ? l’un de ses tous premiers films (que je vais rattraper fissa) où l’on accompagnait dans une voiture puis sur le même port de la calanque de Méjean, trois acteurs de La Villa : Ariane Ascaride, Jean Pierre Darroussin et Gérard Meylan. Ils n’avaient probablement pas les mêmes rôles qu’ici, qu’importe, ces quelques secondes s’immiscent brillamment, investissant un souvenir simple, un territoire bien dessiné. Un moment d’insouciance saupoudré de I want you de Bob Dylan – tandis que le film n’est jamais larmoyant ni illustratif dans son utilisation musicale – qui fait résonner cette double mélancolie : Celle de Guédiguian lui-même, désormais sexagénaire, mais surtout celle de ses personnages, que les épreuves de la vie ont éloignés. La simple évocation de la fuite de Pierre (le quatrième personnage de la séquence de Ki Lo Sa ?) montre autant la pudeur du cinéma de Guédiguian que son extrême sensibilité. Il n’est pas mort mais un drame l’a fait disparaître. Ce même drame qui aura fait partir Angèle pour les planches parisiennes. Le théâtre n’est pas qu’un décor, par ailleurs, il prend une place considérable dans le récit, c’est autant un vecteur de renaissance qu’une promesse d’amour. Incroyable personnage que celui incarné par Robinson Stévenin. Guédiguian n’en fait pas qu’un benêt pêcheur, c’est un amoureux transi, le plus beau des rêveurs, passionné autant par sa quête quotidienne de mange-tout que par les tirades de Claudel.

     Guédiguian parvient à filmer ce lien, aussi fragile qu’élastique, qui existe entre cette fratrie meurtrie. Deux frères, une sœur. Ils se sont éloignés, chacun tient sa rancœur envers l’autre, pourtant ce lien se réaffirme à mesure des jours passés ensemble, au chevet de leur père mourant. Il faut la nostalgie d’un retour lumineux aux années enfantines (L’immense sapin de Noël sur les quais de la calanque) et post-adolescentes (le flash-back solaire dans la voiture) mais pas seulement : Il y a aussi le poulpe ou l’écho du Viaduc. Ce sont des jeux d’enfants qui s’accrochent et surplombent, que l’on retrouve et comme on les a vécus ensemble, on les retrouve ensemble. Et c’est Angèle, véritable pierre angulaire de ce lien – puisque c’est elle qui a subi (de plein fouet et par son absence, paradoxe magnifique) l’insoutenable drame, c’est elle qui a laissé sa famille – qui réactive chaque fois ce souvenir.

     Le décalage est inévitable. Les retrouvailles sont difficiles, puisque Armand est le seul à s’être occupé de cette maison que son père a érigé de ses mains avec ses amis d’antan, à avoir repris le restaurant familial en continuant de servir, à petits prix (et tant pis ou presque si c’est un commerce promis à l’échec) les plats de son père hérités des recettes de sa femme, tandis que Angèle et Joseph ont tous deux choisi des chemins de vie éloignés des « promesses » familiales, plus marginaux, artistiques. Si ce retour aux sources s’avère compliqué au départ, La Villa va offrir de nouvelles perspectives à chacun de ses personnages, en particulier ceux qui s’en sont extrait : L’une retrouve le désir, qu’elle s’était probablement interdit d’éprouver. L’autre retrouve l’envie d’écrire.

     Sa puissance serait moindre sitôt le film pris sous un angle plus naturaliste, plus ordinaire dans sa cartographie. Guédiguian est avant tout un conteur. Le fait de tout ancrer dans ce petit coin de paradis perdu, mais vers lequel le monde se greffe, comme si chaque passage de train colportait non pas ses touristes, mais ses enfants médecins, ses militaires, ses promoteurs, ses migrants, créant un espace tout entier représentatif du cinéma de Guédiguian ainsi qu’un œil politique sur la vie moderne. A l’image de ce lieu coupé du monde, La Villa s’avère accueillant et hospitalier. C’est un petit théâtre ouvert au monde et sur le monde.

     Et puis c’est tout bête mais depuis quand n’avions nous pas vu une si belle séquence de cigarette partagée ? C’est un deuil qui nous l’offre. Il faut voir comment Guédiguian filme ça, la nostalgie qui en émane, l’esprit de groupe qu’elle endurcit ou fait rejaillir. Car la mort qui fait naître cette « pause cigarette » n’a rien à voir avec celle qui avait éparpiller cette fratrie. C’est une mort douce, choisie, la mort de ceux qui pensent avoir vécu ce qu’ils devaient vivre et préfèrent s’en aller ensemble plutôt que d’attendre de voir l’autre mourir avant soi. D’un coup, c’est le Saraband de Guédiguian. On se met presque à rêver de voir les Scènes de la vie conjugale de Suzanne et Martin, comme on nous avait brièvement offert le Ki Lo Sa ? pour Angèle, Joseph et Armand.

     Comment oublier cette calanque ouverte sur un horizon azur scintillant dont on entend perpétuellement le clapotis des vagues s’écrasant sur les falaises, le vent dans les pins ? Cette calanque s’ouvre sur le monde mais c’est le monde qui vient à elle, des passagers de la mer, une idée aussi lumineuse qu’elle ne sort pas du chapeau (Le récit nous prévient, par l’intervention militaire) mais surprend en se pointant concrètement là où l’on ne l’attend plus. Happy End, le dernier Haneke, que j’aime sur bien des points, manquait clairement sa trouée politique, avec son apparition de migrants artificielle. Guédiguian réussit lui à trouver la bonne distance, pour ne pas tomber dans le prétexte ou le film à message. Jamais misérabiliste, le film s’en va vers un final absolument bouleversant, d’une infinie délicatesse. Des vêtements d’enfant dans une chambre, des crabes sur un quai, un écho sous un pont. Mes plus grosses larmes cette année, haut la main. 

Carré 35 – Eric Caravaca – 2017

30. Carré 35 - Eric Caravaca - 2017Casablanca, mon image manquante.

   8.5   Etrange de voir Carré 35 au même moment où l’on découvre la seconde partie de l’ultime saison d’Un village français, dans la mesure où Eric Caravaca est dans les deux. Dans la série, il incarne (pour la première fois puisque les créateurs ont choisi d’effectuer d’impressionnants sauts temporels) Tequiero adulte, cet enfant de réfugiés espagnols, recueilli par Hortense et Daniel Larcher. Dans Carré 35, Eric Caravaca arpente de douloureux secrets de famille. Dans chaque cas, il est l’enfant rescapé d’une tragédie, celui auquel on a caché les origines ou une lourde perte.

