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Avatar, la voie de l’eau (Avatar, the way of water) – James Cameron – 2022

26. Avatar, la voie de l'eau - Avatar, the way of water - James Cameron - 2022Togetherness.

   8.0   Impossible d’y couper : Le défi technique accompagne inéluctablement la sortie d’Avatar, la voie de l’eau. On ne sait combien de technologies ont dû être mises au point afin de produire ce résultat-là, en grande partie aquatique. Et l’on sait le temps que le film a pris pour arriver devant nos yeux. Treize années depuis la sortie du premier volet. Et au moins autant de conception, auparavant. C’est un fait commercial et industriel, qu’on ne manquera pas d’accompagner d’arguments markéting, concernant la 3D, la haute fréquence, le son, sa capacité d’immersion. Il semble exister mille et une façons de le voir ce spectacle en salle. Un spectacle de ceux qu’on ne fait plus. Et une suite, dans la tradition cameronienne : Avatar 2 est à Avatar ce que Terminator 2 était à Terminator : Son prolongement, son remake, son reboot, sa réactualisation, son dynamitage. Si depuis Avatar, premier du nom, deux régimes d’images antagonistes (prises de vues réelles et images numériques) cohabitent souvent, le second pousse l’expérience à un paroxysme tel qu’il intègre un humain (Spider) au milieu des na’vis (ou avatars) durant le film tout entier.

     Avatar, la voie de l’eau est animé d’un paradoxe passionnant, cher à son auteur : Il y a comme une double quête, dont celle de retrouver l’harmonie avec la nature, mais aussi cette fascination pour la guerre, le feu, le métal. Au cœur du film se joue un savant montage alterné. D’un côté le récit semble se suspendre dans la découverte de ce nouveau monde et révèle (une fois encore) la passion aquatique de James Cameron. Son amour pour l’observation aussi, des éléments, des corps, de l’espace : Son cinéma devient plus contemplatif. Cette séquence centrale représente pourtant un faux climax – au sens narratif – cher au cinéma cameronien : Qu’on retrouve dans les faux creux de Titanic (La petite cavale de Rose & Jack) ou dans ceux de Terminator 2 (L’escale dans le désert). Faux climax car le récit, lui, cherche à revenir, à s’immiscer dans cette bulle rêveuse, puisqu’on suit par micro-scènes la progression de Quaritch et son escouade, accompagnés de Spider.

     Mais c’est un fait, on a le sentiment d’avoir vécu ce pas-de-côté. Comme si le film échappait alors au scénario, se permettait de sortir des contingences markéting imposées par le genre, qui aurait comme mission de raconter une histoire, linéaire, avant tout. Si l’on suit aussi l’avancée de Quaritch dans un montage alterné qui peut aussi rappelé le tout début de Terminator 2 (La progression du T800 et celle du T1000 vers la cible John Connor) on est suspendu, l’espace d’un moment – assez long, dans un blockbuster –dans l’observation de ce nouveau monde. A l’autre bout pourtant, le final sera évidemment une immense bataille, colossale. C’est aussi cela, le geste Cameronien : On se souvient que, dans Titanic, à mesure qu’on plongeait dans les souvenirs de Rose contant sa relation naissante avec Jack, on oubliait que le paquebot allait couler. Ici, c’est pareil. On a tendance à oublier que les méchants humains recherchent notre famille na’vi. On les voit trop brièvement pour qu’ils impactent une vraie inquiétude. Au même titre qu’on voyait peu l’équipage se soucier de la nuit et la mer de glace qui s’étendaient bientôt devant eux.

     Ce paradoxe se joue aussi dans l’image. Si posée l’action soit-elle, l’image, elle, ne cesse d’être en mouvement. Ne serait-ce que dans le vivier sous-marin, et notamment celles (dont j’ai oublié le nom) qui remplacent les Ikran des na’vi de la forêt. Et bien entendu grâce à l’eau, fil d’Ariane camerionien. Ou l’on se rend compte à quel point l’univers sous-marin devient sans doute le plus bel univers pour le numérique et la 3D, aussi bien son décor, sa dimension sonore et la multitude de mouvements nouveaux qu’il génère, révélant une action paradoxalement aérée – alors qu’on devrait étouffer – et organique – alors que c’est du numérique tout entier. S’il existe une dépression post-Avatar c’est en grande partie dû à sa capacité immersive. Quand bien même on puisse comprendre que cela produise sur certains une forme de saturation.

     Quand je vois des images esseulées d’Avatar, je me demande comment ces films ont le pouvoir de m’emmener, de m’enchanter, de m’émouvoir. Je refuse de penser qu’il s’agit d’une simple prise d’otage numérique, spectaculaire – ou disons-le vulgairement : une attraction de fête foraine – mais bien la densité et la fluidité narratives qui permettent d’éprouver cette émotion-là. Le blockbuster de super-héros ne produit jamais ceci sur moi, à l’exception de ces épisodes qui ferment la boucle, l’univers. C’est que là aussi il s’agit de narration, d’un corpus qui te permet de tenir jusqu’au bout et d’en sortir ému. Si Avatar produit cela sur un seul film, dorénavant deux, c’est bien qu’il représente une anomalie, puisqu’il ne découle pas d’univers étendu. Ce qui ne l’empêche évidemment pas d’être rattaché à d’autres univers, cinémas, références.

     Si cet Avatar, deuxième opus cite à foison la filmographie de Cameron, recyclant même (un peu trop ?) certains de ses motifs, climax, on pense à beaucoup d’autres choses et notamment à John Ford. C’est un western, Avatar. Dans l’espace, certes, mais un western, dont il reprend crânement les codes. Au point qu’il ira jusqu’à balancer (un peu lourdement) une séquence d’attaque de train. Mais on peut évoquer l’incendie initial avec ces créatures galopantes, calcinées sur place – qui rappelle les visions apocalyptiques de l’ouverture de Terminator 2, où des petits chevaux de bois à bascule (probablement dans un parc pour enfants accentuant l’idée d’innocence perdue) sont dévorés par les flammes de l’enfer. Il y a aussi l’exil vers une nouvelle terre, la bataille finale, le duel, tout semble référer au western. Mais dans sa structure narrative, le film ma fait penser à du Fennimore Cooper : Le dernier des mohicans, bien entendu, grande fresque guerrière, grande fresque de familles aussi. Quant à l’histoire terrible du Tulkun vengeur et paria, qui n’est pas sans évoquer une baleine, évidemment, c’est aussi Orca (Michael Anderson, 1977) qui est convoqué, film dans lequel un orque mâle se venge des pêcheurs ayant tué sa femelle et son baleineau.

     En effet, ce second volet développe un univers nettement plus familial voire patriarcal, ne serait-ce que dans sa multiplication des liens pères/fils. Chez Cameron, la cellule familiale est toujours au cœur du récit, d’une manière ou d’une autre. Dans Avatar, premier du nom, Jake était là parce que son frère n’était plus là. Neytiri y voyait son père mourir sous les foudres des humains en guerre. Neytiri est d’apparence plus en retrait cette fois mais reste la figure résistante ; que Jake va « combattre » durant le film – pour protéger sa famille, sa forteresse, dit-il – mais sur laquelle il va in fine s’aligner. Quand il ouvre les yeux dans le dernier plan, c’est une nouvelle renaissance qui prend cette fois acte de résistance.

     L’ordre patriarcal – si tant est qu’on en trouve un mais il m’a semblé plutôt désorganisé, cet ordre – est donc chamboulé à la fin, puisque d’une part ce sont les enfants qui viennent en aide à leurs parents (Loak vient chercher son père, Spider le sien quant à Kiri, elle vient au secours de Neytiri). Mais surtout l’action est déplacée, elle n’est plus militaire, massive, elle s’affine, se féminise, indexée sur le personnage de Kiri, donc – qui sera probablement développé dans l’épisode suivant – qui semble éprouver les choses autrement, sentir les éléments divins – elle semble dialoguer directement avec Eywa et son existence n’est pas sans évoquer l’immaculée conception – être faite pour l’univers aquatique. Si les enfants sont dorénavant les personnages moteurs, Kiri est le cœur battant et spirituel du film. On la voit assez peu mais elle est déjà partout. Elle m’a tellement fait penser à la Pocahontas du Nouveau Monde, le chef d’œuvre de Malick.

