Breaking the lives.
9.0 Qu’elle se situe dans l’authentique reconstitution de la catastrophe, dans l’accompagnement de ceux qui en furent les témoins, les acteurs, les victimes directes, ou dans la reproduction aussi fictionnelle qu’utopique de son procès, ou dans l’hommage généré par les images d’archive finales, tout concourt à faire de cette plongée de cinq heures, de Chernobyl, la série HBO crée par Craig Mazin, un puissant document non exhaustif mais extrêmement riche, de la plus grande catastrophe nucléaire du XXe siècle dont on a même coutume de croire qu’elle fut le véritable déclencheur de l’effondrement de l’union soviétique.
C’est, entre autres grandes qualités, l’originalité de sa construction qui fait de la série Chernobyl sa puissance. Cinq épisodes denses, âpres nous plongent au cœur de la catastrophe, en suivant au fur et à mesure, épisode après épisode, ces Hommes qui ont vécu Tchernobyl. On entre au cœur du réacteur aux côtés des ingénieurs et opérateurs de la centrale puis des sapeurs-pompiers. Avant de se pencher sur la politique (du mensonge et du silence) improvisée au lendemain de l’explosion. Mais aussi aux côtés de ceux qui veulent démêler le vrai du faux, ainsi que dans les hôpitaux qui reçoivent les premiers corps irradiés, bientôt calcinés. On s’intéresse aussi aux mineurs engagés pour creuser une dérivation afin de protéger la nappe phréatique. Puis aux soldats volontaires qui sont venus déblayer le graphite du toit là où le meilleur des robots lunaires ne supportait pas l’imposante radioactivité. Et la série se paie même le luxe de s’en aller sur une longue scène de procès, aussi didactique que limpide et passionnante. Bref il y a là 5h absolument brillantes, tellement brillantes qu’on oublie vite que ça parle anglais et pas russe.
Mais que c’est dur. Pourtant je ne veux plus voir que Chernobyl depuis quelques jours – Et écouter en boucle la musique de la violoncelliste Hildur Guonadottir, ses véritables notes de requiem et lire sur Tchernobyl car aussi dense soit-elle, la série pousse à se documenter davantage encore, je trouve. Et en même temps il faut être disposé à la regarder, tant c’est régulièrement insoutenable, qu’on suive les liquidateurs chargés d’abattre les animaux (sauvages et domestiques) irradiés ou qu’on assiste aux obsèques des premières victimes, corps scellés dans des cercueils de plombs avant d’être coulés dans le béton ; qu’on soit au chevet des pompiers et ingénieurs irradiés ayant « perdu » leur visage ou bien qu’on accompagne les « bio-robots » bref de simples hommes sur le toit de la centrale avec 90s secondes chacun pour ramasser les débris de graphite afin de les jeter dans le trou béant provoqué par l’explosion du cœur. Il y a des scènes, des plans, absolument ahurissants, sans que la série ne soit dans l’épate une seule seconde par ailleurs. Pourtant c’est une scène plus douce qui me glace le sang, rien qu’en y repensant : Au milieu du premier épisode, sur le pont de Pripiat où s’agglutinent les habitants pour regarder la centrale en flammes qui leur crache ses cendres contaminées, donc son danger mortel invisible.
Mais Chernobyl restera surtout une grande série d’investigation et sur le mensonge et le coût humain de ces mensonges, ainsi qu’un vibrant hommage à ceux qu’on a sacrifié pour minorer les conséquences et ceux qui se sont battus pour établir la vérité. On ne cesse de déployer de nouvelles histoires, de nouveaux visages, des approches différentes. On se dit que l’un de ces chapitres pourrait investir la zone autrement et reprendre le récit de Stalker, d’Andrei Tarkovski. On y suivrait le quotidien d’une famille en zone contaminée et tout particulièrement celui de ce guide, rejoint par des curieux, pour leur faire découvrir une zone dangereuse, interdite mais qui renfermerait suffisamment de secrets et de magie pour s’y inviter. Ce serait un quotidien post catastrophe nucléaire comme un autre. Depuis, j’ai lu ce livre indispensable : La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse. Certains des témoignages recueillis par l’écrivaine Svetlana Alexievitch n’en sont pas si éloignés. Sans compter que la réalisation de Johan Renck s’inscrit dans ces codes, s’avère très dense, proche des éléments, capable de saisir l’immensité cauchemardesque autant qu’elle sait plonger dans quelque chose de plus organique, intime, domestique. Ce plan sur la forêt rousse, par son léger mouvement, fait écho à celui de la draisine. Celui sur le toit de la centrale parmi les débris répond à celui de la traversée dans l’eau stagnante à travers différents mystérieux vestiges. Après tout, Stalker ferait un excellent complément de programme à quiconque viendrait de découvrir Chernobyl et souhaiterait prolonger, de façon plus endolorie et métaphysique, le voyage en zone mortifiée. Un complément somptueux, plus libre, plus fou. Inutile de rappeler qu’à mes yeux, c’est le plus beau film du monde.
