Archives pour la catégorie * 2020 : Top 10

Enorme – Sophie Letourneur – 2020

02. Enorme - Sophie Letourneur - 2020Fantaisie impromptue.

   8.0   L’argument est d’emblée savoureux puisqu’il s’agit de suivre la vie d’un couple un peu particulier – où les rôles peuvent être vus comme étant renversés – dans lequel Claire, une pianiste de renom qui donne tout pour son métier, sa passion, et Frédéric son mari, qui s’occupe de tous les à-côtés – il est son agent, son homme à tout faire, son relaxant et son premier admirateur – ont décidé de vivre ainsi, sans enfants, sans jamais qu’il en soit même question. Jusqu’ici du moins. Car Frédéric qui vient d’avoir quarante ans, découvre qu’il veut être père. Et le seul moyen qu’il le devienne, décide-t-il, c’est en faisant un enfant dans le dos de Claire : Facile, puisque c’est aussi lui qui gère sa prise de pilule. Une inversion aussi géniale qu’efficace, pur produit de screwball comedy.

     Si le film fonctionne si bien – qu’on y croit, malgré sa fantaisie multiple – c’est parce qu’il est en partie autobiographique : Sophie Letourneur a déjà fait l’expérience de la grossesse. Et ça se voit. Un homme n’aurait aucunement pu faire ce film, impossible. Ainsi et à l’instar de La vie au ranch au sein duquel elle reconstruisait des situations dialoguées au moyen d’enregistrement réels collectés dans ses soirées passées, Letourneur s’est ici inspirée de notes prises durant le neuvième mois de sa seconde grossesse.

     Ce qui intéresse passionnément la cinéaste depuis le début, c’est le savant mélange de réel et de fiction. Ou plutôt : Ce que le documentaire apporte à une matière fictionnelle. Ici en priorité, le milieu hospitalier (tout le dernier quart du film qui voit passer gynéco, sage-femme, infirmières dans leur propre rôle) ou celui de la musique classique. Mais on peut y ajouter le chamane, la prof de piano, l’hypnothérapeute ou la (vraie) mère de Jonathan Cohen. Tous ont la particularité d’être dans la vie ceux qu’ils sont dans ce film. C’est déjà un peu une victoire du réel sur la fiction.

     Ce qui va très loin dans Enorme – Et c’est une grande première – c’est que le contre-champ de cet aspect documentaire est incarné par deux présences nouvelles dans le cinéma de Letourneur : Deux stars, Marina Foïs et Jonathan Cohen. Géniaux tous les deux. Et le format choisi accentue ce trouble : Il est carré. Offrant à la fois une extrême proximité autant qu’il génère une grande force d’imprévisibilité puisque le champ contrechamp reste roi. C’est cette extrême dissonance qui donne tout son charme alchimique au film, qui nourrit la fiction par le documentaire et vice-versa, en offrant souvent le champ à l’un et le contre-champ à l’autre. Des champs contrechamp très bizarres, plein de faux raccords, à l’opposé des standards. Qui raconte le processus atypique de tournage, puisqu’il s’agit de faire jouer les acteurs à vide, la plupart du temps. C’est terriblement casse-gueule mais c’est magnifique, puisque ça fonctionne.

     La quête du réel que le film s’impose vient pourtant compenser une plongée de plain-pied dans la fiction, qui ne cache jamais sa matière. L’énorme ventre, ce ballon de baudruche qui apparait brutalement, vient en parfait exemple de ce dévolu fictionnel. Le trucage révèle une autre réalité, psychique. Une monstruosité, une bizarrerie. Enorme se cale sur ce qui raconte : C’est un objet hybride, à cheval entre le réel et la fiction, sur une expérience aussi naturelle que monstrueuse. Les interprètes et les décors sont employés de la même manière. Les acteurs ne sont pas maquillés. Les situations pas toujours bien éclairées. On retrouve un peu (en mieux) ce que Donzelli faisait à ses débuts dans La reine des pommes (au format similaire par ailleurs) avant qu’elle ne se laisser guider par un cinéma nettement plus dans l’air du temps.

     L’accouchement sera le point d’orgue de ce dispositif puisqu’il a la particularité d’être réel, frontal, organique – Et la crudité avec laquelle son processus est conté, permet d’accentuer cette sensation de réalisme. Mais ce n’est évidemment pas celui de Marina Foïs. On y croit seulement par la magie du montage et du contre-champ. C’est l’un des accouchements que Sophie Letourneur a retenus, parmi les nombreux qu’elle a réellement filmés, sur un mois passé à l’hôpital Trousseau, à Paris.

     La scène de l’expulsion du bébé c’est vraiment la victoire du réel à proprement parlé puisque c’est un véritable accouchement auquel on assiste, traduit dans un même plan, avec une vraie sage-femme. Il est très facile de fictionnaliser ce genre de séquence, soit par le jeu (une actrice pouvait incarner la sage-femme) soit par le plan (procéder à des variations, plan d’ensemble / plan serré par exemple) mais Letourneur choisit sans compromis ce plan fou, documentaire, qui peut faire écho à l’accouchement du Milestones, de Robert Kramer & John Douglas. Et cet accouchement est long, rien à voir avec ceux que l’on voit habituellement au cinéma. On y ressent la durée, le labeur, les craintes de la sage-femme, la pesanteur si particulière de la salle de travail. On y ressent le réel.