     A son image, Avatar, la voie de l’eau fonctionne aussi par séquences qui communiquent ensemble. Les échos d’une scène à une autre sont très marqués. Comme lorsque Jake saisit le corps de son fils lors de l’attaque du train, en observant dans son dos afin de voir si la balle n’a pas traversé. La même scène aura lieu à la fin, sous un détour plus funeste. On pense aussi à Spider qui découvre la bestialité de Neytiri (on sent vraiment cette folie à travers son regard) d’abord dans l’écran qui lui montre la mort de son père, puis dans la scène finale où elle est devenue incontrôlable au point de menacer de le tuer. Et la plus belle de ces scènes « en écho » est bien entendu celle où l’on entre dans la gueule d’un Tulkun. Tout d’abord aux côtés de Loak, convié par Payakan à découvrir son histoire. Ensuite, aux côtés des baleiniers ayant capturés une Tulkun femelle afin de prélever la partie émotionnelle de son cerveau, qui servirait dit-on à stopper le vieillissement humain et servirait par la même occasion à financer de nombreuses recherches scientifiques.

     Les échos apparaissent aussi d’un film à l’autre, tant les deux films se dévorent aisément dans la continuité. On se souvient que le climax final d’Avatar (Neytiri sauvait la version humaine de Jake) faisait écho à son ouverture, (un frère meurt quand l’autre renaît) et tenait autant d’une fête funéraire que d’une cérémonie baptismale. A ce petit jeu de miroirs, l’opposition et les similitudes entre Jake Sully & le colonel Miles Quaritch sont passionnantes. Si la renaissance de Quaritch d’Avatar, la voie de l’eau évoque celle de Sully dans le premier film – jusque dans son opposition : l’avatar de Jake y retrouvait l’usage de ses jambes brisées quand l’avatar de Quaritch ici brise brutalement le crane de son clone humain. On retrouve cette dualité en miroir déformé dans le dressage de l’Ikran. Il y a clairement une ambiguïté, qui se profile ensuite, dans la mesure où ils sont tous deux aux prises avec la protection de leurs progénitures respectives.

     Bien sûr, des choses qui en apparence me plaisent moins, j’en vois des tonnes. Je le disais ; le film est tellement dense qu’il tente bien plus, qu’il rate donc plus aussi. Premier exemple qui me vient à l’esprit : Les sous-titres utilisés pour traduire le Tulkun et ainsi comprendre la discussion entre Loak & Payakan. D’autant que la barrière de la langue est au préalable évoquée. Puis c’est oublié, d’un revers de main. C’est une (telle) facilité qu’on retrouve peu chez Cameron, me semble-t-il. Et globalement la voix off me pose problème : Elle illustre ce qu’on a déjà compris, elle ne sert in fine à rien. L’univers musical m’a semblé plus étriqué, là aussi. Moins intéressant que dans le premier volet, qui renfermait déjà l’univers musical le moins intéressant de la filmographie de Cameron. C’est d’autant plus regrettable que le film en est inondé jusqu’à la saturation. Mais rien ne marque vraiment hormis quelques percées Horneriennes qui évoquent son travail sur Apocalypto, et bien entendu l’instant de la mort de la mère Tulkun et son bébé, scène terrible, durant laquelle est reprit le thème entendu pour la chute de l’arbre-mère dans le premier Avatar.

     Il y en a d’autres, bien sûr. Mais j’ai davantage envie de rester sur ce qui me plait – et qui m’aura fait m’y déplacer à trois reprises en salle en un mois – et me semble emporter le tout dans un vertige de cinéma total, dans l’urgence, à l’image de cette idée d’éclipse, qui renvoie encore au génial Apocalypto, de Mel Gibson. Quoiqu’il en soit, j’ai trouvé ça fabuleux, dans la lignée du premier, mais dans une version plus démesurée encore (pour le meilleur et le moins bon, mais qu’importe) avec une simplicité narrative parfaite, un sens de l’action à tomber et un vertige de plus de trois heures qui passent comme deux. Et avec un « épisode » central incroyablement radical, d’une beauté et d’une douceur inouïes, qui prépare le final dantesque qui ira mixer Abyss, Titanic, Terminator 2. Du Cameron à l’état pur et en mode bulldozer, physique et émotionnel.

Pacifiction – Albert Serra – 2022

23. Pacifiction - Albert Serra - 2022L’île des possibles.

   9.0   Il me fut délicat, l’espace d’un temps après la découverte de ce film, d’en voir d’autres, tant c’est un voyage total, qui voyage bien plus que le temps du film, à l’image de ce récit qui dérive, qui se nourrit de son indécision.

     Pas certain, en effet, d’avoir cerné ce que Serra cherchait vraiment à raconter ni certain d’avoir aimé tout ce que j’y ai vu. Mais quel plaisir de voir un film pareil en salle, d’assister à une telle proposition, qui ne ressemble à aucune autre, sinon à une lointaine mixture de Rainer Werner Fassbinder, Joao Pedro Rodrigues, Apichatpong Weerasethakul, Bertrand Mandico, Tsai Ming-Liang, Michael Mann. On aperçoit aussi du Tabou, de Miguel Gomes. Du Zama, de Lucrecia Martel. Du Fitzcarraldo, d’Herzog. J’ai pensé à tout ça devant Pacifiction. Tout ça mais pas vraiment non plus, tant c’est un monde ce film, une île à lui seul.

     Tandis qu’il m’avait perdu avec Le chant des oiseaux (2009) puis La mort de Louis XIV (2016) il me semble avoir retrouvé le Serra qui m’avait tant fasciné avec Honor de cavaleria (2007). En plus fou, plus fort encore. Avec probablement son film le plus classique, pourtant. Moins hermétique, moins complaisant qu’à l’accoutumée : Serra semble avoir trouvé un équilibre aussi sublime que précaire.

     Il y a d’abord ce titre qui intrigue, ce mot-valise si curieux. « Pacifiction » ne serait-il pas une fiction pacifique (une fiction sans conflits avec les règles de la fiction) plutôt qu’une fiction dans le Pacifique ? Une fiction (de papier) afin de récolter des subventions, le dit lui-même Serra. Très probablement, surtout au regard de ce qu’il en fait : Un récit en suspension, aéré, mystérieux. Et pourtant c’est assez passionnant ce qui se joue, ce microcosme néocolonial, cette rumeur de reprise des essais nucléaires, sur le sol polynésien, ces discussions au sujet des casinos, des chapelles religieuses, la colère des résistants indépendantistes. Mais c’est une fiction avortée. Inachevée. Qui s’installe, s’arrête, reprend, puis s’évapore. Un récit aux projections multiples, aux contours labyrinthiques, fleuris mais comme dans le plan d’ouverture : bouchés par une montagne de conteneurs.

     C’est un thriller parano qui suit un schéma diffus, une matière indéchiffrable et évolue sur un terrain qui semble constamment inédit, ne serait-ce que d’un point de vue géographique : C’est un film en France, loin de l’hexagone. Il y sera question de militaires de passage, à moins qu’ils aient un rapport avec cette barque et ce curieux sous-marin au large. Il y sera aussi question de population polynésienne terrifiée par cette rumeur nucléaire. Il y sera évidemment question politique, en collant aux basques de cet étrange politicien. On y traverse des salons, des clubs, des chambres d’hôtels, des coulisses de théâtre. On s’envole à bord d’un jet privé, on y arpente le large en pleine nuit. Le Paradise (la boite de nuit locale) rappelle parfois le Roadhouse de Twin Peaks. L’ambiance nocturne violacée évoque plutôt Les garçons sauvages. Tout tient sur un fil. Ténu, sublime.

     Le fim est parcouru d’un mystère qu’il garde souvent pour lui mais il se livre par bribes fulgurantes, selon un rythme à lui, endolori mais hypnotique. Ce tempo si étrange, qui m’a un peu rappelé un autre très beau film au rythme (peut-être encore plus) étrange, sorti cette année : Enquête sur un scandale d’Etat, de Thierry de Perreti. C’est un voyage, un objet curieux, imprévisible. Qui surprend d’un plan à l’autre, d’un angle à l’autre. Il y a de la place pour l’aléatoire ou l’inattendu, partout. Une scène peut sembler très écrite, la suivante débarquer à l’improviste.

