Archives pour la catégorie * 2023 : Top 10

Anatomie d’une chute – Justine Triet – 2023

03. Anatomie d'une chute, Justine TrietMirage manquant.

   9.0   L’ouverture d’Anatomie d’une chute agit en trois temps, trois secousses au moyen d’une temporalité qui s’avère assez floue. Tout d’abord, Sandra donne une interview dans le salon de leur chalet, pendant que son mari travaille vraisemblablement au grenier en écoutant la musique très forte. Ensuite, Daniel, leur fils de onze ans, est en train de promener le chien dans les montagnes. Et pour finir, le corps sans vie de Samuel est retrouvé par son fils, au pied du chalet. Que s’est-il passé ? Accident, suicide ou meurtre ? Il ne s’agit pas seulement d’une image manquante, d’un angle mort que le procès parviendra à éclaircir mais d’une vérité évaporée qui ne cessera de nous échapper. Il faut faire le deuil de la vérité pour établir une vérité, sa vérité.

     C’est un grand film sur le couple, d’une part. Sur « l’utopie égalitaire dans un couple » pour reprendre les mots de Justine Triet elle-même. Mais un film dans lequel, le réel conjugal, le visible, serait continuellement empêché, à l’image de cette toute première séquence qui raconte déjà quelque chose de leur quotidien sans clarifier ce qu’il en est. Il n’y aura finalement qu’une seule séquence de couple et là-aussi elle sera saisie par le prisme d’un filtre (d’une vérité, non de la vérité en somme) qui serait celui de la reconstitution visuelle d’une captation sonore. La langue raconte aussi beaucoup. Elle matérialise les problèmes au sein du couple, tout en le prolongeant au tribunal. C’est très beau d’assister à la vulnérabilité de Sandra lorsqu’elle délaisse le français pour repasser par l’anglais. Et pourtant le cœur du film est moins celui du couple, encore moins celui de la vérité, que la relation entre la mère et son fils, entre Sandra et Daniel. La confiance qui se délite entre eux, la distance qui se crée, le vertige de cette expulsion entre deux audiences puis le choix de la défense final.

     C’est aussi, bien sûr, un grand film de procès (peut-être le plus grand que j’ai pu voir). Sur l’impossible vérité. Les flashbacks racontent par ailleurs moins la vérité qu’une vérité, celle du point de vue, du souvenir voire de ce qu’on décide de se souvenir. La scène du père, en voiture, avec la voix du gamin superposant ses paroles c’est fantastique. Le film de procès convoque un genre, très classique, ce à quoi Anatomie d’une chute semble en permanence se refuser. C’est La vérité, de Clouzot, mais aussi Gone girl, de Fincher. C’est d’une grande complexité. Elle fait du mystère, de l’insoluble, son sujet.

     Il faut noter que cette affaire de vérité contamina aussi le tournage, puisque Sandra Huller (au moins aussi impressionnante que dans Toni Erdmann) tenait à savoir auprès de Justine Triet si son personnage était coupable ou innocent. La réponse était aussi claire (d’un point de vue pratique) qu’ambiguë (d’un point de vue moral) : « Il faut la jouer comme si elle est innocente ». On ne parvient parfois plus à discerner la vérité du mensonge du déni car tout y est flou : Son écrivaine mystérieuse, la mort suspecte de son mari et un enfant mal-voyant au milieu. Sandra est observée, scrutée de toute part, dans plusieurs langues, aussi bien son comportement conjugal que familial, dans ses ambitions professionnelles, mais aussi sa liberté sexuelle, ses éventuels remords, son étrange impassibilité voire ce qui se trouve même dans ses livres.

     Et c’est aussi, forcément, un grand film de mise en scène, avec des choix forts, radicaux, des idées de cinéma partout, renouvelant notre rapport au récit en permanence. Déjà, il y a deux espaces identifiés, deux lieux véritables : Un chalet et une salle d’audience. Un chalet que l’on découvre avec l’avocat. Un tribunal dans lequel on est projeté sans prévenir car l’ellipse ici est reine, elle renforce le mystère imposé par le récit. Le film ne sera jamais parasité par des scènes plus triviales ou attendues. Tout se concentrera dans ces deux lieux, qu’importe la temporalité.

     Parmi la kyrielle de superbes personnages qui parcourent le film, il y en a un qui cristallise notre rapport au film tout entier : L’avocat général est un personnage passionnant dans la mesure où il est haïssable (par le spectateur) en fonction de notre attachement à Sandra, de notre croyance en sa culpabilité ou non. Et la réussite du film se situe ici aussi : Notre point de vue ne cesse d’évoluer, de se modeler en fonction des nouvelles données, des différents témoignages, des incohérences. C’est la parole qui domine le récit.

     Le film est jalonné de très belles idées, fortes, tranchées, à l’image de celle de l’enregistrement audio et ce qui l’accompagne puis accapare l’image : Une scène de dispute, insoutenable. Un truc aussi puissant que les meilleurs moments de Jusqu’à la garde ou As bestas. Une scène d’autant plus troublante qu’elle semble être une projection parmi d’autres de ce qu’on entend. Cet enregistrement aurait pu n’être pourtant que sonore, nous priver d’images, nous placer dans la peau des jurés. Choisir de l’incarner de cette façon-là est un geste fort, parmi d’autres.