     Letourneur est une bricoleuse en marge, qu’importe si les ingrédients changent et si la menace du mainstream plane. Il n’y a aucune chance qu’elle s’y gaufre : Pour avoir assisté à une séance en sa présence, ça m’a sauté aux yeux, elle est trop perchée et honnête avec elle-même. Je l’entends encore chier volontiers sur la bande-annonce (clairement ratée) de son film, tandis qu’elle était ce soir-là accompagnée de son distributeur. Elle reste en marge tout en se réinventant, cultive aussi bien dans le film qu’en off, son goût pour le malaise. Et si ça doit en passer par une promesse de comédie populaire, tant mieux !

     Il a donc beau renfermé deux stars bankables, Enorme est un pur film de Sophie Letourneur. Toujours foutraque, inventif, il prolonge la drôlerie légère du conte de fée décalée qu’était Gaby baby doll, réactive le délire obsessionnel qui se jouait dans Les coquillettes, rappelle que la mise en scène de la parole est un exercice aussi périlleux qu’il peut être absolument jubilatoire et en ce sens, Enorme fonctionne en écho à La vie au ranch ; évoque par son mélange ténu entre fiction et documentaire le plaisir du faux-film de vacances amateur que constituait Le marin masqué. Dans chaque film, il s’agit de travailler le son et l’image d’une façon très singulière.

     Et le film se termine bizarrement. Sur le concert, tant redouté. Et Letourneur filme bien entendu Marina Fois effectuant son solo au piano sur Ravel ; mais aussi, plus surprenant, elle filme les visages des autres musiciens, qui ne jouent pas, cadrés un par un, comme si on leur donnait le pouvoir d’exister à l’écran, autrement qu’en faire-valoir de l’héroïne ; Et elle ne se contente pas de cette idée, elle insère entre tout cela des plans du nouveau-né. Ravel et la vie. Comme si se rejouait furtivement Vie, de Pelechian. C’est un final très ouvert ayant pour dénominateur commun de faire l’apologie de l’émancipation. C’est très beau.

The king of Staten Island – Judd Apatow – 2020

10. The king of Staten Island - Judd Apatow - 2020De fil en aiguille.

   9.0   Tandis qu’il avait choisi Amy Schumer dans son précédent film, tournant (féminin) qu’avait constitué Crazy Amy, sur un scénario qu’elle avait écrit, il prend ici Pete Davidson, figure montante de la comédie américaine, révélé par le Saturday Night Live, en délivrant un récit là-aussi ouvertement autobiographique.

     Et si Apatow prolonge son cinéma tirant vers le conformisme réconciliateur et l’appel de la normalité, obsessions qui émane de chacun de ses films, il brouille une fois de plus les pistes : Car il ne l’évoque jamais, pourtant The king of Staten Island n’est-il pas l’un des plus beaux films post 11 septembre ?

     Afin d’avancer cela et avant de comprendre la puissance de ce dernier plan – subtil, majestueux – il faut bien entendu parler de la conception de ce film. Il est co-écrit avec Pete Davidson, le garçon qui joue Scott. Mais Scott, en vrai, c’est le prénom de son père, pompier décédé lors des attentats des tours jumelles. Scott, enfin Pete, n’avait alors que sept ans. Comme dans le film.

     Il faut voir la subtilité, la pudeur avec laquelle cet élément pivot est incorporé dans le récit. C’est là en permanence, puisque c’est ce qui construit le personnage, ce post-ado scotché à la beuh et à sa mère (quel bonheur, on ne le dira jamais assez, de voir et revoir Marisa Tomei) néanmoins le film s’en détache aussi tout le temps, en multipliant les personnages, les scènes de groupe et situations ubuesques typiques du cinéma si généreux de son auteur : La relation ambiguë avec son amie d’enfance, le détachement avec la petite sœur (la fille Apatow, fidèle au poste), la rencontre difficile avec Ray, le copain de sa mère, les glandouilles avec les potes etc.

     Un peu tardivement – comme calquée sur l’évolution invisible de son héros – le film offre une place de choix aux enfants, ceux de Ray, qui deviennent un peu les miroirs de Scott, et une sorte de prolongement vers son émancipation puisque c’est lui qui bientôt est chargé de les accompagner à l’école.

     En somme, The king of Staten Island est un beau film sur les pères. Le père absent dont il faut faire le deuil ; Le père de substitution qu’il faut apprendre à apprivoiser ; Le père que l’on peut devenir ; Et plus méta, le père spirituel, incarné par Apatow lui-même. La figure paternelle est partout.

     Ainsi et malgré ses éclats de comique pur, c’est un film plus douloureux. Scott a perdu jeune son père. Et s’il refuse d’avancer, contrairement à sa petite sœur qui n’a pas eu le temps de connaître son père, c’est d’abord que Scott refuse de se plier au changement par crainte d’un bouleversement si fort que celui qu’il a jadis vécu ; ensuite parce que la figure héroïque du père l’empêche de prendre son envol, en tant que fils et en tant qu’homme.

     Il préfère couvrir sa peau (et celles des autres) de tatouages, comme s’il ne pouvait vivre son histoire autrement qu’en la dessinant par la colère, à renfort d’aiguilles dans la chair même. C’est une somme de micro évènements qui le guidera vers cette transformation. Une cassure, une rencontre et un retour aux origines qu’il n’aura guère choisi mais qui seront les fondements de sa résurrection.

     C’est essentiel à mes yeux, tant j’aime chaque film de ce mec : The king of Staten Island est, à chaud, le plus beau film d’Apatow. Et bien que l’accent soit plus mélodramatique qu’à l’accoutumée, on lui retrouve sa force comique, ses joutes verbales, son écriture minutieuse, sa sensibilité évidente.

