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Donnie Darko – Richard Kelly – 2002

12. Donnie Darko - Richard Kelly - 200228 jours plus tôt.

   9.0   Revu grâce à la magnifique édition Carlotta. Donnie Darko m’avait marqué, ado, il me semble l’avoir vu trois fois, très vite. Et puis je l’ai un peu oublié. Je pensais que ça ne fonctionnerait plus. Je me suis repris une claque. D’autant que je l’ai d’abord revu dans son director’s cut, soit avec vingt minutes supplémentaires et un montage un peu différent, et le film est plus fou ainsi, fragile et déchirant.

     C’est une fable. Une sorte de récit d’initiation focalisé sur un adolescent plus ou moins schizophrène, qui consulte une thérapeute et qui lors d’une crise de somnambulisme, rencontre un lapin qui va lui sauver la vie en échappant à un mystérieux accident, de réacteur tombé d’un avion sur sa chambre.

     Mais une fable très réaliste, qui parle de l’Amérique, du malaise adolescent, du fossé générationnel. Une fable dans laquelle il s’agit d’ancrer le récit dans une banlieue pavillonnaire, aussi idéalisée qu’effrayante. On retrouve dans le début de Donnie Darko quelque chose de l’ouverture du Blue Velvet, de David Lynch.

« Wake up ! »

     La première scène de repas de famille est formidable tant elle ne raconte rien d’autre qu’un trouble, générationnel et identitaire, mais elle est prise dans une sensation de routine. On y mange goulument des pizzas, tout en parlant politique (« I’m voting for Dukakis » s’exclame la sœur ainée) en s’insultant, entre frères et sœurs, par des combinaisons de jurons inédites. Il y a l’idée géniale, très actuelle, d’une famille républicaine libérée sur l’évocation de la politique et la sexualité.

     Il y a aussi le choix des années 80. La reconstitution n’est jamais outrancière aussi bien dans l’image, les objets, les vêtements, l’utilisation musicale. On est loin du mimétisme nostalgique d’un Stranger things, par exemple. Donnie Darko semble plutôt naviguer hors du temps, c’est sans doute pour cela qu’il est encore si fort aujourd’hui, que le temps n’a pas vraiment d’incidence sur lui. C’est aussi un film de voyage temporel, jalonné par un livre fictif « La philosophie du voyage dans le temps » dont on voit d’ailleurs des extraits, de chapitres, de pages en surimpression dans le director’s cut.

     La dimension fantastique dans le film de Richard Kelly est telle qu’elle menace de faire écrouler tout l’édifice, ce qui le rend si fragile, si beau. Il y a des portails temporels, des tentacules liquides (qui ne sont pas sans rappeler les serpents de mer d’Abyss, de James Cameron) qui précèdent les déplacements des personnages, un lapin géant et mystérieux qui annonce une fin du monde imminente : dans 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes, plus précisément. Et un gamin qui doit sauver sa communauté de l’apocalypse en reliant deux dimensions et en se sacrifiant.

28.06.42.12.

     Le premier film de Richard Kelly fonctionne aussi parce qu’il est relativement fauché. Qu’il y a un super-héros (ce patronyme déjà : Donnie Darko) mais qu’on ne voit jamais ses supers-pouvoirs. Donnie serait clairement une sorte de messie. Après tout, quand il sort du cinéma dans lequel il est allé voir Evil Dead, avec Gretchen, on découvre qu’en second programme le cinéma diffuse La dernière tentation du christ, de Martin Scorsese.

     Le film adopte le point de vue de la marge, symbolisé par Donnie mais pas uniquement : Il s’agit de se méfier des imprécateurs comme le gourou Jim Cunningham (qu’on découvrira pédophile) ou la prof de gym Kitty Farmer (qui l’a soutenu) afin de privilégier les voix dissonantes, celle d’une psychiatre ou de professeurs éclairés, et ceux en marge que l’on moque (Cherita, l’immigrée en surpoids) ou que l’on délaisse (Grand-mère-la-mort).

     J’aime que le film préserve ses zones mystérieuses, même pour des choses apparemment anodines comme la relation entre Mlle Pomeroy (Drew Barrymore) et Mr Monnitoff (Noah Wyle) : on sait qu’ils sont ensemble, qu’il existe un lien fort entre eux, mais on le voit qu’au travers de leurs regards échangés et bien entendu au cours de la fameuse séquence finale sous Mad World, et son panoramique de personnages absolument bouleversant.

     La tragédie du 11 septembre plane sur le film, qui est pourtant sorti avant (au festival de Sundance, en janvier 2001) puis juste après (sortie nationale en octobre). La création dans la destruction, vantée par Graham Greene (dans la version longue) et reprise par Donnie dans la salle de classe, c’est clairement l’idée qui ne serait pas passée à l’étape du scénario après une telle catastrophe. Mais il y fait écho c’est indéniable. Et pire que cela : Il fait presque office de miroir de deux évènements traumatiques de l’Amérique : les attentats du World Trade Center donc, et le massacre de Columbine. Sans doute ceci explique l’échec commercial du film. Pourtant, quel film américain capte mieux son époque que Donnie Darko au début des années 2000 ?

 « Le destin, contre ta volonté, contre vents et marées, attendra que tu te donnes à lui »

     Richard Kelly est alors un très jeune réalisateur. Il n’a que vingt-quatre ans. Donnie Darko est son premier long-métrage. C’est un vrai geste de premier film, spontané, marqué pourtant d’une maturité impressionnante, en ce sens que si l’enrobage utilise l’héritage 80’s – les banlieues de Spielberg, les personnages de Lynch, le geste d’un Zemeckis, le remplissage musical, les nombreux ralentis – l’énergie, elle, semble bien de son époque. C’est un film sur une Amérique en pleine gueule de bois, une jeunesse dépressive, autant menacées par les conspirateurs et autres influenceurs toxiques, que marquées par des troubles du sommeil et des fantasmes sexuels refoulés.

     Je me rends compte que Richard Kelly me manque énormément. Il n’a rien fait depuis quinze ans.

Après mai – Olivier Assayas – 2012

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The leftovers.

14/12/12.

