Archives pour la catégorie * 2019 : Top 10

Marriage story – Noah Baumbach – 2019

1200x680_marriagestory-noahbaumbach-width_2955_height_1608_x_0_y_7Scènes de la séparation conjugale.

   9.5   Ce qui émeut tant dans la construction de Marriage story, c’est la sensation de revivre dix années de la vie d’un couple à travers le présent qui fait état de leur séparation. La surprise est instantanée puisque son titre nous conviait davantage à l’histoire d’un mariage plutôt qu’à sa dissolution. Et en ce sens, le choix d’insérer ce temps de bonheur dans un banal rendez-vous de médiation introductif qui devient vertigineux, permet au film d’annoncer son programme, sans tricher. Cette (double) lettre qui sert à lancer les hostilités sous un angle plus positif qu’agressif est aussi, paradoxalement, une magnifique déclaration d’amour mutuelle. Mais surtout elle agit sur trois temporalités de pur cinéma puisqu’elle résume, hors champ, dix ans d’une vie de couple à son spectateur – et littéralement hors champ, puisqu’elle sera finalement tenue secrète. Aussi elle témoigne de l’état d’esprit du présent : trop intime, trop gênante, elle ne sera pas dévoilée ; enfin, elle raconte l’après, l’avenir, ferme une boucle. Soit à la fois, l’amour éternel et la mort inéluctable du couple. C’est déchirant.

     Les sept premières minutes de Marriage story, le nouveau film du réalisateur new-yorkais Noah Baumbach, sont donc fondamentales tant telles condensent chacun des bouleversants échos que le film s’évertuera à disséminer au sein de la relation aussi douce que parfois tumultueuse de ce couple sur le chemin du divorce. On pense l’espace d’un instant à l’introduction de Là-haut, le dessin animé Pixar, qui se chargeait de résumer la vie entière d’un couple ou au final de La La Land qui choisissait de raconter la vie de Mia & Sebastian s’ils avaient autrement œuvré dans leurs choix. Dans chacun de ces deux films, qu’il s’agisse de la mort ou d’une séparation, on débouche sur une impasse, une vie à combler : Un film à créer ou un hors-champ à imaginer.

     Dans Marriage story, le procédé ne fait pas que résumer gratuitement une relation d’amour passée, il s’intègre dans le récit : Il s’agit en effet d’accompagner (en images), chacun leur tour, les mots de Charlie, puis ceux de Nicole, couchés sur une lettre qui recense ce qu’ils aiment (ou aimaient) chez l’autre, dans un même souffle, en vue d’introduire leur séparation par une lorgnette positive. Une idée de leur médiateur conjugal, afin qu’ils se souviennent de ce à quoi ils s’apprêtent à dire adieu. Une idée magnifique pour le film qui ne cessera de faire résonner ces mots, qu’ils gardent finalement pour eux – Car elle ne veut pas lui lire les siens. Cette inutilité narrative renforce leur statut de simples confessions aux spectateurs. C’est un pari : Dès lors, on fait aussi partie de cette histoire, de ce couple, on est un peu Nicole, on est un peu Charlie.

     C’est un inventaire aussi ludique que touchant – magistralement accompagné par les notes de Randy Newman dont la partition pour l’ensemble du film relève de la symbiose comme on en avait pas eu depuis Carter Burwell pour Carol ; Cette introduction avec ces deux morceaux qui se relaient et qui seront le socle du film tout entier, déclinés à l’infini, pour elle, pour lui, c’est absolument merveilleux. Par ces quelques mots couchés sur papier, il s’agit de piocher dans les manies de l’autre, touchantes ou agaçantes, de révéler des forces cachées, des traits de personnalités. Mais c’est un listing non exhaustif, plutôt bordélique, dont le pourquoi de l’archaïsme nous sera révélé par la nature même de cet inventaire : quelques notes sur une feuille volante.

     Et l’image appuie cette dimension arrachée : les scènes choisies ne sont pas forcément celles qu’on attend pour les illustrer. Mais en commun de ces deux troublantes déclarations, la dernière image sur les planches d’une répétition, comme si la vie n’était qu’une répétition – Difficile de ne pas penser à Bergman par moments et ce d’autant plus lors de la surimpression des deux visages se faisant face dans un fondu enchainé, rappelant Persona – ou plutôt comme si le couple prenait pleinement conscience que leur amour, leur force commune s’était brisé au même instant, évaporé sur ces planches. En cela ils fonctionnent déjà en binôme, accordé ou non, lointain ou non. Le film ne fera qu’étirer cette introduction, étirer notre empathie, étirer leur complémentarité, étirer aussi leur désaccord insoluble. Car tout est déjà brisé et à aucun instant on soupçonne que ce couple puisse renaître de cette crise. Et pourtant on les voit ensemble. On n’a vu leur amour qu’au travers d’une introduction mais on y croit en cet amour.

     J’ai bien conscience que cette introduction ne dure que quelques minutes pour un film qui s’étire sur 2h15. Mais c’est une introduction dont les échos seront permanents, continus. Sans elle, le film n’a plus le même sens, la même force. Et c’est paradoxalement en œuvrant sur un ton opposé que le film va se dévoiler : A cette caméra épaule et ses vignettes vont répondre des plans souvent fixes et de longues séquences. A l’affection sensible du temps de l’amour répond les douloureuses marques du temps des conflits. Car Marriage story est essentiellement bâti sur de longs blocs de séquences visant à saisir l’intimité pure de chacun et le crescendo qui les voit s’ébranler ou exploser. En ce sens, on pense beaucoup à Mardi, après noël, cette merveille de film roumain signé Radu Muntean, qui était aussi un grand film sur le couple et sa cassure inéluctable. Et quelque part le coup du lacet dans Marriage story rappelle celui des cadeaux dans Mardi, après noël. Le film t’abandonne aussi là-dessus, c’est beau et terrible.

     Marriage story m’a aussi beaucoup rappelé Blue valentine, le film de Derek Cianfrance, avec Michelle Williams & Ryan Gosling. Dans son utilisation des stars, notamment. Il faut tout de même dire que se côtoient ici Black Widow (Marvel) et Kylo Ren (Star Wars). Evidemment, ils ont tous deux l’habitude de faire le yoyo, il suffit de rappeler que Scarlett Johansson tournait il y a cinq ans dans Under the skin, de dire qu’Adam Driver vient de la série Girls. Mais quoiqu’il en soit, ils campent tous deux ce couple à merveille. Comme personne n’auraient pu aussi bien les incarner. Un peu comme lorsqu’on regarde Kramer vs Kramer : C’est Meryl Streep & Dustin Hoffman, il ne pouvait en être autrement. Le chef d’œuvre de Robert Benton sert évidemment de modèle, plane sans cesse sur le film de Noah Baumbach. Aussi bien dans sa façon de cueillir une émotion – parfois la plus triviale, autour d’une enveloppe ou d’une cuisson de pain perdu ; un « trick or treat » ou une cage à poule – si forte qu’elle te laisse défait, inconsolable. Ainsi que dans sa façon si singulière de filmer les intérieurs, de saisir le quotidien le plus cru.

     L’autre grande idée de Marriage Story c’est de faire naître et évoluer le conflit sur un terrain purement géographique : Une opposition entre Los Angeles et New York. Entre « l’espace » de l’un et le « magma » de l’autre. Entre la vie du couple et celle de la famille. Son espace de réussite à lui et son espace de réconfort à elle. Il y avait déjà de cela dans la fin de La La Land, de Damien Chazelle, il me semble. Et cette opposition se tient aussi dans un espace plus intime, quasi théâtral. C’est un film qui n’est jamais figé. Il y a une sacrée chorégraphie des corps à l’intérieur des plans, afin de faire vivre les personnages dans leurs moindres gestes, mouvements, déplacements, manies. Incroyable scène de l’assistante sociale, par exemple, qui est un moment très dur, angoissant, mais que Baumbach parvient à détourner en y apportant de la légèreté qui est aussi l’une des caractéristiques de Charlie, maladroit car il est terrifié. Et Baumbach étire cela, jusqu’à la rupture pure, une coupure, un bras ensanglanté masqué comme s’il s’agissait d’un banal incident. C’est à la fois génial et pathétique.

     Les séquences sont ainsi, parfois très longues. Certaines comme celle de la première rencontre entre Nicole & Nora, ou la dispute chez Charlie, s’étirent sur une dizaine de minutes. Ce qui fascine c’est moins leur durée que la vie qui habite chacune de ces scènes. C’est très écrit, bien entendu, mais ce n’est pas juste des mots : Les corps se déplacent constamment. Nicole va se moucher puis se laver les mains – mais l’objectif reste braqué sur elle – tout en continuant de se confier à son avocate ; Charlie en profite pour faire le sac de son fils tout en montant dans les tours. Le cadre lui-même est en variation permanente : Il peut saisir l’immense espace qui sépare les corps (le salon et sa grandeur crème terrifiante) ou au contraire les enlacer (le temps d’une fermeture de portail manuelle au cours d’une panne d’électricité) comme il peut enfermer très longtemps un visage.

      Comme c’était le cas dans Kramer vs Kramer, l’enfant tient une place forte, dans Marriage story. Il est central sans qu’on le voit, il est central car c’est le point de convergence de ce mariage, ce divorce. Pour lui ils pourront toujours fermer un portail ensemble ou se nouer leurs lacets. Ce lacet c’est le lien qui résiste, qui subsiste, indéfectible. Un peu plus tôt, la lecture de la lettre de la mère, par l’enfant aidé par son père, est l’aboutissement logique et cyclique du récit et l’un des moments les plus forts vus depuis longtemps. Surtout lorsque Nicole arrive dans le fond du plan, dans le flou. Tous deux (Nicole & Charlie) sont définitivement séparés, en un sens, par l’image d’une part (Le net / le flou ; Le premier plan / l’arrière-plan) et par une cassure plus abstraite : Il ne voit pas qu’elle le voit / Elle ne lit pas sa lettre à lui. Cet équilibre tant recherché mis en œuvre chez le médiateur est alors brisé de toute part. En revanche ce sont leurs larmes qui les relient. Leurs larmes et Henry, leur petit garçon. Dans cette séquence déchirante, on retrouve un élément qui aura parcouru quasi tout le film : La difficulté d’Henry pour la lecture, fuyant dès qu’il peut tout apprentissage (en présence de l’assistante sociale, notamment) mais ici au contraire, c’est lui qui prend l’initiative de lire ce morceau de papier froissé et retrouvé. C’est évidemment très écrit – Et tout le film est construit ainsi – mais il y a de la vie, justement parce que cette difficulté existe déjà, elle ne tombe pas ici comme un cheveu sur la soupe.