     Impossible de s’étendre sur les puissances du film sans évoquer son interprète central. Benoit Magimel – en mode Depardieu – incarne De Roller, un personnage de haut-commissaire de la République, chic et toc, costard blanc trop serré, chemises à fleurs, espadrilles et lunettes fumées. Il est magnétique, incandescent. Personnage magnifique, attachant car touchant et grotesque, pathétique par ses aphorismes et formules toutes faites, sa décadence qui s’ignore, lumineux par cette passion mystérieuse qu’il trimballe dans son regard et sa voix, son besoin d’être un héros quelque part qui n’a fondamentalement rien d’héroïque sinon cette velléité aux réponses et simplification. Le reste du casting est à son diapason ou complètement à côté, comme il semble l’être parfois aussi.

     Comme dans tout bon film-noir, il y a une femme fatale. Ici c’est une tahitienne transgenre absolument sublime, qui ne fait que sourire et acquiescer à ce personnage de haut-commissaire, mais qui semble tirer ses propres ficelles malgré tout. Sans que ça aboutisse à quoi que ce soit dans le champ. Comme si tout se jouait ailleurs, dans un autre film, un récit parallèle. Il y a des trous d’air partout dans Pacifiction. Par ailleurs c’est un personnage qui n’existait pas au scénario, ça en dit long sur la méthode Serra, qui semble glaner de la matière au tournage.

     Si le cinéma de Serra trouve d’autres rivages en se posant sur cette plage coloniale, on retrouve clairement son obsession pour la mort, la fin d’une époque. C’est par ailleurs son premier film à se situer dans l’époque contemporaine. Qu’est-ce que ça raconte, je n’en sais trop rien, sinon que ça témoigne de son entière liberté : Les cinéastes font souvent le chemin inverse, tournent des films en costumes une fois qu’ils sont installés dans le paysage. Il n’y aura pour autant aucune date précise dans Pacifiction, sinon l’évocation lointaine des essais nucléaires sous Chirac.

     Visuellement c’est ce qu’on aura vu de plus dingue cette année, notamment ces crêtes montagneuses, ces ciels roses orangés, ce night club embrumé, ces vues aériennes, nocturnes ou à l’aube naissante. Le décor polynésien aura grandement inspiré Serra, qu’il aura modelé en Tahiti queer fantasmé. J’y ai vu des images, y ai entendu des sons, que je n’ai pas l’habitude de voir ni d’entendre. Et cette lumière, mon dieu. Trois heures de lévitation pure, parsemées de fulgurances.

     Et parmi ses nombreuses fulgurances, une scène incroyable : celle du surf. Vraisemblablement sur le spot de Teahupoo. Je n’ai jamais vu ça dans un film, pas même dans Endless summer ni Big wednesday. J’ai eu la sensation d’être au cœur du lieu, de la vague, de ressentir sa force, sa dimension éternelle. Le tout aux côtés de Magimel, en costume blanc, debout sur un jet ski, arborant une hystérie décontractée très propre à son personnage, en pleine représentation de lui-même, comme il était déjà plus tôt lors de la danse / combat de coqs. Il n’est plus rien en ces lieux, mais il se comporte malgré tout comme un capitaine de bateau. Chef d’orchestre d’une vague. Et c’est une scène improvisée. C’est cadeau, c’est là, ça déboule de nulle part – mais ça réoriente le film – et on se prend la majesté de ce lieu dans les yeux, les oreilles, aux crochets du personnage, tout aussi estomaqué. Plus belle scène de l’année, pour moi.

Novembre – Cédric Jimenez – 2022

01. Novembre - Cédric Jimenez - 2022Cinq jours chrono.

   8.0   C’est comme si Jimenez avait trouvé sa voie. Quel cinéaste aujourd’hui, en France, peut se targuer d’offrir autant d’intensité sur un écran ? Surement pas Romain Gavras, coucou Athena. Chez Jimenez, si le film s’embrase, il n’est jamais guidé par la virtuosité du chaos ni par la belle image, mais par le rythme, le montage, le son. Par fulgurances, Bac Nord était déjà habité de ces qualités, durant sa première partie, notamment l’assaut de la cité. Mais le film était beaucoup trop problématique pour qu’on ne retienne que son intensité filmique. Les craintes de retrouver cela devant Novembre étaient multipliées, dans la mesure où ce nouveau film prenait le risque de s’attaquer aux évènements de Novembre 2015.

     Comment traiter de cela avec la distance et le recul adéquat ? Certains s’y sont déjà frottés, avec plus ou moins de réussite, optant pour un angle ouvertement fictionnel : Amanda (2018) de Mikael Hers, Revoir Paris (2022) d’Alice Winocour ou encore la première saison de la série En thérapie (2020). Jimenez prend le parti de défictionnaliser la fiction : Ses personnages n’existent qu’au travers de l’enquête, la traque, les filatures. Ils n’ont aucun background, aucune histoire, tout juste des prénoms. Les cibles de l’enquête, elles, récupèrent leur propre identité. Quant aux faits, ils sont intégrés dans le récit, mais hors-champ. Ce qui s’est joué ce soir-là ne sera guère au cœur des images, nous ne verrons rien, ni du Bataclan, ni des Terrasses. Mais c’est là, en permanence.

     C’est une course contre-la-montre. Il s’agit de retrouver les terroristes en fuite dont on apprend vite qu’ils sont sur le point de réitérer une action, dans une crèche ou un commissariat de La Défense. C’est une plongée au cœur des cinq jours donc de la centaine d’heures qui suivirent les attentats. Quoique soyons plus précis : Le film s’ouvre dix mois plus tôt à Athènes et déjà il est dans l’intensité d’un assaut, celui d’un immeuble. Un assaut qui débouche sur un fiasco, puisque l’arrestation prévue se solde par la disparition de la cible, qui aura son importance dans les événements de Paris dix mois plus tard.  

     Le titre alors s’affiche et aussitôt nous voici plongés là, dans Paris lors de ce fameux soir de match. Certains flics – dont on suivra les pérégrinations bientôt – boivent des coups, matent le match, bossent ou sont en pleine course à pied. Puis un coup de téléphone retentit dans le commissariat central, puis un autre, puis des milliers. Le film ne s’arrêtera plus. Les flics ne dormiront ni le jour ni la nuit. La France sera plongée dans la désolation, la tristesse, la peur. On se souvient tous de ce qu’on faisait ce soir-là, ce week-end-là, c’est évident. Jimenez donne à voir ce que les flics faisaient, ce soir-là, ce week-end-là, ces cinq jours-là. Jusqu’au fameux assaut de Saint-Denis : Le siège de l’appartement est un truc d’une puissance folle.

     Le film est aussi fort qu’irrespirable. Jalonné de séquences intenses, sans être dans le sensationnalisme ou la grandiloquence pour autant – On ne verra plus un local poubelle de la même manière. Et filmé à la bonne distance, en permanence, s’en tenant davantage aux faits, au réel, contrairement à ce qu’il s’arrangeait de faire dans le précédent : il semble y avoir une petite polémique autour d’un port de voile ici, mais je ne crois pas que ce soit si important, surtout eu égard à la manière dont est traité le personnage de Samia. Peut-être le film est-il trop transparent politiquement, c’est vrai. Et ça nous arrange de ne pas retrouver les relents douteux de Bac nord. Ici il s’agit tout de même de conter l’échec policier, dans la mesure où la semi-réussite provient d’un concours de circonstances, pas d’une force collective et encore moins d’un héroïsme individuel – On y verra d’ailleurs une filature solo se soldant sur une impasse, heureuse car elle évite les éventuels vices de procédures en cause si la cible eut été bonne – mais d’une parole civile.

     Novembre est un magma, à l’épure, à l’os. Proche de ce qu’on a pu voir outre-Atlantique chez Bigelow ou Greengrass, dans Zero dark thirty ou Vol 93. C’est simple, en France, je n’ai pas le souvenir de voir ça, de façon aussi efficace, ou bien il faut remonter au Rochant des Patriotes, ou aux meilleurs épisodes du Bureau des légendes ou d’Engrenages. Tout se vit de l’intérieur de l’enquête, de ces cinq jours fous, des coulisses policières, des bureaux en ébullition, des filatures, des interrogatoires, des perquises.

     Ce qui m’a d’autant plus passionné c’est que ce soit un vrai récit construit pour le cinéma. Avant d’y aller, je me disais qu’il aurait dû en faire une série, car c’était lourd, dense et que si en plus il fallait créer des personnages de fiction ça ne tiendrait pas, ni historiquement ni ontologiquement. Mais il n’y a aucun personnage, dans le sens aucune vie privée, on ne saura rien de personne en dehors de l’enquête, ils ne sont que fonction. Et pourtant, on se souvient de chacun d’eux – d’autant qu’ils sont magnifiquement incarnés, Lyna Khoudri & Anaïs Demoustier en tête. Ils existent tout en servant entièrement le récit. C’est vertigineux.