    9.0   On peut considérer Après mai comme un préquel à L’eau froide, son chef d’œuvre. On y retrouve les mêmes prénoms, Gilles et Christine, dans ce qui pourrait aussi être un après mai douloureux, plus indécis cette fois, quand L’eau froide s’intéressait à la fugue, comme si les personnages regrettaient de ne pas avoir pleinement vécu Mai 68 et son après.

     Après mai est un film tiraillé, comme semble l’être depuis toujours Assayas et donc son personnage, Gilles, alter ego évident. Le film puise son inspiration dans ce qu’Assayas fait déjà depuis plus de vingt ans. En somme, il redéploie L’eau froide, la séquence de la fête nocturne en est la plus fidèle représentation. Et dans le même temps il recherche plus grand, tente la fresque, n’oublions pas que Assayas sort tout juste de l’aventure Carlos, l’un de ses plus beaux films, le plus ample, un aboutissement et plus de cinq heures de film.

     Et moins évident, je pense qu’Après mai est le film le plus proche de ce que pourrait faire Mia Hansen-Love (Sa compagne à la ville) aujourd’hui. On est moins dans le cinglant que dans la chronique, raison pour laquelle je ne vois vraiment pas cela comme une fresque mais comme la recherche d’un état, d’une ambiance, d’une douleur, quelque part entre Tout est pardonné et Un amour de jeunesse, version post soixante-huitarde.

     Le film est moins une revisite de l’époque révolutionnaire qu’un morceau autobiographique. L’eau froide ne suffisait pas et Assayas, qui semble assailli par le souvenir, voulait effectuer un parallèle différent, moins centré sur les destinées amoureuses (Les sentiments de Gilles valdinguent entre Christine et Laure, le confort et la vie de bohême) que sur ses désirs de cinéma (propulsés par la peinture et le dessin) et sa difficulté à choisir entre l’engagement politique et l’inspiration artistique.

     Ce que je retiens de ce type de ce film n’est pas tant la cartographie historique (bien qu’il soit à mon sens excellemment documenté, riche sans être illustratif, comme Carlos précédemment) que le flux d’énergie qui nourrit son récit, sorte d’enchevêtrement de destins, au mouvement sans cesse renouvelé. On fuie les brigades spéciales dans les premières images, puis on s’exile vers l’Italie, pour revenir dans la capitale française et se retrouver ensuite à Londres.

     Les personnages s’effacent et rejaillissent, sont au premier plan puis disparaissent. Les fondus au noir représentent des impasses, structurations du néant. Et aussitôt le film renaît des cendres qu’il dissémine. Il y a une sensation de quête perpétuelle dans laquelle je me sens infiniment bien, typiquement le type de film qui pourrait durer une heure supplémentaire tant j’apprivoise le rythme à mesure qu’il se déploie.

     C’est une vision un peu désenchantée (bien que jamais ostensiblement nostalgique) mais sous l’œil délicat, selon une captation sensuelle (ce qui était déjà magnifique dans L’eau froide) à travers des motifs sublimes : regards dans l’abîme, visages échoués, chevelures gracieuses, postures anachroniques, déplacements impulsifs, corps abandonnés. Le film est sans doute linéaire mais on ne retient que sa fragmentation, son effritement. C’est une affaire de mouvement, rien n’importe plus Assayas ici que de reconstruire cette gestuelle qui peuple sa mémoire, d’une époque pas si révolue mais qui aspire à des desseins isolés. Et de capter ce flux ininterrompu de désirs qui anime trois dynamiques qui ne cohabitent pas aisément : la quête individuelle, l’engagement de groupe et la rencontre amoureuse.

     Son film est beau. Magnifique quand il est mutique. Jamais aussi réussi que lorsqu’il saisit ces états de fuite, de perdition, mais aussi de transmission. Et c’est cette invisibilité qui me fascine, enfin plutôt cette transparence avec laquelle, par exemple, le cinéaste tente de faire jaillir les fantômes par le cinéma : un amour idéalisé et disparu (magnifique séquence de mort) dont on retrouve l’incarnation spectrale sur un écran de cinéma (la fin du film est sublime).

24/04/24.

     Film mal-aimé, aussi bien par les admirateurs d’Assayas que par ses détracteurs, qui fut pour moi à sa sortie en salle (il y a douze ans) un gros coup de cœur. Je ne l’avais jamais revu (surtout car je ne l’avais pas sous la main) mais je fantasmais ce moment. Je l’ai chopé récemment pour une bouchée de pain et l’ai donc revu hier. Plaisir intact. J’adore ce film, sa respiration, son mouvement, son flottement, sa fragmentation, sa douleur sourde. J’aime la douce mélancolie qui l’habite, ce parfum de révolte, de liberté, contrarié par une sensation diffuse que la révolution s’est déjà jouée. J’aime aussi l’humilité et l’honnêteté du film, fantasme gaucho-bobo entièrement assumé. Assayas redéploye L’eau froide (l’un de ses plus beaux films) et c’est merveilleux, évanescent. Et très proche formellement des films de sa compagne, Mia Hansen-Løve, qui fit avant lui tourner Lola Creton dans cette merveille absolue (que je rêve aussi de revoir) qu’est Un amour de jeunesse. Il faut toujours revoir ses films préférés.

Jurassic park – Steven Spielberg – 1993

13. Jurassic park - Steven Spielberg - 1993Life finds a way.

     9.5   C’était l’un de mes films préférés quand j’étais gamin. J’ai grandi avec, je l’ai regardé maintes fois en boucle, je le connais littéralement par cœur. C’est aussi l’un des films préférés de mes enfants aujourd’hui, ils me le réclament régulièrement, à la faveur des nombreuses suites et de la série animée Netflix « La colo du crétacé » puis « La théorie du chaos » qu’ils adorent aussi. Bref, c’est potentiellement le film que j’ai le plus vu. Et le plaisir est dorénavant multiple, puisqu’en plus d’être associé à un souvenir d’enfance, il y a celui de voir mes gamins jubiler devant, les yeux écarquillés comme moi quand j’avais leur âge et bien entendu celui d’apprécier le film vertigineux, physique et théorique, qu’il représente.

