Rivière sans retour.
9.0 Avec À l’abordage, Guillaume Brac prolonge la tonalité estivale qui dominait dans ses deux précédents films : Conte de juillet & L’île au trésor. Ce qui en nos temps troublés relève autant de l’anachronie que de l’aubaine, tant ce nouveau film s’avère être un pur conte d’été, à la fois pile d’aujourd’hui et hors du temps.
La dimension documentaire qui régnait dans les deux films suscités est ici remplacée par la fiction pure : Félix entreprend de rejoindre Alma – qu’il vient tout juste de rencontrer à Paris – dans la Drôme où elle est partie passer ses vacances en famille. Il embarque avec lui son ami Chérif et deux tentes empruntées au centre de loisir du coin. Et le duo deviendra bientôt trio à la faveur d’une coïncidence puisqu’Edouard, leur chauffeur de covoiturage, se retrouve bloqué sur place quand sa voiture tombe en panne. Le film ne quittera plus le Vercors.
Le cinéma de Guillaume Brac se nourrit toujours de l’espace géographique dans lequel il évolue. Ault dans Un monde sans femmes, Tonnerre dans le film du même nom, sont des villes, des lieux qui offrent à leurs films respectifs un cadre, une respiration ainsi qu’une temporalité propre : L’été finissant pour l’un, l’hiver enneigé pour l’autre. Si son ancrage géographique est plus important encore dans L’île au trésor (la base de loisirs de Cergy) et dans À l’abordage (le village de Die, dans la Drôme) c’est qu’il s’agit aussi de lieux intimes, qui comptent pour son réalisateur : Le souvenir d’enfance pour l’un, la paternité à venir pour l’autre. C’est simple, discret, très beau.
Le récit s’articule d’abord clairement autour de Félix, en reléguant ses deux comparses au statut de side-kick : Chérif ne se baigne pas car il est sujet aux otites. Edouard se retrouve coincé là, embêté car son véhicule est en réalité celui de sa mère, qui ne sait pas qu’il s’est échoué dans le Vercors – qui ne sait probablement pas qu’il s’en sert pour du covoiturage. Et tous deux, à priori secondaires dans un récit au préalable centré sur la relation entre Félix & Alma, vont accaparer le film, le récit, le plan en se libérant de leur statut de loser « galérien » éternel.
Pourtant et non sans la retrouver brièvement, Félix renoncera bientôt à Alma, qui ne veut pas de lui – surtout, qui ne tenait pas à le voir débarquer ici. Chérif, quant à lui, fait la rencontre d’Héléna, seule en vacances avec son bébé. Et Edouard s’évade peu à peu du piège maternel qui jusqu’ici l’empêchait de se mouvoir. Les personnages se libèrent, comme s’ils étaient contaminés par le film et son récit qui s’aèrent en permanence. Félix & Edouard ne se supportaient pas, ils finissent par se rapprocher et partagent notamment une sortie à vélo, non sans rejouer l’esprit de compétition sur un mode plus léger. Chérif passera moins de temps avec eux qu’il n’en passe aux côtés d’Héléna, pour laquelle il s’improvise parfois baby-sitter, mais son extrême gentillesse et bienveillance se fanent brutalement sous l’impulsion amoureuse qui le gagne.
Dans le dernier tiers c’est plutôt Félix qui s’isole. C’est lui qui entreprend de partir aussi promptement qu’il avait décidé de venir. Pendant ce temps, Edouard, indiscutablement relâché dansera sur Les cornichons, de Nino Ferrer après avoir décroché un petit boulot sur place au camping. Chérif aussi ira de sa libération (musicale) en accompagnant Héléna au karaoké pour chanter Aline, de Christophe.
Le projet du film se loge ainsi dans la dérive. Une douce dérive. C’est abandonner l’histoire entre Félix & Alma pour glisser vers celle entre Chérif & Héléna, tout en faisant exister Edouard sans oublier Félix : c’est tout le dessein, loin d’être évident, d’un film qui fait presque office de pirate dans le paysage du cinéma français.
« Il y a toujours un risque à prendre. Sinon on ne fait rien. Sinon c’est pire que tout » disait la vieille femme – incarnée par la grand-mère de la femme du cinéaste – au début du film à Félix dont il s’occupe à domicile. Ce sont des mots dont on peut aisément trouver l’écho dans un dialogue père/fils, entre Bernard Menez & Vincent Macaigne, dans Tonnerre. Le cinéma de Guillaume Brac dialogue aussi beaucoup avec lui-même.