     Carré 35 c’est le « quartier » tombal dans lequel repose la sœur aînée d’Eric, dans le cimetière français de Casablanca. Il n’a pris connaissance de son existence et donc de sa mort que récemment. C’est cette investigation intime qu’il relate dans son film, qui relève autant du documentaire intime, du document historique que du polar tentaculaire. Questionner sa mère, son père, puis son frère, son cousin. Les témoignages sont parfois contradictoires, dans le mensonge (la mère qui raconte avoir été au chevet de sa fille au Maroc tandis que son passeport la mentionne en France à cette date), le déni (Jamais elle n’admettra qu’on dise que son enfant était trisomique) ou l’oubli volontaire (Le père qui dira à plusieurs reprises que Christine est décédée à l’âge de quatre mois, comme si jusqu’à ses trois ans il s’était permis de ne plus y croire).

     Eric Caravaca ne cherche pas à les perturber dans leurs récits, il les écoute simplement, il n’est qu’une oreille réceptacle (toute information peut entrouvrir une porte secrète) en leur présence, c’est face à son seul désarroi qu’il décortique. On plonge dans Alger et Casablanca avant la naissance d’Eric. Son histoire à lui se situe pourtant un peu partout en France, car la famille bouge beaucoup au gré du travail du père. Le film utilise nombreux supports, jusqu’aux archives historiques (décolonisation, abattoirs) et vidéos de famille. C’est une enquête intime avant tout. Une intimité qui a ceci de bouleversant qu’un gouffre de douleur semble parfois s’ouvrir sous nos yeux – Jusqu’à cette impudeur inattendue, aussi lumineuse qu’elle peut être revancharde, quand Eric Caravaca filme son père sur son lit de mort.

     Entre temps, Eric aura retrouvé des photos et vidéos Super8 de l’époque du mariage de ses parents, ce temps d’insouciance, puis de son enfance avec son frère où de l’apparente insouciance des images résonne désormais une douleur en sourdine. Car entre-deux (1960/1963) rien. Tout est perdu. Tout a été jeté, brûlé, laissé derrière. « Qu’est-ce que tu veux faire avec une photo, pleurer ? Pas moi » lui dira sa mère, au bord des larmes, d’une souffrance et d’une humiliation qu’elle retient depuis cinquante ans. Eric finira pourtant par retrouver une photo, cette convoitée image manquante, chez l’ancienne bonne de la famille, depuis devenue propriétaire de la maison de Casablanca. Une photo de Christine dans une vieille boite, au milieu d’autres souvenirs d’époque. Une photo pour orner à nouveau la pierre tombale sans photo du Carré 35.

L’Atelier – Laurent Cantet – 2017

18. L'Atelier - Laurent Cantet - 2017J’écris donc je suis.

   8.5   On craint d’abord d’avoir affaire à un dispositif dans la veine de celui sur lequel reposait Entre les murs. Pas que ça m’avait dérangé pour ce denier, mais c’était à mon sens la grande limite du film, de s’interdire de s’extraire des murs de l’école. Si le titre de ce nouveau film ne ment pas, puisque l’action se concentrera principalement au sein de ce groupe d’écriture pour jeunes en échec scolaire, le récit, lui, va moins s’ancrer dans le lieu – qui par ailleurs change constamment contrairement à la classe de 4e – que s’intéresser en profondeur à deux de ses éléments : Antoine et Olivia.

     Le premier est un garçon solitaire qui passe le plus clair de son temps dans les calanques ou sur les jeux vidéo. Il est suiveur dans le groupe de potes de son frère, mouton noir au sein de l’atelier d’écriture tant ses propositions de textes choquent et ses positions idéologiques sont problématiques. La seconde est une écrivaine parisienne réputée qui prend en charge cet atelier par amour de la transmission et du partage. Elle va s’intéresser à Antoine, elle va avoir peu de lui, être attiré par lui – Jusqu’à y trouver, pourquoi pas, l’essence d’un nouveau personnage pour son roman.

     En définitive, c’est ce glissement qui redynamise (Les premières minutes font état d’un tableau sociologique un poil trop complet et stéréotypé) mon intérêt dans les films de Cantet : Il s’agit chaque fois moins de l’histoire d’un affrontement que d’une rencontre entre deux pôles pour éveiller les consciences et bouleverser habitudes et certitudes. Il y a dans L’Atelier ce qui irriguait déjà Ressources humaines il y a plus de quinze ans à l’échelle de l’Entreprise, il fallait en passer par une collision frontale pour (se) comprendre.

    Une scène cruelle entre un père et son fils, autour d’une perforeuse, nous arrachait les larmes. Là il faudra une arme à feu, vecteur de haine et de peur – Rarement été aussi angoissé par un flingue devant un film, aussi bien dans ce moment glaçant du camp de Roms que durant l’intrusion d’Antoine chez Olivia – pour dynamiter la confrontation et faire imploser la fascination/répulsion pacifique qui régnait entre eux. Toute proportion gardée, j’ai beaucoup pensé à Elephant, de Gus Van Sant, il me semble que les deux films communiquent sur de nombreux points : Antoine pourrait aisément être un acteur de la tuerie de Columbine.

     Mais surtout et c’est sur ce point que L’Atelier me semble être bien davantage qu’un énième film sur un inadapté au monde, c’est aussi un brillant « essai » politique, moderne, complexe, dans la veine (mais en plus beau, subtil et mystérieux) du Chez nous, de Lucas Belvaux (qui racontait aussi la tentation de l’extrême droite) qui choisit de s’ouvrir sur l’avenir plutôt que de se fermer dans le conte glacial et cruel. Durant la dérive nocturne un peu avant son épilogue, séquence prodigieuse (mais ô combien casse-gueule) qui tire le film déjà beau vers le sublime, j’étais vraiment pas bien et c’est sans doute ce qui me rend sa sortie si bouleversante je pense.

      Car le dernier quart du film pourrait bien être le plus beau de la filmographie de Cantet tant il fait se répondre le réel et la fiction, le dialogue et l’écriture. Ce meurtre qui n’était encore qu’ébauches au chœur de l’atelier trouve un écho au clair de lune, dans une dérive apparemment insoluble et doucement oppressante qui fera renaître le personnage par la parole dont l’équilibre menaçait chaque fois de tout faire s’effondrer. A cette description meurtrière brutale qu’avait fait plus tôt Antoine, réprimandée par ses « collègues » d’atelier, répond une libération pacifique, aussi par les mots, comme unique moyen de s’en sortir, comme unique moyen de faire parler la colère pour la transformer en désir de rebondir dans la société, dans la vie. Ce bien que cette issue soit encore très incertaine au regard de ce qui reste à accomplir, il me semble qu’elle traduit un premier combat de gagner, avec la sensation qu’Antoine a davantage à (re)construire que les anciens « héros malades » des films de Laurent Cantet.