     On parle beaucoup de Scarlett Johansson & Adam Driver et c’est tout à fait mérité tant ils sont absolument étincelants, tant le personnage qu’ils incarnent  respectivement est aussi brillamment que subtilement écrits, mais que dire des avocats ? Je crois que c’est la première fois que je voie de vrais rôles pour eux (qu’on voit vraiment le métier d’avocat) alors qu’ils sont secondaires pour ne pas dire des faire-valoir, en apparence. Mais quels acteurs là-aussi ! Qu’il s’agisse de Laura Dern en féministe sans scrupule, Ray Liotta en requin impitoyable ou Alan Alda débonnaire qui semble lui évoluer dans une dimension parallèle utopique, à la recherche du meilleur compromis, ils sont tous les trois incroyables. S’il est célèbre pour MASH et ses nombreux rôles chez Woody Allen, ce dernier restera pour moi le Dr Lawrence dans cinq épisodes de la saison 6 d’Urgences, il y jouait un médecin atteint de la maladie d’Alzheimer. Il joue autre chose dans Marriage story mais on y songe. Aussi car l’acteur est atteint de Parkinson. Ça se voit et ça nourrit ce doux personnage. Il est celui qui dira à Charlie qu’il lui fait penser à son second mariage. Et plus tard il dira à Henry, patientant dans la salle d’attente « N’attends rien de ce chat ». J’aime bien l’idée que le chat ce soit un peu lui-même et qu’il s’adresse à Henry pour ne pas avoir à le dire à Charlie. Lui, l’avocat vieillissant, a clairement abandonné le monde des requins.

     S’il renferme le plus beau rôle d’Adam Driver ainsi que le plus beau rôle de Scarlett Johansson – Et haut la main – Marriage story est surtout le meilleur film de Noah Baumbach et de très loin. Il m’arrivait d’aimer certains de ses films (Greenberg, Les Berkman se séparent, Frances Ha) mais jamais au point d’en être touché ni de me sentir vraiment concerné. Ça pouvait même virer à l’ennui abyssal (While we’re young, Mistress America). Et là c’est un coup de cœur inattendu, un film fragile, délicat, miraculeux ; une telle déflagration qu’il m’a fallu le revoir puis le revoir encore. Trois visionnages en une semaine pour ne plus le quitter, pour m’en défaire un peu, aussi. J’aimerais tant en parler encore, j’ai l’impression d’en avoir rien dit – ne serait-ce qu’évoquer le rôle conséquent du théâtre, celui de la mère et la sœur de Nicole, Halloween avec Charlie, la scène du choix du sandwich, celle du siège-auto, le changement des photos dans les cadres sur le palier de la belle-mère – mais ce n’est pas facile de s’épancher sur un film qui fut un tel séisme émotionnel.

Le Mans 66 (Ford v. Ferrari) – James Mangold – 2019

03. Le Mans 66 - Ford v. Ferrari - James Mangold - 2019Moteurs, passion.

   8.5   Carroll Shelby, un ancien vainqueur des vingt-quatre heures du Mans (l’édition 1959) reconverti, suite à des problèmes cardiaques, en concepteur de voitures de courses, se voit embauché par Ford qui souhaite marcher sur les plates-bandes de Ferrari, via la course automobile en général, mais surtout sur l’emblématique circuit français régulièrement brigué par l’écurie de Modène.

     Pour se faire, Shelby, la légende texane au stetson, veut prendre Ken Miles, l’inconnu british au chapeau de paille, comme pilote : Un beatnik bourru et incontrôlable, mais brillant et passionné, ce qui n’est pas du goût des dirigeants qui, au volant de la GT40, leur nouveau bolide, lui préfère un pilote ayant l’esprit Ford.

     Le Mans 66 c’est l’histoire de ces affrontements, entre Ford et Ferrari (comme le stipule le titre original), entre ceux qui mettent les mains dans le cambouis et ceux qui portent des costards, entre Mangold l’artisan et la machinerie Disney. Il y a en effet une vraie métaphore de l’industrie hollywoodienne et une mise en abyme sur le métier de cinéaste. Sur la liberté de pouvoir faire un film loin des diktats des studios, comme Miles & Shelby souhaitent faire leurs courses loin des constructeurs. 

     Avant d’être un grand film hawskien, une miette sublime de l’âge d’or hollywoodien, Le Mans 66 est un film très accueillant. En effet, nul besoin de connaître ni d’aimer son univers pour s’y plonger avec passion. Au point que les faits réels, on les oublie – Ce qui était moins le cas des chouettes films (de voitures) qu’étaient Rush et Senna, chacun dans leur genre : Le Mans 66 fonctionne surtout car tous ses personnages sont passionnants et que la part de fiction (la relation avec le fiston notamment) est sans nul doute ce qu’il a de plus émouvant à offrir.

     Et le film a beau se situer du côté de Ford, pour coller aux basques de son tandem, les dirigeants sont aussi caricaturaux ici que ceux de chez Ferrari, qui, sans surprise respirent la famille de la mafia. Par ailleurs, il y a ce subtil geste final – le dirigeant de l’écurie adverse qui tire son discret chapeau à Ken Miles qui le remercie d’un tout aussi discret acquiescement – qui laisse le film du côté des passionnés, du côté de ceux qui aiment les voitures et les pilotes et non de ces businessmen qui rêve de gloire et vadrouillent en hélicoptère. Il en ressort un film moins patriotique que désillusionné.

     Le Mans 66 est double, donc passionnant. Tout d’abord c’est un film absolument parfait dans son genre qu’est celui du film automobile. Une sorte de divertissement haut de gamme comme je rêve d’en voir tous les week-ends, avec ce qu’il faut d’action et d’émotion, d’intime et de spectaculaire, de classicisme narratif et d’élégance virile. A ce titre, avec leur cabotinage parfait, Christian Bale & Matt Damon forment un duo des plus savoureux. Et visuellement le film est somptueux. Partout. Durant les courses, dans les garages, sur les pistes d’entrainement. De jour, de nuit. Il ne révolutionne rien mais ce qu’il fait il le fait très bien.

     Avec sa mise en scène élégante, limpide, jamais survoltée, James Mangold fait partie de ces cinéastes qui font toujours le job mais dont on oublie le nom sitôt qu’il s’agit de faire le bilan des « bons artisans à l’ancienne » d’Hollywood. Pourtant, depuis Copland jusqu’à Le Mans 66 c’est une filmo populaire assez exemplaire : Walk the line, Identity, Knight and day, Logan. Je n’ai pas tout vu – il faut notamment que je me frotte à son remake du classique de Delmer Daves – mais ces six-là me parlent déjà suffisamment. Et Le Mans 66 fait plus que me convenir : Je pense que c’est (de loin) son meilleur film. Pour sa double lecture passionnante, évidemment, mais aussi et surtout parce que j’y ai pris un pied comme rarement. Les 2h30 les plus rapides de l’année.

The Irishman – Martin Scorsese – 2019

31. The Irishman - Martin Scorsese - 2019Le crépuscule des icônes.

   8.5   Difficile d’imaginer un plus beau, ample et crépusculaire chant du cygne, de la part de Scorsese. The Irishman s’ouvre et se ferme sur In the still of the night, des Five Satins, soit un  morceau qui annonce (et confirme) le programme d’un film très éloigné de l’effervescence des habituels récits mafieux scorsésiens. La dernière demi-heure sera même une élégie pour un gangster torturé, oublié, abandonné des siens : D’une famille mafieuse qui est intégralement tombée – sous les balles ou le poids du temps – ainsi que d’une famille de sang qui ne supportait plus de le craindre. L’échange qu’il tient sur le tard avec l’une de ses filles – alors qu’il aurait voulu le tenir avec sa plus grande, qui ne lui a jamais « pardonné » la mort de Jimmy Hoffa au point de ne plus lui parler – est un déchirement, un concert de larmes. L’une des plus belles scènes tournées par Scorsese, ni plus ni moins. 

     The Irishman s’ouvre dans une maison de retraite. Au moyen d’un savant travelling avant, nous allons faire connaissance avec Franck Sheeran, au crépuscule de sa vie, dont il va nous conter ses souvenirs. On y suit trois décennies durant (même si le récit s’étire véritablement sur un demi-siècle) ses activités de gangster plus ou moins passif dès l’instant qu’il rencontre Russell Bufalino tandis qu’il n’est encore qu’un chauffeur de camion pour une boucherie. Il va peu à peu rencontrer tout le gratin de la mafia locale, pour laquelle il rendra divers petits services jusqu’à devenir un incontournable tueur à gages, et être celui « qui repeint les murs des maisons » pour reprendre la formule que le milieu utilise. C’est ainsi qu’il croisera la route de celui dont on dit qu’il est l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président : Jimmy Hoffa, un dirigeant syndicaliste influent avec lequel Sheeran va nouer un vrai lien d’amitié.

     Il me semble qu’on n’a jamais vu Scorsese aussi peu spectaculaire, finalement tant il déglamourise la figure du gangster de cinéma qu’il a lui-même engendrée. C’est à un point tel que chaque meurtre revêt ici des atours triviaux presque ridicules, comme si tuer, pour Franck, n’avait pas tant d’importance, en tout cas moins que le fait d’honorer son contrat – Au point qu’il ira jusqu’au bout, vraiment jusqu’au bout, là où l’on pensait qu’il se retournerait, par amitié, regrets, caprice d’humanité. Scorsese se cale sur lui. Et préfère dorénavant les creux anodins aux saillies imposantes, à l’image de cette tentative d’attentat au tribunal, avec un pistolet à billes. Le loup de Wall Street marquait les prémisses de cet effacement face au spectaculaire : En parfait troisième maillon, le film avait beau se loger dans la roue de Goodfellas & Casino, on n’y voyait pourtant pas une seule arme à feu.