     Jurassic Park, c’est quoi ? C’est à la fois le titre du film et celui du parc dans lequel se déroule la grande majorité du récit du film. Il s’agit d’un zoo géant, conçu par un milliardaire sur une île privée au large du Costa Rica, un zoo ou parc d’attractions, qui a la particularité de proposer à ces visiteurs de rencontrer une flopée de dinosaures vivants et en taille réelle, clonés à partir d’un matériel génétique trouvé dans des moustiques conservés dans l’ambre d’un conifère depuis soixante-cinq millions d’années. Pour ouvrir, John Hamond (et son look de colonisateur blanc) a besoin de l’avis d’experts lui permettant d’avaliser son parc. Un couple de paléontologues passionnés, un théoricien du chaos, un avocat sans intérêt (spoiler : il va vite mourir), deux gamins et c’est parti pour une visite improvisée du parc.

     Evidemment, tout va très rapidement virer au désastre puisque le récit se déroule dans un lieu qui n’est pas prêt, avec des personnages qui ne le sont pas non plus, un peu comme dans le Gremlins de Joe Dante : Les monstres ont simplement changé de taille. Et si Hamond ne cesse de répéter qu’il a « dépensé sans compter » on découvre les murs de l’enceinte du musée en plein travaux de peintures. Entre un dilophosaure qui se cache, un tyrannosaure qui fait la diète et un triceratops malade, la simulation du programme de la visite ne fonctionne pas comme prévu. Et bientôt c’est un employé malveillant, une panne électrique et une tempête qui viendront s’en mêler. Avec le peu de lucidité qu’il reste à Hamond face aux importants dommages collatéraux imposés par son gros jouet, celui-ci rappelle que lorsqu’on a ouvert Disneyland en 1956, rien ne marchait. Ce sur quoi, Malcolm, répliquera : « Certes, mais quand les pirates des caraïbes se détraquent ils ne dévorent pas les touristes ».

     Les feuillages qui bougent dès la première scène, nocturne, évoquent d’emblée l’apparition d’un monstre donc d’un dinosaure avant qu’on découvre celle d’un bulldozer ouvrant le chemin à un camion abritant un Velociraptor. Dans l’ouverture – nocturne, elle aussi – des Dents de la mer, Christie est d’abord poursuivie le long de la clôture grillagée par un garçon, avant de l’être dans l’eau par le requin. Dans le même ordre d’idée, une fois arrivés sur l’ile ici nous ne la quitterons plus, comme nous ne quittions pas le bateau au cours de la deuxième partie de Jaws. Quant à Hamond il laisse ses enfants en proie au monstre comme le maire d’Amity Island reconnaissait avoir laisser ses enfants se baigner malgré l’interdiction. Les similitudes entre les deux films sont nombreuses.

     Or, Spielberg en réalise cette fois un produit hybride, à la fois familial et horrifique, radical et mercantile. Un film d’une alchimie improbable entre émerveillement et terreur, un film très incarné et très théorique, un film familial et un film d’horreur : Au début il fait beau. Puis la visite, le récit, le film sont gagnés par la tempête. La virée familiale plonge vers le film de monstre. Le Tyrannosaure en devient la star. Un monstre parfait, qui supplante le camion (Duel) ou le requin (Jaws) pour ne citer que les créatures spielbergiennes les plus terrifiantes.

     Bien qu’il l’utilise et soit l’un des premiers à le faire, Spielberg n’abuse pourtant pas de l’image de synthèse, comme cela sera le cas dans l’opus suivant. En cela, le premier Jurassic park marque un vrai tournant technique et esthétique dans l’univers des blockbusters. Mieux, ce bouleversement intègre la diégèse même du récit : Le professeur Grant est fâché avec les ordinateurs et se lamente bientôt que son métier (de paléontologue mais par un écho subtil c’est bien entendu à celui de spécialiste en stop-motion avant l’ère numérique auquel on songe) est fini. Phrase par ailleurs réellement prononcée par Spielberg à Phil Tippett lorsqu’il prend connaissance des premiers essais en matière d’images de synthèse et notamment quand il découvre l’animatique d’un T.Rex chassant un troupeau de Galimimus. « Si ça continue, un jour, on n’aura plus besoin de creuser » lance un personnage, un moment donné, auquel Grant demande où résidera alors le plaisir. Il y a en creux l’idée que creuser c’est tourner. Que Tipett et ses maquettes venaient d’être mis à la retraite.

     En outre, Jurassic park est une mise en abyme du cinéma de Spielberg et du blockbuster hollywoodien tout entier. Le divertissement est total puisqu’il se trouve aussi à l’intérieur du divertissement. Les réactions des personnages, émerveillées, secouées, émues ou récalcitrantes sont aussi celles des spectateurs regardant le film. Les dinosaures pour les uns, l’écran pour les autres : Il y a cette scène incroyable, un plan iconique, où l’on observe les visages de Grant & Sattler découvrant un brachiosaure, qui peut aussi bien rappeler les plans de découvertes des Dents de la mer ou Rencontres du troisième type. Quant aux produits dérivés ils sont directement placés à l’intérieur du film, les k-ways ou la tasse avec le logo (du film) Jurassic park ici, les casquettes ou les assiettes là. Un moment donné la caméra s’attarde dans la boutique de souvenirs, avec ses peluches et figurines comme lorsqu’on sort d’une attraction à Disneyland.

     C’est aussi un film féminin à double entrée. D’abord car ce sont les deux personnages féminins qui trouvent la solution : Lex en débusquant le programme informatique permettant de verrouiller les portes, Ellie Sattler en parvenant à remettre l’électricité en route. Ensuite parce que s’il y a une infinité d’espèces dans le parc, ayant chacune leur propriété, leur dénominateur commun c’est qu’il n’y a que des femelles. Elles ont été conçues ainsi afin d’interdire leur reproduction. Mais puisque « la vie trouve toujours un chemin » elles parviendront à trouver le moyen de se reproduire. La théorie du chaos (vantée ici par le personnage de Malcolm) et donc l’imprévisibilité, partie intégrante du livre de Michael Crichton, sera l’essence même du récit. Au même titre que les grenouilles, les dinosaures peuvent changer de sexe en fonction du milieu dans lequel elles évoluent.