     L’auteur ne m’avait jamais paru si optimiste. Ressources humaines avait beau se fermer sur un acte de résistance, c’était dur, un peu désespéré. Là non, c’est d’une part extrêmement vivant dans la mise en scène (Car c’est aussi un film hyper solaire, qui outre l’atelier se partage en excursion portuaire, balade sur les rochers et terrasse de forêt) et utopique dans ce qu’il véhicule d’une prise de conscience complexe. C’est quasi Campillo qui fusionne avec Guédiguian, sur la fin. Ça me plait. Et puis le film est aussi un beau document sur La Ciotat, il en fait ressurgir les fantômes de son passé ouvrier, notamment son chantier naval, et il en dresse un portrait tirant vers le mythe, au point qu’Olivia (Sublime Marina Foïs) demande à son groupe d’élèves d’écrire leur fiction autour de leur ville. Quelque part oui, La Ciotat est le troisième personnage fort du nouveau film de Laurent Cantet.

Gabriel et la montagne (Gabriel e a Montanha) – Fellipe Barbosa – 2017

24. Gabriel et la montagne - Gabriel e a Montanha - Fellipe Barbosa - 2017Mzungu fou.

   8.5   Gabriel et la montagne a cette particularité qu’il est un film brésilien entièrement tourné au Kenya, en Tanzanie, en Zambie et au Malawi. Quatre pays pour quatre chapitres qui rythment et délimitent les déplacements géographiques de Gabriel Buchman, ce garçon mystérieusement disparu en Afrique en 2009. En vérité, ces délimitations ne sont pas très utiles si ce n’est pour effectuer chaque fois un rapprochement vers la propre mort du personnage dont on sait depuis l’ouverture qu’elle intervient sur le mont Mulanje.

     Felipe Barbosa m’était inconnu avant Gabriel, j’y allais donc avant tout pour le voyage promis et aussi parce que ce titre, quelque part, m’évoquait cette splendeur d’Herzog qu’est Gasherbrum, la montagne lumineuse. D’Herzog, il y a peu, bien que l’ouverture rappelle beaucoup celle d’Aguirre : Le plan, la musique, la grandeur, l’hypnose. Des agriculteurs fauchent les herbes hautes sur les chemins escarpés d’une immense vallée. Sous un rocher, l’un d’eux fait la découverte d’un corps.

     Le film s’ouvre sur la mort et pourtant il sera incroyablement vivant. Il est sans cesse en mouvement, comme son personnage, il s’étire ici puis se disloque là, insère par instants des photographies du vrai Gabriel, utilise en voix off le témoignage (après sa mort) de ceux qui ont croisé son chemin. Sorte de journal filmé mais toujours dans un tempo de fiction, puisque le réel que Barbosa entreprend de conter au moyen d’éléments-indices (Témoignages, photographies, journal) ne se déploie jamais au détriment de la matière fictionnelle.

     Le réel, finalement, on l’oublie. C’est un film aussi mystérieux que le continent sur lequel il s’aventure : On croit le comprendre mais il nous trouble l’instant suivant ; On arpente les bidonvilles ou villages, avant qu’il nous embarque dans des randonnées montagneuses ou sur la plage. On avance aux crochets de Gabriel, au gré des rencontres qui nourrissent son voyage. Les vraies rencontres que le vrai Gabriel a faites lors de son périple. C’est toute l’originalité du dispositif.

     Pourtant, l’idée la plus originale à mes yeux c’est le traitement du personnage. Puisque c’était un ami proche du cinéaste, ce dernier aurait pu lisser son caractère, stéréotyper ses enjeux afin de préserver son intimité. Au contraire, Barbosa en fait un vrai personnage de cinéma, ambigu, désordonné, contradictoire, adorable puis détestable l’instant suivant. Sans doute pour tenter de percer son idéalisme, comprendre sa dimension suicidaire, ses désirs tentaculaires, sans doute aussi pour fusionner son voyage avec le sien.

     On raconte que l’équipe technique s’est aventurée sur les terres de l’odyssée de Gabriel, rejouant les mêmes rencontres, traversant les mêmes endroits, jusqu’à gravir le Kilimandjaro. Meta-film mis à part, c’est aussi cette incompréhension que raconte le film : Ou comment un garçon issu de la classe brésilienne dominante, promis à un avenir brillant, intellectuel, choisit à ce point de s’oublier aux quatre coins de la terre, loin des circuits touristiques – et gravir le Kilimandjaro sandales en pneu aux pieds – jusqu’à littéralement s’évaporer ? Il y a du Fitzcarraldo dans ce personnage, du Klaus Kinski dans cet acteur, c’est à s’y méprendre.

     C’est d’abord l’histoire d’un caprice, celui d’un garçon qui n’a pas supporté qu’on le mette sur liste d’attente à Harvard. Son périple (Faire le tour du monde en un an) c’est sa revanche contre ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues. Quand on fait le tour du monde, il faut de l’argent et Gabriel qui n’a que 20 ans n’en manque pas. Pourtant, il ne supporte pas l’idée occidentale qui consiste à se dépayser sur une terre pauvre. Lorsque sa petite amie passe le voir quelques jours en Tanzanie, c’est un sujet sensible, tant elle ne cesse de lui tendre un miroir qui lui rappelle son appartenance sociale.

     Ne pas oublier qu’à cet instant du voyage (Le premier chapitre, après nous avoir présenté sa mort en introduction, s’ouvre sur ces mots « 70 jours plus tôt ») Gabriel n’est plus très loin de repartir au Brésil, il a sillonné le globe pendant dix mois, il trimballe donc forcément une bonne dose d’orgueil et d’arrogance. Il ne cesse d’ailleurs de répéter qu’il n’est ni un Mzungu (homme blanc) ni un touriste, comme pour s’élever à la fois contre l’Occident et en dominateur (Puisque tout en lui évoque une mentalité bourgeoise) sur l’Afrique. C’est presque le Brésil tout entier, celui d’aujourd’hui, que Gabriel incarne, dans ce grand rêve brisé par la mégalomanie – Sacrée révélation, par ailleurs, que ce João Pedro Zappa, sorte de fusion improbable entre Gael Garcia Bernal et Zlatan Ibrahimovic.

     Gabriel et la montagne se ferme sur un procédé qu’on connait bien, consistant à balancer quelques photos pour accompagner le générique final. C’est très beau car on y remonte les derniers clichés pris par Gabriel, sa dernière rencontre avec cette femme dans un refuge, son arrivée au sommet, mais surtout la toute dernière photo prise sous ce rocher où il rendra son dernier souffle. C’est une photo floue, cadrée à l’arrache, une photo fantôme prise par un fantôme. C’est très émouvant en plus d’être un vibrant hommage.

Ava – Léa Mysius – 2017

19466688_10154845940707106_2046986615892276527_oAux yeux du monde.

   9.0   Premier long métrage d’une jeune réalisatrice française de 28 ans, tout juste sortie de la FEMIS, Ava est l’objet le plus stimulant, solaire, exaltant vu cette année. Une claque visuelle et sensuelle de chaque instant, qui contourne magistralement l’écueil « Premier film » et ses tournures habituelles.

     Avec cette histoire d’adolescente perdant la vue durant ses vacances, l’ancrage volontiers mélodramatique avait de quoi faire craindre le truc tire-larmes et le scénario prétexte pour raconter l’éternelle problématique du « devenir femme » avec les premiers émois et le combat contre la mère.