     Le film est surtout l’occasion de revoir et réunir des monstres sacrés : Robert De Niro, Al Pacino (pour la première fois chez Scorsese), Joe Pesci, Harvey Keitel. Si c’est un beau cadeau pour nous, il faut revenir sur les effets troublants de la numérisation des visages qui leur permettent un quasi-complet rajeunissement. Bien fait ou non, le de-aging montre ses véritables limites quand il s’agit de demander plus que la présence d’un visage : Rien à faire, quand le corps se déplace, il a beau arborer un visage rajeuni, il bouge comme un corps de vieux. Pacino quand il fait le syndicaliste en colère et De Niro quand il règle son compte à un petit épicier n’ont pas la gestuelle de leur supposé âge. Limites qui pourtant s’effacent et/ou s’accommodent à la densité du récit : Dans la mesure où les retours en avant/en arrière sont légion – flashbacks dans les flashbacks – la gêne face à l’artifice est gagnée par l’émotion de revoir ces icones à travers tous les rôles, ou presque, qu’ils ont traversés.

     Quant à la longueur du film – qui semble déranger tant les spectateurs – on ne va pas s’en plaindre : Qu’il est agréable de voir le film entièrement pensé par son réalisateur. Et puis c’est pas comme si Scorsese ne nous avait pas habitués à de si imposants voyages : Le loup de Wall Street & Casino flirtaient déjà avec les trois heures. On a donc pu constater, sur les réseaux sociaux, que certains avaient apporté la solution qui permet de regarder le film dans de bonnes conditions : comme une mini-série bien découpée. Ça n’a aucun sens. Le problème ce n’est pas de s’ennuyer ou s’endormir devant The Irishman. Le problème n’est pas non plus d’en découper le visionnage. Le problème c’est de promouvoir cette découpe, de considérer une alternative à notre éventuel ennui. Moi aussi je coupe des films, parfois, mais c’est contre ma volonté, c’est la fatigue, la vie, bref, ça s’improvise, ça ne se prépare pas. Ceci étant, découvrir ce film chez soi sur Netflix et non dans une salle de cinéma pose clairement la question de l’endroit adéquat pour visionner un film. Et on sait où il se trouve, cet endroit adéquat.

     Alors, est-ce que le film ne souffre pas, malgré tout, d’un déséquilibre dans sa lisibilité narrative ? Disons qu’il a tellement la possibilité de s’étirer et de varier sa topographie (On parle de 117 lieux de tournages) que son équilibre peut en souffrir. The Irishman reconstitue sans non plus naviguer dans le folklore de la reconstitution. Il y a une très belle séquence où nos personnages assistent à l’annonce de l’assassinat de Kennedy. Mais c’est le contrechamp des visages ébranlés et le silence qui la parcourt qui fascine tant. Si le film, parfois, par quelques petites touches retrouve la verve bavarde de Scorsese, aussi bien de par sa voix off que dans certains dialogues anodins, autour d’un poisson sur une banquette arrière ici, d’un retard de quinze minutes là, c’est bien cette rémission qui trouble et éloigne définitivement le film de ceux auxquels on le rapproche forcément, notamment de Mean Streets, le vrai premier film de gangster de Marty, déjà à Little Italy, tout en fièvre et en ébullition.

     Sergio Léone avait fait Il était une fois en Amérique. Francis Ford Coppola le troisième volet du Parrain. Il est quasi impossible de ne pas penser à ces deux films lancinants et funèbres devant The Irishman. Et le message est évident, qui plus est de la part de Scorsese dont on sait qu’il est peut-être le plus cinéphile des cinéastes : Ce film convoque forcément ceux de ses pairs, comme Les affranchis en son temps semblait avoir extrait la sève de tous les films de gangsters pour en produire une grammaire nouvelle et un film qui ne ressemble finalement à aucun d’entre eux. Le de-aging évoque inévitablement l’aging du Léone, ainsi que sa narration distendue. Quant au dernier plan de The Irishman, avec ce vieil homme qui demande à laisser la porte entrouverte, comment ne pas penser au dernier plan du Parrain. Il y a dans cet adieu à son genre de prédilection une volonté de s’inscrire dans l’histoire du genre, c’est très beau.

Sorry we missed you – Ken Loach – 2019

08. Sorry we missed you - Ken Loach - 2019De durs lendemains.

   8.5   Etant donné que je n’ai vu aucun de ses films (souvent estimés) réalisés durant les années 90, je me contenterai de dire que Sorry we missed you est le plus beau Ken Loach depuis vingt ans. C’est une merveille, du niveau de Family life. Mais c’est aussi sans doute son plus déprimant, tant il semble dire qu’on est allé trop loin, que la rébellion est vaine, que la société est morte. Et qu’on finira tous acculés, à bout de souffle, à l’image de ce terrible dernier plan. Ça tombe bien, c’est le Loach que j’aime, moi. Il n’a jamais été un cinéaste formaliste loin s’en faut, mais il peut parfois sortir une idée comme celle-là, cet écran noir vertigineux d’une puissance infinie, qui semble tout dire de notre monde et qui te met sur le carreau, te laisse éprouvé, avec ta colère et tes larmes.

     Les Turner vivent dans la banlieue de Newcastle. Abby est aide-soignante à domicile pour personnes âgées. Ricky, quant à lui, enchainait les petits boulots précaires, jusqu’au jour où il découvre l’opportunité de devenir chauffeur-livreur franchisé. A son compte ? Pas vraiment, c’est un mirage. Il doit prendre un crédit afin de s’acheter un camion, doit se plier aux exigences d’une agence de vente en ligne qui paie à la course, est observé dans chacun de ses déplacements – Ce véhicule surveillé dans lequel il n’a même pas le droit de faire monter sa propre fille. Et mieux vaut ne pas compter ses heures si l’on veut finir le mois et être bien vu de ces supérieurs condescendants.

     C’est quasi de l’esclavage moderne. Un esclavage au sein duquel on te fait croire que tu es complètement libre. Où l’on te dit que tu ne travailles pas « pour » mais « avec ». Sauf quand il t’arrive une couille, évidemment, dans ces cas-là il n’y a plus ni pour ni avec, il n’y a plus rien, on te laisse impuissant dans ta pisse et ton sang. Il s’agit de vendre de la pseudo liberté individuelle afin de briser tous les élans collectifs, puisque chacun travaille de son côté. Un néo-libéralisme aussi transparent qu’il est malsain, qui annihile le lien entre les gens, au sein du milieu professionnel mais surtout au sein de la famille. Quand il n’y a que rentabilité, c’est la structure familiale qui s’effondre.

     En plus de l’ubérisation de la société, il me semble que le film raconte assez bien cet état d’appauvrissement de la société, cette idée que la classe moyenne haute de jadis est devenue la classe moyenne basse d’aujourd’hui. Il y a par ailleurs un background judicieusement placé un moment (Une jolie discussion entre Abby et l’une de ses patientes) où l’on comprend que les Turner ont manqué de pouvoir s’acheter une maison dix années auparavant, mais qu’ils sont restés locataires suite à la crise, au point maintenant de devoir vendre leur voiture familiale afin d’investir dans une camionnette de livraison, et d’espérer garder leurs jobs afin de pouvoir payer leur loyer.

     Et le film s’intéresse aux répercussions sur le couple, leur quotidien jusque dans leur intimité pure. Parvient à faire exister chacun d’eux, dans leurs boulots respectifs, accaparants, exténuants. Mais aussi au sein de la cellule familiale toute entière, avec ces deux enfants qui en souffrent et traduisent leur tristesse chacun à leur manière, petite délinquance pour l’un, déprime retenue pour l’autre. Les comédiens sont toujours exceptionnels dans les films de Ken Loach, mais que dire de ces deux gamins ? Ce garçon qui sèche les cours, se réfugie dans le tag et s’érige contre (la non-réussite de) son père ; cette petite fille, brillante, qui observe, se tait et panique quand on crie. Elle t’arrache les larmes à chacune de ses apparitions.

     C’est sa faculté à tenir une ligne claire qui impressionne tant. Cette qualité quasi obsessionnelle qu’il a de tracer une trajectoire et de s’y tenir coute que coute. Qu’importe alors que la démonstration se fasse à renfort de sabots, qu’il faille en passer par des tournures moins subtiles, des portes enfoncées plutôt qu’ouvertes, pour qu’elle tienne il faut que le processus aille jusqu’au bout. Couches sur couches, répercussions de clés de camionnette perdues, rendez-vous scolaire fortuit, convocation au commissariat, clientèle récalcitrante, conflit entre collègues. Le naturalisme loachien a toujours été moins réaliste que militant, il serait dommage de lui faire le procès aujourd’hui tandis qu’il a 83 ans et qu’il livre là l’un de ses films les plus intenses.

Midsommar – Ari Aster – 2019

08. Midsommar - Ari Aster - 2019The house that Harga built.

   9.0   Avec Midsommar, Ari Aster réussit pleinement le glissement qui lui faisait défaut dans Hérédité : Nous faire passer de la terreur à la fascination, de la peur à la sidération. Toute la montée en puissance dans le village de Harga, aussi parce qu’elle se joue dans une temporalité impalpable accompagnée d’un manque total de repères, nous plonge dans un état d’angoisse qu’on ne parvient pas à contrôler. Dès l’instant que le film nous assomme de ces pics horrifiques aussi brefs qu’intenses, cette tension, curieusement, se transforme en envoutement, nous permettant d’épouser le regard et l’évolution complète de Dani – la jeune femme au récent bagage traumatique – gagnée par une « swedish therapy story » si hallucinogène qu’elle nous fait oublier la violence dans laquelle elle se déploie.

     La grande originalité de Midsommar est de s’ouvrir dans les ténèbres de la nuit – les douze lugubres premières minutes accouchent sur une sinistrose terrible – avant de s’aventurer dans une terreur lumineuse, complètement diurne : Le solstice d’été (« Midsommar » en suédois) dans cette région nord de Suède provoque un ciel bleu permanent. Et cette dimension archi colorée, presque féerique propose un contraste détonnant avec les purs éclats gores, aussi rares soient-ils, que le film égrène. S’il est à priori un voyage de la nuit vers la lumière, le film joue constamment d’un décalage passionnant entre ce qu’il nous offre à voir et ce qu’il nous suggère, par des cris, par exemple. C’est cet équilibre entre l’image et le son qui impressionne, dans les moments où le gore ne s’invite pas : Aux douceurs du cadre répondent ces stridences effrayantes. De cette rondeur des couleurs giclent des éclats de monstruosité : Un enfant-monstre côtoie couronnes de fleurs et danses champêtres, une cérémonie en blanc convoque brutalement la noirceur du trauma inaugural.