     Le choix de Richard Attenborough pour incarner le professeur Hamond (qui se vante d’être parti d’un cirque avec carrousel et balançoire) n’est pas uniquement là pour satisfaire un copinage qui remonte à leur « affrontement » pour l’oscar du meilleur film en 1982 : Attenborough y présentait Gandhi, Spielberg bien entendu E.T. C’est aussi un choix qui va dans le sens du projet : Si l’on suit la logique interne du film, Hamond ne pouvait être incarné que par un metteur en scène, une sorte de démiurge présentant son parc comme si c’était son film. Jurassic Park est un film absolument passionnant et vertigineux. 

Mad Max – George Miller – 1982

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Que la bête meure.

21/05/15.

     9.0   Le quatrième volet débarquant sur nos écrans, il me fallait me replonger dans cette drôle de franchise australienne. A raison de multiples visionnages ado, Mad Max est l’un de ces films que je connais par cœur, dans le moindre de ses enchainements, ses quelques punchlines bien troussées, son ambiance sonore signée Brian May, son tempo bien à lui, sa moiteur, sa cruauté, l’hystérie de l’aigle, l’indomptable chirurgien, la coolitude de Jim le gorille, la beauté solaire de Jessie, le blondinet mécanique Bubba, l’infantile Johnny, la main de Cundalini. Bref, je le connais bien (je cite les noms francisés puisque c’est ainsi que le film a dessiné pour moi une aura culte, quand bien même je le revois dorénavant en version originale). J’aime beaucoup que le film ne dise rien de cette société post-apocalyptique, que l’on puisse seulement discerner que la Police est remplacée par une institution un peu floue nommée MFP, que tout converge vers un « Hall of justice » complètement délabré, que le cadre ne soit que ruines, routes et plages sans fin.

     Le film est extrêmement peu inspiré sur bien des points – refus de l’étirement de la séquence, hormis la scène d’introduction, construction approximative, dialogues bateau, virages attendus, incohérences de scénario. Il séduit pourtant dans sa manière à peindre un futur proche indéchiffrable, aussi réel qu’apocalyptique. A la fois post-moderne et moyenâgeux. Un western avec des caisses de flics improbables (fameuses Interceptor) et motos monstrueuses. Il y a quelque chose de vraiment sale là-dedans. Qui ne correspond pas à grand-chose sans pour autant que l’on exagère son apparent anachronisme, qui ne vogue pas non plus sur des standards, n’entre dans aucune case. C’est troublant. L’histoire est futile puisqu’il n’y a plus d’histoire à écrire. Ne reste que des brutes, hors du monde et du temps, motards sans but, flics désabusés, asphalte à perte de vue et essence à siphonner. Et Max au milieu, détaché parce que davantage dans notre dimension, plongé dans un vrai questionnement intime et professionnel, avant qu’on ne vienne y troubler la bête qui sommeille en lui. C’est l’histoire d’une ultime transformation, d’un prélude au chaos.

     Je suis fasciné par une chose qui sans doute ne me sautait pas aux yeux avant, c’est toute cette violence, sèche, sale, autour de laquelle le récit s’organise. Ce n’est pas ostensiblement violent, très souvent le manque de budget condamne le film à opter pour le hors champ, à l’image de la mort de Goose ou de l’agression sur le couple à la voiture rouge. C’est une violence de mise en scène. Une manière d’ancrer systématiquement la séquence dans le réel en la rendant la plus malsaine possible. Il faut voir à ce titre le nombre de scènes avec des enfants. Miller est fasciné par cette dichotomie entre l’absolu innocence d’un côté et l’horreur paroxystique de l’autre. Dans la course poursuite d’intro il y a ce moment ignoble où un bambin s’échappe de sa poussette et se retrouve esseulé sur l’asphalte sur laquelle surgissent ces bolides terrifiants – Le véhicule quel qu’il soit n’aura jamais été aussi sale que dans Mad Max. Les plans alternant le visage de l’enfant, le pare-chocs des voitures et la langue de Night rider sont terribles. On n’avait rarement poussé le nihilisme à un tel point d’abjection.

     Et le film est extra fluide, construit en toute simplicité, créant le vide (forcément imposé financièrement) autour des personnages, créant du même coup une ambiance hyper angoissante. Bifurquant parfois où on l’attend et parfois totalement en rupture. La vengeance finale par exemple, est extrêmement brève, dilapidée dans la noirceur ultime dégagée par cette image de chausson de bébé abandonné sur le bitume. Il n’y a pas de jouissance. Toecutter meurt vite. Seule la mort de Johnny peut être jouissive. Mais il est dingue plus que méchant. C’est un sale gosse. Max tue le gosse (ou tout du moins le force à mourir) et le film se ferme là-dessus, dans la foulée de cette explosion même pas salvatrice. Dieu que c’est noir.

14/07/24

      Enième retour sur Mad Max, cette fois avant de voir Furiosa. Pour beaucoup, le meilleur de la saga restera le deuxième volet. Pour beaucoup d’autres, j’ai l’impression que Fury road a pris le relais. Deux films qui vont ensemble par ailleurs, dans leur construction, leur démesure. J’aime beaucoup ces deux films, mais pour moi, Mad Max ça restera toujours le premier : chef d’œuvre de noirceur totale, un vrai western avec des bolides, du bitume, des gueules impossibles, des répliques immenses, une scène d’intro titanesque, une imagerie de désolation mais à peine futuriste encore, et un personnage sur le point de vriller, de devenir sinon comme les bêtes qu’il pourchasse depuis le départ, un fantôme, perdu dans le néant.

Anatomie d’une chute – Justine Triet – 2023

03. Anatomie d'une chute, Justine TrietMirage manquant.

   9.0   L’ouverture d’Anatomie d’une chute agit en trois temps, trois secousses au moyen d’une temporalité qui s’avère assez floue. Tout d’abord, Sandra donne une interview dans le salon de leur chalet, pendant que son mari travaille vraisemblablement au grenier en écoutant la musique très forte. Ensuite, Daniel, leur fils de onze ans, est en train de promener le chien dans les montagnes. Et pour finir, le corps sans vie de Samuel est retrouvé par son fils, au pied du chalet. Que s’est-il passé ? Accident, suicide ou meurtre ? Il ne s’agit pas seulement d’une image manquante, d’un angle mort que le procès parviendra à éclaircir mais d’une vérité évaporée qui ne cessera de nous échapper. Il faut faire le deuil de la vérité pour établir une vérité, sa vérité.