     Dès la première séquence on sent pourtant qu’autre chose va se jouer. Le décor est celui d’un brise-lames bétonné se jetant dans une baïne stagnante refoulée par l’océan – La plage des piscines, à Soulac. Les touristes s’y baignent, les enfants y font pipi et un chien noir se faufile sur la jetée, entre les baigneurs. Le chien, brutalement, contraste avec les couleurs vives. Des cordes de violoncelle détraqué accompagnent cette curieuse introduction. Et l’animal nous guide vers une demoiselle que l’on ne quittera plus. Elle est allongée à même la roche, les bras relâchés, les pieds dans l’eau, une barquette de frites posée sur son bassin.

     Toute l’originalité du film explose déjà dans cette première apparition : La puissance du lieu, la présence mystérieuse de la jeune fille et la dimension fantastique, apportée par les déambulations du chien côtoyant cet entassement de modestes baigneurs. Un tableau à la lisière de l’absurde. Et ce dialogue d’abord abstrait entre la lumière et l’obscurité, le jour et la nuit.

     L’objet naturaliste qu’il annonce parfois, au détour par exemple d’un cours de char à voile ou du portrait mère/fille, est vite chassé par quelque chose de plus trouble, une gêne frontale ici (un enfant qui pleure) ou un vertige plus inexplicable là (Un cauchemar vraiment glauque) se mariant adéquatement avec son sujet : L’affirmation sexuelle accélérée, le désir urgent d’être femme et de découvrir les vertus de son corps, provoqués par cette cécité à venir.

     Rien d’étonnant à ce que la plus belle séquence du film se déroule sur une plage, dans une lumière difficilement détectable (Est-ce le matin ? Le début de soirée ?) et un espace d’émancipation quasi désertique. Ava se met à nu, entièrement puis se bande les yeux puis se jette à l’eau, dans l’écume d’une houle se brisant sur le sable. La caméra l’y suit, fait corps avec son personnage, Léa Mysius fait corps avec son actrice. Puis soudain une menace, qu’on n’attendait pas, apparait et dégage d’emblée un parfum sexuel, un désir voyeuriste, renforcé par Ava, qui s’en va cacher sa nudité dans le sable en attendant qu’une vague la recouvre. C’est sublime.

     Ava m’a un peu fait penser à John From, le beau film portugais sorti l’an passé, beau dans ses compositions mais un peu tiède dans son amplitude. Ava réussit nettement mieux ses enchaînements, nous fait croire qu’il nous emmène ici avant de nous embarquer là. Si bien qu’il parvient à agrémenter sa mise en scène autour du handicap progressif d’Ava tout en nous le faisant oublier. C’est un film solaire guetté par l’obscurité, mais c’est dans son obscurité et son glissement vers la nuit (Magnifique séquence dans les rapides) et le danger (la présence policière jusque dans le camp gitan) qu’il s’avère paradoxalement le plus lumineux.

     Léa Mysius est allé tourner sur les terres de son enfance, sur la côte ouest entre Soulac, Montalivet et Bayonne. Je n’ai pas l’impression qu’on avait déjà filmé ces endroits – qui me sont chers – de cette manière-là, surtout ses plages, surveillées ou non, notamment ces gros blockhaus dont elle parvient à en faire des lieux hyper cinégéniques ou ces superbes vagues déferlantes, qu’elle prend le temps d’observer, de caresser, qui offrent des instants de grâce : Outre l’inoubliable scène où Ava s’en va défier les yeux bandés les rouleaux dangereux, je retiens aussi son réveil, un matin, alors qu’un plan apparemment doux semble la mettre au creux d’une vague sur le point de la dévorer. Mais c’est une illusion d’optique. De manière générale, la photo est miraculeuse et le grain, provoqué par un tournage en pellicule 35mm, se marie tellement bien avec la dimension solaire du film et cette ambiance plages du littoral.

     Pour agrémenter ce parcours d’initiation accéléré il faut des personnages secondaires forts. Ça passe d’abord par la présence de la frénétique Laure Calamy, géniale comme d’habitude, dont le rôle rappelle évidemment celui qu’elle jouait dans Un monde sans femmes, de Guillaume Brac. Si le jeu entre mère et fille est houleux il joue beaucoup sur une douce cruauté qui fabrique deux éléments quasi contradictoires (Ava est dégoûtée par la sexualité de sa mère) mais au désir de liberté qui finit par se répondre, se compléter. Ce qui est très fort c’est de la sortir à ce point du récit dès l’instant qu’Ava s’éveille à la sensualité et la sexualité aux côtés de Juan. Quel beau personnage, lui aussi, sauvage, exclusif.

     Le film trouve alors une nouvelle respiration. A tel point qu’il nous embarque un instant dans une mouvance Bonnie & Clyde / Les valseuses dans lequel on peut même retrouver un peu d’Adieu Philippines. Ava & Juan décorés par l’argile sont alors intouchables, même statufiés lors d’un plan somptueux, quasi Pasolinien, se défiant du regard tout en s’offrant à l’océan du haut des dunes. Au passage, la mise en scène de la nudité est quelque chose de particulièrement réussi dans le film.

     On se dit que le film vient de libérer ses meilleures voire ses dernières cartouches, mais son envie (de faire du cinéma, c’est vraiment ce que j’ai ressenti, aussi bien devant l’écran que dans les mots de la réalisatrice, présente lors de ma séance) est sans limite, son émancipation (d’un cinéma français souvent trop sage) tellement exaltante. Il y a cette curieuse scène nocturne dans un night club / piscine délabré. Il y a cette altercation décalée avec une maréchaussée dont on ne sait si elle sort d’un film de SF ou d’un film de Virgil Vernier. Et il y a cette séquence, magnifique, du mariage gitan. Ce qui me plait c’est aussi le regard que porte Léa Mysius sur le monde qu’elle filme, cette bienveillance, cette fascination.

     Et puis il y a un plan sidérant, vers la toute fin. On y voit Ava & Juan marcher vers nous, enveloppés par la forêt et guettés, dans leur dos, par une étrange lumière de plus en plus intense. Ce n’est pas gratuit, déjà parce que sa durée installe un trouble, mais surtout parce qu’on est dans la foulée de la séquence, magnifique, de la rivière. Il y a un vrai parti pris : Enfoncer les personnages dans les rapides et dans la nuit et les recueillir en forêt sous ce halo de phares. Et puis ce n’est pas une voiture pour y mettre une voiture, il y a un vrai échange derrière.

     Quant à la toute fin, je l’aime beaucoup. Je trouve que c’est elle qui fait tenir le tout, j’avais peur qu’on revienne « à la normal » ou à quelque chose d’un peu trop sociologisant. Ça n’aurait pas collé avec l’ivresse dans laquelle baigne le film. Là on reste dans le fantasme, le conte, ça me plait. Et puis je n’ai pas vraiment parlé de Noée Abita. Il faudrait, pourtant. Découverte de l’année.