     A part ça, le chef opérateur n’est autre que Robert Elswit (qui a notamment beaucoup travaillé avec Paul Thomas Anderson) et ça a son importance, tant le cinéma d’Apatow s’embarrasse généralement peu d’une photographie indispensable. C’est souvent un peu télévisuel. Pour ne pas dire tirant vers la sitcom, dans sa théâtralisation et sa lumière. Et là pas du tout. Son film est beau, lumineux et brut. C’est une merveille absolue.

Kajillionaire – Miranda July – 2020

08. Kajillionaire - Miranda July - 2020Le grand séisme.

   8.5   Quand on fait un film sur l’émancipation, il faut aller au bout de cette émancipation. Par exemple, un film comme Little miss sunshine (que par ailleurs j’aime bien sur d’autres critères, notamment son charme dépressif parfois très drôle) tente de raconter cela mais rate complètement sa sortie, préférant le discours replié sur soi de la famille soudée contre le monde. Kajillionaire va jusqu’au bout de son entreprise, de démolition du cadre familial, de construction d’une identité émancipée. La dernière scène est un monument, il faut le dire.

     Si je m’amuse à comparer les deux films, c’est qu’au début j’ai eu très peur que Kajillionaire soit l’un de ces produits indé US qui se vend à tour de bras dans les festivals type Sundance. Finalement, sujet aidant, il se place directement dans la roue d’Une affaire de famille, d’Hirokazu Kore-Eda et de Parasite, de Bong Joon-Ho, tout en étant très différent. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre où le film voulait m’emmener. Si on l’assimile assez vite (C’est en remplaçant, moyennant vingt dollars, une inconnue enceinte à son cours de préparation à l’accouchement que notre héroïne fait une découverte, s’éveille à l’émotion, au désir maternel qu’elle n’a jamais reçu) le film instille cela dès son ouverture, dans la mesure où l’on est, durant un long moment, jamais certain que Old Dolio (Génial et méconnaissable Evan Rachel Wood) soit bien la fille de ces deux escrocs misanthropes (Quel plaisir de revoir Debra Winger & Richard Jenkins) avec qui elle passe son temps.

     La première partie du film joue sur le caractère immersif, dans le quotidien de cette drôle de famille, fière de s’en sortir en touchant le revenu minimum et en glanant/volant çà et là tout ce qu’il possible de glaner/voler. On y découvre une mécanique de l’arnaque et des règles très précises, au sein desquels, par exemple, les montres de chacun son synchronisées. Une vie tributaire d’arnaques en tout genre, dans le but d’économiser et de ne pas se plier aux exigences consuméristes de la société moderne. On comprend aussi qu’ils craignent comme la peste, les séismes et les téléphones portables. Un grand bureau en open space leur sert de lieu de vie, un appartement contigu à une savonnerie qu’ils payent seulement 500 dollars de loyer par mois car, contrainte de taille, un problème d’isolation laisse échapper une grande quantité de mousse rose – qu’ils doivent éponger – suintant de l’un des murs trois fois par jour. Loyer qu’ils évitent méticuleusement de régler, se livrant à des contorsions acrobatiques désopilantes lorsqu’ils passent devant la clôture de leur propriétaire.

      Quelques éléments vont entrer dans le récit et dans leur mécanique parfaitement agencée. C’est d’abord un massage, dont ils ont hérité en cadeau. Puis un cours d’accouchement sur le bébé rampant jusqu’au sein. Puis la rencontre avec Mélanie, une jeune inconnue volubile, dans l’avion. En parfaite figure antinomique d’Old Dolio, Mélanie (extravertie et sexualisée) lui fera poursuivre son travail de mutation. Le moment où la jeune fille se détache nettement de ses parents (lorsque sa mère ne parvient pas à répondre à son souhait de l’appeler « Honey ») est bouleversant par le simple regard de lucidité brutale arboré par Evan Rachel Wood, qui rappelle le regard soudain de Camille sur Paul dans Le mépris.

     Dès lors, c’est un feu d’artifices. Mais Kajillionaire n’a pas attendu ce pivot pour impressionner. C’est un magma d’idées en fusion. Impossible d’oublier cette mousse savonneuse qui coule sur les cloisons, cette marche à trois, cambrée, pour ne pas se montrer devant le propriétaire exigeant, l’hyper sensibilité maladive de ce même propriétaire exigeant, les petits séismes à répétition, les turbulences dans l’avion, le jacuzzi, le home-invasion chez le vieillard mourant, la galaxie étoilée dans les toilettes de la station-service. Kajillionaire est avec Douze mille, de Nadège Trébal, aussi sorti cette année, l’autre film 2020 qui ne cesse de parler d’argent, dans un récit qui raconte aussi sa fabrication et qui sert de climax sublime lors d’une scène de caisse de supermarché.

     Il est rare d’être si surpris et fasciné par le décalage d’un film, mais dans le bon sens, tant celui-ci ne produit rien de gratuit, tout y est méthodique, tout en échos et en miroirs : La pièce sombre, quelle idée magnifique. C’est un bonheur de chaque instant, lisible mais toujours imprévisible, un grand film fou, guidé selon une trajectoire de boucles fulgurantes. La danse offerte à Mélanie arrive en contrepoint émouvant (par son lâcher prise) à la danse initiale, qui consistait à entrer dans un bureau de poste en évitant les caméras de surveillance. Jusqu’au Mr.Lonely de Bobby Vinton, qui t’arrache des larmes de joie inattendues. Une déflagration, ce film. Je veux déjà le revoir.