     On peut s’amuser à analyser chaque séquence mais s’il fallait n’en retenir qu’une seule, ce serait la toute première : tandis que Sandra reçoit une étudiante venue l’interviewer au sujet de son bouquin, son mari, hors champ à l’étage, écoute de la musique. L’idée de cette ritournelle inaugurale (PIMP de Bacao Rhythm & Steel Band) est formidable puisqu’elle agit par couches. Il y a d’abord son volume. Il y a ensuite sa répétition. Une scène de ménage passive, une façon de dire « je t’emmerde » et de pousser le procédé jusqu’au malaise. Et jusqu’à la scission elliptique. Cette ellipse concentrera tout le mystère autour du récit à venir, de la découverte du corps jusqu’à l’issue du procès, en passant par le flashback d’une dispute conjugale.

     Anatomie d’une chute fut un choc. Et pourtant Justine Triet et moi c’était compliqué depuis dix ans et (le magnifique) La bataille de Solferino : Je n’aime ni Victoria ni Sybil. Enfin je vois leurs qualités respectives,  mais j’y reste complètement hermétique. Là non. Il s’est passé quelque chose. Elle a franchi un cap. C’est un film vertigineux. Un long film mais dont la longueur est légitime. Un film hybride, qui révèle la puissance du hors-champ, la problématique de la langue, la violence du déballage (et donc de la destruction) d’une intimité conjugale, familiale le tout sans respecter ni la charte d’un film d’enquête, ni celui d’un film de procès. La culpabilité nous intéresse in fine moins que tout ce qui entoure les faits, les mystères qu’il révèle, la dissection d’un couple, d’une femme, l’ambivalence de la vie.

La chimère (La chimera) – Alice Rohrwacher – 2023

21. La chimère - La chimera - Alice Rohrwacher - 2023La blessure.

   8.0   Arthur est un héros au cœur brisé. Sa mémoire habitée par une déchirure amoureuse. La première image du film nous envoie d’emblée dans la fiction, le rêve, le souvenir, la perte. Un visage, un sourire, un rayon de soleil, que l’on retrouvera sans cesse tant il semble rattacher Arthur au monde. L’ouverture dans ce train, ses couloirs exigus, percés par des rayons de soleil matinaux, marque ce retour au réel (le contrôleur qui stop le rêve d’Arthur « vous ne connaitrez pas la fin », les voisines de couchettes qui le draguent puis se moquent de sa drôle d’allure) et l’idée du revenant, quand bien même on ne sache pas encore qu’Arthur sort de prison, qu’il revient au pays. Le film est déjà une promesse folle, il charrie un monde avec lui, un passé, un mystère. Dans la lignée du personnage de Lazzaro dans le film précédent d’Alice Rohrwacher.

     Bientôt, le film nous fera glisser vers un autre monde, celui d’une Italie rurale et de pilleurs de tombes étrusques. Tout en préservant cette mystique habitée par Arthur, l’étrange anglais guidé par un don de sourcier, arpentant la forêt et plus tard une plage, un chantier, de sa baguette de fortune, en quête d’un vide, d’une galerie antique abritant des trésors. Pourtant, rien ne semble avoir d’impact sur lui. Pas même la belle Italia qu’il rencontre après avoir retrouvé la mère de son grand amour disparu, avec laquelle se noue pourtant un jeu de séduction mais un amour qui ne peut advenir, car le cœur d’Arthur est déjà pris dans cet entre-deux – qui renverse même les plans – mariant le sacré et le profane, le merveilleux et l’ordinaire, le passé et le présent, le ciel et la terre.

     C’est un film en quête d’une porte secrète, entre ces deux mondes, irréconciliables. L’histoire d’une rencontre et d’un amour rendu impossible par un amour aussi perdu qu’éternel. Un garçon qui a la sensibilité du vide et ressent les cavités souterraines (« ses chimères » dira d’une des tombaroli) dans lesquelles sont cachés des trésors appartenant aux Etrusques, une civilisation préromaine de la côte Tyrrhénienne. Ce vide c’est aussi bien cette temporalité dilatée qui fait rencontrer ces merveilles archéologiques et ces tombaroli, les pilleurs de tombes. Mais c’est bien entendu celui laissé par Beniamina et sa mystérieuse disparition.

     Et Alice Rohrwacher capte cela avec une liberté et une audace inouïe. Il y a des lieux fous, ce train piqué par les rayons de soleil, cette plage enveloppée par une centrale, cette bicoque à flanc de colline, cette forêt, ces grottes, cette ancienne gare. Il y a des séquences démentes comme celle sur Spacelab, de Kraftwerk. J’ai adoré voyager là-dedans. Il y a les influences (revendiquées) de Fellini et Pasolini, mais c’est bien l’univers de Rohrwacher que l’on retrouve dans une continuité évidente de son très beau Lazzaro felice. C’est un film merveilleux, d’une mélancolie insondable jusqu’à sa lumineuse fin, déchirante.

     La chimère est un film endeuillé, d’une mélancolie tenace, traversé par les fantômes et pourtant si vivant, si léger, joyeux, flottant, solaire. Rohrwacher parvient à y filmer un groupe à la Scola (Affreux, bêtes et méchants) ou à la Kusturica (Le temps des gitans) et à y rendre palpable cet univers, féérique, écorché, bordélique. Filmer une fête de village ou une réunion de pillages mais avant tout des visages : Tous existent à un moment ou un autre. Et y brosser un tableau romanesque, doublé d’un éclat romantique, d’une vitalité contagieuse (on en sort heureux, non pas comme Lazzaro, mais en tant que simple spectateur en quête de voyage) et d’une poésie folle.