     Si l’on pensait que le film irait davantage vers une évolution type survival conjugal ou groupé – un peu comme dans les slashers – il surprend à briser chacun de ces sentiers pour finalement ne mettre plus que son personnage féminin au centre, dans une dimension cyclique qui la voyait perdre sa famille au préalable pour en retrouver une autre à la fin. En fait, si l’on suit aussi son copain et les amis de son copain, c’est simplement parce qu’ils sont les déclencheurs et instruments de sa transformation : Si tout se déroule dans une volonté passive de sa part, c’est elle qui se greffait à leur voyage en Suède et ce sont eux qu’elle va devoir sacrifier pour renaître. L’attirance pour le groupe, soudé, illuminé, sacrificiel, vient parfaire l’opposition avec l’individualisme occidental que représente son petit ami, Christian (Difficile d’être plus explicite), aussi triste qu’ennuyeux, qui ne l’aide en rien à se reconstruire.

     C’est un grand film théorique en ce sens qu’il teste le spectateur sur sa capacité à saisir cette dualité dans l’image, cette beauté dans l’horreur, au même titre que la communauté emmène le personnage qui se doit d’y plonger pour oublier sa souffrance initiale. Le film fait résonner nos préjugés avec les siens, notre peur avec la sienne, et bientôt notre fascination commune. Pas certain d’avoir eu le même sourire qu’elle lors du dernier plan – J’étais plutôt abasourdi qu’autre chose – mais j’ai l’impression que c’est une invitation, ce sourire. A la fois c’est pleinement un sourire de fond : C’était le seul moyen pour qu’elle renaisse de ses cendres, si j’ose dire. Et de forme : Le pari de ce voyage halluciné est tenu, on souffle, on sourit, on vient d’assister à un grand film.

     De par ses couleurs, ses plans, ses profondeurs de champs, ses mouvements, Midsommar est un objet visuellement étourdissant. Il est rare de voir autant de « circulations malades » dans les plans. Il y a de la vie en permanence, mais l’on sent aussi que l’horreur se niche dans chacun de ses recoins, c’est très déstabilisant. Incroyable de précision (Aster a tout du cinéaste formaliste maladif) et de surprises : On ne s’attend jamais à voir ce qu’on voit, c’est un voyage pur. Il y a quelque chose d’infiniment géométrique, dans le choix de ses cadrages et de ses mouvements de caméra, qui rappelle à la fois le cinéma de Kubrick et celui de Wes Anderson d’autant qu’il est guetté par cet étrange paradoxe d’hermétisme et de légèreté, que l’on peut trouver chez l’un ou l’autre. Midsommar réussit aussi là où Le village, de Shyamalan échoue (il réussit ailleurs) : La création d’un lieu, d’une bulle, d’une ambiance qu’on n’a vue jusqu’alors nulle part ailleurs.

     Le film feint parfois d’être très balisé, de se loger dans les aléas du genre. Le groupe d’étudiants, par exemple, ressemble à priori aux groupes d’étudiants que l’on trouve dans n’importe quel slasher, la simple différence ici c’est qu’ils sont moins cons que d’habitude, ils font des études en anthropologie et ce voyage en Suéde est moins l’occasion d’un dépaysement – On est loin d’un départ en vacances dans le fin fond de l’Europe façon Hostel – qu’une recherche pour agrémenter leur thèse, que l’un d’eux organise parce qu’il est d’origine suédoise. D’autres éléments subissent un léger décalage à l’image du jeu autour de l’héroïne dont on croit qu’on va la suivre coute que coute, mais par instant le film la délaisse, et son regard évolue hors champ ; L’ouverture dans la nuit tandis que le film, ensuite, se déroulera entièrement en plein jour ; L’histoire d’amour qui finalement ne fonctionne pas jusqu’à carrément être envoyée au bucher. Le semblant d’ancrage familier est systématiquement perturbé par un rouage grippé ou un brutal dérapage.

     La toile au départ, qui annonce tous les rebondissements et rites païens qui apparaitront dans le film, rappelle aussi bien l’ouverture d’Hérédité, qui nous plongeait dans une maison de poupées, que le premier plan de Dogville, de Lars Von Trier, qui offrait une plongée en zoom dans un village dessiné au crayon dans lequel les personnages évoluaient normalement, comme dans un vrai décor de cinéma. Ari Aster est si intelligent qu’il ne joue pas au petit malin et qu’il parvient à utiliser cette idée en magicien, soit en racontant les rebondissements à venir, en montrant les différents rites de la communauté, sans rien dévoiler non plus, ni de la structure et du rythme qu’il va utiliser pour le faire, ni de l’émotion qui va nous étreindre, de bout en bout. En ce sens, c’est un film absolument brillant de la première à la dernière seconde, qui se permet de présenter son programme pour mieux le détourner.

     Parmi les nombreuses idées de mise en scène qui irradient le film, il y en a une, toute simple, une ellipse en cut, classique, qui permet au film de faire fi des traditionnels préparatifs au voyage, mais s’effectue dans un moment particulier, peu propice, occasionnant un étrange malaise crée par le rapprochement compatissant inopportun de Pelle, l’ami de Christian. L’étrange malaise occasionné, Dani, en montée de crise, file se réfugier dans les toilettes. Le plan la suit, passe au-dessus de la porte, et lorsqu’elle la referme, les toilettes ont changé, ce sont celles de l’avion, durant une crise ultérieure. Ce n’est pas gratuit. C’est une accélération dont l’intelligence est moins d’objectif pratique que pour véhiculer un énième trouble, leitmotiv de Midsommar. Plus tard le trouble se loge aussi dans l’image qui épouse le point de vue – de conscience perturbée par les psychotropes – de nos personnages : Le décor ondule, les objets se dandinent, la végétation respire, le banquet danse. Inutile de prendre de la drogue, le film te la fournit.

     Hérédité était rempli de promesses mais inspirait autant d’excitation que de craintes. C’était un beau mais (trop) inégal premier long métrage. Avec Midsommar, Ari Aster s’affirme pleinement. Il est sans filtre, accouche d’un film de 2h27 qui se libère de ses inspirations et fait exploser sa personnalité. Balance des saillies puissantes mais souvent discrètes et inattendues, jamais tape à l’œil. Je pense notamment à ce plan de bascule qui inverse la route et le ciel, donc renverse la voiture lors du voyage entre l’aéroport et la communauté de Harga. Si l’image d’un monde renversé est évidente, il est aussi question de renverser malicieusement la séquence d’ouverture de Shining et ce film matrice tout entier : Harga n’a rien de l’Overlook hôtel et ses hôtes ne sont pas encore des fantômes. Ne serait-ce que par son ambiance musicale incroyable, signée Bobby Krlic, Midsommar convoque les stridences dérangeantes de Bartok & Penderecki. Et le film tire moins vers la nuit, la neige et le sang que vers le jour, la couleur et le feu. M’est avis qu’il va me marquer pour longtemps, celui-là.

Once upon a time in… Hollywood – Quentin Tarantino – 2019

05. Once upon a time in... Hollywood - Quentin Tarantino - 2019Aux frontières d’une aube meilleure.

   10.0   Dans Pulp fiction, film de pure fiction ne laissant de place au réel et encore moins à l’uchronie, Tarantino expérimentait la possibilité de faire revivre un personnage par la seule grâce du montage. Vincent Vega mourait brutalement sur les chiottes de Butch Coolidge mais la non-linéarité du film lui permettait de revenir dans le dernier tiers au sein duquel, forcément, il ne pouvait plus mourir puisque l’on savait quand son heure viendrait. Une scène en particulier jouait de ce tour de magie en reprenant la suite de celle du cheeseburger, quand Jules Winnfield entonnait un passage de la bible sur « La marche des vertueux ». En effet, un quatrième type, dont on ne soupçonnait pas qu’il soit caché depuis le début dans la pièce d’à côté, déboulait, leur vidait son chargeur dessus mais sans les atteindre. Ce « miracle » que Jules ne cessera de répéter comme mantra pour jeter l’éponge, c’est aussi celui du cinéma, des velléités du hors-champ, de la diversification des points de vue, surtout des puissances du montage. Le film de se terminer là où il avait commencé, dans ce café-restaurant, un épilogue qui poursuit la scène introductive, mais d’un autre point de vue, celui de Jules & Vincent, assis à la table d’à côté, un peu comme le quatrième homme de l’appartement à la mallette.

     Dans Once upon a time in… Hollywood, une séquence qui restera d’ores et déjà comme l’une des plus gracieuses du cinéma de Tarantino, suit Sharon Tate, prenant en stop une hippie, avant d’entrer chez un libraire afin de commander Tess d’Uberville pour son mari, avant d’entrer dans le Fox Bruin Theater où elle assistera à une séance de The wrecking crew, film dans lequel elle partage l’affiche avec Dean Martin. C’est Margot Robbie qui incarne Sharon Tate dans le film, mais c’est bien la vraie Sharon Tate que l’on voit sur l’écran, qui projette les vraies images du film de Phil Karlson. Là aussi, comme dans Pulp fiction, c’est le cinéma qui fait des miracles, qui se permet en l’occurrence de faire chevaucher le réel et la fiction : Si Tate avait rencontré ses bourreaux une première fois, offert à Polanski l’inspiration d’un de ses chefs d’œuvre et avait assisté à l’une de ses prestations incognito, alors ne serait-il pas possible d’aller plus loin encore ? De changer le cours de l’histoire, par exemple ? De faire que la fiction règle son compte à la réalité, par exemple, comme le montage réglait son compte à la fatalité dans Pulp fiction ? Tarantino achève d’en faire une séquence troublante en plus, en la dilatant complètement par son découpage : Entre le moment où Tate entre dans le cinéma et celui où elle en sort, il se passe peut-être une heure de film. Si cette dilatation est le propre du cinéma de Tarantino, comme on a pu le voir notamment avec Pulp fiction, l’étrangeté ici vient de la totale linéarité et de son extrême douceur. C’est que le film en garde sous le pied avant de plonger dans la journée du 9 août.