Grave – Julia Ducournau – 2017

30Naked blood.

   8.0   Qu’il est bon de voir un film de genre français prendre autant de libertés avec les coutures de jeu, de scénario, de mise en scène qu’il est coutumier de voir dans un premier long métrage. Si le film de la jeune Julia Ducournau (33 ans) en évoque d’autres, ce qui frappe avant tout c’est l’affranchissement qu’il fait état dans un genre sinon moribond, parcouru d’éclats trop rares, et souvent englué dans le citationnel.

     Je me demande si ce n’est pas la plus belle (audacieuse, innovante, stimulante) incursion horrifique dans le cinéma français depuis Trouble every day (2001). Non qu’ils se ressemblent, mais ils appartiennent tous deux à un sous-genre du cinéma d’horreur : Le cannibal movie. Non qu’ils soient à proprement parlé horrifique d’ailleurs, disons qu’ils ouvrent une brèche dans un genre trop corseté. Et si Claire Denis avait fait du sien un monstre passionnel cerné par une société indifférente, Julia Ducournau opte pour la body horror et pousse à son paroxysme cette inédite crise d’émancipation.

     Grave aurait pu se reposer sur son postulat. Si Justine, cette jeune étudiante vétérinaire, est végétarienne, c’est une affaire de sens (L’écriture est vraiment brillante) et non d’un simple fondement théorique. C’est évidemment en se pliant au traditionnel bizutage de l’université (Car Grave est aussi un super campus movie) que Justine va manger un rein de lapin cru. Un végétarisme brutalement mis en branle dont les répercussions vont vite apparaître : allergies cutanées, démangeaisons, vomissements. Justine fait sa mue. Puis choure un steak à la cantine, dévore une escalope à même le frigo, jusqu’à la déjà fameuse séquence du doigt.

     Si le film est si beau c’est qu’il tente (et réussit presque) tout. Il n’est jamais satisfait par les saillies qu’il égrène. Il y a du Cronenberg en lui, dans sa fascination pour le monstrueux (Crash) et son moite crescendo de métamorphose (La mouche) ainsi que dans son duo mortifère (Faux-semblants) – Magnifique relation entre les deux soeurs. Surtout il montre des choses qu’on n’avait jusqu’alors peu vu au cinéma et encore moins chez nous : Sans verser dans la complaisance à l’hémoglobine et la scène choc, il y a une crudité étrange qui parcoure le film, une fascination pour les poils, la sueur, l’eczéma, la merde autant que pour le sang.

     Finalement, en choisissant le mélange des genres, puisqu’il chevauche le teen-movie, le drame familial, le comique et l’horreur, Grave est le film casse-gueule qu’on rêvait de voir, capable de se réinventer partout, de se perdre parfois pour mieux rebondir, d’aligner les séquences sidérantes dans une esthétique propre, à l’image du plan-séquence de la fête, du bizutage en bleu et jaune, du massacre à distance (l’accident de voiture) ou d’une étrange escale autoroutière. Le tout ponctué par une bande-son idéale. Je suis pas loin d’y retourner.

Certaines femmes (Certain women) – Kelly Reichardt – 2017

24. Certaines femmes - Certain women - Kelly Reichardt - 2017Dogs, quails and horses.

   8.0   On serait tenté de n’y voir qu’un film à sketchs, avec tous les défauts que le genre génère, pourtant Certaines femmes, qui fait le portrait de trois femmes sans les relier par la traditionnelle et usée fonction chorale, est tout sauf un film à sketchs, justement, puisque ces trois histoires, ces trois portraits forment l’histoire et le portrait du Montana, région dans laquelle s’ancrait le récit de « Both Ways Is the Only Way I Want It: Stories », de Maile Meloy, ce recueil de trois nouvelles que Kelly Reichardt choisit d’adapter.

     Qu’importe le « chapitre » la mise en scène est la même, les raccords visages/paysages aussi, de même que l’étonnante circulation des corps : leur déterminisme, leur posture, la façon de réinventer leur personnage. Entre le premier segment et le deuxième, un personnage revient, masculin campé par le trop rare James Le Gros. Et c’est Laura (Laura Dern, qu’on aimerait tellement voir davantage) qui fait le lien entre son premier et le troisième. C’est tout, inutile de davantage les entrelacer.

     C’est là uniquement pour créer un flux circulaire, un peu abstrait, aucunement pour apporter un rebondissement insensé, d’autant que si chaque petite histoire se déroule sur un sol identique, elles ne s’articulent pas du tout sur la même temporalité : Quelques heures pour les deux premières, quelques semaines pour la troisième. On sait comment fonctionne Kelly Reichardt et c’est justement parce qu’elle ose ce dernier plan incroyable (Le film s’ouvre et se ferme comme des plans de deux films de James Benning : RR et Two Cabins, un train de marchandise et une fenêtre carré) et ne tombe pas dans une retrouvaille un peu artificielle (Mais on en rêve, évidemment, si on aime les romances au cinéma) qu’on l’aime autant, depuis maintenant cinq films, tous merveilleux.

     On dit trois portraits mais on peut tout autant dire quatre, puisque le personnage joué par Kristen Stewart n’existe pas pour servir celui joué par Lily Gladstone, au contraire, c’est dans leur fusion égale et maladroite que va éclore des suspensions incroyables à l’image de la balade nocturne à cheval. Quatre femmes et deux hommes, certes plus distants, mais qui viennent parfaire ce curieux portrait d’une Amérique aux édifications tenaces et aux ramifications complexes : La souffrance d’être femme dans les métiers du droit, d’être épouse et mère comblée, de tomber amoureuse.

     Aux déplacements forcés qui résidaient dans ses précédents films (une balade en forêt, un road-movie interrompu, une traversée du désert, la construction et les conséquences d’un attentat) Certain women choisit le quotidien, qui n’est certes pas immobile puisque guetté par la surprise, mais dont le mouvement est plus délicat à apprivoiser, plus complexe à identifier. Trois solitudes, pourtant très différentes, qui se répondent sur d’infimes petites choses et qui constituent le terreau féminin de cette ancienne terre de western, puis se collisionnent en une triple scène quasi similaire : Un abandon profond et trois regards bouleversants. Une indifférence qu’il faut encaisser, que la mise en scène va souligner d’une distance plus ou moins importante entre deux corps toujours séparés par une vitre.

     Mon seul regret c’est la durée : Si j’aime autant le cinéma de Kelly Reichardt c’est parce que ses films  prennent chaque fois le temps de s’installer, de capitaliser sur leur lenteur, de créer du vertige avec peu de choses. J’aurais tellement aimé qu’on en voit plus de Laura, de Gina, de Jamie. Toutefois, il manque un petit quelque chose au deuxième segment pour atteindre la beauté des deux autres, ce bien que cette affaire de grès et cailles soit absolument géniale. Toujours est-il, mais on le savait déjà, que dans la beauté de ses images, la puissante incarnation de ses acteurs, la discrétion de ses mouvements, ses élégantes trajectoires, le cinéma de Kelly Reichardt est le plus beau du monde. Vivement le prochain.