L’enlèvement (Rapito) – Marco Bellocchio – 2023

07. L'enlèvement - Rapito - Marco Bellocchio - 2023Des hommes et des dieux.

   8.0   Le nouveau Marco Bellocchio raconte l’histoire vraie d’un jeune juif de sept ans, Edgardo Mortara, qui en 1858 à Bologne, fut arraché à sa famille par l’ordre pontifical, pour avoir été baptisé en secret par sa nourrice catholique (qui craignait qu’il soit condamné aux limbes) six années plus tôt. Il intègre alors la cour du pape Pie IX et pendant ce temps sa famille se bat pour le récupérer, bientôt seulement pour le revoir, soutenus par l’opinion publique, tandis qu’en parallèle l’unification italienne grandit, la fin du pouvoir de l’Eglise approche, l’époque du pape roi est à son crépuscule.

     Le vertige d’un récit aussi improbable qu’il est véridique se déploie dans un montage alterné qui permet aussi bien d’accompagner le quotidien de la famille Mortara, poursuivant le shabbat avec l’assiette vide d’Edgardo à table, que dans la nouvelle vie du garçon, qui grandit dans la cour du pape. Bien qu’il continue au préalable de réciter le chema Israël sous ses draps, mezouzah en poche, il se voit bientôt assidu à la messe et fasciné par le Christ en croix de l’église qui sera son entrée vers une religion qu’adulte il chérira plus que tout.

     Un moment donné, quand la mère parvient à voir son fils, surveillée dans une antichambre sans âme, on ne sait comment se bouclera cette séquence, par le vide d’un fils qui a oublié ou par une nouvelle déchirure. Et c’est in extrémis le vertige opératique qui explose, c’est la scène qui nous manquait précédemment, lors de la séparation en plusieurs mouvements, soit celle de l’arrachement de l’enfant aux bras de sa mère. C’est ouvertement Le Kid de Chaplin. La tornade musicale, toute en stridences terribles, qui saisit parfois certaines fins de séquences, comme celle-ci est à l’image du cri de souffrance du père Mortara, qui déchire plus tard les murs et file la chair de poule, lors de la sentence du procès perdu.

     Edgardo grandit, les ellipses se succèdent, et il devient cette ambivalente figure du protecteur de l’église et son bourreau, une âme errante, perdue entre deux familles, deux religions, capable lors de l’insurrection du peuple au voyage de la dépouille du pape, de crier son amour pour lui et sa haine. J’ai bien une petite réserve sur les hallucinations du pape, cauchemardant sur une caricature qui sera relayée par une séquence fantasmée un peu cartoon, mais dans l’ensemble ça m’a terrassé. Jusqu’à cette fin, tétanisante, funeste, où la douceur de la retrouvaille tant espérée se voit brisée une derrière fois par un différend de religion.  

     C’est de l’opéra. C’est baroque. C’est flamboyant. C’est vertigineux. Après le superbe Esterno notte, série consacrée (une fois de plus, après Buongiorno notte) à l’enlèvement d’Aldo Moro, c’est décidemment une très grande année pour Bellocchio.

Trenque Lauquen – Laura Citarella – 2023

10. Trenque Lauquen - Laura Citarella - 2023Laura ou la dernière fugue.

   8.5   Trenque Lauquen est difficile à résumer et définir. Il faut déjà dire que c’est le film d’un collectif de cinéastes, El Pampero Cine, qui s’était déjà illustré avec La Flor (le seul de leurs films qui soit sorti chez nous jusqu’alors) et qui ambitionne de faire des films autrement, en s’échangeant les rôles (réalisateur, acteur, technicien…) et en tournant sur une longue durée, sans calendrier, quand c’est possible, sans subventions de l’Etat. C’est du no limit donc le produit fini ici pèse 4h22. C’est toujours bon de prévenir.

     Trenque Lauquen raconte l’histoire de deux hommes qui partent à la recherche d’une femme, Laura. Qui partait elle en quête d’une autre disparition, celle de Carmen Zuna, qui l’a conduit vers un secret : ses correspondances amoureuses et érotiques (en 1960) cachées dans les pages d’un livre sur l’émancipation sexuelle féminine écrit par Alexandra Kollontaï en 1926. Puis le film nous emmènera vers un autre secret, celui d’une apparition. En deux parties et douze chapitres.

     C’est un film vertigineux à la structure mutante, dans lequel des mystères ouvrent sur d’autres mystères ; Les temporalités s’enchevêtrent ; Les histoires s’entremêlent. Mutant jusque dans sa conception : l’idée est de faire d’une disparition la trajectoire d’une naissance, d’une ouverture et d’un amour, voire plusieurs, aussi impossibles fussent-ils. Le film est jalonné d’objets, de lettres, de livres. Une scène fait écho à une autre. Les voix se multiplient, les pistes aussi. C’est comme une plante qui de déploie et qui semble ne jamais cesser de grandir et s’épanouir. C’est un vrai film tentaculaire.

     Tout ce qu’on verra dans Trenque Lauquen tient de ce que les personnages voient et se racontent, au gré d’une circulation de la parole toujours plus mystérieuse. Car s’il y a parole il y a point de vue donc un mystère, une vérité. On peut très bien mettre en corrélation Trenque Lauquen avec l’autre grand film de l’année sur la parole, à savoir Anatomie d’une chute.

     C’est un vrai film de femme. D’une femme sur une femme fasciné par une autre femme. En creux il y a d’ailleurs un film sur le poids de la maternité, aussi discret soit-il. Trenque Lauquen a été tourné sur six ans, au gré notamment de la pandémie et de la vie : la grossesse de Laura Citarella. Et c’est aussi le récit d’un lieu, qui est celui de l’enfance de la cinéaste. C’est un peu le jeu de l’amour et du hasard de la fiction et du mystère, Trenque Lauquen.

