Archives pour la catégorie Abel Ferrara

The addiction – Abel Ferrara – 1996

37. The addiction - Abel Ferrara - 1996Pecco ergo sum.

   4.5   Très chic et toc, ce film de vampire métaphore de la toxicomanie, pour du Ferrara. On dirait du mauvais Jarmusch, par instants. Le film est notamment écrasé par son noir et blanc trop brillant, ses forts contrastes. On dirait le premier film d’un universitaire. S’il est ancré dans le récit, tout le délire christique et le discours philosophique (ça cite volontiers Nietzsche, Dante, Sartre, Kierkegaard, Heidegger) doublé d’images de massacres (Lili Taylor incarne ici une doctorante en philo obnubilée par les génocides du siècle) est d’une lourdeur telle, que le film semble coché toutes les cases / tares des mauvais films d’auteur. Il y a bien des choses à retenir comme la première attaque, puissante, en pleine ruelle, cette manière « sous le manteau » de filmer les rues new-yorkaises, puis l’apparition de Peina incarné par le toujours génial Christopher Walken. En fait, j’aurais adoré y voir quelque chose de plus sale, cru et fauché dans la lignée du cinéma des Safdie aujourd’hui. The addiction aurait mérité d’être muet, d’autant que son atmosphère sonore est riche, ténébreuse. C’est dans ces moments-là, notamment la séquence d’orgie meurtrière, qu’il est traversé par de superbes fulgurances.

Pasolini – Abel Ferrara – 2014

08. Pasolini - Abel Ferrara - 2014Ostia.

   6.5   L’un des projets les plus casse-gueule de l’année et donc excitant mais flippant. Comment Abel Ferrara – l’un des cinéastes les plus intéressants du moment, oui je m’enflamme – allait-il la même année passer de Dsk à Pasolini ? Purée, l’un des plus grands artistes de la terre, quoi ! Réponse : En faisant du Ferrara, c’est à dire avec beaucoup d’humilité, entre fougue et incompréhension. Le film se cale très bien sur la personnalité du bonhomme sans parodier ou reprendre les traits de son cinéma. C’est à la fois donc très touchant mais aussi tout petit, car on voudrait que ça s’embrase ce que Ferrara n’a apparemment pas osé faire. C’est son Last days à lui. Il lui manque juste la même folie. Il y a de belles idées qui semblent coincées au stade de l’embryon. Mais en tant que biopic, ça n’a absolument rien à voir avec ce qu’on connaît ce qui en soi est déjà une chouette nouvelle. Une cure de PPP devrait me prendre ces prochains jours…

Bad lieutenant – Abel Ferrara – 1993

bad-lieutenant-abel-ferrara-1993-1024x658It all happens here.

   9.0   Je l’avais découvert il y a une dizaine d’année, ça avait été un gros choc. L’effet ne s’est pas dissipé, bien au contraire, cette seconde fois. C’est un grand film sur une Amérique gangrenée par le crime, la misère, la drogue, la corruption, les paris sportifs et l’aliénation de l’individu qui se réfugie dans la religion, unique et dernier rempart possible. Keitel est immense, le nez poudré en permanence, les yeux injectés et à moitié révulsés, il ne fait que gesticuler, tituber, se marrer à contretemps, pleurnicher de désespoir. Il n’est déjà plus vraiment là. Son plus grand rôle de cinéma haut la main, incarnant un flic pourri supportant à lui seul cette Amérique du désastre. Ici où les enfants ne semblent même pas avoir de mères, où l’on arrête deux adolescentes dans l’illégalité au volant de la voiture de leur vieux en les forçant à simuler des pipes contre le silence et leur liberté, où les prostituées ne s’en remettent plus qu’aux seringues, où une religieuse se fait violer dans une église. C’est une plongée terrible dans les entrailles d’un système détraqué, rythmé de bout en bout par les commentaires off d’une saison de base-ball. Inutile de préciser que la mise en scène est vertigineuse, ne cessant d’engouffrer le personnage via des escaliers, des couloirs et des ruelles dans les ténèbres, dans un climat de plus en plus crépusculaire, vers l’inéluctable. Bad lieutenant s’achève sur une boucle rédemptrice impensable. Un truc sidérant. Alors que le film s’ouvrait sur ce flic, dans sa voiture, emmenant ses enfants à l’école en les rouspétant d’avoir manqué leur bus volontairement, il se clôt alors sur ce même flic accompagnant les deux violeurs jusqu’à ce bus sans destination, qui les éloignerait tout du moins de leur probable arrestation. Lui qui les aurait liquidés sans procès quelques jours plus tôt – avant qu’il n’échange avec la victime, figure christique dans le pardon. « Now get on that fucking bus ». Cette phrase lâchée comme la complainte d’un homme cuit qui veut plus que tout être sauvé – partager le pardon de la nonne – est une idée absolument déchirante. Chef d’œuvre.  