Sans filtre (Triangle of sadness) – Ruben Östlund – 2022

04. Sans filtre - Triangle of sadness - Ruben Östlund - 2022« In den wolken »

   8.0   La première partie (la plus courte, une trentaine de minutes) de Sans filtre, intitulée « Yaya & Carl » suit un couple de mannequins influenceurs et s’articule autour d’un (non) évènement : Une dispute à propos d’une addition à payer, à laisser ou à partager. On est assez proche de ce qu’Östlund avait fait de Snow therapy (2015) qui suivait le malaise d’un couple aux sports d’hiver, après qu’une avalanche ait manquée de les engloutir, tandis que la mère protégeait ses gosses et que le père avait détalé illico. Ici, l’avalanche c’est l’addition. Restaurant de luxe, fin du repas : Il pensait qu’elle l’inviterait, puisqu’elle gagne trois fois plus que lui ; elle se laissait invitée (le serveur pose la note clairement vers le garçon) par son homme. Une histoire de carte bleue refusée et de billet de cinquante euros, tatillon, envenimera le reste. Une scène de restaurant qui se répercute ensuite dans un taxi, un ascenseur, puis une chambre d’hôtel : C’est aussi cela le cinéma de Ruben Östlund, un plaisir de l’étirement séquentiel au sein même d’une séquence, un chapitre, un lieu, une situation – de genre et/ou de classe.

     Que faire de ce non-évènement ? Qu’est-ce que cela produit sur le couple et qu’est-ce que cela dit de chacun, des rapports de classe, des rapports homme-femme, du féminisme, de la virilité, du pouvoir de l’argent ? Problématique on ne peut plus théorique que le réalisateur suédois parvient, aussi bien dans un film comme dans l’autre, à transcender par sa mise en scène, à la fois clinique et inspirée de moults détails, souvent des gestes de mains, des grimaces sur des visages, des sons diégétiques, qui enrichissent chaque scène, chaque plan. Ici, celle de la voiture, où la dispute se poursuit – mais cette fois autour du billet de cinquante euros, récupéré sur la table – la caméra épouse le ballet des essuie-glaces arrière, accentuant le ping-pong verbal entre Yaya & Carl, et produisant une mécanique image/son évidemment très fabriquée mais absolument fascinante. Beaucoup aimé cette première partie, qui constitue un film en soi, très proche de ce qui me plait chez Östlund. Je remarque que les grandes scènes de son cinéma (des trois films que j’ai vus de lui) se déroulent systématiquement lors des repas. J’étais presque un peu déçu d’arriver sur le bateau.

     Arrive alors une deuxième partie (la plus longue, probablement, la plus dingue aussi) intitulée « Le yacht » où notre couple de mannequins (que l’on continuera de suivre, mais de façon plus éparse) se la coule douce sur une croisière de luxe. Ils y rencontrent un magnat russe qui dit qu’il vend de la merde, mais aussi un couple de vieux britanniques qui se définissent comme les protecteurs de la démocratie et qui auraient fait fortune dans la vente d’armes – jusqu’à avouer avoir traverser une période difficile quand il fut interdit de fabriquer des mines antipersonnel – ou encore un milliardaire solitaire qui vend du codage. Entre autres passagers richissimes, notre couple d’influenceurs, qui se disputait au préalable pour cinquante balles, fait un peu figure d’intrus, spectateurs d’un naufrage, celui de l’humanité, errant là-dedans un peu façon Hulot qui pourrait être incarné ici par cette femme ayant été victime d’un AVC et qui répète sans cesse « Dans les nuages » en allemand. Et c’est probablement la filiation la plus directe du cinéma d’Östlund, au moins dans ce film-ci, qui à mes yeux est une vraie comédie, une super comédie, très visuelle, dans la lignée de Jacques Tati, dans la captation du plan, de la séquence, des détails et de la musicalité de la scène. Östlund c’est peut-être Tati sans Hulot, in fine.

     Il faut signaler qu’on entrait dans cette seconde partie par un pot de Nutella (Un peu comme chez Bret Easton Ellis, on cite beaucoup de marques dans Sans filtre : H&M, Balenciaga, Rolex, Patek, Nutella…). Evidemment, c’est grotesque, installé ainsi. Et c’est là tout l’art d’Östlund que de rendre beau le grotesque (Tout Snow therapy, en fin de compte) et ce pot de Nutella est au départ une valise orange, acheminée par hélicoptère, jetée en mer. Cette valise est ouverte et on apprend ce qu’elle renferme. Mais il faudra attendre encore un peu pour comprendre qu’elle avait été expressément demandée par l’oligarque russe, le personnage le plus cynique d’entre tous, mais peut-être le plus attachant et ça aussi c’est tout l’art d’Östlund : Il est critique envers les personnages qu’il crée mais ne les observe pas tant en surplomb qu’en œil de cinéaste fasciné par la complexité des comportements humains. Et c’est ainsi, par petites scènes qui construisent un tout séquentiel, au sein du bateau, que le génie du cinéaste suédois opère. A-t-on envie d’entrer sur ce paquebot de l’enfer, où se côtoient les fortunés les plus cyniques que la terre puisse porter ? Où le personnel doit se contenter de sourire et dire oui à tout ce petit monde ? Et ce même lors du plus débile des caprices : Dans un élan absurde, une passagère souhaite que tout le personnel enfile son maillot de bain et descende un par un par le toboggan de secours. Et voilà, sur une idée, un détail, une étrangeté, ça dérape, et ce second chapitre ne cessera de surprendre ainsi : à l’image de la double scène de la mouche et de l’ouvrier torse-nu, magnifique et sans conséquences, mais annonçant un dérèglement plus grand à venir sur le paquebot.

     Yacht où l’on ne verra son capitaine alcoolique (Woody Harrelson, génial) qu’un seul soir – pour le traditionnel repas du commandant – qui est une sorte d’Haddock communiste caché le reste du temps dans sa couchette à siroter son whisky et à écouter L’internationale. Le film mérite évidemment d’exploser et c’est exactement ce qui va se produire, entre les assiettes d’huitres au champagne et de poulpes grillés : Un renvoi empêché ici, une flatulence masquée là, avant que la quasi-intégralité des passagers ne gerbent absolument partout, sur les vitres, dans les verres, les chapeaux, les couloirs. Mais ce n’est pas juste du vomi, pas juste un vomi. C’est un concert de vomi. C’est le chaos, jusqu’au-boutiste, burlesque. Ballet de jets de vomi et bientôt de toilettes bouchées renvoyant des litres de merde – Mieux vaut y aller le ventre vide, je préfère prévenir. Alors évidemment, présenté ainsi, ça ne donne pas envie, pourtant il faut voir la force mise en scénique d’Östlund, le jeu avec ce décor mouvant, notamment ces corps inclinés, les rideaux qui se penchent, le bruit des vagues sur la coque. C’est simple ça n’arrête pas. Et même quand ça semble se poser un peu, c’est pour voir le capitaine américain communiste et l’oligarque russe capitaliste faire un duel de bourrés à grand coup de citations qu’ils piochent sur leur smartphone et qui finissent par balancer leur discussion au micro, occasionnant une idée de plus, cette fois sonore. Bref, c’est une deuxième partie aussi réjouissante que répugnante, où Tati soudain croise Ferreri, qui se brise brutalement, lorsque le yacht est assailli par des pirates et fait naufrage.

     Le film s’en tenait au naufrage du bateau, avec ces clients richissimes noyés dans leur vomi et leur merde, il était déjà un pur doigt d’honneur au festival qui l’a encensé, un peu à l’image de la scène du singe performer dans The square, au sein d’un diner de gala où tous les convives étaient en costumes, comme à Cannes. Evidemment qu’il y a du cynisme de la part d’Östlund, mais ce n’est jamais de la méchanceté. C’est un jeu. Ce qui l’intéresse c’est d’en rire.

     C’est alors qu’intervient cette dernière partie, intéressante mais un peu plus problématique, car moins construite à la Östlund, si j’ose dire. Moins élaborée par séquences et situations. Aussi, le rythme s’affaisse, les idées de mise en scène ne sont plus aussi cinglantes et si l’intérêt change de bord, le cinéaste parvient moins à rendre attachant sa lutte des classes inversée. Malgré tout, il y a toujours des gags, des idées à foison, à l’image de ce caisson de sauvetage qui devient une sorte de QG baisodrome. Même si tout cela opère de façon moins séquentielle, il y aura toujours un truc, une surprise, jusqu’au mystérieux dernier plan : Une finition complètement insolite. J’aimerais revoir le film aussi pour me frotter à nouveau à cette troisième partie. Tenter de comprendre encore ce qui cloche un peu pour moi, dans le dispositif du réalisateur de Snow therapy.