     C’est un film libre, qui parvient à échapper à tout. Il échappe à la normalité du récit, de la durée, de la résolution, déjà. C’est d’ailleurs une femme qui échappe aux hommes. Une histoire qui échappe au récit. Car l’histoire de Carmen Zuna finit par s’évaporer, au même titre que Laura s’évapore aussi ainsi que le désir des hommes (ici Ezequiel et Rafael) de retrouver Laura, s’évapore. C’est fragile comme procédé, bien sûr, puisque le film nous échappe en permanence, mais c’est aussi une façon de raconter, de vivre avec et dans un film, de faire l’expérience d’une évaporation en somme, après l’exaltation de l’enquête, aussi nébuleuse soit-elle. C’est à la fois très stimulant et très doux.

     On y verra à raison du Antonioni, du Rivette. Car c’est à la fois une errance et un jeu de piste. Mais j’y ai vu du Weerasethakul, du Trueba, du Mendonca Filho, du Hamaguchi pour ma part. Oui ce film c’est un peu comme si Aquarius et La bande des quatre avaient croisé Memoria et L’Avventura. C’est très beau. Et c’était pile pour moi.

Désordres (Unrueh) – Cyril Schäublin – 2023

18. Désordres - Unrueh - Cyril Schäublin - 2023Eloge du décentrement.

   9.0   Le récit prend place dans les années 1870, au sein d’une horlogerie suisse, contant aussi bien le quotidien des ouvrières que l’expansion du mouvement anarchiste. C’est aussi la rencontre entre une femme, Joséphine, qui assemble des balanciers et un homme qui vient cartographier le territoire, Pierre Kropotkine.

     Ce n’est pourtant pas un biopic sur Kropotkine, malgré ce carton initial qui reprend une citation de lui ; malgré cette première scène durant laquelle ses cousines, qui sont en train de se faire photographier, parlent de lui ; malgré le fait qu’on suive son arrivée dans la vallée. Il sera in fine très peu au centre du film et peut-être davantage en tant que géologue cartographe, témoin et passeur (il envoie un moment donné un télégramme important) qu’en tant que pure figure du mouvement anarchiste. Lui aussi, comme tout le reste (narratif) sera déchu, par la mise en scène anarchiste, de son pouvoir potentiellement héroïque.

     Étant donné mon état d’épuisement au moment de la découverte du film de Cyril Schäublin, remettre les pieds en salle et voir deux films le même soir était sans doute un projet téméraire. Si j’ai facilement tenu le coup devant le distrayant et dispensable Omar la fraise, le sommeil s’est souvent manifesté devant Désordres : honnêtement je me suis assoupi à plusieurs reprises durant la seconde partie du film, qui est très posée, très lente, magnifique (pour piquer du nez).

     Mais ce que j’ai vu, avant, après et pendant m’a beaucoup plu : des choix de cadres tranchés, des vrais, passionnants à admirer, à analyser, pas si loin d’un Ozu, in fine. J’ai vu des plans et des proportions de plans que je n’avais encore jamais vus nulle part. Mais aussi des gestes, des mains, travaillant des rouages, assemblant des montres, pendules, horloges. Une volonté de mettre en corrélation le temps et l’argent dans chaque plan, la loi des cadences essentiellement, comme s’il s’agissait des prémisses de l’aliénation capitaliste de notre société actuelle. Une omniprésence du temps, dans chaque plan ou dialogue, entre tic-tac des horloges et ouvrières chronométrées, renforcé aussi par l’idée géniale de la séance photo, où chacun doit à l’époque poser pendant vingt secondes, avant de pouvoir acheter son portrait pour vingt centimes.

     Il y a aussi de nombreux plans larges, avec beaucoup de mouvement, au premier plan, au second ou dans le fond, un peu comme chez Tati. Et de façon systématiquement décentré aussi bien du point de vue des cadres (toujours singuliers) qu’au niveau de la parole : on entend parfois un dialogue qui se joue au second plan, sinon hors champ. On pourrait très bien citer ces nombreuses horloges (à la fabrique, à la gare, à la poste…) qui ne sont jamais à la même heure et accentuent ce vertige d’une temporalité disloquée, dans une société qui n’a pas encore complètement plongé dans le taylorisme moderne. Le multilinguisme utilisé dans le film participe aussi pleinement de cette dialectique : C’est un grand film politique en ce sens non pas qu’il parle de politique, mais qu’il filme politiquement. Au même titre qu’il penche vers Kropotkine plutôt que vers Bakounine, vers la périphérie plutôt que vers l’évidence, c’est le décentrement (ou la forme anarchiste) qui lui sert de mantra.

     C’est aussi un univers sonore incroyable (ce que j’ai entendu de plus beau depuis Weerasethakul) souvent hors champ, qui permet au film d’effectuer une véritable plongée dans la Vallée de Saint-Imier au XIXe siècle et d’y croire. Et un sujet, un propos : la révolution industrielle, la monétisation du travail, l’émergence de la classe ouvrière et bien entendu la pensée anarchiste, qu’il tient de bout en bout, à tel point qu’elle semble contaminer la mise en scène, les cadres, le son. C’est vraiment beau et fort.