Welcome to New York – Abel Ferrara – 2014

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Gérard.  

   6.5   Deuxième film de cette soirée gros buzz 2014. Film cannois sans sortie ciné érigé directement en truc honteux, immonde nanar (on se demande ce que les gens ont dans les yeux) donc je ne demandais qu’à voir d’autant que j’aime beaucoup ce qu’est devenu Ferrara. Ce n’est pas son meilleur film, certes, comme pour Schrader, mais c’est à mes yeux réussi. Pour la simple et bonne raison que ce n’est pas un film sur l’affaire DSK. Il en prend les contours, évidemment, mais il est surtout un film sur un homme de pouvoir qui ne ressens plus rien, ni ce pouvoir, ni la peur, ni les barrières, ni le mal. Quand sa femme lui dit qu’on l’accuse d’avoir forcé une femme de ménage à le sucer, il s’indigne en disant qu’il s’est seulement branlé sur sa bouche. Si peu. C’est un film sur un homme seul, dingue, perdu dans une immense impasse, un truc qui le dépasse tellement qu’il n’agit plus que par impulsions, majoritairement sexuelles donc. Et le film retranscrit cela à merveille. Brillamment dans sa première partie où Depardieu se livre comme jamais et confirme qu’il est un acteur monstre au cas où l’on en doutait encore. Jusqu’aux immondes grognements de truie qu’il émet lorsqu’il jouit dans une bouche ou un cul. Moins brillamment mais intelligemment dans une seconde partie, plus dialoguée, en apesanteur qui voit cet homme s’enfoncer progressivement dans le néant, d’une ville morte, prison de verre, d’une famille écorné, d’un rêve qui n’est plus que le fantôme de ce rêve. Petit Ferrara mais très beau film malgré tout.

4h44 dernier jour sur terre (4:44 last day on earth) – Abel Ferrara – 2012

4h44 dernier jour sur terre (4:44 last day on earth) - Abel Ferrara - 2012 dans * 2012 : Top 10 46.-4h44-dernier-jour-sur-terre-4h44-last-day-on-earth-abel-ferrara-2012-300x168

Sky/Skye/Skype.

   9.0   L’an passé, c’était Melancholia qui se jouait de la fin du monde et de cette standardisation hollywoodienne qui veut majoritairement la réduire à sa dimension spectaculaire. Lars Von Trier proposait sa vision intimiste des derniers instants à travers l’attente de deux soeurs en proie à des émotions contradictoires. Cette année c’est Abel Ferrara. C’est de toute façon l’année Ferrara. Après la sortie tardive de Go go tales en février voici que 4:44 apparaît dans les salles neuf mois plus tard et sort pile à l’heure de notre éventuelle extinction présagée par les mayas. Le cinéma entre en collision avec le réel.

     Ce réel cinégénique là c’est celui de cet immense cinéaste qu’est Abel Ferrara dont ces deux récentes merveilles inattendues augurent d’une seconde jeunesse. Les douze dernières heures du monde vécues par un couple dans leur appartement du Lower East Side, voici son tableau à lui de l’apocalypse. Il y a d’abord la crainte que le film ne dépasse guère son statut événementiel et qu’il filme un enchaînement de séquences, sans singularité, avec seulement comme point de convergence obligatoire cette issue terrible. Il y a aussi la crainte que le film grimpe ou s’effondre, qu’il soit concrètement dévoré par son sujet. Et puis il y a l’inquiétude lié au remplissage. Que filmer de ces derniers instants ? Comment ne pas tomber dans la mièvrerie, la béatitude ou l’hystérie ?

     4h44 évite ainsi ces écueils. Et haut la main. Ferrara choisit de filmer ce dernier jour comme les autres. Sa seule particularité est d’être le dernier. L’environnement se modifie mais pas à la manière des habitudes d’apocalypse imminente au cinéma. Poncifs du genre sectionnés : le film se débarrasse rapidement d’un quelconque suspense, le couple sait qu’il vit ses derniers instants, le monde le sait aussi. La fin est déjà là, elle fait donc partie intégrante du paysage. Pas de compte à rebours pompeux. Tous semblent avoir accepté cette destinée tragique. On apprend par exemple via la télévision que la place Saint-pierre de Rome est envahie par les fidèles ; On effectue via Skype nos derniers échanges, on se dit adieu ; Sur les toits, certains préfèrent devancer la catastrophe en se jetant dans le vide. Et pourtant, le monde continue de tourner. Lorsque Cisco (Willem Dafoe) prend l’air sur sa terrasse, son regard scrute les rues, les immeubles et l’horizon et il peut constater le balai incessant des voitures au-dessous de lui, c’est le même brouhaha (mais c’est plus évocateur que n’importe quelle image forte) et cela même si un voisin préfère se donner la mort en sautant de son balcon. Même ce geste exceptionnel semble appartenir à une nouvelle banalité. Skye (Shanyn Leigh) se consacre à une immense toile en action painting mais aucun caractère inaccoutumé ne se dégage de cette passion. Tout le film sera à cette image. Quant à la traditionnelle et attendue séquence des ébats amoureux elle intervient elle aussi très vite, Ferrara préférant se débarrasser du surplus d’apothéose. Cette scène de sexe est par ailleurs incroyablement belle et sensuelle, si bien mise en scène que l’on ressent parfaitement le fait qu’elle est leur dernière. Ferrara orchestre cela un peu comme le faisait Resnais dans Hiroshima, mon amour dans un balai de corps qui s’entrelacent, s’embrassent et se caressent. C’est très beau. A cela, il ajoute une dimension éminemment érotique, que l’on croise malheureusement peu au cinéma aujourd’hui.