The Lost City of Z – James Gray – 2017

LCOZ_5066.CR2The dreams hunter.

   8.5   Les films de James Gray ont toujours eu des allures de fresques opératiques, aussi intimistes soient-elles. D’abord au cours de ces grands mélos familiaux saisis sous l’angle du polar, puis dans ce virage romance avec Two lovers ou cette apparente parenthèse historique que constitua The immigrant. Doux virage et imposante parenthèse qui se lovaient déjà idéalement dans la filmographie d’un cinéaste aussi méticuleux que solitaire.

     Avec The Lost City of Z, dont on entend parler depuis près de dix ans, Gray aurait-il changé vraiment de cap ? En racontant le destin d’un officier britannique (Percy Fawcett) chargé de cartographier les frontières entre la Bolivie et le Brésil dans la jungle amazonienne du début du XXe siècle, qui se prend de passion pour l’exploration en découvrant les vestiges d’une civilisation perdue, tous les curseurs du film d’aventures, du voyage mental ou du trip fiévreux semblaient au vert. Gray étant un auteur difficile à identifier, à mettre dans une case, on pouvait donc s’attendre à tout. Et l’obsession de Percy Fawcett correspond assez bien au cinéma de l’auteur : Complexe et raisonné, classique et torturé.

     Point de récit à la Indiana Jones, pourtant, ni de trip à la Aguirre ou de cauchemar à la Apocalypse now, The Lost City of Z ressemble davantage à un croisement batard, bancal et merveilleux entre The thin red line, Tess et Heaven’s gate. De Cimino j’aurais même tendance à le rapprocher, dans son étonnante construction, de Voyage au bout de l’enfer. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une séquence de chasse au cerf – Qui peut tout aussi bien rappeler deux autres ouvertures de films aussi épiques qu’intimes : Apocalypto (Le tapir) ou Le dernier des mohicans (Le wapiti).

     Il y a cet élan incroyablement romanesque là-dedans, notamment de par sa temporalité puisque le récit occupe deux décennies et est entrecoupé d’ellipses tonitruantes qui giclent quand on les attend le moins. Et si la jungle est l’élément moteur, c’est l’ambivalence du récit qui surprend, jonglant entre l’Amazonie et l’Angleterre, dans une esthétique de la continuité, comme pour faire résonner l’un dans l’autre et vice-versa, puisque c’est aussi ce qui anime en continu le personnage : La famille et le rêve. Et le terrible choix qui en découle.

     Parfaitement ancré dans la thématique du cinéma Gray, Percy Fawcett est ce fils dont le nom est sali par un paternel déchu dont la faute restera mystérieuse, mais aussi ce père qui ne verra pas grandir (voire naître) ses enfants pour préserver sa cause, ses convictions, son rêve : La quête d’une civilisation perdue entre la Bolivie et le Brésil, cette fameuse cité Z. Jusqu’à ce que père et fils, vieilli et grandi, soient réunis dans un dernier voyage, somptueux, ultime aux confins d’un enfer convoité.

     Il serait tentant et d’aucuns l’ont très bien signalé, d’évoquer la dimension méta qui règne dans ce voyage chaotique, tout en va-et-vient informes, qui pourrait bien entendu se rapprocher du rapport qu’entretient James Gray avec le cinéma, ses difficultés de production et de tournage, lui qui a toujours œuvré loin des grands studios formatés. C’est ainsi que The Lost City of Z peut être envisagé : Un film malade, mais grand, instable mais fascinant, en tout cas nettement plus stimulant que Silence, le gros machin de Scorsese sorti quelques semaines avant lui.

     Le crescendo est la force du film. Mais ce n’est pas un crescendo ordinaire, qui serait guidé par l’action, l’outrance des rebondissements et un scénario en entonnoir, c’est un crescendo émotionnel, à la fois immobile et indiscernable. Difficile de se rappeler si telle séquence est longue ou trop courte, si un voyage est plus imposant qu’un autre, si une ellipse est plus brutale, difficile aussi de relier une scène en particulier à une temporalité distincte. Le grand tour de force du film est d’avoir rendu passionnant ces séquences d’entre-deux voyages, aussi bien celles qui relèvent de l’intimité du couple que les discussions d’assemblée.

     Une chose est certaine, que l’on soit ou non dans la jungle, tout converge vers la jungle. La brillante séquence dans les tranchées de la Somme aurait pu être un banal passage obligé scénaristique pour comprendre la transition, marquer la durée qui sépare les deux voyages, mais elle existe simplement pour faire éclater une rencontre magique avec une voyante, qui nous ramène avec Percy dans la forêt. Plus le film avance plus cette convergence devient abstraite pour culminer dans un ultime plan absolument incroyable. Darius Khondji et son image (trop ?) dorée aura su conférer une teinte cotonneuse, proche du rêve, au voyage mental de Percy et à la réalisation magistral de James Gray.

     Puisque c’est Nina, la femme de Percy, qui habite ce dernier plan qui l’engloutit ou plutôt l’accueille miraculeusement de façon à créer une sublime réunion poétique, il faut dire combien c’est un beau personnage qui accompagne sans cesse son homme, dans ses voyages malgré les années qui vont le tenir éloigné d’elle et de sa famille. J’en profite pour dire que je trouve chacun des acteurs épatants, autant Charlie Hunnam et Sienna Miller dans les rôles titres, que les plus secondaires, à l’image d’un Robert Pattinson méconnaissable et hyper convaincant.

     Si l’on est loin des délires Herzogien on peut en retrouver certains motifs, dans l’engloutissement comme dans sa dimension quasi anti-naturaliste (à aucun moment il ne s’agit, sans doute aussi par faute de moyens, de retranscrire une certaine idée de l’attente ou l’épuisement) mais surtout de faire évoluer ce déplacement sous le seul angle du regard de Percy, que plus rien n’arrête, pas même le départ de son guide indien dont il préférera se réjouir qu’il les a mené jusque là. Toutefois, cette séquence d’opéra amazonien évoque largement Fitzcarraldo.

     The Lost City of Z est un film dense, une épopée incroyable qui aurait sûrement mérité une ou deux heures supplémentaires, ce même si la frustration qu’elle exhale quasi en permanence joue en sa faveur. J’étais méfiant pourtant. J’avais l’impression que le projet était trop grand pour Gray, lui qui m’avait déjà semblé un peu sage dans son précédent film, qui embrassait plus large. Quel bonheur de le retrouver à ce niveau d’inspiration.

La La Land – Damien Chazelle – 2017

03. La La Land - Damien Chazelle - 2017« Here’s to the ones
who dream…»

     10.0   Il s’agit donc du récit de mon curieux début de mois de février, constitué de quatre séances de La La Land en huit jours. Chose qui, évidemment, ne m’était jamais arrivé.