     Et il y a cette scène finale extraordinaire, qui participe pleinement de cet état de décentrement, que le film n’aura cessé d’assumer. Des lieux d’abord : nous quittons le bourg pour la forêt. Et de la place des personnages : ce n’est pas Kropotkine qu’on écoute mais la jeune ouvrière, lui parler de son métier, d’une façon très précise et étirée. Un amour nait, hors des cadres, du temps, des cadences. Un amour politique. Je le reverrais volontiers et plus en forme la prochaine fois car c’est l’un des trucs les plus audacieux, radicaux et merveilleux vus depuis longtemps.

La montagne – Thomas Salvador – 2023

12. La montagne - Thomas Salvador - 2023Cœur de Pierre.

   8.5   Quel bonheur de retrouver Thomas Salvador, sept ans après le formidable Vincent n’a pas d’écailles, dans un film qui semble avoir été écrit et réalisé pour moi, aussi bien dans son fond que dans sa forme, dans son point de départ (l’attirance pure pour la montagne) que dans sa dimension mystico-fantastique vers laquelle il glisse, peu à peu : La roche, la glace, le feu, ces lueurs, cette nuit, ce silence. La dimension aquatique de Vincent n’a pas d’écailles se substitue à un univers plus minéral et rocheux. C’est très beau.

     « Je résiste pas » se défend d’emblée le personnage, tandis qu’il devait quitter Chamonix, reprendre le train avec ses collègues de travail. Trois mots qui semblent faire office de profession de foi, pour Salvador : Lui non plus ne résiste pas. Ni à déployer son cinéma, ni à investir les cimes et les trésors dont l’imaginaire qu’elles convoquent recèle. C’est une beauté triviale, insondable. Un glissement fin, d’un réalisme méticuleux vers un fantastique minimaliste. Mais le réel, déjà, regorge de fantastique à l’image de cette séquence magnifique de la brume qui s’élève, se déplace, remonte et semble venir étreindre Pierre autant qu’elle envahit l’écran.

     Comme Vincent dans le précédent film, Thomas Salvador campe lui-même le premier rôle, celui de Pierre, qu’on pourrait croire pris aux prises avec une force qui le dépasse, s’empare de lui, tandis que le récit développera tout l’inverse : le personnage semble, pour la première fois, se laisser guider par son instinct. Comme si soudainement, plus rien ne le retenait. Il troque le bruit de la machine à espresso (toute première scène) pour celui des craquements des pas dans la neige ; le blazer pour la softshell ; L’attaché-case pour le sac de rando Millet ; Le train pour le téléphérique ; Paris pour les sommets blancs.

     Il était ingénieur dans une entreprise de robotique, il semblait y tenir un rôle relativement important, il y était peut-être même cadre. Rien ne sera évident dès lors, tant le film nous plonge in media res dans le mystère de son attirance, tant son détachement global, de la société, du travail, de la famille, est brutal et irrémédiable. L’explication quant à cette soudaine crise existentielle n’aura pas lieu. Pierre est attiré par la montagne. Il ne résiste pas. Point. Quand il reçoit la visite de sa mère et ses deux frères, l’un d’eux lui demande s’il s’est passé quelque chose dans sa vie. Qu’a-t-il pu se passer sinon une soudaine crise d’extra-lucidité ?

     A plusieurs reprises, au début, le regard de Pierre se fige. D’abord sur cette crête montagneuse tandis qu’il présente l’instrument robotisé à un auditoire silencieux. Puis sur un chevreuil errant dans le village, le soir. Et enfin sur des photos d’expéditions accrochées à la cloison d’un resto. Et le film tentera régulièrement de capter ce regard fuyant, sur lui, sur les autres. Il y a ce moment où Pierre discute avec deux alpinistes qui lui montrent la voie par laquelle ils ont grimpé un versant. Puis ils se taisent, contemplent le lointain, leurs regards sont aspirés par l’immensité, la roche, la neige, le nuage qui s’empare du paysage puis disparait. C’est peut-être pas grand-chose, anodin en apparence, qu’importe, mais c’est le programme politique du film qui se résume dans cette fuite des regards.

     Avant de s’enliser brillamment dans le surnaturel, le film se veut le plus naturaliste possible. Il est notamment très pragmatique et technique, dans sa façon de capter le corps d’un homme au contact de ce nouvel environnement. On le voit entrer dans un magasin d’équipements sportifs, acheter son matériel, les baudriers, les chaussures à crampons. Puis installer son campement, monter une tente, se préparer des plats lyophilisés. Dans le même élan, le film capte quelque chose d’une montagne qui se meurt, on le comprend par les nombreux panneaux qui ornent le trajet notamment sur la mer de glaces. Sans que ce soit un sujet, la fonte des glaciers fait partie du récit, du paysage.

     Le film est peu bavard et l’est par ailleurs de moins en moins. Comme si la parole elle-même échappait aussi à la logique, comme si tout était au diapason de ce personnage. Qui pourtant n’est pas en rupture absolue : Il tombera amoureux d’une femme (comme Vincent tombait amoureux de Lucie, dans son précédent film). La rencontre entre Pierre et Léa n’échappe pas à ce dispositif de réalisme magique, mystérieux, silencieux. Mais c’est paradoxalement quand le film opère un glissement surnaturel que l’histoire d’amour naît. Quand Pierre est dans la roche, que Léa part à sa recherche.