     C’est un grand film sur le couple, d’une part. Sur « l’utopie égalitaire dans un couple » pour reprendre les mots de Justine Triet elle-même. Mais un film dans lequel, le réel conjugal, le visible, serait continuellement empêché, à l’image de cette toute première séquence qui raconte déjà quelque chose de leur quotidien sans clarifier ce qu’il en est. Il n’y aura finalement qu’une seule séquence de couple et là-aussi elle sera saisie par le prisme d’un filtre (d’une vérité, non de la vérité en somme) qui serait celui de la reconstitution visuelle d’une captation sonore. La langue raconte aussi beaucoup. Elle matérialise les problèmes au sein du couple, tout en le prolongeant au tribunal. C’est très beau d’assister à la vulnérabilité de Sandra lorsqu’elle délaisse le français pour repasser par l’anglais. Et pourtant le cœur du film est moins celui du couple, encore moins celui de la vérité, que la relation entre la mère et son fils, entre Sandra et Daniel. La confiance qui se délite entre eux, la distance qui se crée, le vertige de cette expulsion entre deux audiences puis le choix de la défense final.

     C’est aussi, bien sûr, un grand film de procès (peut-être le plus grand que j’ai pu voir). Sur l’impossible vérité. Les flashbacks racontent par ailleurs moins la vérité qu’une vérité, celle du point de vue, du souvenir voire de ce qu’on décide de se souvenir. La scène du père, en voiture, avec la voix du gamin superposant ses paroles c’est fantastique. Le film de procès convoque un genre, très classique, ce à quoi Anatomie d’une chute semble en permanence se refuser. C’est La vérité, de Clouzot, mais aussi Gone girl, de Fincher. C’est d’une grande complexité. Elle fait du mystère, de l’insoluble, son sujet.

     Il faut noter que cette affaire de vérité contamina aussi le tournage, puisque Sandra Huller (au moins aussi impressionnante que dans Toni Erdmann) tenait à savoir auprès de Justine Triet si son personnage était coupable ou innocent. La réponse était aussi claire (d’un point de vue pratique) qu’ambiguë (d’un point de vue moral) : « Il faut la jouer comme si elle est innocente ». On ne parvient parfois plus à discerner la vérité du mensonge du déni car tout y est flou : Son écrivaine mystérieuse, la mort suspecte de son mari et un enfant mal-voyant au milieu. Sandra est observée, scrutée de toute part, dans plusieurs langues, aussi bien son comportement conjugal que familial, dans ses ambitions professionnelles, mais aussi sa liberté sexuelle, ses éventuels remords, son étrange impassibilité voire ce qui se trouve même dans ses livres.

     Et c’est aussi, forcément, un grand film de mise en scène, avec des choix forts, radicaux, des idées de cinéma partout, renouvelant notre rapport au récit en permanence. Déjà, il y a deux espaces identifiés, deux lieux véritables : Un chalet et une salle d’audience. Un chalet que l’on découvre avec l’avocat. Un tribunal dans lequel on est projeté sans prévenir car l’ellipse ici est reine, elle renforce le mystère imposé par le récit. Le film ne sera jamais parasité par des scènes plus triviales ou attendues. Tout se concentrera dans ces deux lieux, qu’importe la temporalité.

     Parmi la kyrielle de superbes personnages qui parcourent le film, il y en a un qui cristallise notre rapport au film tout entier : L’avocat général est un personnage passionnant dans la mesure où il est haïssable (par le spectateur) en fonction de notre attachement à Sandra, de notre croyance en sa culpabilité ou non. Et la réussite du film se situe ici aussi : Notre point de vue ne cesse d’évoluer, de se modeler en fonction des nouvelles données, des différents témoignages, des incohérences. C’est la parole qui domine le récit.

     Le film est jalonné de très belles idées, fortes, tranchées, à l’image de celle de l’enregistrement audio et ce qui l’accompagne puis accapare l’image : Une scène de dispute, insoutenable. Un truc aussi puissant que les meilleurs moments de Jusqu’à la garde ou As bestas. Une scène d’autant plus troublante qu’elle semble être une projection parmi d’autres de ce qu’on entend. Cet enregistrement aurait pu n’être pourtant que sonore, nous priver d’images, nous placer dans la peau des jurés. Choisir de l’incarner de cette façon-là est un geste fort, parmi d’autres.

     On peut s’amuser à analyser chaque séquence mais s’il fallait n’en retenir qu’une seule, ce serait la toute première : tandis que Sandra reçoit une étudiante venue l’interviewer au sujet de son bouquin, son mari, hors champ à l’étage, écoute de la musique. L’idée de cette ritournelle inaugurale (PIMP de Bacao Rhythm & Steel Band) est formidable puisqu’elle agit par couches. Il y a d’abord son volume. Il y a ensuite sa répétition. Une scène de ménage passive, une façon de dire « je t’emmerde » et de pousser le procédé jusqu’au malaise. Et jusqu’à la scission elliptique. Cette ellipse concentrera tout le mystère autour du récit à venir, de la découverte du corps jusqu’à l’issue du procès, en passant par le flashback d’une dispute conjugale.

     Anatomie d’une chute fut un choc. Et pourtant Justine Triet et moi c’était compliqué depuis dix ans et (le magnifique) La bataille de Solferino : Je n’aime ni Victoria ni Sybil. Enfin je vois leurs qualités respectives,  mais j’y reste complètement hermétique. Là non. Il s’est passé quelque chose. Elle a franchi un cap. C’est un film vertigineux. Un long film mais dont la longueur est légitime. Un film hybride, qui révèle la puissance du hors-champ, la problématique de la langue, la violence du déballage (et donc de la destruction) d’une intimité conjugale, familiale le tout sans respecter ni la charte d’un film d’enquête, ni celui d’un film de procès. La culpabilité nous intéresse in fine moins que tout ce qui entoure les faits, les mystères qu’il révèle, la dissection d’un couple, d’une femme, l’ambivalence de la vie.