Petite fille – Sébastien Lifshitz – 2020

06. Petite fille - Sébastien Lifshitz - 2020L’enfance nue.

   8.0   Le film s’ouvre dans une chambre d’enfant. Une petite fille se pare d’une robe pailletée, attache un bandeau dans ses cheveux et enfile un collier de perles autour de son cou. C’est son ilot de liberté. Il n’y a aucune gêne. La caméra elle-même semble ne pas exister. C’est simple et beau.

     Sasha, sept ans, est née garçon mais elle sait qu’elle est une fille. A la maison c’est une fille, mais à l’école ou à la danse, état civil oblige, c’est un garçon. Dysphorie de genre qui a conduit le documentariste Sébastien Lifshitz, auteur d’Adolescentes (aussi sorti cette année) et Les invisibles (César du meilleur documentaire 2013) à suivre, une année durant, le quotidien de cette gamine, scolarisée en CE1 ainsi que le combat de sa famille pour que son identité soit acceptée.

     C’est le portrait d’une petite fille coincée dans le corps d’un garçon. Sacha a sept ans, elle est transgenre, mais pour elle ça ne veut pour le moment rien dire d’autre qu’une impossibilité de vivre en tant que jeune fille : Elle ne peut pas porter de robe à l’école ni être dans le groupe des filles à la danse ; Les copains la voient comme un garçon qui ressemble à une fille, les copines comme une fille qui n’en ai pas vraiment une. Ses larmes lors de l’entretien avec la pédopsychiatre est l’un des moments le plus intenses et énigmatiques du film, révélant une tristesse, une peur, une colère logés dans ce petit bout d’être humain malheureux, sans que l’on sache non plus toute la douleur qui la traverse, puisqu’elle n’a pas encore forcément les mots pour exprimer ce qu’elle ressent. 

     Le film est si intelligent narrativement qu’il fait naître d’emblée une ambiguïté, calée sur le ressenti de la mère. Et si Sacha rejetait son genre car lors de sa grossesse, sa mère avait tant espéré avoir une fille qu’elle avait été déçu d’apprendre que son bébé serait un garçon ? Il faut écouter cette maman évoquer cette souffrance, cette culpabilité qui semble la ronger chaque jour depuis sept ans. Jusqu’à l’évocation du prénom, qui dit-elle, est le seul des prénoms de ses quatre enfants qui soit mixte. C’est bouleversant. Et c’est très bien d’avoir fait éclore cette ambigüité si vite car c’est aussi le combat de cette mère, ce film. Elle craque souvent mais on sait qu’elle ne lâchera rien.

     Petite fille est un film fort sur l’égocentrisme d’une société étriquée qui refuse les marginaux n’entrant pas dans ses cases et cherchent simplement à être soi. Un beau film sur un bourreau sans visage aux cents visages (Un directeur récalcitrant, une prof de danse humiliante, des camarades d’école moins compréhensifs que d’autres : Personnages forts qu’on ne verra pourtant jamais), autoritaire ou distant, qui, entre déni et rejet, brise un magma de pureté et d’innocence.

     Mais le film ne se perd pas pour autant dans un déluge de combats ou de scènes reflétant la peur, le mal-être et l’injustice. Il le traite, certes, c’est son sujet central, mais il plonge aussi, avec une légèreté joyeuse, au cœur de l’enfance, des jeux insouciants (une bataille de boules de neige, un moment sur un trampoline, une partie de 1,2,3 soleil) parce que c’est finalement ce pour quoi Sasha, sa maman et les autres tentent de se battre : Préserver l’enfance que les forces d’autorités sociétales tentent de lui voler.

     Le papa témoigne peu, mais un moment donné il dit ceci : « La question ne se pose même pas. C’est mon enfant. C’est Sasha, point » Ce message simple, fort, plein de bon sens et d’espoir, révèle pourtant toute l’absolue tristesse de cette situation, d’une absurdité accablante.

     Et puis c’est loin d’être fini. Rappelons-nous la dernière réplique du film Vice-versa : « After all, Riley’s twelve now. What could happen? ». Bientôt, Sasha aussi aura douze ans. Chacun sait que son combat ne fait que commencer.

Eva en août (La virgen de agosto) – Jonás Trueba – 2020

03. Eva en août - La virgen de agosto - Jonás Trueba - 2020Les lumières de sa ville.

   9.5   Depuis quand n’avais-je pas été à ce point ému, surpris et transporté par un film au cinéma ? Une éternité, apparemment.

     Eva en août est une magnifique relecture madrilène et inversée du Rayon vert, de Rohmer : Quand Delphine, qui souhaite quitter Paris pour l’été, se retrouve sans lieu de vacances, et voyage au gré de ce que ses rencontres lui proposent, Eva, ici, choisit sa propre ville afin de l’arpenter en touriste, déterminée à écouter ses envies, ressentir pleinement son authenticité, se réécrire.

     Lorsque le film s’ouvre, Eva est une page blanche. Dans un carton de présentation, tout juste on nous apprend qu’elle choisit de rester à Madrid pour les vacances, quand tous les madrilènes, par habitude, fuient les lieux. C’est un acte de foi : Se recentrer en choisissant de rester plutôt que de partir. Rester, mais rester autrement. En excursion dans son propre environnement.

     D’emblée, Eva visite un appartement qu’un ami lui prête pour le mois. Bientôt, elle demande refuge à une amie, lorsqu’elle se retrouve à la porte de son immeuble en pleine nuit, le premier soir. Elle n’a plus de chez elle. Elle choisit Madrid mais ce n’est plus son Madrid. C’est celui d’un univers parallèle.