     Le film est parsemé de scènes superbes comme celle avec le guide, notamment quand ils se posent, Pierre et lui, discutent sur un rocher, observent le massif de la dent du géant, puis le bivouac de Pierre au loin en contrebas. Juste après il y a aussi cette scène de la carte postale : quand Pierre offre son crayon chevreuil à la petite fille qui le regardait l’écrire, avant qu’il ne fasse la connaissance de Léa. La finesse de l’écriture se loge dans les plus infimes détails à l’image du moment où Léa, soudain, tutoie Pierre, naturellement. Ou de cette double boucle aux lacets.

     Dans Vincent n’a pas d’écailles, il y avait la scène de la bétonnière. Le pivot narratif ici c’est l’éboulement : Le rebondissement le plus réel qui soit, on en sait quelque chose ces temps-ci (et à titre personnel, mon ascension du Mont Blanc l’été dernier fut annulée in-extrémis par notre guide pour cause de chutes de pierres). Cet éboulement se produit suffisamment proche pour que Pierre le voit et assez loin pour qu’il n’y ait pas de danger direct. Toutefois, il semble prendre peur au préalable. On ne sait pas bien s’il panique. Puis on comprend que ça exacerbe chez lui ce désir de voir, de ressentir les éléments, de se confronter à la matière, ici un monceau de roches éboulé, qu’il va observer avant d’aller grimper le massif et entamer sa fusion avec la montagne.  

     C’est alors que le glissement (du réalisme au surnaturel) se produit. En pleine nuit. Mais cette dimension fantastique, aussi bien à l’œuvre dans Vincent n’a pas d’écailles, est traitée par le prisme le plus naturaliste possible et ainsi donc, de la façon la plus déstabilisante qui soit : Sous la glace, dans la roche, soudain, Pierre voit de curieuses lueurs en mouvement, des boules de braises. Créatures amicales, qui brillent et se dandinent dans le noir, qui se transforment en pierre noire et s’immobilisent dans la lumière. Plus tard, Pierre en délivrera l’une d’elles, prisonnière d’un rocher éboulé. Avant qu’il ne soit convié à pénétrer la roche, dont il en gardera un bras lumineux. Le film, aussi hybride dans son récit que dans sa forme, le devient également dans la matière qu’il charrie.

Misanthrope (To catch a killer) – Damián Szifrón – 2023

02. Misanthrope - To catch a killer - Damián Szifrón - 2023Les désaxés.

   8.0   Je n’étais pas trop de ceux qui avaient été impressionné il y a dix ans par Les nouveaux sauvages. Mais il y avait un truc, un rythme, une folie, c’était inégal comme tout film à sketchs (il y était question de gros pétages de plombs, sur la route ou lors d’un mariage, entre autres) c’était assez savoureux et dévastateur dans son genre. Il y avait un cinéaste à suivre.

     Dix ans c’est le temps qu’il aura fallu au cinéaste argentin pour revenir au cinéma, avec un film très hollywoodien, sur l’Amérique (qu’il vient pervertir et dézinguer comme il faut), dans une tradition du film d’enquête hollywoodien (on pense au Silence des agneaux, à Manhunter, à Seven, à Prisoners) situé à Baltimore.

     Pour être tout à fait honnête, j’y suis allé à la fois pour le genre (même si j’ai tendance à penser qu’il a trouvé son format parfait dans le domaine sériel : True detective, Mindhunter…) et pour Shailene Woodley, que j’aime d’amour depuis White bird, de Gregg Araki (Hâte de la revoir dans le Ferrari, de Michael Mann).

     Bref, quand le nom de Szifron est apparu à l’écran, j’ai senti que j’avais déjà croisé ce blaze quelque part, mais impossible de le remettre. Si le film m’avait gonflé, j’aurais passé la séance à tenter de m’en souvenir. Heureusement Misanthrope m’a happé, en disons trente secondes, pour ne plus me lâcher, deux heures durant.

     C’est un magnifique film d’enquête, de traque, avec un super duo d’enquêteurs (le film est habité par des acteurs fabuleux : Ben Mendelsohn, incroyable, par exemple) avec un tueur plus discret que ceux des films suscités mais qui s’avère peut-être encore plus flippant, glaçant et surtout très charismatique, dans l’ombre : cette voix bordel. Et surtout c’est un type intelligent, extra lucide, touchant même dans le dernier acte, alors qu’il a tout pour être détesté (et surtout mal traité en tant que personnage) puisque c’est un tueur de masse, qui agit donc à l’encontre des serial killer habituels : il n’obéit à aucun modus operandi, pour le choix de ses victimes.

     C’est un film impressionnant, ne serait-ce que pour ses quinze premières minutes, la nuit du nouvel an. Entre la scène des tirs de sniper en rafale, l’installation policière des néons verts afin d’établir les angles de tirs, puis l’assaut de l’immeuble, c’est simple, ça fait longtemps que j’avais pas été soufflé à ce point par la scénographie dans une ouverture de polar. Un plan, parmi d’autres, m’a complètement retourné : on suit la jeune policière courir entre les buildings et on découvre grâce au plan de contre plongée l’appartement en flamme très haut dans le gratte-ciel. Vertige total, qui aura son miroir inversé quelques minutes plus tard, sans trop en dire.

     Bien sûr il faudrait parler de la suite du film car c’est du même acabit. C’est puissant, archi sombre – le film tente plein de choses, trop sans doute, ça mériterait d’étirer davantage (mais deux heures c’est peu pour tout ce qu’il veut mettre) notamment la séquence du centre commercial, construite magistralement en deux temps, mais qui est sans doute trop resserrée ou celle de la fausse piste, au supermarché, probablement un peu trop expédiée là aussi.