     Mais avant de verser dans l’uchronie réparatrice – Ce que Tarantino a déjà un peu fait dans Django unchained et Inglourious basterds – ce film, son neuvième (Si l’on considère que les deux Kill Bill n’en forment qu’un seul) propose de suivre trois trajectoires distinctes. Celle de Rick Dalton, un acteur de seconde zone, comédien en proie aux doutes, à la boisson, aux oublis de texte, obligé de troquer ses petits rôles de cinéma pour ceux de la télévision (« It’s official, old buddy. I’m a has-been » se lamente-t-il à Cliff, en sortant de chez son agent) alors en plein essor : Ce jour-là il tourne dans le pilot d’une série de western mais entre deux prises se plonge dans un bouquin qui le bouleverse sur le récit mélancolique de la chute d’un cowboy. Celle de Cliff Booth, comédien raté reconverti dans la doublure cascade, qui dépose Rick aux studios, le récupère, répare son antenne télé et qui le soir retrouve Brandy, son staffordshire terrier, dans une caravane en bordure de drive’in. Le tout en observant les virées à Westwood ainsi qu’au manoir Playboy bref l’errance tranquille de la voisine de Dalton sur Cielo drive, femme de l’un des grands noms du Nouvel Hollywood, blonde pétillante et insouciante qui n’est autre que Sharon Tate. On est en 1969, ça le film nous le renseigne rapidement donc nous faisons vite le lien : Si c’est un Hollywood à deux vitesses, avec ses stars montantes et celles qui déclinent, il est aussi question d’un bouleversement plus frontal, plus cruel, qui touche autant le cinéma que le mouvement hippie (mais pas seulement : c’est une année absolument charnière) que viendra ici symboliser la présence d’abord fantomatique mais inquiétante dans la longue première partie puis fulgurante dans la courte seconde, de la « famille » Manson.

     Il faut d’abord saluer l’incroyable reconstitution que Tarantino dresse de ce Hollywood de 1969. Qu’on écume les plateaux de tournage, les boulevards de L.A. ou le quartier résidentiel de Cielo drive, qu’importe on a la sensation d’y être. La sensation, douce mais troublante, d’avoir glissé dans ce lieu, dans cette époque. Ce génie de la reconstitution passe inévitablement par un compromis : Il faut pour Tarantino épurer ses tendances fétichistes – On y verra pourtant les pieds de Margaret Qualley et ceux de Margot Robbie, au premier plan, écrasés sous le rétroviseur d’un pare-brise ou posés sur l’appui-tête d’un fauteuil de cinéma. On le refait pas, notre Quentin – et colmater ses brèches absurdes afin de dresser un portrait réaliste dans lequel la fiction (Cliff & Rick) qui s’invite dans le réel (Tate) se doit de nous faire croire qu’elle devient réelle. Ce compromis passe avant tout par une dissonance dans l’utilisation musicale. Il n’y a plus de grandes séquences bercées par telle ou telle chanson, à l’image de Son of a preacher man, de  Dusty Springsfield ou Lonesome town, de Ricky Nelson – Tarantino ne fera jamais si fort que Pulp Fiction sur ce point, c’est impossible – puisqu’ici les radios crachent des morceaux de chansons en permanence. Contrairement à ses films précédents, il est très délicat, si l’on prend tel ou tel morceau utilisé, de l’associer à une scène en particulier, tant d’une part ils foisonnent et tant d’autre part ils ne génèrent pas un simili-clip ni une sorte d’accompagnement parfait, comme c’était jadis le cas à maintes reprises, mais citons au pif la scène de l’oreille sous Stuck in the Middle with you, de Steelers Wheel, dans Reservoir dogs ou bien celle du lap dance, sous Down in Mexico, de The Coasters, dans Boulevard de la mort. Quelque chose a changé, dans Once upon a time in…Hollywood, indéniablement. Mais c’est aussi le budget colossal (C’est le film le plus cher de Tarantino, après Django unchained) qui participe de cette orfèvrerie de la reconstitution. Voitures de luxe, enseignes lumineuses, studios de cinéma, drive’in, devantures diverses, soirées festives, costumes variés, tout respire 1969 et tout aspire à nous faire croire que nous y sommes.

     Afin de donner de l’épaisseur, de la vie à cet univers, le film nous convie dans le passé de ses trois personnages, Sharon, Cliff et Rick, de trois manières complètement différentes. Rick par les fictions dans lesquelles il a jouées, puisqu’il s’agit de voir certains passages de séries télévisées (Bounty law, The FBI) ainsi que des publicités dans lesquelles il campe le premier rôle. Sharon en allant se voir, dans The wrecking crew, film dans lequel elle tourna en 1968 mais aussi en se remémorant ses entrainements avec Bruce Lee dans le jardin, en bord de piscine. Et Cliff dans un souvenir raconté par le prisme d’un long flash-back, nous permettant de comprendre pourquoi l’ensemble ou presque de la profession ne veut plus de lui : Un passé trouble, laissant planer à son sujet une rumeur peu glorieuse, ainsi qu’une altercation avec le même Bruce Lee. En soi, cette structure est déjà absolument brillante puisqu’elle se tient dans le récit de ces vingt-quatre heures couvrant les 8 & 9 février 1969 (en deux heures de film) et se permet de mélanger le réel et la fiction, le passé et le présent, avec un sens aigu du détail (les plongées dans l’univers du cinéma et de la télévision avec Rick, les traversées de LA dans les voitures de Cliff & Sharon), de l’émotion (Voir Margot Robbie qui incarne Sharon Tate regarder la vraie Sharon Tate, c’est magnifique, mais quasi autant de voir Rick discuter avec Trudi Fraser, la petite fille qui lui donne la réplique mais qui va surtout lui redonner confiance en lui) de l’humour (Cliff s’en va dérouiller Bruce Lee) et de l’angoisse (il va aussi rendre visite à un vieux pote de tournage au Spahn Ranch) à nous faire tellement planer dans une dimension parallèle qu’on en oublie qu’il peut aussi plonger dans un fait plus douloureux, soit celui des crimes de Cielo drive six mois pile plus tard. C’est aussi ce culot qui fait la surprise du film : Son étrange gestion de la temporalité le pousse à dérouler la majeure partie de son intrigue six mois avant les faits sur lesquels il pourrait moins subtilement s’appuyer. Dans Pulp fiction il y avait déjà un énorme trou d’air mais étant donné qu’il n’y avait pas de dates ni de fait réel rattaché, on s’en rendait beaucoup moins compte. Là tout est tellement dilaté qu’on finit par croire que le film ne se déroulera pas durant les faits du mois d’août tant redouté. Et le coup de l’ellipse relance la machine, fait naître une nouvelle angoisse et occupe un autre terrain, le crescendo vers le carnage, l’omniprésence de la voix off, un terrain que Tarantino maîtrise totalement, qu’on a beaucoup vu chez lui ce qui ne l’empêche pas de parvenir à déjouer toutes les attentes. Plus j’y pense, plus cette construction, moins ouvertement virtuose que certains de ses films, me fascine : Les chapitres (chers à Tarantino) ont disparu au profit de deux blocs se répondant à merveille.

     L’un des plus beaux moments du film voit Cliff Booth souhaiter bonne nuit à Rick Dalton – alors en pleine répétition de son rôle du lendemain – puis monter dans sa caisse et rentrer jusque chez lui, une caravane miteuse qui donne sur un écran de drive’in. On ne s’immisce pas à son réveil comme dans Le privé, de Robert Altman mais on pense à Eliott Gould et son chat, en voyant Cliff et Brandy, sa chienne. Il y est aussi question de pâtée en boite et on sent qu’il ne faut pas lui faire à l’envers non plus, à Brandy, même si elle est beaucoup plus docile et efficace que le chat roux de Philip Marlowe : Si l’un abandonnera sa bouffe pour régler son compte aux couilles d’un hippie dégénéré, l’autre plus susceptible devant sa pâtée de seconde qualité préfère disparaître (à tout jamais ?) par la chatière. Mais peut-être qu’ils sont en fin de compte le reflet de leurs maîtres : Par deux fois, Cliff dira qu’il essaie d’être un bon pote. Et quand bien même, si le film laisse trainer un étrange mystère quant à l’éventualité qu’il ait tué sa femme, ce qui est sans équivoque c’est le dévouement total de Cliff pour Rick. C’est d’ailleurs Cliff qui sortira blessé du carnage final et Rick qui sera indemne. Logique étant donné qu’il est sa doublure cascade, en plus d’essayer d’être un bon copain. Cliff Booth, le bon copain qu’on rêve tous d’avoir.

     On a beaucoup dit que Sharon Tate était moins mise en avant que Cliff Booth & Rick Dalton, voire qu’elle était réduite à être l’écervelée sans texte, à tout miser sur sa plastique et son sourire. Je ne suis pas du tout d’accord. Tout d’abord elle est sublime, semble glisser dans le film et sur le récit, une sorte de grâce fragile, de fantôme de la liberté (les entrainements avec Bruce Lee afin de gérer sa séquence de combat au cinéma, sont de purs moments de grâce suspendue, qui par ailleurs vengent le portrait volontairement grossier (car dans le souvenir, probablement déformé de Cliff) qui était fait de lui un peu plus tôt) bref de star montante incarnant un mélange de rêve américain et de flower power, filmée comme un ange. Mais un ange duquel transparaît l’accablante tristesse qui la renvoie aux évènements que tout le monde connaît, espoir déchu dont on sait contrairement aux deux autres personnages qu’elle n’est pas fictive et que sa destinée tragique est imminente. C’est à la fois terrible, doux et lumineux, comme portrait. Mais surtout, Margot Robbie ne peut pas jouer un personnage « à la sauce tarantinienne » (quel mauvais goût c’eut été) voilà pourquoi Tate a peu de lignes de dialogues, puisqu’elle incarne le réel, donc à la fois le tragique et l’hommage. Au contraire, ce contrepoint avec les personnages de Booth & Dalton est fondamental à mes yeux. Et en cela j’y vois un écho de plus à Pulp fiction, dans lequel on suivait les trajectoires croisées de Vincent Vega, Mia Wallace et Butch Coolidge, avec chacun son instant de lose et de sublime dans son CV. A l’époque, déjà, on y traversait Los Angeles. A l’époque, déjà, on assistait à des miracles : La piqûre d’adrénaline, les balles « arrêtées par une intervention divine » ou le sauvetage in extremis d’un couple de paumés. Quelque part là aussi, la fiction au sens la magie, faisait irruption dans la réalité.