     On apprendra par ailleurs peu sur elle, hormis au moyen de quelques bribes, notamment des retrouvailles et quelques dialogues, qui la rattachent au passé. On sait qu’elle est comédienne. On sait bientôt aussi qu’elle sort d’une rupture douloureuse. Mais la page blanche, systématiquement l’emporte, à l’image de ce journal, qu’elle tient, mais dont nous n’aurons jamais vraiment accès. Et c’est aussi dans ses rencontres que la page blanche se nourrit : Ses connaissances apparaissent puis disparaissent ; ses rencontres avec des inconnu(e)s restent.

     Vers la moitié du film, Eva est plongée dans l’eau contre son gré mais semble vite s’y accommoder, accepte cette plongée inopinée comme un baptême et une possibilité parmi l’infinité de possibilités qui s’ouvrent devant elle. C’est aussi cela Eva en août : La quête d’une osmose entre la solitude et l’ouverture à l’imprévu, aux autres, au monde.

     Itsaso Arana incarne Eva, mais pas seulement : Elle coécrit le film avec Jonas Trueba, son réalisateur. C’est elle qui porte tout le film. Qui fait vivre chaque plan, au gré des aventures de son personnage, de ses rencontres ou de ses retrouvailles.

     Pourtant, le film semble aussi faire le portrait plus universel d’une génération de trentenaires en pleine crise existentielle, questionnant en permanence leurs choix passés et à venir, leurs doutes et leurs regrets, qu’ils soient parents ou non.  

     C’est aussi un portrait de Madrid au mois d’août. Mais loin d’être celui d’une carte postale, plutôt celui qui capte sa respiration abstraite, qui s’attache aux trajectoires inattendues ainsi qu’aux petites choses quotidiennes que le cinéma trop souvent oublie.

     Le film est construit à la manière des meilleurs Rohmer, ceux qu’il réalisât durant les années 80 : Chapitrés par journée. Mais il est aussi jalonné par les fêtes populaires rituelles : San Cayetano, San Lorenzo, La fête de la vierge Paloma.

     « La vierge d’août » annonce le titre original. Car se retrouver c’est aussi retrouver sa virginité. D’ailleurs le film n’ira pas plus loin que le quinze août, jour de l’Assomption. Mais religion de côté, en philosophie existentialiste, l’assomption c’est surtout « l’acceptation lucide de ce que l’on est, de ce que l’on désire, etc ; acte de la liberté en tant qu’elle assume lucidement la nécessité, la finitude, etc ». C’est le leitmotiv d’Eva : Devenir une vraie personne. Autrement dit, faire corps avec ses propres désirs.

     C’est une déambulation touchée par la grâce, que je pourrais revoir/revivre sans problème tous les ans. J’en attendais beaucoup, on me l’avait tant conseillé. Mais c’est encore mieux que ce que j’en attendais. C’était aussi pile le moment pour moi de voir ça, assurément.

Eté 85 – François Ozon – 2020

16. Eté 85 - François Ozon - 2020Mémoires d’un garçon bouleversé.

   8.5   Pas loin d’avoir adoré. Notamment sa photo et sa reconstitution bluffante : C’est simple j’ai eu l’impression d’être au Tréport en 1985. Et ce n’est pas que lié aux morceaux de musique choisis (The Cure, Bananarama, Rod Stewart, Jeanne Mas…) ça se sent dans les fringues, sur les papiers peints, dans les expressions de langage, les coiffures etc. On y croit.

     Et j’aime beaucoup ce que dit le film sur l’amour de jeunesse et le désir de s’extirper de sa propre histoire ; C’est l’appétit de la fiction, qui est aussi celui qui anime le cinéaste quand il adapte ce bouquin, qui l’avait marqué adolescent. Comme si la possibilité d’inventer celui qu’on aime se doublait de celle d’inventer les récits qu’on aime.

     Je trouve le film très fin et intelligent sur sa façon d’injecter la possibilité de la fiction et du fantasme. La simple idée de voir David voguer au secours d’Alexis sur le Calypso, révèle une vraie croyance d’écriture. Ozon désamorce ces scènes trop écrites en les replaçant dans leur contexte : Il s’agit de la plume d’un garçon, racontant ses souvenirs, les modifiant probablement au gré de son voyage introspectif.

     Un moment donné, quand l’éducatrice d’Alex vient rendre visite à son professeur de français, elle lui demande de s’assurer qu’il raconte, dans son devoir, toute la vérité. Et le garçon, plus tôt ou plus tard, je ne sais plus, explique qu’il se souvient de plein de choses dans les moindres détails et que d’autres sont floues. Il me semble qu’Ozon joue habilement de ce procédé. Qu’il l’utilise aussi pour désamorcer le drame : La scène de la morgue, c’est génial.

     Le film est aussi habité par des acteurs étincelants qu’ils soient connus (les mamans des garçons) ou non. Benjamin Voisin, qui joue ici David, éphèbe absolu, est une révélation. Tout le monde est parfait (Et notamment la jeune anglaise qui incarne Kate, à qui Ozon offre une place déterminante au moment où on ne l’attend plus) mais lui, il est si fort qu’il parvient à nous faire entrer dans l’obsession d’Alexis.

     Voilà, à mes yeux c’est peut-être bien ce qu’Ozon a pondu de plus beau. Y a bien quelques trucs qui m’ont un peu gêné, à l’image de son refus appuyé (mais légitime) de la linéarité, mais y en a tellement qui m’ont beaucoup ému. Cette séquence dans la boite de nuit, c’est magnifique.