     Mais reprenons : Les naufragés survivants se retrouvent sur une île et le déséquilibre des classes s’inverse. Puisque les riches ne savent pas survivre autrement qu’avec leur téléphone et en bouffant des chips, ils n’ont d’autre moyen de suivre l’organisation de survie imposé par les pauvres, à savoir Abigail car il n’y a qu’une femme pauvre, femme de ménage sur le navire, autoproclamée capitaine sur l’île déserte, puisqu’elle allume le feu et pêche du poisson. Au préalable, si cette robinsonnade me séduit moins, en apparence, c’est qu’elle fait office de Parasite en moins bien. Car il n’émerge de ce retournement de situation qu’une sensation de « Tous absolument pourris » un peu agaçante. D’autant que d’une part notre couple est relégué au second plan, d’autre part le film ne semble plus avoir grand-chose à filmer : Autant Östlund était à l’aise sur le yacht, avec son décor qui tangue, ces longs couloirs, cette opulence globale, autant il ne sait pas du tout comment filmer l’extérieur, l’île, la nature, créant un discours volontiers hypocrite d’un type se moquant de son statut (le mec est adoubé depuis The square) et de sa classe, en faisant rire une galerie aveugle. L’amour du cadre et de la matière s’est un peu affaissé, certes, mais Östlund ne se fourvoie pas non plus car ce serait oublier que le décor, s’il existait au sein des deux premières parties, était déjà factice : La nature de l’ile n’existe pas plus que la mer pendant la croisière. Et ce serait faire l’impasse sur l’essentiel : Les riches ne sont pas tous pourris au point de s’entre-dévorer.

     En effet, ce qui régit le cinéma d’Östlund et en grande partie ici, ce sont les rapports de domination liés fondamentalement à l’argent. L’amour, s’il y en a entre les personnages dominants, est indexé à la richesse. Dans la première scène, par ailleurs assez jubilatoire, dans un vestiaire de mode, s’il fallait retenir ne serait-ce qu’une info, essentielle mais insolite, c’est que l’homme est trois fois moins payé que la femme. Dans ce milieu-là, tout du moins, où l’objétisation des corps est monétisable. Et plus tard ce sera pareil, l’amour dépend de l’argent, systématiquement. Yaya est avec Carl parce que c’est cool d’être un couple d’influenceurs. Quant aux nombreux couples sur le yacht, on comprend qu’ils sont ensemble par intérêt financier, jusqu’au russe qui semble être là avec ses deux femmes. Et dans la troisième partie, il s’agit aussi d’expérimenter le couple sur un système de transfuge de classe, qu’importe si l’argent ici c’est le travail, dans sa forme la plus concrète. Sur le bateau, Abigail nettoyait les chiottes, sur l’ile elle fait de Carl son gigolo en échange de denrées distribuées à tous et lui offre un lieu où dormir. Le rapport de domination s’inversant, la prolétaire devient dominante et hérite des défauts des dominants. Les autres personnages sont par ailleurs plus « beaux » sur l’île. Les riches retrouvent leur humanité. Ils sont soudain moins tristes, moins pathétiques, plus légers, solidaires, enfantins. Comme si le simple fait de leur avoir supprimer leur richesse suffisait à les réhumaniser. Car le riche dans sa nouvelle position de prolétaire est libéré de sa méchanceté, du pouvoir qui faisait de lui un oppresseur. Le problème de l’humanité selon Triangle of sadness, donc, ce n’est pas l’individu mais la position sociale. Et c’est exactement le même constat du point de vue du genre : Le matriarcat instauré sur l’ile ne sera finalement pas moins violent que le patriarcat de notre monde.

     C’est un film passionnant, construit en trois blocs (La dispute, le yacht, l’ile déserte) et en petits blocs à l’intérieur de ces blocs. Je suis sidéré par ce que le film a produit sur moi. J’ai vraiment adoré les deux premières parties, de manière très différente : plaisir théorique d’abord, plaisir jubilatoire ensuite. La dernière, moins, j’ai un peu lâché prise, contrairement à son Snow therapy, qui m’apparait plus beau encore dans son dernier tiers. Néanmoins ça m’a fait un bien fou de retrouver un peu de ce que j’avais aimé chez Östlund et qu’importe, finalement, si le film est inégal, la gêne continue qu’il procure est délectable. Et sous ses allures de caricature cochant les cases du film-satire, c’est in fine un objet curieux, un vrai caillou dans la chaussure, qui ne m’a pas quitté durant les dix jours qui séparent mon visionnage du film et ce que j’en écris. Un film bourré d’idées, qu’on peut adorer ou détester, sinon les deux en même temps, en accord complet avec ce que je pensais d’Östlund jusqu’ici, puisque j’adore Snow therapy et conchie The square (2017).

     J’en profite pour conseiller le magnifique épisode de La gêne occasionnée qui lui est consacré – qui m’aura permis de comprendre mieux le film et même ce qui m’y plait moins – et qui parle bien sûr de Tati, du marxisme, en y voyant une œuvre moins misanthrope (puisque c’est ce qu’on reproche souvent au cinéaste suédois) qu’amoureuse du cadre, de la situation et de la matière.

As bestas – Rodrigo Sorogoyen – 2022

27. As bestas - Rodrigo Sorogoyen - 2022L’amour à mort.

   9.0   As bestas s’ouvre sur un étrange prologue au ralenti, qui nous donne à voir un rite galicien où deux « aloitadores » immobilisent un cheval afin de tailler sa crinière et le marquer. Un écho tonitruant à ce prologue interviendra aux deux-tiers du film, en point d’orgue d’une séquence tendue comme jamais, insoutenable dans sa durée, sa gestion de l’espace et son silence oppressant. Séquence qui sert d’apogée à une première partie qui forme un crescendo d’angoisse sans précédent.

     Passé ce prologue, le film prendra le temps d’installer ses pions, de nous immiscer dans la vie de ce village des montagnes de Galice. Et tout particulièrement dans le quotidien d’un couple. Olga & Antoine, des français d’une cinquantaine d’années, qui vivent dans une ferme où ils cultivent leurs légumes bio, les vendent sur les marchés et retapent, à leurs heures perdues et à leurs frais, les bâtisses délabrées du coin dans le but de faire revenir les locaux, de repeupler le village, de le faire renaître.

     Ils ne jouent néanmoins pas aux messies ni aux bons samaritains, mais se contentent de réaliser leur rêve partagé. Et s’ils nouent de solides liens avec quelques habitants du village (un couple de fermiers, notamment, un vieux berger aussi) et qu’ils sont globalement appréciés sur les marchés, leurs rapports sont nettement plus conflictuels avec leurs voisins mitoyens, Xan & Loren, qui vivent avec leur vieille mère.

     Une simple querelle de voisinage ? C’est plus complexe et c’est bien entendu toute l’intelligence d’un film au récit archi construit, minutieusement charpenté, qui va s’étoffer à mesure. Ce dérèglement prend en réalité sa source en amont : Un projet d’installation d’un parc éolien, auquel le couple s’est farouchement opposé, contrairement à la plupart des habitants autochtones, qui y voient l’occasion d’une compensation financière qui les extirperait enfin de la misère. L’édifice du trouble conflictuel repose beaucoup là-dessus ainsi que sur le décalage linguistique (on y parle français, espagnol mais aussi galicien) et le décalage insoluble (on peut toujours apprendre une langue) persistant entre le rural ancré et le citadin néo-rural.

     Mais pour comprendre la véritable source du conflit, il faut remonter deux siècles en arrière. As bestas ne cessera en effet d’évoquer cette obsession des espagnols – et on imagine que Sorogoyen connait bien le sujet – pour leur rejet de Napoléon et l’amalgame avec le français d’aujourd’hui, qui resterait quoiqu’il arrive un conquistador. On sent que ça doit être un récit qui s’est transmis entre générations au sein de ces villages de galiciens pure souche. Et Xan transmet cette obsession en permanence, dans une mécanique de langage très précise – qu’il soit bourré ou non – située entre l’humour et la menace. Il est fascinant et terrifiant. Et par ailleurs, on sent qu’il ne l’est pas seulement pour nous ou pour Antoine, mais aussi pour Loren, son petit frère, ainsi que pour tous les gens du village, qui acquiescent, ne le contredisent jamais.