Croix de fer (Cross of iron) – Sam Peckinpah – 1978

9-Croix de fer, Sam Peckinpah, 1978L’enfer est ici.

   9.0   Le nihilisme de son auteur se trouve à son apogée avec Croix de fer, récit d’un bataillon allemand en retraite sur la péninsule de Taman, en 1943, depuis la défaite à Stalingrad. Deux figures masculines s’y rencontrent et rivalisent : un sergent aussi rigoureux que désenchanté, admiré de ses soldats et qui méprise les hiérarchies, et un officier opportuniste, aristocrate prussien en quête du fameux symbole de bravoure, la croix de fer.

     C’est La horde sauvage sur le front russe. Soit une plongée dans les entrailles de l’enfer, au sein de forêts désolées, tranchées de boues, terrains de barbelés sur lesquels s’entassent les cadavres. L’horreur de la guerre n’a plus de limites dans Croix de fer. On roule sur un corps dans une ornière. Un enfant se voit criblé de balles. C’est un chaos de chairs avant tout. La terre tremble en permanence. La bande-son est quasi exclusivement faite de tirs d’artillerie et autres explosions, au loin ou tout proche.

     Comme à son habitude, Peckinpah use d’un montage cut lors des scènes de batailles, accentuant l’immonde absurdité du combat, d’un plan à l’autre, d’un ralenti à l’autre. C’est la représentation la plus sale de ce que peut être la guerre. Ça transpire de partout, des visages, des sons. On y sent presque la puanteur des sous-sols. D’un point de vue graphique c’est dément.

     C’est son seul film de guerre. De guerre pure, disons. Il fait figure d’anomalie tant c’est un film très maîtrisé, ce qui semble improbable quand on connaît l’histoire de sa conception : le film est produit pour rien par un producteur de pornos, c’est à la base une commande (Peckinpah avait le choix entre ça et King Kong, qui se fera finalement par John Guillermin) et son réalisateur, alors en fin de course, est bourré du matin au soir.

     C’est un film apocalyptique qui fait le portrait permanent d’une dichotomie fulgurante, dans la lignée de ses quatre minutes introductives, durant lesquelles des images d’archives de guerre, des troupes allemandes, d’Hitler, de bombardements sont entrecoupées de visages d’enfants, le tout accompagné par une mélodie enfantine qui côtoie une symphonie militaire. Il y a du Eisenstein dans cette introduction. Grosse claque, évidemment.

Désordres (Unrueh) – Cyril Schäublin – 2023

18. Désordres - Unrueh - Cyril Schäublin - 2023Eloge du décentrement.

   9.0   Le récit prend place dans les années 1870, au sein d’une horlogerie suisse, contant aussi bien le quotidien des ouvrières que l’expansion du mouvement anarchiste. C’est aussi la rencontre entre une femme, Joséphine, qui assemble des balanciers et un homme qui vient cartographier le territoire, Pierre Kropotkine.

     Ce n’est pourtant pas un biopic sur Kropotkine, malgré ce carton initial qui reprend une citation de lui ; malgré cette première scène durant laquelle ses cousines, qui sont en train de se faire photographier, parlent de lui ; malgré le fait qu’on suive son arrivée dans la vallée. Il sera in fine très peu au centre du film et peut-être davantage en tant que géologue cartographe, témoin et passeur (il envoie un moment donné un télégramme important) qu’en tant que pure figure du mouvement anarchiste. Lui aussi, comme tout le reste (narratif) sera déchu, par la mise en scène anarchiste, de son pouvoir potentiellement héroïque.

     Étant donné mon état d’épuisement au moment de la découverte du film de Cyril Schäublin, remettre les pieds en salle et voir deux films le même soir était sans doute un projet téméraire. Si j’ai facilement tenu le coup devant le distrayant et dispensable Omar la fraise, le sommeil s’est souvent manifesté devant Désordres : honnêtement je me suis assoupi à plusieurs reprises durant la seconde partie du film, qui est très posée, très lente, magnifique (pour piquer du nez).

     Mais ce que j’ai vu, avant, après et pendant m’a beaucoup plu : des choix de cadres tranchés, des vrais, passionnants à admirer, à analyser, pas si loin d’un Ozu, in fine. J’ai vu des plans et des proportions de plans que je n’avais encore jamais vus nulle part. Mais aussi des gestes, des mains, travaillant des rouages, assemblant des montres, pendules, horloges. Une volonté de mettre en corrélation le temps et l’argent dans chaque plan, la loi des cadences essentiellement, comme s’il s’agissait des prémisses de l’aliénation capitaliste de notre société actuelle. Une omniprésence du temps, dans chaque plan ou dialogue, entre tic-tac des horloges et ouvrières chronométrées, renforcé aussi par l’idée géniale de la séance photo, où chacun doit à l’époque poser pendant vingt secondes, avant de pouvoir acheter son portrait pour vingt centimes.

     Il y a aussi de nombreux plans larges, avec beaucoup de mouvement, au premier plan, au second ou dans le fond, un peu comme chez Tati. Et de façon systématiquement décentré aussi bien du point de vue des cadres (toujours singuliers) qu’au niveau de la parole : on entend parfois un dialogue qui se joue au second plan, sinon hors champ. On pourrait très bien citer ces nombreuses horloges (à la fabrique, à la gare, à la poste…) qui ne sont jamais à la même heure et accentuent ce vertige d’une temporalité disloquée, dans une société qui n’a pas encore complètement plongé dans le taylorisme moderne. Le multilinguisme utilisé dans le film participe aussi pleinement de cette dialectique : C’est un grand film politique en ce sens non pas qu’il parle de politique, mais qu’il filme politiquement. Au même titre qu’il penche vers Kropotkine plutôt que vers Bakounine, vers la périphérie plutôt que vers l’évidence, c’est le décentrement (ou la forme anarchiste) qui lui sert de mantra.