     Pour en revenir à la construction au présent, la modification de cette trivialité intervient au moment d’une prise de conscience détachée. En fait, c’est comme une double prise de conscience, à échelle de temps interposé. On sait qu’on va mourir, on occulte ce savoir mais il revient nous hanter. Sans compter que la plupart des gens ont sans doute organisé cette journée de façon à profiter d’une manière ou d’une autre, chacun selon ses désirs, de sa propre fin. Un couple s’isole et fait l’amour pendant qu’un groupe d’amis se retrouvent tandis que d’autres présentent le JT, se murgent dans les pubs ou courent nus dans les rues. On verra un peu plus tard dans le film, dans une scène incroyable, un jeune livreur vietnamien (tandis qu’il vient de leur apporter leur dernier repas) demander à Cisco s’il peut utiliser sa connexion pour joindre sa famille. Si l’on peut dans un premier temps s’interroger sur sa présence et sa volonté d’effectuer sa besogne (qui s’avérera on imagine forcément inutile) quelques heures avant la fin du monde, l’issue de la séquence est extrêmement forte justement parce que l’on remarque que lui aussi, comme chacun, a organisé sa journée dans un but précis. Il ne livre plus pour gagner sa vie (et ce n’est pas l’immense pourboire ironique qui lui donnera la sourire) mais pour échanger une dernière fois avec ses proches.

     Plus que la télévision, où se succèdent les apparitions du Dalaï-Lama, de Al Gore ou d’un bouddhiste convaincu (Il est à préciser que Ferrara n’est jamais moraliste, que si son film prend des accents écolo, c’est uniquement parce que ce sont les médias qui saturent l’information par cette accusation fataliste selon laquelle l’homme serait le seul coupable de sa propre extinction. Et ils réussissent leur coup : voir les discours de Cisco ou de la mère de Skye. Les paroles du bouddhistes sont les portes d’entrée en méditation, l’unique salut possible. Des trois apparitions télévisuelles, Ferrara pencherait vers le bouddhisme) Internet devient cette entité qui permet de s’ouvrir au monde une dernière fois. Dehors, Cisco semble prisonnier de ces étages. Il surplombe la ville, s’engueule avec son proprio qui passe en dessous, crie sur des gens qui recouvrent le corps d’une personne qui vient de faire le grand saut, mais il lui manque clairement ce contact, cette ultime communication. En somme, le film dit que l’on a beau s’organiser notre propre fin (en l’occurrence le couple joue, danse et baise) il restera toujours cette frustration que l’on ne pourra plus jamais obtenir ce qu’il y a autour de soi. Mais cela se fait quasi nécessairement sur un mode dépressif. Le dernier rapport que Cisco aura avec sa fille se soldera par une une engueulade avec Skye, de même cette sortie rapide jusque chez des amis pour sans doute davantage récupérer de la drogue que de les voir s’oriente vers une déception : qu’il ait pu penser que justement parce que c’est la fin du monde il pouvait composer à nouveau avec son passé, s’offrir un dernier shoot. Je trouve cette idée magnifique.

