Fantaisie impromptue.
8.0 L’argument est d’emblée savoureux puisqu’il s’agit de suivre la vie d’un couple un peu particulier – où les rôles peuvent être vus comme étant renversés – dans lequel Claire, une pianiste de renom qui donne tout pour son métier, sa passion, et Frédéric son mari, qui s’occupe de tous les à-côtés – il est son agent, son homme à tout faire, son relaxant et son premier admirateur – ont décidé de vivre ainsi, sans enfants, sans jamais qu’il en soit même question. Jusqu’ici du moins. Car Frédéric qui vient d’avoir quarante ans, découvre qu’il veut être père. Et le seul moyen qu’il le devienne, décide-t-il, c’est en faisant un enfant dans le dos de Claire : Facile, puisque c’est aussi lui qui gère sa prise de pilule. Une inversion aussi géniale qu’efficace, pur produit de screwball comedy.
Si le film fonctionne si bien – qu’on y croit, malgré sa fantaisie multiple – c’est parce qu’il est en partie autobiographique : Sophie Letourneur a déjà fait l’expérience de la grossesse. Et ça se voit. Un homme n’aurait aucunement pu faire ce film, impossible. Ainsi et à l’instar de La vie au ranch au sein duquel elle reconstruisait des situations dialoguées au moyen d’enregistrement réels collectés dans ses soirées passées, Letourneur s’est ici inspirée de notes prises durant le neuvième mois de sa seconde grossesse.
Ce qui intéresse passionnément la cinéaste depuis le début, c’est le savant mélange de réel et de fiction. Ou plutôt : Ce que le documentaire apporte à une matière fictionnelle. Ici en priorité, le milieu hospitalier (tout le dernier quart du film qui voit passer gynéco, sage-femme, infirmières dans leur propre rôle) ou celui de la musique classique. Mais on peut y ajouter le chamane, la prof de piano, l’hypnothérapeute ou la (vraie) mère de Jonathan Cohen. Tous ont la particularité d’être dans la vie ceux qu’ils sont dans ce film. C’est déjà un peu une victoire du réel sur la fiction.
Ce qui va très loin dans Enorme – Et c’est une grande première – c’est que le contre-champ de cet aspect documentaire est incarné par deux présences nouvelles dans le cinéma de Letourneur : Deux stars, Marina Foïs et Jonathan Cohen. Géniaux tous les deux. Et le format choisi accentue ce trouble : Il est carré. Offrant à la fois une extrême proximité autant qu’il génère une grande force d’imprévisibilité puisque le champ contrechamp reste roi. C’est cette extrême dissonance qui donne tout son charme alchimique au film, qui nourrit la fiction par le documentaire et vice-versa, en offrant souvent le champ à l’un et le contre-champ à l’autre. Des champs contrechamp très bizarres, plein de faux raccords, à l’opposé des standards. Qui raconte le processus atypique de tournage, puisqu’il s’agit de faire jouer les acteurs à vide, la plupart du temps. C’est terriblement casse-gueule mais c’est magnifique, puisque ça fonctionne.
La quête du réel que le film s’impose vient pourtant compenser une plongée de plain-pied dans la fiction, qui ne cache jamais sa matière. L’énorme ventre, ce ballon de baudruche qui apparait brutalement, vient en parfait exemple de ce dévolu fictionnel. Le trucage révèle une autre réalité, psychique. Une monstruosité, une bizarrerie. Enorme se cale sur ce qui raconte : C’est un objet hybride, à cheval entre le réel et la fiction, sur une expérience aussi naturelle que monstrueuse. Les interprètes et les décors sont employés de la même manière. Les acteurs ne sont pas maquillés. Les situations pas toujours bien éclairées. On retrouve un peu (en mieux) ce que Donzelli faisait à ses débuts dans La reine des pommes (au format similaire par ailleurs) avant qu’elle ne se laisser guider par un cinéma nettement plus dans l’air du temps.
L’accouchement sera le point d’orgue de ce dispositif puisqu’il a la particularité d’être réel, frontal, organique – Et la crudité avec laquelle son processus est conté, permet d’accentuer cette sensation de réalisme. Mais ce n’est évidemment pas celui de Marina Foïs. On y croit seulement par la magie du montage et du contre-champ. C’est l’un des accouchements que Sophie Letourneur a retenus, parmi les nombreux qu’elle a réellement filmés, sur un mois passé à l’hôpital Trousseau, à Paris.
La scène de l’expulsion du bébé c’est vraiment la victoire du réel à proprement parlé puisque c’est un véritable accouchement auquel on assiste, traduit dans un même plan, avec une vraie sage-femme. Il est très facile de fictionnaliser ce genre de séquence, soit par le jeu (une actrice pouvait incarner la sage-femme) soit par le plan (procéder à des variations, plan d’ensemble / plan serré par exemple) mais Letourneur choisit sans compromis ce plan fou, documentaire, qui peut faire écho à l’accouchement du Milestones, de Robert Kramer & John Douglas. Et cet accouchement est long, rien à voir avec ceux que l’on voit habituellement au cinéma. On y ressent la durée, le labeur, les craintes de la sage-femme, la pesanteur si particulière de la salle de travail. On y ressent le réel.
Letourneur est une bricoleuse en marge, qu’importe si les ingrédients changent et si la menace du mainstream plane. Il n’y a aucune chance qu’elle s’y gaufre : Pour avoir assisté à une séance en sa présence, ça m’a sauté aux yeux, elle est trop perchée et honnête avec elle-même. Je l’entends encore chier volontiers sur la bande-annonce (clairement ratée) de son film, tandis qu’elle était ce soir-là accompagnée de son distributeur. Elle reste en marge tout en se réinventant, cultive aussi bien dans le film qu’en off, son goût pour le malaise. Et si ça doit en passer par une promesse de comédie populaire, tant mieux !
Il a donc beau renfermé deux stars bankables, Enorme est un pur film de Sophie Letourneur. Toujours foutraque, inventif, il prolonge la drôlerie légère du conte de fée décalée qu’était Gaby baby doll, réactive le délire obsessionnel qui se jouait dans Les coquillettes, rappelle que la mise en scène de la parole est un exercice aussi périlleux qu’il peut être absolument jubilatoire et en ce sens, Enorme fonctionne en écho à La vie au ranch ; évoque par son mélange ténu entre fiction et documentaire le plaisir du faux-film de vacances amateur que constituait Le marin masqué. Dans chaque film, il s’agit de travailler le son et l’image d’une façon très singulière.
Et le film se termine bizarrement. Sur le concert, tant redouté. Et Letourneur filme bien entendu Marina Fois effectuant son solo au piano sur Ravel ; mais aussi, plus surprenant, elle filme les visages des autres musiciens, qui ne jouent pas, cadrés un par un, comme si on leur donnait le pouvoir d’exister à l’écran, autrement qu’en faire-valoir de l’héroïne ; Et elle ne se contente pas de cette idée, elle insère entre tout cela des plans du nouveau-né. Ravel et la vie. Comme si se rejouait furtivement Vie, de Pelechian. C’est un final très ouvert ayant pour dénominateur commun de faire l’apologie de l’émancipation. C’est très beau.