À l’abordage semble en effet synthétiser tous les précédents films de Guillaume Brac : L’amour obsessionnel (Tonnerre), les cœurs solitaires (Un monde sans femmes) et l’entrelacement de plusieurs personnages d’horizons différents (L’île au trésor). Autant qu’il synthétise la somme d’inspirations qui irriguent son cinéma, Rozier en priorité. Troublant de voir combien Edouard Sulpice a quelque chose du Bernard Menez de chez Rozier, dans Maine-Océan ou Du côté d’Orouet. Rozier avec qui Brac partage le goût pour l’aventure et la texture marine, par son cadre (Le bord de la Manche dans Un monde sans femmes, le lavoir dans Tonnerre) ou ses titres et leurs cadres (Le naufragé, L’île au trésor, A l’abordage). Mer, rivière ou base de loisirs sont des lieux aquatiques qui inspirent Brac et créent un étrange reflet, mélange de réel et de fiction.
À l’abordage poursuit ce qu’avançait L’île au trésor d’un point de vue social : Il y est question de classe, de sexe, de communauté, de culture, de couleur de peau. Là encore, Brac agit dans la roue de Rozier (et donc pour le coup bien plus que de Rohmer, j’y reviens) essentiellement celui de Maine-océan où tout se mélange sans être évacué, où tout est là sans jamais en faire un moteur narratif. Le choc des cultures irrigue À l’abordage : Si Chérif & Héléna découvrent à la faveur de la discussion, qu’ils ont tous deux grandi à Stains, Chérif y est resté, tandis qu’Héléna s’en est extirpé quand ses parents ont déménagé jugeant que les lieux « craignaient trop ». Si Félix & Alma dansent ensemble sur les Quais de Seine, sitôt dans la Drôme la belle se réfugie sur les hauteurs, dans son antre familial quand son séducteur, Roméo déchu, reste aux portes du « palais » convaincu de ne pas être « le genre de ses parents ».
La beauté du cinéma de Guillaume Brac s’articule beaucoup autour de petites séquences apparemment anodines : Une baignade dans la rivière, une sortie vélo, une virée canyoning. Plus fort encore, celle entre Chérif & Edouard, obligés de partager la même tente. C’est une somme de détails cocasses qui rythme la scène : Les chaussures qui ne sentent pas bon, la crainte de ronflements, leurs postures étranges, la nonchalance tranquille de Chérif, la gouttière dentaire d’Edouard.
Séquences superbes aussi parce qu’elles sont intégrées aux soubresauts du réel, le lieu, l’horaire, la météorologie. Guillaume Brac raconte que « Lorsque Félix est au téléphone avec Alma au bord de la rivière, sa joie disparait petit à petit en même temps que le soleil s’éteint dans le plan. Comme si l’acteur et le décor jouaient ensemble ». Exemple parmi d’autres pour dire combien la fiction chez lui est sans cesse nourrie par l’imprévu généré par la matière documentaire de ses images.
S’il est moins rohmérien qu’on a tendance à le dire (sinon réduire) Brac sait s’en inspirer. Sa plus forte inspiration rohmérienne est ici à mettre au crédit du choix de ce titre à priori équivoque : Le trio de banlieusards parisiens fait ici office de pirates à l’assaut des vacancières de la Drôme. Et si ce titre était un leurre, qui dissimulait la vraie rencontre ? Les titres des films de Guillaume Brac (comme ceux des films de Rohmer) abritent toujours plusieurs sens. Vers le milieu du film, tous trois se promènent dans le village et assistent à un petit spectacle de rue dans lequel une demoiselle grimée en pirate maladroit, fait rire les gamins en scandant « A l’abordage ! » avant d’enchainer les chutes. L’effet miroir (avec le titre) est d’abord délicieux quoique à priori éphémère. Pourtant, quand, vers la fin, le film viendra cueillir l’extrême solitude Félix, ce sera pour le voir se réveiller au son du ukulélé et recroiser cette actrice de rue, seule aussi, au bord de la rivière. C’est son rayon vert. C’est quand elle fait la rencontre de ce garçon que Delphine assistera au photométéore, chez Rohmer. A noter qu’A l’abordage se ferme par ailleurs sur l’une des plus belles chansons du monde, pas moins (donc aussi belle qu’un rayon vert) : Harlem river, de Kevin Morby.