     Et c’est de cela dont il s’agit ici. De cette plus-value qui fait qu’il sera peut-être mon Tarantino préféré avec le temps : Une vengeance de la fiction sur la réalité. Et ça se joue sur un entrelacement. Parfois avec beaucoup de légèreté, quand le corps de Leonardo DiCaprio est incrusté à la place de celui de Steve McQueen, dans une séquence de La grande évasion, lorsque Rick raconte qu’il est passé à un Steve et trois Georges (Peppard, Maharis et Chakiris) d’avoir le rôle. Parfois c’est un remous évanescent : Il y a quelque chose de troublant de voir Maya Thurman Hawke, la fille d’Uma Thurman autrement dit celle de Beatrix Kiddo, refuser in extremis de faire parti du convoi meurtrier orchestré par la Manson family. Comme un écho aux volontés de « sa mère » de ne plus poursuivre sa collaboration avec Les vipères assassines, en somme. Là aussi c’est la fiction naïve (Linda Kasabian a bien existé mais elle n’a pas filé, elle est resté dehors) qui s’immisce dans la folie du réel (Susan Atkins, Patricia Krenwinkel & Charles Watson ont sauvagement assassiné Sharon Tate et ses amis) pour le pervertir, le perturber. Sa fuite aurait-elle précipité le fait que ses acolytes se trompent de maison, dans la réalité parallèle orchestrée par le film ? Si un peu plus tôt, en observant de loin l’arrivée de ses voisins, Dalton avouait à Cliff qu’il les croisait pour la première fois, c’était déjà un jeu pour enfoncer le clou d’une frontière entre le réel et la fiction. C’est Cliff qui le premier fera l’expérience de briser cette frontière, d’abord de façon relativement brève, anodine (et sexy) mais non moins essentielle, en voyant Tate danser chez elle, à travers une fenêtre, puis dans le souvenir de son tournage avec Bruce Lee, ainsi que dans son furtif échange de regard avec Charles Manson, himself, probablement venu chercher Terry Melcher, le fameux producteur ; puis de manière plus frontale en acceptant de faire monter Pussycat (merveilleuse Margaret Qualley, qu’on adore dans The leftovers) dans sa voiture, jusqu’au Spahn Ranch de la Manson family, où Cliff compte bien revoir Georges Spahn, son vieil ami, propriétaire de cet ancien studio de cinéma, qui entre autre abrita le tournage de Duel au soleil, de King Vidor.

     Quoiqu’il en soit, quel plaisir intense de voir déambuler ces trois personnages à tel point que plus rien d’autre ne compte, ça pourrait des heures, comme ça : Je veux aller au cinéma avec Sharon Tate, me faire des virées en bagnole avec Cliff Booth, assister aux tournages de Rick Dalton. Et que la nuit ne vienne jamais entraver ce bonheur simple. Mais pour être tout à fait honnête, si les deux heures de déambulation (il s’y passe à la fois tout et absolument rien) de la première partie m‘ont semblé d’emblée absolument parfaites, j’ai eu quelques réserves, lors de mon premier visionnage à propos de la (violence de la) fin. Je ne savais pas trop quel sort on pouvait infliger à Manson et les meurtriers qu’il a envoyés, tout en respectant Tate & Polanski, mais j’avais l’impression de vouloir quelque chose qui soit davantage dans le tempo du film, une sorte de fausse fin où on attend un évènement qui ne vient pas, une violence qui s’évapore ou qui fait pschitt, comme c’est le cas pendant tout le film : à l’image de la scène au Spahn ranch, bordel mais quel génie. Mais in fine, cette violence est nécessaire ne serait-ce que pour ne pas oublier que le carnage est emblématique chez Tarantino, pour la revanche absurde qu’elle génère, pour l’utilisation du lance-flamme en clin d’œil à la série dans laquelle jouait Dalton qui déjà faisait clin d’œil à Inglourious basterds, mais aussi pour permettre à Cliff de briller dans l’ombre – comme tout cascadeur qui se respecte – et faire que Rick Dalton rencontre Jay Sebring devant un portail, puis fasse connaissance avec Sharon Tate en l’accompagnant, pourquoi pas, jusqu’à une aube meilleure. Que la fiction brise la barrière du réel.

     La mélancolie qui traverse le film vient beaucoup du contexte de cette époque, à la fois parce que le récit se déroule pendant l’enfance de son auteur, mais aussi entre la fin de l’âge d’or et l’entrée dans le Nouvel Hollywood. Le western se meurt au cinéma, c’est la télévision qui le récupère. Le mouvement hippie fait irruption sur le grand écran (Rick Dalton ira jusqu’à appeler ceux de Manson « Dennis Hopper » sans doute venait-il de voir Easy rider, sorti en juillet 1969) tandis que nos deux compères font partie de l’ancien Hollywood et sont d’ailleurs sur le point de mettre fin à leur collaboration. C’est la fin d’une ère, pour eux, pour tous. Pour Sharon Tate aussi, sans doute. On ne saura jamais ce qu’elle aurait pu devenir au cinéma mais le monde change tellement qu’elle aurait très bien pu décliner en tant que star comme Rick Dalton échoua dans le western spaghetti. C’est le rôle de ce plan de bascule final somptueux (au-dessus des maisons) qui suit cette sublime discussion par l’interphone : On entre dans le fantasme ou plutôt Rick apporte la fiction dans le réel, afin que Sharon Tate (sur)vive dans le fantasme.

     N’oublions pas que l’objectif s’élève à plusieurs reprises dans le film comme pour marquer une scission entre le rêve et la réalité, mettre une frontière ou au contraire briser cette frontière. Lorsque l’on quitte le jardin de Dalton pour rejoindre le pas de porte de Tate & Polanski, il s’agit de quitter le personnage de fiction pour suivre ceux du réel. Lorsque nous suivons le retour de Cliff chez lui dans sa Volkswagen Karmann Ghia 1967 (Il faut rappeler que Beatrix Kiddo conduisait le modèle de 1973 dans Kill Bill), la caméra le quitte un instant pour s’élever et passer au-dessus de l’écran de drive’in à côté duquel il vit. C’est un plan à la Sergio Léone dans Il était une fois dans l’Ouest, quand Claudia Cardinale arrive à la gare. Si c’était un moyen de la faire entrer dans le film, il s’agit là aussi d’entrer dans la réalité de Cliff Booth, loin des (miettes de) paillettes de l’univers de Rick Dalton. Et bien entendu il y a le plus important : Le dernier plan du film, puisqu’il fait rejoindre les deux mondes, il ne casse plus, il réunit. Le portail du château qui s’ouvre, l’objectif qui prend son envol, oui, il s’agit bien d’un conte. Once upon a time, nous étions prévenus. On s’attendait à voir Tate mourir comme en vrai, mais c’est Rick qui finalement la « sauve » puis s’apprête à faire connaissance avec elle, lui l’acteur has been, vestige de l’âge d’or, rencontre l’élan de jeunesse et du Nouvel Hollywood.

     Once upon a time in… Hollywood diffère dans la filmographie de Tarantino en ce sens d’une part qu’il est son premier film sur le cinéma, fondamentalement parlant, un grand film sur un Los Angeles fantasmé avec ce que ce fantasme génère de souvenirs d’enfance – Tarantino avait six ans en 1969. Tarantino a toujours fait des déclarations d’amour au cinéma, mais là c’est sa plus belle et de loin. Et d’autre part qu’il émeut et hante comme aucun de ses films (parfois même géniaux) n’avait su le faire. En somme, Eightful eight avait ouvert la voie, l’impact était moindre en apparence, en réalité il fallait y songer, le revoir et en apprécier pleinement ses mystères et ses creux. Once upon a time in… Hollywood ne gagne donc pas tellement sur son immédiateté ni sur son pouvoir de jubilation, c’est sa mélancolie qui emporte le morceau, une gravité qu’on ne lui connaissait pas, et cette façon si puissante, si douce, aussi surprenante que logique, si l’on connaît Tarantino, de dire que le cinéma est plus fort que la vie, que Cliff Booth peut mettre Bruce Lee au tapis, que le jeu de Rick Dalton peut époustoufler une petite fille, que Sharon Tate peut être sauvée. Le titre du film n’est pas sans rappeler Sergio Léone, par ailleurs. Dans l’ouest, en Amérique ou à Hollywood, c’est l’image du conte qui l’emporte. Un somptueux conte de cinéma.

     Si j’avais le temps, j’y retournerais encore. En gros, c’est à mes yeux le plus beau film de son auteur, la plus belle sortie depuis Mektoub, my love, bref c’est le film de l’année.

L’heure de la sortie – Sébastien Marnier – 2019

11. L'heure de la sortie - Sébastien Marnier - 2019Irréparable.

   8.5   C’est un choc. Un choc tel qu’il me fait beaucoup regretter de l’avoir manqué en salle. A la fois c’est un film dans l’air du temps, et en même temps c’est un vrai geste de metteur en scène, qui n’évolue pas vers l’universalité et le naturalisme, finalités comme on en croise trop souvent dans le cinéma français, mais plutôt dans un fantastique doux et une temporalité difficilement identifiable. Chaque plan, leurs durées, les glissements, l’utilisation musicale, tout fonctionne à merveille. J’avais bien aimé le premier film de Sébastien Marnier, Irréprochable, mais là c’est un autre niveau, car là où Irréprochable faisait (trop) premier (bon) film de sortant de Fémis, il me semble que celui-ci est à la fois plus maitrisé et plus indomptable.