     C’est aussi un univers sonore incroyable (ce que j’ai entendu de plus beau depuis Weerasethakul) souvent hors champ, qui permet au film d’effectuer une véritable plongée dans la Vallée de Saint-Imier au XIXe siècle et d’y croire. Et un sujet, un propos : la révolution industrielle, la monétisation du travail, l’émergence de la classe ouvrière et bien entendu la pensée anarchiste, qu’il tient de bout en bout, à tel point qu’elle semble contaminer la mise en scène, les cadres, le son. C’est vraiment beau et fort.

     Et il y a cette scène finale extraordinaire, qui participe pleinement de cet état de décentrement, que le film n’aura cessé d’assumer. Des lieux d’abord : nous quittons le bourg pour la forêt. Et de la place des personnages : ce n’est pas Kropotkine qu’on écoute mais la jeune ouvrière, lui parler de son métier, d’une façon très précise et étirée. Un amour nait, hors des cadres, du temps, des cadences. Un amour politique. Je le reverrais volontiers et plus en forme la prochaine fois car c’est l’un des trucs les plus audacieux, radicaux et merveilleux vus depuis longtemps.

La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (Die große ekstase des bildschnitzers Steiner) – Werner Herzog – 1974

08. La grande extase du sculpteur sur bois Steiner - Die große ekstase des bildschnitzers Steiner - Werner Herzog - 1974Le vol d’Icare.

   8.5   Werner Herzog entreprend d’accompagner le suisse Walter Steiner, sculpteur sur bois mais surtout champion de saut à ski. Ou de « vol à ski » dira Herzog, tant il pulvérise la concurrence, notamment au cours d’un championnat en Yougoslavie, durant lequel il établira le record du monde lors de son premier saut, avant de chuter lors du second puis de sauter à nouveau (afin de ne pas craindre de ne plus jamais pouvoir le faire, dira-t-il aux journalistes) en réduisant sa hauteur de départ.

     Au même titre que dans La soufrière ou Gasherbrum, il s’agit pour Herzog d’approcher l’humain dans une zone de danger, entre la vie et la mort, dans cet instant d’extase, d’adrénaline et de liberté, qui seront au cœur d’un ultime carton constituant les dires aussi mégalos qu’absurdes de Steiner, qui se rêve seul au monde, nu sur un rocher. Steiner rejoint ainsi le dernier habitant de Basse-Terre devenue ville fantôme ou l’alpiniste Reinhold Messner entêté à grimper deux sommets de 8000m en une seule ascension.

     Ce ne sont pas des héros, ils ne cherchent pas à briller, à faire acte de bravoure ou de résistance, ni même à exister (lorsqu’Herzog trouve l’homme au pied du volcan, le type dort, paisiblement) : ils sont en décalage avec le monde, animés d’un instinct sauvage, d’un état second, d’un désir de « conquête de l’inutile » pour reprendre les mots de Messner, qui trente ans plus tard, lors d’un entretien, évoque le tournage de Gasherbrum : On est presque surpris qu’il soit toujours de ce monde.

     Mais c’est peut-être d’autant plus fort chez Walter Steiner chez qui cette sensation d’extase se manifeste dans un contexte éphémère (Un saut à ski s’étire sur quelques secondes) et universel : en définitive l’homme à toujours rêver de voler. Steiner devient Icare devant la caméra d’Herzog, qui le filme souvent au ralenti (Une approche qui évoque par ailleurs celle qu’en fait Julien Farraut qui, dans L’empire de la perfection, observe et décompose le service de John McEnroe) dans son ascension, la bouche ouverte.

      La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (quel titre magnifique, énigmatique) retrace à merveille cette double quête très étrange. Celle d’un homme qui rêve moins d’être le meilleur que de continuer de sauter. Et celle d’un cinéaste qui est fasciné, moins par le saut à ski, l’Himalaya ou le volcan Guadeloupéen que par ces hommes qui ont pactisés avec le danger qu’ils représentent.

Harry, un ami qui vous veut du bien – Dominik Moll – 2000

03. Harry, un ami qui vous veut du bien - Dominik Moll - 2000« Je crois qu’on perd tous un peu les pédales, là… »

   8.5   Je me souviens très exactement du moment où j’ai découvert ce film, du lieu, de l’atmosphère, de ceux avec qui j’étais. Il était très tard, tout le monde avait fini par s’endormir, moi pas, seul devant ce film si bizarre, parfois drôle, souvent angoissant. J’avais seize ans.

     Je n’oublierai jamais les lieux du film, cette maison de campagne, sa chambre au grenier, sa salle de bain rose, encore moins ses alentours, ce puisard, la route des crêtes, ces trois voitures. Ni cette ouverture sur la route, la chaleur qui en émane, les cris des enfants. Je n’oublierai pas non plus « Le grand poignard en peau de nuit » cet étrange poème récité de mémoire. Séquence ô combien anxiogène : Je me suis toujours demandé ce que ça me ferait si un vieux camarade d’école que j’ai oublié me récitait mon poème que j’ai oublié aussi. Je n’oublierai pas non plus « Les singes volants » et le cauchemar cheap, qui plus tard, en découle. 

     Je pense qu’on peut facilement être terrifié par Harry, un ami qui vous veut du bien. En faire des terreurs nocturnes tenaces, tant Harry Balestero, le personnage incarné par Sergi Lopez, concentre toutes nos angoisses, entre intrusion impossible mais douce, admiration absurde mais bienveillante, liberté louche mais contagieuse. Il est évidemment ce personnage qui nous veut du bien mais qui nous fera beaucoup de mal.

     La première scène du film est fondamentale. Le couple est dans sa voiture, sans clim, avec les gamines qui s’égosillent à l’arrière. Le visage qui s’impose durant cette imposante première séquence est celui de Michel. Son calme d’apparence trahit une sensation de ras-le-bol, dans sa voix, sa sudation, son impuissance. S’il rencontre dans la foulée cet « ami » d’enfance, c’est aussi par enjeu théorique qui se joue : Harry sera son double fantasmé, son opposé. Il ne râle pas sur ses gosses, il n’en a pas. Il ne croule pas sous la pression quotidienne, il semble vivre au jour le jour. Il ne crève pas de chaud dans sa vieille Renault, il a une Mercedes climatisée. S’il est fan de lui, de ka version de lui qu’il a oublié, ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas un ami qui lui veut du bien, c’est son démon intérieur, son ange de la mort, son Méphistophélès.