     Là où le film impressionne, outre sa maîtrise de la séquence, de la composition, de la tension, du dialogue, des silences, c’est dans l’espace d’ambiguïté qu’il parvient malgré tout à agencer : Quand bien même il nous convie aux côtés du couple de français, en nous faisant subir les attaques verbales puis physiques de ces deux frangins galiciens – qui rivalisent de plans d’intimidation : pissent sur leurs chaises longues, empoisonnent leur puits et rodent aux abords de leurs fenêtres la nuit – il ne crée pourtant pas de frontière statuée entre gentils et méchants, puisqu’il donne aussi du poids aux raisons de ces deux types (sans toutefois légitimer leur comportement, bien entendu) notamment le temps d’une séquence (un plan-séquence fixe d’une dizaine de minutes, probablement) où les deux paroles, les deux raisons se confrontent autour d’un verre de vin. Et subtilement, lors de cet instant, court au sein de leur éternel conflit (Il semble qu’ils ne se soient jamais confiés leurs vies et rêves respectifs) mais long au sein du film, notre regard change, notre position évolue, notre empathie quitte un peu Antoine (et son caprice de français aisé et érudit) pour Xan & Loren (et leur misérable et inextinguible existence).

     Et le catalyseur de la chute, quand l’intimidation se substitue à la confrontation (la rencontre nocturne dans la voiture, terrifiante, puis bien sûr l’instant cathartique dans la forêt, glaçant) c’est la caméra. Cette petite caméra qu’Antoine s’entête d’utiliser – contre l’avis d’Olga, qui ne cesse de répéter « il y a toujours d’autres solutions » – afin de récolter des preuves des mauvais comportements de ses voisins. La séquence à la station-essence, pareil, quel instant de pure tension : « El periódico, francés ! ».

     C’est donc un film de village, voire de (conflit de) voisinage, que Sorogoyen va orchestrer comme un thriller. Un film virtuose, évidemment, mais jamais surplombant. Ce n’est pas Haneke, Ça vie beaucoup dans chaque scène. Si je devais faire un comparatif un peu approximatif je dirais que ça m’évoque davantage le cinéma roumain, fait de grands blocs, vivants et étouffants à la fois. C’est un thriller qui vire parfois au film horrifique, avec des armes sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré, avec des confrontations sans qu’une goutte de sang ne soit versée. C’est très crispant tout du long, pour ne pas dire terrorisant. Mais la structure en dyptique (Il y a clairement l’avant et l’après) surprend, d’autant qu’elle prend le risque d’une rupture dans la montée en tension qui régissait jusqu’alors.

     Impressionnant aussi fut ce glissement brutal, opéré du film d’hommes vers le film de femmes (la mère des uns, la femme et la fille de l’autre) pour le dire grossièrement. Et sans que ce soit un message, un truc martelé, dans l’ère du temps. C’est très fort. C’est simplement une ellipse d’une année qui brise tout. Olga était d’abord assez effacée, se tenait loin des conflits, les refusait au point d’émettre à son mari le souhait de partir. Dans la seconde partie, c’est une autre Olga. Les cheveux coupés, Marina Foïs semble avoir pris dix ans. Olga devient la Sara Conor de la Galice, elle ne partira plus.

     La tension elle-même se déplace, quand bien même on la retrouve un peu dans cde moment irrespirable où Olga et sa fille récupèrent les brebis. Le conflit de classe se substitue au conflit mère-fille. Et s’adoucit parce qu’au fond c’est toujours l’amour qui gagne : As bestas est aussi une superbe histoire d’amour qui explosera à la fois dans l’obsession d’Olga mais aussi dans ces vidéos que la fille regarde : Au milieu des relations conflictuels entre son père et le voisinage, se loge un moment d’amour d’une simplicité, qui l’émeut. Qui nous transperce. Par ailleurs, si on peut trouver des influences aux deux premiers tiers d’As Bestas chez Délivrance ou Les chiens des pailles (et encore ce n’est pas évident du tout, à mon sens) le dernier tiers c’est quelque chose que je n’ai vu absolument nulle part. Le film devient presque plus puissant encore après son basculement.

     Et quel casting ! Il serait injuste de ne pas mentionner que Denis Ménochet & Marina Foïs sont tous deux exceptionnels. Il serait plus injuste encore de pas évoquer la puissance d’incarnation de Luis Zahera (déjà génial dans El reino) & Diego Anido. Incroyables.

     C’est donc une énorme claque. Sorogoyen m’avait déjà bien marqué avec El reino, mais là c’est encore autre chose. Entre l’intensité, le mélange des langues, l’interprétation hallucinante de chacun, l’histoire d’amour fou, l’ambiance, la musique, c’est déjà un classique absolu pour moi. Rarement été aussi tendu devant un film et notamment durant trois séquences phares (la forêt, la guinguette, la cuisine) – sans parler de la scène des dominos et de la scène « tapas de gato » – dont deux en plans-séquence à rallonge, carrément irrespirables. Rarement été à ce point sonné par un film dans son entier. Je ne verrai plus les éoliennes, les tomates, les dominos de la même manière.

     Il faut à tout prix que je me mette à jour sur le cas Sorogoyen et que je rattrape ce qui me manque : « Que dios nos perdone », « Madre » ainsi que sa mini-série « Antidisturbios ».

Coupez ! – Michel Hazanavicius – 2022

09. Coupez ! - Michel Hazanavicius - 2022Le redouté.

   8.0   Commençons par le faux débat : Oui, Coupez ! est un remake, celui de Ne coupez pas ! un film japonais sorti en 2017 et oui il y a nettement plus de thune dedans puisque le film de Shin’ichirō Ueda était un truc d’étudiant bricolé avec rien. On pourrait donc faire les mêmes reproches à Hazanavicius qu’on le faisait à quantité d’auteurs occidentaux ayant remakés des films confidentiels qui traversent difficilement les frontières. Sauf que Coupez ! a l’honnêteté d’intégrer l’idée qu’il est un remake. C’est un remake qui n’a jamais autant parlé du film original puisqu’il l’intègre dans la diégèse même du film. Bref, le débat – si tant est qu’il en existe un – est clos.

     Ce d’autant plus qu’il s’insère parfaitement dans l’identité de son auteur, Hazanavicius n’ayant quasi fait, à sa sauce bien sûr, que des déclarations d’amour au cinéma, en détournant ou pastichant ce qu’il cite, d’OSS 117 au Redoutable, en passant par The artist et bien entendu par La classe américaine, le grand détournement. C’est vrai qu’il n’avait jamais fait de remake pur. C’est chose faite. Alors loin de moi l’idée de comparer l’original et son remake, pour la simple et bonne raison que je n’ai pas vu l’original, mais s’il y a une chose que je reconnais au film d’Hazanavicius c’est de m’avoir donné envie de découvrir le film de  Shin’ichirō Ueda. Bref, il ne me semble pas que ce soit un projet de substitution ou un truc crée pour que le français puisse voir un film japonais francisé. J’aurais même tendance à penser qu’il en est son prolongement. Idée géniale, donc.

    Parlons un peu du film : Il faudra être solide, très solide, durant les trente-deux premières minutes, qui est un plan-séquence unique dans un centre commercial désaffecté, où une équipe tourne un film de zombies avant que le tournage soit perturbé par de vrais zombies ayant surgit suite au réveil d’une malédiction. Il faudra être solide car c’est quasi irregardable sur la durée : C’est mal joué, mal rythmé, mal filmé, l’image (façon DTV des enfers) est hideuse et la musique d’accompagnement complètement aléatoire.

     Oui mais voilà, une fois qu’on a franchi cette étape, un autre film commence : Une seconde partie suivra les prémisses de ce tournage, un mois avant, une semaine avant, un jour avant, une heure avant, une minute avant. Et une troisième partie viendra saisir le contre-champ de la première partie, sorte de making-off du tournage catastrophique ayant offert les images qu’on s’est farci au préalable. Et par un miracle absolument jubilatoire, on n’a jamais eu autant envie de baffer un film pour sa première demi-heure puis de le remercier de nous l’avoir fait subir.