     Pour moi, Été 85 est à Ozon ce que Plaire, aimer et courir vite est à Honoré, en gros. Il pourrait d’ailleurs en être le prélude puisque les années Sida ne sont pas encore là. C’est un grand Oui, donc.

Dark waters – Todd Haynes – 2020

03. Dark waters - Todd Haynes - 2020Chaotic river.

   8.0   Il est de prime abord surprenant de voir Todd Haynes à la barre d’un tel film. Déjà parce Dark waters est un biopic doublé d’un thriller écolo. Aussi parce qu’on a l’habitude de voir le réalisateur de Carol dérouler ses intrigues dans les années 50. Ensuite parce que c’est un cinéaste coutumier des portraits de femmes en marge. Le voir investir un autre terrain, portraiturer un homme, l’un de ces héros gênants, mouche dans le lait corporatiste, façon Erin Brokovich ou Karen Silkwood, surprend mais ne rend pas si sceptique : Haynes a toujours été un cinéaste engagé dans ses thèmes. Que cet héritier de Sirk tente une incursion dans le film à la Pollack, pourquoi pas, après tout ?

     Ceci étant, si le fait de raconter cette histoire authentique de l’enquête d’un avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques qui va s’ériger contre l’un des plus gros bonnets de l’industrie, ne fait pas très Todd Haynes, c’est aussi parce que la naissance d’un projet comme Dark waters revient d’abord à Mark Ruffalo, l’acteur qui jouera ce héros ordinaire, cet homme qui risqua sa carrière et sa vie de famille pour une affaire qui prit des proportions hallucinantes. Et c’est Ruffalo lui-même qui exigea Todd Haynes. Ce dernier serait donc qu’un exécutant ? Pas tout à fait non plus, puisque c’est finalement moins un gros film dossier qu’un film intime sur un petit avocat, père de famille et originaire de l’ouest Virginie, debout contre ce Goliath en téflon.

     Et c’est justement parce que c’est Todd Haynes qui s’y colle que ce film à charge sera tout autant un grand récit d’investigation, carré, ambitieux, que le subtil portrait d’un homme en pleine crise d’intégrité existentielle, désireux de faire éclater les vérités embarrassantes, de rendre compte de cet affreux camouflage corporatiste d’empoissonnement de l’humanité orchestré par de sordides puissants, qu’importe cette (en)quête lui fasse risquer sa carrière, sa vie de famille, son temps et sa santé. Du coup, là où ce genre de film peut sembler parfois un peu froid, porté dans cet engrenage accusateur, Dark waters, qui fait cela aussi très bien, parvient à le doubler d’une émotion qui parfois affleure de façon assez puissante.

     En s’attaquant au scandale écologique sur l’empoisonnement de l’eau, par rejets toxiques, de la multinationale Dupont de Nemours, Dark waters résonne aussi beaucoup avec notre actualité écologique. C’est en partie pour cela qu’on en sort si perturbé. Mais la plus grande réussite du film est sans doute de nous faire oublier que tout ceci est une histoire vraie (aussi parce que c’est complètement fou) pour nous le rappeler lors des rares rappels de dates et bien sûr lors du carton final. Mais derrière le militantisme naissant (Robert Billot est d’abord un avocat d’usines de produits de chimiques, ça ne s’invente pas) puis forcené, il y a beaucoup d’humanité, à la fois dans ce personnage mais aussi dans son entourage, notamment sa femme ou sa relation avec le fermier qui l’a mis sur la voie de l’investigation.

     Par ailleurs j’aime beaucoup l’introduction du film. Une ouverture qui convoque clairement Jaws, comme si Todd Haynes montrait qu’on pouvait citer et emprunter les canons du genre tout en faisant un film dossier. Le monstre ne sera ni un requin ni un piranha (le film de Joe Dante s’ouvrait lui aussi de la même manière, lui qui singeait déjà le film de Spielberg, tout en citant le temps de son premier plan, Citizen Kane) mais une barque contenant des hommes en patrouille envoyés pour dissimuler les bancs mousseux formés par les produits chimiques. C’est tout le film que cette introduction annonce calmement, distinctement.

     Comme à son habitude, Mark Ruffalo est parfait. Et ce d’autant plus qu’il incarne admirablement l’évolution de son personnage, dans cette imposante temporalité (La quinzaine d’années qui sépare sa prise en charge du dossier jusqu’aux divers procès), son obstination et sa déliquescence. Ruffalo est idéal pour le rôle, à la fois massif et doux, il rappelle un peu ce qu’était Matt Damon dans le très beau Promised land, de Gus Van Sant. Mais surtout parce qu’il se fond dans le décor, un peu comme les personnages chez Fincher se fondent dans le décor de leurs films respectifs aussi. Cette neutralité, cette froideur général que le film dégage (sans doute un peu trop ostensiblement, d’ailleurs, mais on peut se dire que la forme épouse les eaux polluées du titre) déteint sur Ruffalo lui-même, qui malgré la beauté de son combat de l’intérieur, s’enferme dans une spirale de plus en plus abyssale, comme rongé, empoisonné lui-aussi mais par l’horreur de cette affaire qui n’en finit plus d’être de plus en plus terrifiante. 

La fille au bracelet – Stéphane Demoustier – 2020

02. La fille au bracelet - Stéphane Demoustier - 2020Le coupable disparaît.

   8.0   C’est un « film de procès » solide, passionnant, magistralement écrit et interprété. Tellement magistral qu’il lui manque sans doute une étincelle, soit dans la mise en scène, soit dans la construction, soit dans le manque d’empathie qu’on a pour ses personnages. C’est tout à son honneur qu’il ne fasse pas le jeu de la séduction, mais pour le coup il manque un truc. On admire le geste – de préserver le récit de tout sensationnalisme – mais c’est aussi parce qu’on l’admire, qu’on s’en détache au point que l’émotion peine à faire son chemin.