     Si le film est si réussi, si beau, c’est en partie grâce à son interprétation globale : Bien sûr, Sergi Lopez livre sa prestation la plus malaisante, à l’image de cette légendaire réplique : « Il pense que t’es une connasse, avec un pois chiche dans la tête » ; mais Laurent Lucas est absolument parfait, dans ce rôle de père de famille dépassé, qui retrouve un camarade qui lui fait renouer avec le plaisir d’écrire mais qui est persuadé que pour retrouver l’inspiration il se doit de détruire ce qui l’empêche d’y accéder. Pourquoi ne le voit-on pas assez, cet acteur ? Récemment des (très) seconds rôles dans Le bureau des Légendes, Vernon Subutex, Grave ou Une intime conviction. Dommage de ne plus le voir au premier plan. Il y a aussi Mathilde Seigner, impeccable, seule fois où elle ne m’agace pas, d’ailleurs.

     Je l’ai revu maintes fois ensuite, ce film, avec toujours le même malaise, la même fascination. Cette fois ci n’y a pas échappé : Je l’adore, vraiment. En le revoyant (ça faisait facile dix ans) j’ai réalisé qu’une expression que j’emploie parfois se trouve là-dedans : « raisonnablement casse-couilles ». J’adore ce film.

Le pont de la rivière Kwaï (The bridge on the river Kwai) – David Lean – 1957

02. Le pont de la rivière Kwaï - The bridge on the river Kwai - David Lean - 1957Mad men.

   8.5   Adapté du roman éponyme d’un auteur français, Pierre Boule (qui est aussi l’auteur de La planète des singes) écrit en 1952, Le pont de la rivière Kwaï raconte l’histoire, en pleine jungle thaïlandaise durant la seconde guerre mondiale, d’un régiment de soldats britanniques prisonniers dans un camp japonais, contraints de construire un pont stratégique, au-dessus de la rivière Kwaï, afin que la ligne de chemin de fer relie Rangoon à Bangkok.

     Le récit se déploie en deux grands mouvements. Se joue dans un premier temps une résistance téméraire de la part du colonel Nicholson, qui, s’appuyant sur un texte des accords de Genève, refuse l’ordre du colonel Saïto de faire travailler tous les prisonniers, y compris les officiers. De fait, ces derniers sont mis « au four » ces espèces de cabanes de tôle sous lesquelles il doit faire une chaleur à crever. Quant aux autres soldats, et sous le commandement japonais, ils doivent construire un pont, en un temps limité, mais ils n’y mettent pas beaucoup de cœur.

     Un rapport de force passionnant s’établit entre les deux officiers en chef, quand bien même l’issue ne souffre d’aucune surprise : On sait pertinemment que l’officier japonais flanchera, il a besoin de ce pont, donc de main d’œuvre, donc de soldats, qui pour qu’ils soient efficaces se doivent d’être à l’écoute de leur supérieur britannique.  

     Dans un second temps, un montage alterné nous permet de suivre l’édification du pont, que le colonel Nicholson prend étrangement au sérieux, au point d’engager un nouvel ingénieur qui modifiera l’emplacement du pont, et d’accentuer la charge de travail. Pour lui, ce pont pour l’ennemi, représentera la gloire de l’armée britannique : Entre autres il servira à rapatrier les blessés. Mais de nous intéresser aussi, en amont de la rivière, à un commando chargé par l’état-major des forces alliés, de faire exploser le dit-pont le jour de son inauguration.  

     Le pont de la rivière Kwaï faisait partie de ces immenses classiques, multi-oscarisé, au succès planétaire (rien qu’en France le film fait plus de treize millions d’entrées, impensable aujourd’hui pour un film de ce standing) que j’avais vu sans les voir, au détour d’extraits et passages télés (quand j’étais gamin) ou pour avoir entendu mon grand-père (qui l’adorait) en parler ou parce que j’ai lu plein de choses à son sujet, surtout quand j’ai commencé à m’intéresser au cinéma, à lire sur le cinéma et qu’on commence toujours par ces grands classiques accessibles et indéboulonnables.

     Classique, Le pont de la rivière Kwaï semble pourtant l’être de moins en moins, j’ai l’impression. Mais, classique – un terme qui par ailleurs n’a plus vraiment de sens – il ne l’est justement pas tant que ça. Ou bien La grande illusion, de Renoir, est un classique. Les deux films se ressemblent beaucoup, par ailleurs, tant ils traitent tous deux de la relation ambiguë entre des prisonniers de guerre et leurs geôliers.

     C’est d’autant plus passionnant d’un point de vue théorique que cet étrange affrontement est aussi celui de David Lean, le scénariste Carl Foreman (dont Lean réécrira une grande partie du script) et le producteur Sam Spiegel. Cette collaboration qui n’est pas sans conflit, finit par porter ses fruits – d’autant plus quand on sait le succès du film ensuite – au même titre que la collaboration Nicholson / Saïto permettra in fine d’établir dans les temps un pont encore plus beau et solide que celui préalablement prévu dans les plans.

     Et peut-être que pour que ça fonctionne à ce point, il fallait un vrai décor, un pont grandeur nature au milieu de la jungle. Faute de trouver le site souhaité en Thaïlande, le film se tournera au Sri Lanka, autour d’un ouvrage colossal, l’un des plus grands décors jamais construits pour un film. Et qui sera donc entièrement détruit (avec le train) pour la grande séquence finale. En une seule prise, à cinq caméras. Fallait pas se louper.  

     En outre, sous ses allures de grande fresque guerrière, Le pont de la rivière Kwaï est aussi un film très doux dans ses plans, très contemplatifs aussi, alternant les plans de couchers de soleil, d’animaux, de jungle luxuriante, de cascade, de pluie, et bien entendu des plans d’ensemble hallucinants révélant une batterie phénoménale de figurants.

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silencio


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