     Car là où il y avait beaucoup de gêne (quand bien même le film rende allègrement hommage aux séries Z) c’est maintenant une avalanche de fous rires qui se relaient. Mais vraiment, je n’avais pas ris comme ça au cinéma depuis très, très longtemps. Et en grande partie – et c’est là le gros tour de force du film – car tous les acteurs sont extraordinaires alors qu’ils étaient nuls à chier pendant la première demi-heure. Tout prend sens : Une faute de rythme, une improvisation ratée, un curieux bruit, une hache abandonnée, un plan suspendu, une proéminence de zooms, un travelling tremblant. Et j’appuie là-dessus : Il y a des interprètes formidables, de Romain Duris à Grégory Gadebois, aux moins connus : Sébastien Chassagne (Irresponsable) ou Raika Hazanavicius (Les sept vies de Léa) pour ne citer qu’eux. Mention spéciale à Jean-Pascal Zadi, qui m’a fait mourir de rire : « Je suis dans les choux, moi ».

     C’est vraiment une super comédie. Un nouveau très beau détournement, signé Michel Hazanavicius. Et une joyeuse célébration du groupe, de la bricole, de la fabrication d’un film. Qui parvient même in extremis, après sa demi-heure miroir de pure jubilation, à faire une sortie émouvante, d’une tendresse inouïe.

Les passagers de la nuit – Mikhaël Hers – 2022

04. Les passagers de la nuit - Mikhaël Hers - 2022Miroir fantôme.

   8.5   S’il fallait tenter de définir le cinéma de Mikhael Hers, on pourrait dire qu’il tire sa douce mélancolie d’une forme nostalgique, au sens noble du terme : Il n’y a pas de vertu passéiste mais c’est un cinéma du présent qui accepte d’avoir une mémoire. C’est une célébration du passé qui coexiste avec le présent. Une forme d’éternité lumineuse. Et s’il fallait le rapprocher d’un autre auteur, ce serait de quelqu’un auquel on le colle rarement à savoir Guy Gilles, autre cinéaste de la mélancolie, de la dépression, du souvenir, qui filma lui aussi la nuit, dans Nuit docile (1987).

     Hers aussi avait déjà largement filmé la nuit auparavant : D’abord l’errance nocturne de cet homme dans Charell (2006) puis les trois chapitres indépendants de Montparnasse (2009). Des « passagers de la nuit » le film semble en regorger mais ce sont deux d’entre eux qui vont nous intéresser, d’abord Tallulah, puisque le film s’ouvre sur elle, avec son barda dans une station de métro, dont elle observe un plan lumineux, qui reflète bientôt ses lumières sur son visage. Paris lui appartient. C’est ensuite d’Elizabeth dont il s’agit : Une femme mariée, abandonnée par son mari, qui doit composer avec deux enfants presque adultes et une obligation de chercher du travail ce qu’auparavant elle n’avait jamais fait. Deux passagères dont les sinueux chemins vont se croiser.

     Jusqu’ici tous les films de Hers s’inscrivaient dans le paysage contemporain, qu’ils soient indéterminés ou clairement identifiés : Amanda (2017) prenait pour « décor » Paris et les attentats qui n’étaient pas sans évoquer ceux de 2015. Dans Les passagers de la nuit, la temporalité est essentielle puisque le film s’ouvre sur l’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Pour un cinéaste du souvenir, Les passagers de la nuit faisait presque office de passage obligé pour Hers, qui est né en 1975 et qui a donc grandit durant les années 80. Revisiter cette période c’était aussi revisiter son enfance.

     D’autres échos peuplent le film : On pense évidemment à Charlotte Gainsbourg, sensiblement le même âge, qui était propulsée actrice dès les années 80 par Claude Miller, dans L’effrontée (1984) ou La petite voleuse (1988). Des fantômes, le film en est parsemé ; à l’image de cet instant où la radio annonce une chanson de Barbara, sans nous l’offrir. C’est un film tout en mystères, partout, à commencer par l’absence du père ou la rémission de cette maladie. Ou encore de cette brève apparition d’Isaure Multrier (qui interprétait Amanda dans son précédent film) lors d’un plan furtif dans un parc. Voire de cette façon qu’il a de nous faire croire qu’il convoque Rohmer (c’est toujours un peu la classe de citer Rohmer) alors qu’il s’agit davantage de faire renaître Pascale Ogier et de créer une passerelle entre le film et le film dans le film, entre Louise et Talulah, miroirs l’une de l’autre, avec cette voix, cette diction si proche (sublime Noée Abita, qui continue de faire d’excellents choix de rôles, après Ava et Slalom). C’est bien entendu le fantôme de Pascale Ogier qui irrigue tout le film. En faisant « survivre » Tallulah, à la drogue notamment, c’est comme si Hers faisait survivre Pascale Ogier (décédée tandis qu’elle n’avait pas vingt-six ans) et lui offrait une autre vie.

     Aussi, le film est parsemé d’images d’archives. Elles s’inscrivent dans le présent du film autant que dans la mémoire de sa fabrication. Elles proviennent de différentes sources : anonymes, personnelles ou parfois documentaires, comme celle où l’on aperçoit Jacques Rivette dans le métro, issue de Rivette, le veilleur de Claire Denis. Il y a aussi des reconstitutions, images obtenues grâce à une Bolex qui offrent le vertige du passé, par son grain, son format. C’est très beau. Ça offre une texture très particulière au film.

     Comme souvent avec le cinéma de Hers, ça se joue autant sur de discrètes fulgurances et des petits rien. Un nombre de petites séquences, aussi anodines que puissantes, jalonnent le film. Des rencontres pleines de promesses et bienveillances : Emmanuelle Béart dans la maison de la radio. Thibault Vinçon (qu’on adorait déjà dans Memory Lane) dans une médiathèque. On retrouve aussi Didier Sandre. C’est une petite famille, le cinéma de Hers. Et une scène de danse sur « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, sublime en ce sens que le morceau est clairement intégré dans la dramaturgie : c’est leur chanson emblématique, il a une histoire. En ce sens aussi qu’il ouvre sur une recomposition familiale aussi évidente – tant le film est baigné d’une bienveillance continue – que bouleversante.

     C’est un film d’une grâce et d’une douceur inouïes et avec un tel amour pour chacun de ses personnages. Et si c’est un film de naissance (d’un amour, d’une famille) c’est aussi un film de renaissance (d’une femme délaissée, par son mari et son cancer) bref c’est assez bouleversant, tout en étant très gracieux, très doux. Ce n’est pas un scoop, j’adore le cinéma de Mikhael Hers, tous ses films, longs comme courts. J’étais curieux de voir comment il aborderait celui-ci, en apparence moins « grave » que les deux précédents (qui s’ouvraient volontiers sur la mort) mais avec une particularité nouvelle chez lui soit celle de reconstruire une époque, en l’occurrence les années 80 et de s’ancrer dans un autre quartier de Paris, Beaugrenelle. J’ai trouvé ça magnifique.

Apollo 10½, A space age childhood – Richard Linklater – 2022

15. Apollo 10½, A space age childhood - Richard Linklater - 2022Objectif lune.

   8.0   Difficile de savoir jusqu’à quel point Apollo 10½ est autobiographique mais Stanley, le jeune héros du film, est né en 1960 à Houston. Tout comme Richard Linklater. Pour son retour à l’animation par rotoscopie (quinze ans après A skanner darkly) le réalisateur de Boyhood joue sur un terrain proche de celui de Paul Thomas Anderson et Quentin Tarantino, respectivement pour ces deux merveilles que sont Licorice Pizza et Once upon a time in Hollywood : il retrouve l’atmosphère de son enfance et livre un pur film-fantasme, à travers le portrait d’un garçon de dix ans, engagé par la NASA pour intégrer la mission Apollo.

     C’est du pur Linklater donc moins un film sur Apollo et les projets lunaires que sur le quotidien d’une famille des suburbs de Houston dans les années 60. Une chronique à la fois documentée et fantasmée. Une collection de petits instants, de souvenirs, de gestes, de films, de chansons, de programmes télévisés. Fétichiste mais jamais passéiste tant la voix off (Celle du garçon, d’aujourd’hui) y évoque sans cesse le Vietnam et la surconsommation, entre autre. Un régal.

Rien à foutre – Julie Lecoustre & Emmanuel Marre – 2022

11. Rien à foutre - Julie Lecoustre & Emmanuel Marre - 2022La captive du désert.

    9.0   Cassandre est hôtesse de l’air dans une compagnie low cost, elle loge dans un hôtel aux frais de la compagnie, aux Canaries, à Lanzarote, mais peut aussi bien passer ses nuits lors de ses escales, à Varsovie ou Liverpool. Cette vie sans attaches, faite de rencontres éphémères (« les gens je les aime pendant deux heures et après salut » clame-t-elle), tout en transit et jet lag lui plaît, même s’il rêve d’intégrer Emirates et de s’envoler pour Dubaï.