     C’est un procès que l’on vit à travers l’œil de la Cour : On découvre les faits en même temps, durant le déroulement des audiences d’Assises, on comprend d’abord que Lise est accusée d’avoir tué sa meilleure amie, à la suite d’une soirée. On apprend par ailleurs qu’elles étaient brouillées à cause d’une vidéo compromettante. On devient juré, par la force des choses. Et l’on assiste nous aussi à une certaine incompréhension générationnelle, à une jeunesse qui nous échappe, comme elle échappe aux parents. Alors, le film a l’idée ingénieuse de nous faire aussi ressentir ce procès à travers le regard déboussolé des parents de l’accusée, qui restent persuadés de l’innocence de leur fille tout en traversant parfois des instants de doute. Et le film capte assez bien ce tourment, notamment grâce à ses deux excellents interprètes que sont Chiara Mastroiani & Roschdy Zem, qui campent chacun à leur manière – Et Lise le dira d’ailleurs très bien, un moment donné, dans sa cage en verre – leur propre souffrance.

     La fille au bracelet tire toute sa force de son hors champ. En refusant de nous offrir l’intégralité de ce qui s’est déroulé durant les deux années qui séparent l’arrestation de Lise (Le film s’ouvre là-dessus, dans une douce parenthèse estivale, sur la plage) et son procès, le film ne cesse de rappeler qu’il y aura pour tout un chacun, toujours une part de mystère dans les nombreux recoins de cette tragédie. Que ce mystère se projette sur le curieux détachement de la mère de l’accusée, l’apathie de celle de la victime ou encore dans la nonchalance incompréhensible de Lise, offre au film à la fois un vertige toujours en mouvement, une angoisse permanente afin que l’incertitude subsiste.

     Véritable révélation que Mélissa Guers, qui incarne Lise, cette adolescente accusée. Elle est mystérieuse, opaque, mutique, détachée, raide, vide mais tout cela avec une finesse de jeu remarquable qui nous garde à la fois à distance mais préserve l’empathie liée au bénéfice du doute. Comme si elle nous laissait libre de remplir le vide de son personnage, c’est très fort. Ce parti pris est d’autant plus fort lorsque sa carapace se fend brutalement, à l’instant où on ne l’attend plus. Ou plutôt à l’instant où l’on attend tout et son contraire : Aussi bien son aveu de culpabilité ou que celui de son innocence.

     Au rayon des seconds rôles, il faut souligner une magnifique Anaïs Demoustier en avocat général sans émotion. Et une non moins superbe Anne Mercier qui campe avec beaucoup d’humanité, de finesse et d’autorité l’avocate de la défense. C’est par ailleurs très beau ce choix de les faire s’affronter à l’encontre de là où l’on pouvait les attendre : La douce voix de Demoustier sera celle que l’on craint tandis que celle, gutturale, de Mercier sera celle qui apaise. On évite le piège de l’avocate jolie et sensible, contre la sorcière laide et gueularde. Et en somme, elles sont à l’image de Lise, qui elle non plus n’est pas conforme à l’idée qu’on se fait d’une accusée, qu’elle soit coupable ou innocente. C’est très original et très réussi.

     En outre, j’ai l’impression d’un film qui raconte beaucoup de son spectateur qui le regarde, de lui laisser le champ de ses propres convictions et de voir comment elles évoluent. Soit de sa propension à incriminer sur des (non)preuves accablantes, ou bien de sa faculté à plutôt opter pour le bénéfice du doute. C’est assez passionnant et finalement dans la continuité d’un immense film de procès, Douze hommes en colère, de Sidney Lumet (dont La fille au bracelet constitue presque le contrechamp) ou du plus récent Une intime conviction.

     Après un mauvais film (Terre-battue) et un très moyen (Allons enfants) la sortie de La fille au bracelet, film superbe, permet de dire que l’ascension de Stéphane Demoustier est fulgurante. Vivement son prochain film.

Uncut gems – Joshua & Ben Safdie – 2020

05. Uncut gems - Joshua & Ben Safdie - 2020Frantic time.

   8.0   Quel bonheur de retrouver les frères Safdie qui plus est avec ce niveau d’inspiration, cette folie, ce jusqu’au-boutisme qui fait le sel de leur cinéma. Ce projet de film dans le milieu des diamantaires, les Safdie le tiennent depuis longtemps. Fut un temps ça devait même être incarné par Vincent Gallo. J’en rêvais, tant pis. C’était Robert Pattinson qui était la star métronome de Good time. Ici c’est Adam Sandler. Qui sera quasi de chaque plan. Il est exceptionnel.

     Uncut gems c’est leur After hours. Véritable odyssée (principalement nocturne) d’Howard, bijoutier new-yorkais, accroc au jeu (et aux petites arnaques) dont les dettes accumulées vont le voir assailli par des créanciers pas toujours très compréhensifs, au moment où il est sur le point de faire, dit-il, l’affaire du siècle : La réception d’une pierre précieuse éthiopienne dont il s’apprête à hériter du gain lors de sa mise aux enchères. C’est aussi le moment où il va rencontrer Kevin Garnett, célèbre basketteur des Celtics de Boston mais aussi la semaine où il doit fêter Pessah dans sa famille et assister au spectacle scolaire de sa fille. En filigrane, il est en instance de divorce avec Dinah, la mère de ses trois enfants et entretient une liaison plus ou moins secrète avec Julia, l’une de ses employées.