     Qu’importe, c’est un grand film sur l’Amérique et ses dérives globales : En creux le film montrera le fiasco de cette guerre des polices, bien sûr la question des tueries de masse, ira dans l’horreur absolue des abattoirs, fera un portrait très précis d’un pays qui ne s’est pas remis du 11 septembre, de la peur généralisée face à un événement inexplicable, et surtout place au centre de l’intrigue une jeune flic, au profil atypique car pas du tout dans la lignée des supers flics habituels : Elle est forte, intuitive, mais surtout très fragile, asociale, complètement cassée (on apprend qu’elle était jadis camée, suicidaire) et vraiment border tant elle éprouve une fascination ambiguë pour ce tueur, car comme lui, elle ne sait plus vivre dans ce monde, elle a juste choisi une autre issue pour y survivre. Franchement on voit pas ça tous les jours.

Voyages en Italie – Sophie Letourneur – 2023

18. Voyages en Italie - Sophie Letourneur - 2023Elle et Lui.

   8.0   Belle idée que d’avoir emprunté le titre du film de Roberto Rossellini en le transposant au pluriel, comme si cette histoire d’un couple ordinaire plongé dans l’extraordinaire était celle de tous ces couples anonymes qu’on voit dans le très beau générique d’introduction. Qui plus est, Rossellini n’est pas qu’artificiellement dans le titre. Il est aussi dans les lieux puisqu’on y évoque aussi bien les ruines de Pompéi que le volcan de Stromboli. Il est également dans le mélange formel imposé par Sophie Letourneur qui semble dire que son inspiration multi-facette vient d’abord du néo-réalisme. Et enfin, il apparaît dans un dialogue, le temps d’une scène en bagnole : une discussion de couple, comme mille autre, mais savoureuse (car entre Philippe Katerine & Sophie Letourneur) et qui évoque cette fois les films de Rossellini qu’il tournait avec Ingrid Bergman. Pourtant, de Rossellini, Voyages en Italie en est moins proche que d’un Luc Moullet, en grande partie celui d’Anatomie d’un rapport. La réalisatrice de La vie au ranch expérimente encore.

     Ce titre au pluriel symbolise aussi le projet du film : le réel et sa fabrication. Il y a le voyage (celui que Sophie Letourneur semble avoir fait avec son vrai compagnon, à qui elle dédie Voyages en Italie) et il y a la reconstitution de ce voyage pour en faire un film, au sein duquel les personnages le fabrique aussi. En d’autres mots, il y a le voyage et les souvenirs, variés, infinis, qu’on en a et qu’on restitue, en les racontant, en les filmant. C’est assez vertigineux. Je ne crois pas avoir déjà vu cela dans un film.

     Par ailleurs, quand Voyages en Italie est sur le point d’accuser le coup, d’atteindre ses propres limites de néo-naturalisme mollasson et crado (l’image est vraiment ingrate, zooms variés compris), il dévoile son véritable dispositif : il s’agit moins du film de vacances d’un couple que de la fabrication (ou plutôt de l’élaboration de son écriture, sous la couette) de ce film dans un dialogue de souvenir partagé. Ils se racontent leur voyage. Dans le but d’en faire un film, probablement celui qu’on voit. Ils se racontent ce voyage en enregistrant leurs discussions sur un dictaphone, soit exactement le processus de création de Sophie Letourneur depuis ses premiers courts métrages. Ca m’a beaucoup plu d’être ému par un dispositif pourtant si théorique, sur le papier, sans doute car le ton du film est d’une légèreté salvatrice.

     L’idée assez inédite ici serait de cartographier le moment où le couple n’est pas vraiment dans le romanesque, la dramaturgie. Ils essaient juste de raviver une flamme. Lui pense qu’il faut se contenter de travailler sur la quotidienneté, l’ordinaire. Elle plutôt sur la vacance, l’extraordinaire. Et c’est tout.

     Par ailleurs ce voyage en Italie ne débouche sur rien de tangible : est-ce qu’ils s’aiment davantage, est-ce qu’ils s’aiment moins ? Vont-ils rester ensemble ou se séparer ? La flamme est-elle ravivée ou en passe de s’éteindre ? Le film ne répond jamais à cela. En revanche il répond à une chose, concrète, émouvante : ils sont ensemble, ils s’aiment, ils partagent des choses. Rien n’est blanc ou noir. Tout est fragile. Il y a de la vie. Ils ont des problèmes dans leur couple mais on ne saura jamais vraiment quoi, si ce n’est que ce sont des problèmes de quotidien, et de désir de l’autre, sans doute. C’est déjà un peu inédit comme couple de cinéma. Même quand ils baisent, car un moment donné ils baisent – malgré l’apparente déflation sexuelle qui règne dans leur couple – ce n’est jamais une baise de réconciliation, ni une baise qui ravive volontiers quelque chose. C’est une baise ordinaire dans l’extraordinaire. Et le lendemain rien n’a vraiment changé. C’est le même couple avant et après avoir fait l’amour. Mais ils sont ensemble et restent ensemble.

     C’est sûr qu’on sort des canons de la romcom ou de la comédie de remariage traditionnelle. Mais j’aime l’idée humble, lumineuse que Letourneur a de dire qu’être à deux c’est à la fois beau et chiant, mais que c’est mieux d’être à deux. Évidemment chacun jugera de sa préférence mais il me semble qu’elle est très honnête avec cette interrogation.