Ce qui impressionne aussi c’est de constater à quel point la tenue formelle, chaque petit effet ou le moindre choix de plan ne sont jamais phagocytés par une volonté de faire du spectaculaire mais entièrement dévoués dans la reconstitution précise avec pour vocation d’asphyxier le spectateur comme le furent les différents protagonistes de l’époque. En effet il n’y a pas d’exagération dans l’image, le plan ou le dialogue, tout semble dosé à la juste distance. Il y a bien cette scène détonante du crash de l’hélicoptère pris dans les câbles d’une grue au moment où il déverse sable et bore dans le cœur béant du réacteur, mais elle reprend jusque dans l’angle choisi le filmage qu’en avait obtenu Vladimir Chevchenko le jour du crash. Difficile d’être plus dans la véracité et la dignité. C’est l’un des seuls instants où la série joue un peu la carte du sensationnalisme mais ce n’est pas fictif, c’est dire. Bref c’est dosé, millimétré comme il faut et à mon sens il faut remonter à deux autres mini-séries, absolument brillantes l’une et l’autre, pour retrouver cet état de grâce totale dans la forme : Show me a hero & The night of. A croire que c’est dans les vieux pots HBO (Tout ça découle clairement de The wire, série mère absolue) qu’on continue de faire les meilleures confitures. C’est une affaire d’équilibre. Et l’écriture de Craig Mazin autant que la réalisation de Johan Renck paraissent aussi équilibrés, complémentaires et adéquates que celles de Pizzolatto & Fukunaga pour la première saison de True detective. Il y a des alliances miracles, qu’on n’oublie pas.
Soyons honnêtes, le premier épisode est l’un des trucs les plus tétanisants que l’on ait vu toute série confondue. Le rythme, les couleurs, le son. On en sort secoué, déstabilisé, on a l’impression d’avoir accompagné ces hommes, dans les corridors brulants, salles des machines inondées, bureaux aseptisés et décombres luisantes. On y est. On vit Tchernobyl. A tel point que l’on se demande un temps ce que la série va pouvoir proposer ensuite et on doute de son bien-fondé, de son éthique : Ne va-t-on pas (trop) jouer sur le terrain de l’insoutenable, simplement pour choquer le chaland occidental, lui montrer le vrai visage d’un monstre qu’on a trop souvent réduit à une simple explosion qui a produit des difformités ? C’est justement sur cette note très factuelle que la série s’avère la plus réussie, la plus objective, la plus digne et sans doute la moins sensationnelle. D’abord parce qu’elle fait russe tout en étant très américaine, à l’image du choix de langue qu’elle n’abandonne jamais et c’est tant mieux, c’est un choix délibéré de bout en bout : On y parle anglais mais tout est russe, dans le décor. Ainsi que dans ses raccourcis narratifs à l’image du personnage fictif campé par Emily Watson – Elégance de mentionner parmi les cartons conclusifs qu’elle est pure fiction – personnage composite qui représente une multitude de scientifiques ayant œuvré pour enquêter sur la catastrophe et faire éclore la vérité, dans la lignée d’autres superbes héroïnes hollywoodiennes que sont Erin Brockovich, Norma Rae ou Karen Silkwood.
Aussi, la série avait moyen de raconter l’après-catastrophe, ce qu’elle fait assez peu, finalement (au regard du dense matériau qui s’offre), refusant donc d’aller sur le terrain des conséquences physiques avec ces infirmités en tout genre. Par exemple, des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch, la série garde le prologue soit l’histoire de l’épouse du pompier (touché très vite) mais pas la conclusion, soit celle de l’épouse d’un liquidateur qui assista à sa lente agonie quelques années plus tard. Chernobyl choisit en effet de s’ouvrir en flash-forward sur le suicide du professeur Legassov (1988) avant de saisir les jours qui suivirent la catastrophe et enfin de se fermer sur le procès de Dyatlov (1987). C’est colossal.