     C’est vrai qu’il évoque plein de choses que l’on connait : On pense à L’atelier, de Cantet, dans la tentative de dialogue, de passerelle entre deux mondes. Mais aussi à Nocturama, de Bonello. Il y a quelque chose d’un peu adolescent dans le traitement de ces deux films, quelque chose de peut-être plus raccord avec l’idée que l’on peut se faire d’une « révolution de gamins » et qui moi me touche beaucoup. D’ailleurs ce qui me plait c’est que ce soit aussi un peu prévisible, au bout d’un certain moment, dans un film comme dans l’autre. On évite les twists en tout genre, il y a quelque chose de tragique, de romantique qui se joue. Marnier est moins formaliste que Bonello, mais il a du talent. Irréprochable était peut-être un peu trop vampirisé par la superbe présence de Marina Fois. Au moins Laffitte ici est assez effacé, c’est parfait.

     Il y a aussi des relents de la série Ad Vitam, mais sans la dimension ouvertement anticipatoire. Sans les imposants défauts, aussi. Ils ont en commun de m’avoir quasi constamment surpris : à chaque fois que l’on craint de le voir s’enliser, il rebondit, ne s’appesantit pas sur ses références, ne les fait pas clignoter. Ce n’est pas un travail de bon élève, il y a quelque chose d’autre, de charnel et d’oppressant, qui pulse de l’intérieur et l’envoie vers des cimes inespérées. On a d’abord l’impression qu’il rejoue Le village des damnés, puis on croit finalement qu’il vise Eden lake. Mais en fait, c’est encore autre chose. Une ambiance qui impressionne, chaque plan, le jeu des gamins, le jeu des adultes, ce lieu si étrange : Province chic où tout se disloque. Quelque part on y retrouve aussi un peu de la première saison des Revenants.

     Tout semble se détraquer, dans L’heure de la sortie. Quand ça n’intervient pas directement dans l’imagination / les rêves de Pierre – Une lente invasion de cafards : On ne fait pas une thèse sur Kafka sans vriller un peu vers l’entomophobie – c’est le monde, les éléments, les objets, la faune qui déraillent. Des lampadaires extérieurs qui clignotent anormalement, une pluie de grêle beaucoup trop fulgurante, des daims perdus en plein quartier résidentiel. Jusqu’à l’irrémédiable, le prophétique. Curieuse expérience que de découvrir ce film – dont je n’attendais pas grand-chose – entre deux épisodes de Chernobyl. L’assurance d’une fin de mois de juillet parfaitement déprimante.

     Plus sérieusement, le film est moins déprimant qu’il n’en a l’air. Car c’est une volonté de fusion, de main-tendue qui paradoxalement joue une note d’espoir. Cette main-tendue est généré par le lien, d’abord houleux qui s’exprime entre ces élèves perturbés et leur professeur remplaçant. C’est une écoute, c’est un sauvetage puis c’est une invitation à se recueillir et affronter l’inéluctable. Mais c’est un film très pessimiste, quand même. Un film un peu sceptique quant à l’avenir de l’humanité, disons. On est loin du thriller lambda, comme Irréprochable, qui déjà était un peu malade. La beauté froide et la poésie mortifère de L’heure de la sortie évoque en premier lieu des films éminemment mélancoliques comme Mélancholia, de Lars Von Trier ou Elephant, de Gus Van Sant. Il partage d’ailleurs avec ce dernier une obsession pour des plans de ciels, avec toutefois une dimension solaire ici qui évoque moins une lumière d’été qu’une peur de l’accident nucléaire : à de nombreuses reprises, le décor d’une centrale se loge dans le cadre. On note que le personnage campé par Laurent Laffitte, le seul qui semble vraiment perturbé par l’étrangeté de ces six élèves en marge, craint d’abord d’avoir affaire à un nouveau Colombine.

     Enfin, si l’on pense aussi beaucoup au Take shelter, de Jeff Nichols, c’est sans doute moins à cause de sa profonde noirceur que grâce, paradoxalement, à cette douce beauté qui le traverse, l’habite. Quand je repense au film de Jeff Nichols, c’est moins la tempête qui me vient à l’esprit que les échanges de regards entre Curtis & Samantha. Ici c’est pareil : Evidemment que l’image de la centrale nucléaire plane sur le film, mais Marnier parvient à capter une certaine douceur malgré tout. Le regard sur une amitié (Magnifique Thomas Scimeca, comme d’habitude), celui sur un désir (Gringe aussi est très bien) et bien entendu celui sur un groupe d’amis effrayés par (la fin de) l’humanité sont parmi les subtilités inattendues, et d’autant plus stimulantes, qu’on peut y déceler. La scène de danse, celle de la chorale ou celle de l’explosion impulsent un cinéma aérien, charnel, ni donneur de leçons, ni figé, jamais dans une complaisance du choc et de la souffrance. Et c’est sans nul doute ce qui lui permet d’être si dur, si définitif, si inéluctable en fin de compte. Grand film.

Parasite (Gisaengchung) – Bong Joon Ho – 2019

04. Parasite - Gisaengchung - Bong Joon Ho - 2019Une affaire de monstres.

   8.5   Memories of murder, The host, Mother, Snowpiercer sont autant de réussites majeures qui feraient frémir n’importe quel cinéaste. Pourtant, Parasite est, j’annonce, le meilleur film de son auteur, qui est arrivé à un point de maturité et de confiance en son art absolument incontestable. J’en aurais bien repris du rab et je veux d’ores et déjà y retourner. Palme d’or méritée bien qu’il méritait aussi les autres prix : La mise en scène, aussi évidente que virtuose ; le scénario à tiroirs, malin, d’une richesse hallucinante ; les acteurs tous étincelants. Bref, c’est une grosse claque, une sorte de mélange entre le Elle, de Verhoeven, Une affaire de famille, de Kore-Eda, Us de Jordan Peele et La cérémonie, de Claude Chabrol.

     La séquence d’ouverture annonce la couleur. Une petite fenêtre donne sur un trottoir. Un traveling vertical fait chuter le plan : Il faut aller en-dessous le sol pour voir les personnages de cette histoire. Alors qu’ils sont en quête de wifi, pestent contre l’installation d’un mot de passe sur le réseau du voisin qu’ils pirataient jusqu’alors, la caméra de Bong Joon Ho glisse dans ce taudis d’une pièce à l’autre avec une aisance confondante : En quelques minutes, on voit chacun de nos quatre personnages et on discerne la topographie des lieux. Echoués dans cet entresol, confectionnant des boites à pizza pour une chaine de restauration, la petite famille se fait littéralement pisser dessus par les badauds bourrés et enfumer par les entreprises de désinfection.

     C’est l’opportunité d’une arnaque un peu folle qui va progressivement grandement améliorer leur quotidien. Après avoir obtenu la falsification d’un diplôme, voilà le fils de la famille, Ki-woo, recommandé par un vieil ami mieux loti que lui, pour le remplacer et donner des cours d’anglais à la fille d’une riche famille des hauteurs de Séoul, les Park. L’entrevue se passe bien. Et Ki-woo entrevoit alors une autre opportunité : Puisque Mme Park est persuadée que son fils est un dessinateur de génie, il va lui conseiller de prendre un professeur de dessin et lui recommande l’une de ses connaissances, une art-thérapeute très prisée. Et c’est ainsi que Ki-jung, sa sœur hérite d’un job. Et qu’en est-il de la domestique et du chauffeur ? Les Kim avancent leurs pions sans que les Park ne soupçonnent la supercherie, mais pour combien de temps ? Certains auraient fait un film ne serait-ce qu’avec cette quadruple fantastique idée. Bong Joon Ho se chauffe tout doucement, lui.

     Il y a un élément sur lequel je tenais à revenir un peu. Lorsque la domestique est violemment évincée de son quotidien, de façon particulièrement dégueulasse – une histoire d’allergie à la peau de pêche transformée en menace de tuberculose – le film est tellement dans une mécanique burlesque torride à renfort d’un savant découpage comme on en ferait dans un film de braquage, et de plans ralentis, très composés, qu’il me gêne un peu, dans sa façon de nous faire jubiler en écrasant cette femme que le récit n’a pas creusé par cette famille, certes cruelle et malveillante, mais à laquelle on s’est forcément attaché depuis le tout premier plan. Là j’ai pensé que Bong allait peut-être trop loin. Mais le grand twist effacera magistralement ces doutes. Ça et sa manière de combiner si bien le drame et la comédie noire, la lutte des classes et le thriller horrifique, de jouer des ruptures de tons, des rebondissements. On en a pour notre argent.

     Je ne voudrais pas en dire davantage, il vaut mieux le voir pour le croire. Ça fait plaisir de voir un film aussi fort, dense, drôle, féroce, qui surprend, angoisse, sidère en permanence, mais qui garde son cap malgré tout, sa ligne claire, ne s’abime jamais en chemin. Et s’étire quand il faut étirer : Toute la séquence nocturne c’est du jamais vu, parce que notre attention est partout, sous cette table, dans le jardin, sur ce canapé : Une scène de sexe, torride, insolite, durant laquelle les riches parlent de l’odeur des pauvres en surveillant leur gamin jouant à dormir comme les indiens dans son tipi érige le tout vers un sublime, aussi tendu que jubilatoire. Et Parasite a cette force qu’il les cumule, ces instants-là.

     Visuellement, c’est puissant. Il y a ce décor en escalier, notamment, qu’on distingue aussi bien dans le quartier sécurisé – et à l’intérieur même de la demeure – que dans les sous-sols des pauvres, ainsi que cette lumière si particulière en haut, en bas. Surtout Bong capitalise sur l’architecture de cette immense maison d’architecte qui vient en opposition au cagibi qui ouvrait le film : Alors que tout semblait bouché là-dedans, que les plans emprisonnaient les personnages entre les meubles et les cloisons dans de petits corridors minuscules, il y a de la place à foison ici, c’est lumineux, épuré, immense et tellement spacieux qu’on a l’impression qu’on pourrait découvrir des recoins tout le temps, ce que le film va évidemment s’amuser à faire.

     C’est un film immense, imprévisible, d’une beauté aussi terrifiante qu’elle est galvanisante – Cette manière de filmer les « trois grands lieux/étages du film » c’est magnifique, d’offrir des pistes ci et là (l’instabilité du garçon qui jadis a vu un fantôme) mais de les disséminer tellement bien qu’on les oublie ; Et cette transition à mi-parcours – la plus belle scène du film – juxtaposant retour au bercail, verticalité sociale et catastrophe naturelle ; Sans parler de ce twist incroyable dont il ne faut absolument rien dévoiler tant il s’avère d’une puissance inouïe. J’aime tout ce que j’ai vu de Bong Joon Ho mais là ça me semble absolument colossal, vraiment.