     Il faut donc saisir les moments où le film nous montre qu’ils s’aiment. Et c’est pas si évident. Ce n’est en tout cas pas placardé. Mais il y a des moments, notamment celui-ci, le plus beau : Une façon de se passer les lunettes de soleil entre deux tunnels, sur un tube de Jakie Quartz, avec ce magnifique « je t’aime » muet quand il apparaît dans la chanson. Il y a plein d’autres moments, qui encore une fois sont à saisir dans la quotidienneté, au détour d’un regard où d’une parole.

     Par ailleurs, si on adore Philippe Katerine, c’est magnifique. Un beau cadeau tant on ne l’a jamais vu si beau, si fragile, si touchant. Si on ne l’aime pas, Voyages en Italie est un bon moyen de l’adorer. Vraiment, j’insiste.

Un petit frère – Léonor Serraille – 2023

24. Un petit frère - Léonor Serraille - 2023Mère et fils.

   8.0   Fresque familiale s’étirant sur une vingtaine d’années, Un petit frère suit une femme, Rose et ses deux enfants, Jean et Ernest, de leur arrivée en France en 1989 depuis Abidjan, dans leur quotidien entre Paris et Rouen.

     Le film est découpé en trois parties, chacune focalisée un peu plus sur l’un d’eux, Rose d’abord, puis Jean et enfin Ernest, tout en respectant la linéarité, les époques. Ce sont des marqueurs plutôt que des chapitres, en somme. Il y a aussi de grandes ellipses, qui permettront de faire entrer Stéphane Bak (Jean adulte) et Ahmed Sylla (Ernest adulte).

     Moi qui avais été un peu mitigé devant Jeune femme, le premier film de Léonor Serraille, je trouve que celui-ci est très beau à tous les niveaux : merveille d’écriture, de mise en scène, de photo, de lumière, d’interprétation. Le film surprend tout le temps, soit par une situation, une tournure de scène ou la durée d’une séquence.

     Dans son amplitude aussi : C’est un beau film à la fois naturaliste et romanesque. Un film hors des clous, un film d’aventurière, qui se relance, se renouvelle en permanence. À ce titre, la toute fin est incroyable, dense, bouleversante et clôt le film (en donnant vie à son titre) – et non l’histoire de cette famille – de façon magistrale.

Aftersun – Charlotte Wells – 2023

23. Aftersun - Charlotte Wells - 2023Pieces of a father.

   8.0   Fin des années 90, un père, Calum, et sa fille Sophie, passent les vacances dans un hôtel « All inclusive » en Turquie. Ils vont glander autour de la piscine, bronzer, dormir, manger, faire de la plongée, du billard, du waterpolo, quelques visites touristiques. C’est tout. Et c’est magnifique. C’est magnifique car ce qui ne se dit pas ou presque pas, on le capte malgré tout. Cette bulle solaire dans laquelle le film est constamment baigné est sans cesse dévorée par une mélancolie insondable : entre deux instants de douceur ensoleillé, c’est un père qui crache sur un miroir ou s’engouffre seul la nuit en pleine mer.

     Aftersun est une somme de sensations fantasmées de ces vacances, disséminés entre brèves vidéos collectées par le petit camescope de Sophie. Comme si sa mémoire élaborait les souvenirs, remplissait les trous, recollait les morceaux, en fonction des images qui restent : Sophie adulte, qui essaie de se souvenir de Calum. Quelques flashs viendront étayer cela. Quand d’autres seront plus mystérieux, à l’image de ces images de rave stroboscopique. On ne saura donc pas tout mais on comprendra au moins ceci : Les parents de Sophie sont séparés, Sophie voit peu son père quant à Calum, aussi doux et bienveillant soit-il avec elle, il est bien trop jeune et/ou paumé pour être père. D’ailleurs il s’étonne lui-même d’avoir déjà trente ans, quand les gamins du club le prennent au préalable pour le grand frère.

     Et si le film n’est pas du tout autobiographique, il n’en reste pas moins que sa réalisatrice Charlotte Wells a perdu son père durant son adolescence. Elle réalise donc une pure fiction, à partir de vraies sensations, c’est très particulier. C’est une autobiographie émotionnelle, dit-elle. Aftersun a tout l’attirail formel du film américain indépendant, une sorte de croisement entre Sofia Coppola (difficile de ne pas penser à Somewhere), Vincent Gallo (On y recolle les morceaux un peu comme dans The Brown bunny) ou Matthew Porterfield (Le délicat I used to be darker). Mais il y a aussi du Claire Denis à son meilleur, là-dedans. Une douceur et un flottement permanent, solaire et mortifère.

     Le film est jalonné d’idées géniales comme la scène du karaoké (justement car son déroulement surprend) ou celle de la chambre à coucher dans le noir, avec la respiration de Sophie et Calum fumant sa clope sur le balcon : Cette scène fut le basculement pour moi. C’était soudainement dissonant, le film ne m’a plus lâché. Il se permet des pics parfois insolites et casse-gueule. Il a aussi sans doute ses limites – son petit côté arty pour festivaliers, avec ses jolis plans de poses – peut-être les verrais-je, ultérieurement ?

     Oui, Aftersun est sur une corde raide. Entre le Mumblecore et le produit Sundance, pour le dire grossièrement. Ou rien de tout ça. Je cherche encore. En l’état j’en suis sorti en miettes, désarçonné, bouleversé par sa délicatesse, cette lumière, cette relation, ces deux interprètes. Paul Mescal et Frankie Corio y sont tous deux incroyables. Bon, le film n’a pas besoin de mon soutien, c’est un premier long, il n’a rien coûté et il rafle tout un peu partout où il passe, mais j’encourage chacun à volontiers s’y perdre.


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silencio


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