     Le film surprend dans son ouverture puisqu’il démarre en Ethiopie, dans une mine d’opale. Un mouvement de terrain blesse un minier pendant que d’autres font la découverte d’une pierre précieuse. C’est bien fichu, troublant, mais on se croirait plus dans le Blood diamond, d’Edward Zwick que dans un film des frères Safdie. Alors, par un zoom avant (très cheap) nous plongeons dans le bleu saphir de la pierre, le traversons pour en ressortir via un zoom arrière nous extirpant de l’image d’une coloscopie. Sans doute une manière kubrickienne (mais bien safdienne) de relier ce minéral préhistorique à Howard, notre bijoutier.

     C’est sans doute de mauvais goût qu’importe – A vrai dire j’ai eu un peu peur au départ, que le film soit cynique ou trop dans la farce, un peu forcé en somme. Entrer dans une opale et sortir d’un anus, c’est osé, mais ça laisse sceptique – c’est du Safdie pur jus et le film ne cessera de marcher sur cette corde raide, brouillant les frontières et les coutumes comme ils le font toujours, empruntant un joueur de NBA ici, nous faisant débarquer dans un concert de The Weeknd là. Je crois que c’est avant tout ce qui me séduit chez les Safdie, cette sensation qu’ils sont fidèles à eux-mêmes, de bout en bout. Informe ou pas, il y a une homogénéité. Des chemins de bifurque mais zéro compromis. C’est pas Joker, quoi.

     Il n’y a plus de limite, ne serait-ce qu’en nous collant à ce personnage, aussi insupportable qu’il va s’avérer attachant. En nous faisant entrer dans le quotidien d’un pauvre type qui jouit de son fiasco : S’il perd il trouve un moyen de ne pas mourir, s’il gagne il trouve un moyen de remettre son gain en jeu, en permanence. Que le film se termine comme ça sur son sourire figé, son dernier orgasme, c’est vraiment puissant. L’immersion est telle que cette dernière scène – qui vient clore cette démente séquence du match de basket – laisse vraiment sur le carreau.

     C’est un cinéma qui pourrait être un peu racoleur, tant il joue de sa mouvance épileptique, mais il y a toujours un élément bizarre, une tournure qu’on n’attend pas. Le rôle de la maîtresse d’Howard est probablement le plus beau du film là où ailleurs on l’aurait sacrifié, au profit de sa famille. Ici c’est le contraire. C’est elle qui fait des choix, qui disparait, réapparait, se fait tatouer Howard sur les fesses, lui donne un coup de main magnifique dans un moment délicat. Son dévouement est bouleversant.

     Et Uncut gems c’est aussi, comme souvent chez les Safdie, une ballade new-yorkaise et en l’occurrence dans le Diamond district. Quartier que l’on voit peu au cinéma, que les Safdie parviennent à traduire comme un lieu de possibles, dangereux, séduisant et frénétique. Un lieu entièrement fait pour leur personnage. Et pour leur cinéma.

Douze mille – Nadège Trebal – 2020

29. Douze mille - Nadège Trebal - 2020L’économie du désir.

   8.0   Il a les qualités et les défauts d’un premier film (de fiction, puisque sa réalisatrice a par ailleurs déjà réalisé deux documentaires) mais ses qualités marquent davantage l’esprit. Douze mille m’a fait penser à deux autres premiers films, assez récents : Western, de Valeska Grisebach & Jeune femme, de Leonor Seraille. Deux films aussi réalisés par des femmes, tiens. Films étranges, bancals, écorchés vif, ni vraiment naturalistes ni vraiment barjots.

     Il y a cette idée motrice sur laquelle repose les fondements du récit : Pour Maroussia & Franck leur épanouissement sera pérenne s’il continue de gagner autant qu’elle gagne en tant que nounou – le titre du film donne son salaire annuel. Lorsqu’il est viré de la casse où il bossait clandestinement jusqu’alors, les affaires se compliquent : Il va devoir partir (Il n’y a pas de travail dans la région) et revenir quand il aura réuni cette somme.

     Douze mille a ceci de passionnant et multiple que c’est d’abord un film d’amour fou, qui transpire le désir par tous les pores – On y parle de sexe très crument, on le fait ardemment aussi – magnifique première scène de lit – et se révèle en permanence incroyablement charnel (les regards érotiques de Nadège Trébal & Ariel Worthtaler sont d’ores et déjà ancrés) et infiniment solaire. Mais c’est aussi un pur film de prolétaire, qui parle sans cesse d’argent, qui a conscience de la valeur de l’argent, de la difficulté du travail et en ce sens le film se raconte aussi lui-même, sa production probablement difficile.

     L’argent, le sexe, les mots tout est très physique dans Douze mille. On y croise aussi des visages qu’on ne voit pas souvent, entre deux usines, dans un café. On y partage des pas de danse sur une aire de repos. On y fait des rencontres, des femmes essentiellement : La mère d’un ouvrier ici, une voleuse de container là. La partie sur le port est sans doute trop longue, on aurait crânement pu couper et notamment les chorégraphies un peu inutiles des Amazones.

     Quoiqu’il en soit c’est un très beau film, vivant, charnel, nouveau, c’est un brasier qui fait parfois jaillir de belles flammes. Et la plus belle c’est probablement cet acteur / ce personnage, complètement atypique, sauvage, fascinant. Que le film soit réalisé par une femme et que celle-ci joue le rôle de la petite amie de ce personnage brulant me rend l’ensemble encore plus éblouissant.


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