     La première partie de Rien à foutre est le récit de ce quotidien, de cet univers si singulier, violent où l’on découvre ces hôtesses, systématiquement dans la représentation, c’est leur travail, faire des sourires et exhiber leur féminité. C’est la vie de Cassandre, qui si elle n’est pas dans un avion, passe son temps sur son téléphone, entre Insta et Tinder, en boîte de nuit ou avec des plans cul. Elle swipe la vie, en somme. Au même titre que ces avions qu’elles préparent puis qu’elle nettoie, que ces passagers dont elle prend soin le temps d’un vol, pour ne plus jamais les revoir.

     Julie Lecoustre & Emmanuel Marre optent pour un tournage dans l’urgence, notamment dans de vrais aéroports ou dans un avion en plein vol. Et une écriture laissant beaucoup de place à l’improvisation. Plus étonnant encore : Tout y est filmé dans un style documentaire ou plutôt comme si un élément de fiction était injecté dans le réel – Un peu comme dans la partie hospitalière de Énorme, de Sophie Letourneur. Car si Adèle Exarchopoulos est arrivée tardivement sur le projet, Emmanuel Marre & Julie Lecoustre lui ont défini un rôle aussi original qu’essentiel (dans leur fonctionnement) : Elle serait la seule non-professionnelle du film. Au sens où elle serait la seule actrice entourée de personnes exerçant leurs métiers. Procédé ô combien casse gueule qui tient uniquement parce que l’actrice relève miraculeusement le défi. Elle y est aussi magnétique (sinon davantage) que chez Kechiche. Je me suis rendu compte que je pourrais la regarder jouer pendant des heures, et ne voir qu’elle, un peu comme Dewaere ou Vitti.

     Le film se tiendrait à ce dispositif, assumant le mystère impalpable de son héroïne, qu’il serait un formidable moyen métrage, dans la lignée des précédents jolis travaux du couple de cinéastes. Mais ils ont choisi cette fois de transformer leur cinéma, de l’élargir vers la fiction (et le scénario) pur. Courant le risque de le faire tenir sur deux heures : certains diront sans doute qu’il y a deux moyens métrages dans un long tant la césure au mitan (aux deux/tiers probablement) est claire. Ils n’auront pas tort, il y a deux films, aussi bien narrativement que formellement. Sauf que cette seconde partie fonctionne en écho absolue avec la première. Plus fort : La première partie (qui a tendance par instants à me lasser car je ne comprends pas vraiment les motivations de Cassandre) s’en trouve augmentée aussi dans la mesure où c’est le récit d’une fuite, hors sol, d’un refus de l’attachement, d’un deuil refoulé qui explose dans la seconde.

     Ce retour à la maison, les retrouvailles avec le père, avec la petite sœur, mais aussi avec les amis, en Belgique, est un retour sur Terre, un retour au réel, où il faut affronter les douleurs passées les plus tangibles. Et si le début du film était parcouru de petites touches comiques assez géniales, vers la fin un autre ton dévore le film, couverts d’instants de grâce bouleversants, souvent nocturnes, mal éclairés (comme pour contrer la lumière souvent éclatante et artificielle des aéroports) à l’image de cette discussion avec le père sur la terrasse du jardin (avec ce spot qu’on rallume à intervalles réguliers en faisant de grands gestes) ou celle entre deux sœurs à la seule lumière de leur foyer de cigarette, ou celle dans cette casse automobile où Cassandre semble errer parmi des milliers de cercueils, où celle de l’appel de l’opérateur téléphonique, ou celle, silencieuse, terrible, sur ce carrefour giratoire.

     C’est peut-être un schéma plus conventionnel que de prendre ce chemin-là, plus attendu dans le cinéma, que ce qui traversait la première partie, mais c’est fait avec une telle force tragique, un tel amour pour cette histoire et les personnages de cette histoire, c’est puissant.

     Et puis il y a cette fin. Incroyable fin autant qu’elle est osée, absolument casse gueule, d’autant qu’elle débarque juste après la longue scène autour des rochers du rond-point. Un cut, une ellipse, deux mondes. Soudain c’est Dubaï, en pleine pandémie, un spectacle aquatique et de bruit hors norme et Cassandre, là-bas, qui emporte avec elle son mystère. Un final qui rappelle Les siffleurs, de Corneliu Porumboiu. Un final aussi salvateur que d’une tristesse inouïe.

     Julie Lecoustre & Emmanuel Marre étaient là à l’issue de la projection, tous deux aussi érudits qu’adorables, humbles et passionnés. Hâte de les revoir…

Licorice Pizza – Paul Thomas Anderson – 2022

28. Licorice Pizza - Paul Thomas Anderson - 2022Je t’aime moi non plus.

   8.5   Quelle agréable sensation que de ne pas savoir ce qui me plait le plus dans Licorice Pizza et qui à mes yeux en fait à chaud le plus beau film de Paul Thomas Anderson, le plus doux, le plus solaire – quand bien même il faudrait que je revoie tous les autres.

     Est-ce le plaisir de le voir en pleine possession de ses moyens, complète maîtrise liée à une totale liberté, au point qu’on a l’impression de voir un nouveau premier film ? Une nouvelle façon d’appréhender la forme, volontiers plus souple, mais néanmoins sophistiquée.

     Est-ce le voyage dans le Los Angeles de 1973, qu’on ne manquera évidemment pas de comparer avec celui de Tarantino dans Once upon a time in Hollywood, mais qui m’a semblé plus proche de ce que faisait Altman, comme une version faussement teenage de The long goodbye ?

     Un teen-movie dont on aurait par ailleurs extrait le campus. Après l’ouverture, on ne le verra plus. Car cette rencontre sort de ce cadre. Il n’y a pas de vie scolaire dans Licorice Pizza. C’est une comédie romantique atonale. Tout tourne autour de Gary & Alana, mais pas toujours autour de leur relation. Cet « amour » qui ne se dit pas, ces sentiments qui ne s’intellectualisent jamais.

     Est-ce la bande son, qui se paie le luxe improbable d’être à la fois pleine de tubes mais de morceaux qu’on entend peu au cinéma (excepté Life on Mars, on va dire, mais qui débarque dans un moment absolument anodin, pas du tout racoleur) et endémique sans être envahissante ?

     Est-ce parce que le film me surprend en permanence, sur des micro-rebondissements, sur un détail, une scène, un plan, un regard, une phrase, un personnage, laissant un sentiment de film plein mais très léger, limpide et insaisissable ?

     Ou est-ce tout simplement parce que je n’oublierai jamais son drôle de couple vedette ? Gary & Alana, incarnés par deux acteurs qui, par ailleurs (ce n’est pas si souvent pour le signaler), campent des personnages de leur âge. Deux acteurs qui ne sont ni beaux ni laids. Parfois beaux, parfois laids. Jamais maquillés.

     Ces personnages qui à l’image d’un film qui ne cesse d’inverser les codes, sont tout en fascinantes contradictions : Ce garçon de seize ans, trop mature mais has-been en tant qu’enfant star ; cette fille de vingt-cinq ans, trop immature, mais pleine d’une énergie impalpable. Tous deux projetés dans un univers qui les rapprochent, les éloignent, crée autant de jonction que de disjonction.

     Et tout cela jusqu’au bout. Jusqu’à cette ultime scène, toujours mobile, puisque le film est en perpétuel mouvement. Une fin sans fin où le « Je t’aime » final ne marque aucunement un point ni un accomplissement. Il est pure suspension pour deux raisons : Il n’y en a qu’un. Et il intervient en voix off.

     Ou tout simplement car je suis moi aussi tombé amoureux d’Alana. Véritable centre d’inertie du film, puisqu’elle n’existe d’abord qu’au travers du regard transi de Gary, avant de devenir le cœur même du film, avant de prendre les rênes du récit au même titre qu’elle prend le volant de ce camion en panne sèche, dévalant les rues d’une colline de San Fernando, en marche arrière, en plein nuit, dans l’une des plus belles scènes du film.

     Je crois que c’est un peu l’ensemble de tout ça. Je me suis senti tellement bien dedans. Dans son rythme, ses couleurs, sa riche bande sonore, ses travellings latéraux. Je rêve déjà de le revoir.


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