     La première fois, j’en suis sorti euphorique et dévasté. J’ai trouvé ça complètement fou, exaltant, vertigineux. J’avais le sentiment d’avoir vu le plus beau film du monde. Je n’ai pas versé tous les larmes de mon corps qu’on m’avait promises car j’étais accompagné donc je suis resté pudique, seulement saisi par quelques spasmes que j’ai élégamment réussi à masquer. Je gardais les larmes pour la deuxième fois.

     A propos je signale que la salle s’est confondue en applaudissements à la fin. C’était très bizarre car à la fois je ne suis pas pour applaudir un film quand il y a juste le film mais en même temps j’étais tellement happé que j’aurais voulu danser sur les sièges. Bref je n’ai ni pleuré ni applaudit mais j’étais complètement défait et béat. Le soir, le lendemain, j’écoutais déjà la bande originale en boucle, pour combler mon manque. Je jubilais. Il fallait donc que j’y retourne très vite. Mission accomplie le surlendemain.

     Ce jour-là je n’étais pas levé du bon pied et comme souvent dans ce genre de cas, toutes les petites emmerdes arrivent en même temps, au petit-déj, sur la route, au boulot. J’ai pensé que retourner voir La La Land ne serait pas une si mauvaise idée afin de réhabiliter cette journée de merde. Et y retourner seul. Le film et moi. J’en suis sorti agréablement anéanti, je crois que je l’aime définitivement beaucoup ainsi. La fin est terrassante, oui. Mais ce n’est pas triste. Enfin si, mais non. C’est ce qui est beau, j’y reviens.

     J’ai davantage observé la mise en scène cette fois qui m’a semblé incroyablement limpide tout en étant virtuose d’un bout à l’autre. Le film réussit absolument tout ce qu’il tente, dans chaque séquence, chaque saison. Je l’ai aimé entièrement cette fois alors que j’avais une petite réserve sur la partie Eté, réserve qui s’est largement envolée. Et s’il est grandiose dans son ensemble (Je me demande si j’ai vu un aussi grand film populaire depuis Titanic) je pense sincèrement que l’ouverture et les dix dernières minutes sont les plus belles vues depuis Le nouveau monde : Je pourrais les regarder en boucle sans m’en lasser.

     Un montage vidéo récapitulant les nombreuses références du film fit très vite son apparition sur la toile. C’est un très chouette montage – Qui donne envie de revoir plein de classiques – et c’est vrai que le film est rempli de clins d’œil. Ok. Mais là où je trouve La La Land vraiment fort c’est qu’il ne tire jamais sur la corde passéiste, tout est au service de son couple de personnages et TOUT n’est qu’affaire de pure mise en scène. J’en reviens pas qu’un type, la trentaine, américain qui plus est, qui s’est mis Hollywood à ses pieds en deux films, ait réussi ce pari-là, d’être aussi virtuose qu’intimiste, d’aimer danser et rêver, de déclarer sa flamme à LA et au jazz, de faire songer autant à Band Wagon qu’à Jacques Demy. Le film va d’ailleurs jusqu’à s’ouvrir comme Les demoiselles (l’arrivée des forains par le pont transbordeur) pour s’achever (un peu) comme Les parapluies, qui sont deux de mes films fétiches, donc ne serait-ce qu’avec ces deux séquences aux extrémités il m’a déjà conquis. Mais tout le reste est de ce niveau, me surprend sans cesse, m’émeut, me fait voyager comme rarement je voyage au cinéma. C’est comme si Demy (Jusque dans son utilisation des couleurs, magnifique) avait croisé la route de Mulholland drive. C’est comme si Chazelle avait réussi ce que Coppola avait un peu raté dans son Coup de cœur, qui était juste pas mal alors qu’il avait tout pour être mon film préféré. Je n’allais pas en rester là, il fallait que j’y retourne, encore et encore.

     Cette troisième fois, on m’y a invité. Comment refuser ? En fin de compte, si le film me touche aussi intensément et me surprend constamment par sa démarche c’est qu’il est moins traditionnaliste (Il a pourtant tout pour l’être) que purement tourné vers le présent ; Il n’est pas qu’un produit de réactivation nostalgique (façon The Artist, pur film musée) des comédies musicales d’antan couvrant autant Donen que Minelli, Chantons sous la pluie que Tous en scène. Inévitablement on y pense, puisque ces classiques sont intelligemment cités (et disséminés un peu partout) mais l’utilisation de ces stars – de ces danseurs – n’est pas la même puisqu’il ne s’agit plus de cumuler de gros numéros de danse à la Fred Astaire & Cyd Charisse. Emma Stone et Ryan Gosling, aussi bosseurs qu’appliqués, ne sont pas des danseurs, ils sont imparfaits donc plus proches de nous, plus enclins à favoriser le processus d’identification. On en revient donc moins à ces musicals de l’âge d’or d’Hollywood qu’aux films de Jacques Demy, où les personnages dansaient moins pour la performance caméra que pour faire progresser le récit. Evidemment, ça me parle nettement plus. Dans la comédie musicale, qui n’est à priori pas mon genre de prédilection, j’ai souvent l’impression qu’on me propose un numéro de danse avant de me raconter une histoire. Pour clarifier, ce qui m’intéresse ici et chez Jacques Demy, c’est qu’on me donne des personnages et non des performeurs. Je ne vois plus un film avec Fred Astaire & Cyd Charisse mais je fais corps avec l’histoire de Solange & Delphine. De Mia & Sebastian.

     Tout cela fonctionnerait évidemment moins sans son couple d’acteurs vedette : Emma Stone & Ryan Gosling sont à La La Land ce que Kate Winslet & Leonardo DiCaprio étaient à Titanic, si tu vois ce que je veux dire. Qu’il s’agisse de leur première « vraie » rencontre pendant et après « I ran » (Séquence drôlissime, par ailleurs), de leur dispute un soir de retrouvailles, de leurs regards en champ-contrechamp qui ferment le film, ils sont géniaux, trouvent chaque fois le ton (On serait tenté de dire la note) juste, ils utilisent merveilleusement leur corps, apprivoisent minutieusement les parcelles de silence. Ce ne sont d’ailleurs parfois que des petites choses : Stone qui rit quand elle chante « restaurant » ou « ratatat » sur City of stars ; sa manière de sourire face aux moments de malaise – L’audition avortée, sa colère contre Seb qui a raté sa représentation. Gosling qui sursaute constamment, imite James Dean « I got the bullets » ou répète deux fois l’expression « Pichi-caca ». En fait, Ryan Gosling c’est justement parce qu’il n’est ni Astaire ni Kelly qu’il est magnifique dans La La Land. Et il y a ce je-ne-sais-quoi entre eux qui rappelle autant les histoires d’amour des films des années 50 que celles d’aujourd’hui. On boit un coup en matant des jazzmen, on file voir La fureur de vivre « for research » tandis que tout avait commencé sur cette parcelle de périphérique, rencontre lancée par des coups de klaxon et un doigt d’honneur.