Green book – Peter Farrelly – 2019

38. Green book - Peter Farrelly - 2019« Inspired by a true friendship »

   8.5   C’est un grand film. Une sorte de classique instantané, à mes yeux. Un peu comme pouvait l’être un autre film oscarisé récemment, le superbe Spotlight, de Tom McCarthy ou le Promised land, de Gus Van Sant. S’il est difficile de les relier (Bobby & Peter / Gus) par leurs univers, ils sont de la même génération et auront offerts leurs meilleurs films en même temps, il y a de cela quinze ans : Deux en un / Terrain d’entente pour les uns, Elephant / Gerry pour l’autre. Ça aura pris plus longtemps à Peter pour faire son grand classique, il aura donc fallu qu’il se détache de son frère, mais le voici. Quelle merveille.

     On peut lire une accroche rare sur l’affiche car il est souvent question de « true story ». Ici c’est la « true friendship » qui est mise en avant. C’est magnifique. Et le film est en effet une belle histoire d’amitié en plus d’être un film sur le racisme. Pour moi il n’est pas si différent de Terrain d’entente et Deux en un. Un film sur l’amitié nécessite un beau duo. On se souvient de Jim Carrey & Jeff Daniels incarnant Lloyd & Harry dans Dumb & Dumber. On se souviendra, certes autrement, mais clairement de Mahershala Ali & Viggo Mortensen incarnant ici Don Shirley & Tony Lip. Forcément. Tant ils sont tous deux absolument magnifiques.

     C’est la première fois que j’allais voir un film oscarisé la veille. Autant dire que ce fut un coup de pouce salvateur puisque ma salle était pleine à craquer : Le film n’allait pourtant pas tarder à boucler sa cinquième de sortie en France. Quelques jours plus tôt j’avais vu Ulysse & Mona, dans la même salle, à la même heure, nous étions quatre. Enfin tout ça pour dire que malgré les lauriers j’étais très (agréablement) surpris par cette évidente réussite. Car si l’on excepte Mary à tout prix, en France les Farrelly n’ont jamais « casser » le box-office. A l’heure où j’écris, le film est d’ores et déjà leur deuxième plus gros succès. Et puis si on m’avait dit qu’un jour les Farrelly auraient un Oscar… C’est d’autant plus beau que Green book, bien qu’il coche les cases du film convoité par les Oscar, n’en reste pas moins un Farrelly. Il faut croire qu’il était temps pour Peter d’agir sans son frère.  

     Le récit nous plonge en 1962 dans une Amérique bien ségrégationniste. Le green book du titre c’est ce guide de voyage intitulé « The Negro Motorist Greenbook » qui recense les espaces (Restaurants, boutiques, hôtels, transports) dans lesquels les noirs pouvaient être accueillis à cette époque dans les Etats du sud. Tony Lip, un italo-américain virilo-beauf, videur de boite de nuit, recordman d’engloutissement de hamburgers et bon chauffeur à ses heures, se voit proposer la mission de conduire un musicien, deux mois durant à travers les Etats-Unis, en l’échange d’une somme suffisamment considérable pour que Lip et sa femme, dans le besoin, considèrent le deal. D’abord réticent à l’idée de conduire un pianiste noir, Lip finalement accepte.

     Les relations entre les deux hommes sont d’abord houleuses ou silencieuses. Au raffinement solitaire de Shirley s’oppose la grossière rudesse de Lip. Un monde (de préjugés) les sépare. Mais à mesure, ils s’écoutent, se rapprochent, se viennent en aide. C’est d’abord de simples détails, forcément traités sous l’angle de l’humour, ici une scène désopilante de poulet frit dans la voiture, plus tard la rédaction d’une lettre sur une aire de repos. Puis on comprend qu’à force de s’engouffrer dans l’Amérique profonde, le racisme sera lui de plus en plus imposant, culminant dans cette maison où l’on refuse à Shirley qu’il utilise les toilettes ni mange dans la salle de réception (où il va tenir son concert) avec ses compagnons de voyage, Lip bien entendu, mais aussi son violoncelliste et son contrebassiste. C’est toute l’absurdité de ce monde: Shirley est talentueux, la bourgeoisie se l’arrache, mais il n’est pas protégé pour autant.

     En apparence, Green book est un beau complément au Loving, de Jeff Nichols. En apparence seulement. Il y a moins de mélo et de retenue chez Farrelly. Mais ils ont en commun de beaucoup bouger. Dans Loving on s’installe, on part, on revient, on change d’Etat en permanence. Dans Green book on trace une route circulaire dans le Sud-américain, de l’Ohio à la Louisiane, en passant par l’Indiana, le Kentucky, l’Arkansas. C’est un road trip, un buddy-movie et une feel good drama, en gros. Et les trois films sont réussis. Et c’est évidemment son inversion des rôles sociaux qui lui donne une vraie raison d’exister.

     Et puis il y a Linda Cardellini, sublime. Pour moi elle sera toujours Lindsay de Freaks & Geeks, mais Peter Farrelly lui a écrit un personnage magnifique, bienveillant, d’autant plus beau que la toute dernière scène est pour elle : Une fin rêvée, une complicité sortie de nulle part, une lucidité providentielle. La fin m’a fait chialer. C’était carrément Sirk et Capra. Grand film. L’un des meilleurs Farrelly. Le genre de films dont je dirai dans dix ans que je le revoie chaque année.

Asako 1&2 (Netemo sametemo) – Ryūsuke Hamaguchi – 2019

51461661_10156279208537106_2091130997016887296_oFragments d’un vertige amoureux.

   8.5   Le titre m’évoquait ceux des deux derniers films d’Abdelatif Kechiche, cet aspect inachevé, ces promesses de retrouvailles. Certes Asako I peut représenter celle qui vit de passion pour Baku et Asako II celle qui s’est « rangée » avec Ryuhei mais la frontière est moins dichotomique, plus impénétrable, puisqu’il s’agit de double, que Baku ne disparaît finalement jamais et qu’au moment où c’est au tour de Ryuhei de sortir du récit, il ne disparaît pas non plus. On adorerait voir un Asako III tout en se disant que l’auteur nous l’offre brièvement dans cette dernière séquence devant la rivière. Un peu comme lorsque Kechiche filme Adèle se défaire d’Emma et aller de l’avant, déterminée. Qu’il y ait ou non un chapitre 3 importait peu là aussi. Il se range dans notre imagination.

     C’est un film très troublant, qui m’a souvent évoqué Rohmer tant son héroïne est pascalienne, au sens où l’était Félicie dans Conte d’hiver, plus qu’au sens où l’était Pierre dans Ma nuit chez Maud. S’il n’est jamais revendiqué, son émancipation passe par ce pari, qu’elle retrouvera un jour Baku. La différence c’est la pudeur, Asako reste opaque et pour ainsi dire quasi mutique, et donc n’est pas véritablement dans le pari, ne le revendique pas oralement, même si par petites touches, mais aussi parce qu’elle vit aux côtés du sosie de ce premier amour, qu’elle pense à lui, silencieusement, honteusement, peut-être même religieusement, chaque jour. Carapace qui se fêle complètement une fois qu’elle retrouve ce premier amour, pour choisir finalement, non sans un énième séisme intime, de le perdre à nouveau. C’est la scène de la plage dans Ma nuit chez Maud, sans enfants, certes, mais c’est tout comme : C’est le chat, qu’Hamaguchi filme avec une vraie passion (en train de jouer, dormir, se promener, regarder la caméra) qui fait office de vecteur de retrouvaille.

     Au tout début, dans ce café, j’ai pensé à L’ami de mon amie, tant il est question de destin et de quatuor. Et d’un café. Il n’y a pas de jeu sur les couleurs vestimentaires mais Haroyu met en garde son amie, Asako : Baku va lui briser le cœur. Elle le sent, elle le sait. Son personnage n’est pas sans rappeler ceux des films de Rohmer, tout en aplomb et en certitude. Au contraire, Asako est un personnage qui pourrait se laisser guider par les signes, comme Delphine dans Le rayon vert : Il y a cette étrange trouée qui plane tout du long, à savoir qu’Asako est l’anagramme d’Osaka, la ville de son enfance et de son premier amour. Plus tard, dans un musée, tandis qu’Asako vient de rencontrer Ryuhei, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Baku, son amour déchu, disparu, c’est Vertigo que Ryusuke Hamaguchi cite volontiers et embrasse pleinement. On attend une longue errance, il offrira un long dialogue, qui tournera autour de l’interprétation d’une pièce de Tchekhov. Il y a toujours une surprise, un pas de côté, une rupture temporelle imposante (Une ellipse de deux ans ici, une autre de cinq un peu plus loin) dans ce film, qui le rend infiniment stimulant, de bout en bout.

     C’est quoiqu’il en soit un très étonnant et passionnant portrait de femme, qui préfère se laisser porter par la vie plutôt que de la diriger, voguant au gré des minis secousses (explosions de pétards) ou grands tremblements (séisme de la région de Tohoku) qui l’entourent et la guident, tout en n’hésitant pas à prendre des décisions cruciales, dont celle de tomber amoureuse d’un garçon ressemblant à son premier amour mais aussi d’apporter son soutien aux victimes du tsunami. Si le film se ferme sur une rivière, ce n’est pas un hasard : C’est une menace à combattre. Les intempéries du désordre amoureux qu’un couple se doit d’affronter. Mais elle est aussi à leur image. Sale mais belle. On ne sort pas accablé d’une tempête, mais grandi. C’est ce qu’Asako, ce personnage si fragile, si passif semble nous dire dans ce dernier plan, aussi somptueux qu’il est inédit, puisqu’il offre un regard caméra à deux. Il faut absolument que je voie Senses.


Catégories

Archives

décembre 2024
L Ma Me J V S D
« nov    
 1
2345678
9101112131415
16171819202122
23242526272829
3031  

Auteur:

silencio


shaolin13 |
Silyvor Movie |
PHILIPPE PINSON - ... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Playboy Communiste
| STREAMINGRATOX
| lemysteredelamaisonblanche