     Le film parvient à raconter cette curieuse histoire d’amour entre une femme qui rêve d’être une actrice sous les projecteurs et un homme qui voudrait ouvrir un bar de jazz comme il ne s’en fait plus. Chacun ses héros. Pour elle, Ingrid Bergman (apparaissant dans sa chambre sur un immense poster) et Humphrey Bogart (Fierté pour Mia de travailler en face de l’appartement où fut tourné Casablanca). Pour lui, c’est plutôt Thelonious Monk et Hoagy Carmichael (dont il possède le tabouret fétiche). Deux aspirations qui pourraient cohabiter si le fantasme simple n’était pas troublé par une réalité plus complexe et décevante. Et c’est précisément dans ce désaccord que leur épanouissement va se concrétiser, non sans embûches – Puisqu’il faudra en passer par l’effacement provisoire de Seb (Intégrer un groupe de jazz au dessein éloigné du sien, afin de stabiliser son couple) pour permettre à Mia d’écrire une pièce et comprendre, par son échec cuisant, sa volonté de devenir actrice. C’est en cela que l’épilogue (Et la partition de Justin Hurwitz avec) est prodigieux : il parvient à nouer le rêve (Sorte de flash-sideway lostien) dans l’éternité. Mia & Sebastian s’aiment (et s’aimeront toujours, sublime dialogue post audition devant un observatoire) et se sont mutuellement permis de s’accomplir, mais cet accomplissement ne peut fusionner avec une disponibilité amoureuse. La tristesse de leur dernier échange de regards concentre bientôt la promesse de leur amour éternel pour se diluer dans un ultime sourire qui semble dire : Merci d’avoir fait celui (celle) que je suis. C’est très beau.

     Ce qui conduit à point passionnant et essentiel qui parcourt tout le film, à savoir comment on raconte une histoire d’amour d’Aujourd’hui dans un moule d’Hier. Comment on réactive une certaine dynamique de l’âge d’or hollywoodien en l’y injectant dans le présent. On pourrait sans fin analyser le film sur ce simple point de vue. En ce sens, la première séquence, aussi géniale et virtuose soit-elle, agit comme une introduction gratuite et allégorique. Another day of sun, comme un cadeau, estival alors que le film dit s’ouvrir en hiver. Chazelle semble nous dire qu’il sait le faire et pourrait ne s’en remettre qu’à cette virtuosité un peu factice, mais il l’abandonne et se concentre aussitôt sur son récit. L’embouteillage a créé une marée dansante puis le titre s’affiche, l’embouteillage a repris mais cette fois, l’objectif se focalise sur deux voitures (les danseurs figurants n’existent plus), sur deux personnages qui feront tout le film.

     Toutes les idées de rupture qu’il injecte dans sa romance racontent beaucoup de cette mise en abyme. Quand Mia et Seb viennent d’entonner et danser sur A lovely night, c’est une sonnerie de smartphone qui interrompt leur éventuel premier baiser. Plus loin, lors de la projection de La fureur de vivre, c’est la pellicule qui crame et les empêche, une fois encore, de s’embrasser. Chazelle pourrait jouer sur un jeu de malédiction un peu cynique pourtant c’est l’humour qui reste omniprésent – Dans les deux premières parties, tout du moins. Les lumières se sont rallumées, c’est alors que Mia dit « I have an idea ». Si l’époque leur ôte la possibilité de vivre leur amour comme jadis ou par le prisme du fantasme, ils vont faire autrement. Et les voilà rendu directement sur la scène de l’observatoire du film de Nicholas Ray. Dans le planétarium où la pellicule s’était enflammée, Mia et Sebastian vont pouvoir danser la valse ensemble et littéralement s’envoler puis s’embrasser. Ils ont réglé le problème de la temporalité. Tout cela se reproduit évidemment dans le jazz qu’admire Sebastian : Lui redonner vie sans le dénaturer. Avant que les aspérités incompatibles des deux amants ne viennent tout briser.

     Si j’ai d’abord été très séduit par Gosling lors de ma première rencontre avec La La Land, sans doute surpris de le trouver aussi bon ce même si je l’ai toujours trouvé bien, dans Blue Valentine, Drive ou Crazy Stupid Love, cette fois, cette troisième fois c’est d’Emma Stone dont je suis tombé amoureux. Ça a commencé dans l’audition de départ, ça s’est poursuivi quand elle s’enroule d’un rideau sur Someone in the crowd, qu’elle ronchonne lorsqu’elle essaie de trouver du réseau au moment où elle découvre le panneau Fourrière, puis lorsqu’elle se fait bousculer par Seb, quand elle lui commande I ran, puis dans son petit pull de laine rose puis dans sa façon de dire « Maybe I’m not » puis durant l’audition finale. Jusque dans son bouleversant dernier regard. Je ne voyais plus qu’elle.

     Huit jours après la première, j’y suis retourné en amoureux. Eh bien, à ceux qui en doutent, c’est encore mieux la quatrième fois. Je me suis rendu compte d’un truc essentiel : L’instant de l’audition, quand Mia raconte l’histoire de sa tante, je pense en fin de compte que c’est ma scène préférée. J’aime beaucoup la sobriété de la mise en scène, la subtilité du zoom, des contours assombris, ce plan qui la contourne comme pour l’étreindre – Et qui fait écho à de nombreux autres plans similaires croisés précédemment. Et puis j’adore voir Mia sentir qu’enfin on lui laisse le droit d’aller au bout d’une audition. Je trouve qu’Emma Stone le joue super juste. J’aime le crescendo de sa voix. Audition n’est pourtant pas la chanson que je préfère. Je pense que City of stars l’emporte d’une courte tête – Mon fils me demande de lui chanter le soir pour s’endormir, je n’ai presque rien forcé. Mais toutes les chansons sont géniales en fait et me restent bien en tête, comme ça peut être le cas quand je revois Les demoiselles de Rochefort où il m’arrive de chanter quelques jours durant La chanson de Maxence ou de fredonner le concerto de Solange.

     N’empêche je dis à tous les gens que je croise de courir voir cette merveille. Et il y a de plus en plus de monde à chacune de mes séances. Donc je constate que mon bouche à oreille fonctionne c’est tout ce qui compte. Plus sérieusement, Damien Chazelle est mon nouveau héros. J’essaie de rattraper Whiplash assez vite. J’attends juste de digérer celui-là. Mais du coup j’en attends une montagne. Rien de mieux pour être déçu j’entends, mais j’y peux rien, ce mec, Chazelle, mon âge, sort (pour moi) de nulle part et pond un film que j’ai vu 4 fois en 8 jours. Huit jours durant lesquels il m’était impossible de voir autre chose. Difficile de faire plus belle surprise et fines attentes.


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silencio


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