     Reste que l’indécision des personnages, évidemment paumés face à cet inéluctable qu’il est impossible de concevoir entièrement, fait que les émotions sont exacerbées, saturées par l’enjeu. Cisco joindra sa fille via Internet et fera finalement face à son ex-femme et dans un élan un peu désespéré, il laissera paraître qu’il est toujours amoureux d’elle (tout du moins effectuera t-il un léger comparatif malvenu) ce qui rendra folle de rage Skye qui l’observait sans qu’il ne s’en aperçoive. Le film dit alors quelque chose de puissant sur l’idée que l’on se fait de la jalousie. A en voir la réaction extrême de Skye, on peut se dire qu’il est sans nul doute cent fois moins appréciable de se faire kidnapper quelques secondes de temps commun quand le temps impartis ne se compte justement plus qu’en secondes – magnifique autre scène lorsque Cisco en veut à Skye de l’avoir laissé dormir. Quand le couple se boude, forcément provisoirement, lui s’en va rendre une visite à un ami pendant qu’elle prend les dernières nouvelles de sa maman. Le caractère exceptionnel du sablier qui s’écoule rend la situation bouleversante aussi parce qu’elle finit par être brève – Cisco ne s’éternise pas, prétextant que Skye l’attend seule chez lui pendant qu’elle ne le fait pas non plus avec sa mère, s’impatientant sans doute du retour de son homme. Les personnages semblent à la recherche du parfait dernier instant mais l’on sait que les plus beaux seront ceux que l’on n’a pas maîtrisé, où on a laissé notre corps et notre esprit vagabonder comme dans ces deux scènes sublimes : le jeu de l’avion et la danse improvisée.

     Le film a la folie et la truculence des premiers Scorsese (Who’s that knocking at my door, Mean streets, Taxi driver) et l’inventivité et l’incandescence des premiers Akerman (Saute ma ville, Hotel Monterey, News from home). Deux cinéastes qui voulaient changer le cinéma. En fait, au-delà de son régime d’images, où l’on retrouve l’énergie punk inhérente au cinéma de Ferrara, et de qui les constituent, on pourrait penser que 4h44 est le film d’un jeune cinéaste. J’aime cet anachronisme là. Cette impression de concevoir un film comme s’il s’agissait du premier comme du dernier. Quelque part cela me rappelle le Love Streams de Cassavetes. Le parti pris de l’unité de lieu suffit à illustrer ce sentiment. La majeure partie du film se déroule dans un appartement. Il faut savoir filmer l’appartement, nous permettre d’apprivoiser l’espace, son ambiance, son bruit. Cet appartement là a quelque chose de fascinant : tout en longueur, avec ce balcon ouvert sur la ville (et cette porte-fenêtre surplombée d’un Exit déjà prémonitoire) point de fuite comme de rupture. J’aime le côté imparfait dans les films de Ferrara, cette impression d’urgence où l’on se demande chaque fois ce qu’il adviendra au plan suivant, tant ces choix de filmage sont rarement ceux attendus. On cadre tour à tour des écrans d’ordinateur, un téléviseur, l’intérieur des jumelles mais il arrive aussi à la caméra de valdinguer au-dessus d’une toile de peinture, la tentation du morcellement dans une séquence amoureuse, la fixité totale lors d’un monologue du désespoir, le travelling circulaire lorsque la douleur se fait plus prégnante (contacts avec l’extérieur, la fille puis la mère). Ferrara tente énormément de choses. Le film a un débit d’images hallucinantes. Du même coup il est parfois habité de séquences somptueuses, par leur détachement et leur puissance évocatrice. Je pense à ce moment où Cisco grimpe sur le rebord de sa terrasse, il pourrait sauter, il n’en est pas loin. Skye s’approche de lui et le supplie de revenir vers elle. Le ciel est bleu derrière lui, mais un bleu couchant, qui évoque forcément l’imminence, la nuit et convoque la folie. Lorsqu’il redescend, Cisco se jette dans les bras de Skye, et dans un ultime accès de jeu incontrôlé, fait mine de se jeter dans le vide avec elle. La perdition dans laquelle les personnages s’engouffrent n’appelle que méprise. Elle a eu peur et fond en larmes. Il fond en larmes lui aussi. Une séquence similaire a lieu précédemment lorsqu’ils dansent tous deux sur un rock saturé et se meuvent dans l’espace, s’entrelacent avant de fondre en larmes soudainement.

     J’écris comme ça me revient. Il y a, j’y pense, cette belle idée de personnages s’en remettant aux objets, en tant que substitut de proches géographiquement lointains. C’est le cas de Cisco serrant fort contre lui ce journal intime sur lequel apparaît une photo de sa fille. C’est le cas aussi plus tard de ce jeune livreur qui dépose un baiser sur la façade de l’ordinateur refermant la dernière image qu’il aura de sa famille. Par extension, de façon plus abstraite on peut se dire que Skye s’en remet à sa dernière toile où se condensent, peut-être, des sentiments enfouis, un amour infini, invisible. Il y a aussi le parti pris de la futilité comme faux suspense supplémentaire. C’était le loto dans Go go tales qui ouvrait sur la générosité sans fin de Ray Ruby, peu importe alors qu’il retrouve ou non son ticket gagnant. C’est le gramme de cocaïne dans 4h44 qui laisse planer une sorte de lâcheté à affronter sa propre fin, plus tard rattrapée par la passion amoureuse. Cette espèce de douce antipathie qui habite les personnages permet aux films de créer des personnalités hyper intéressantes, tiraillées entre leur égocentrisme sous-jacent et leur fragilité à ressentir le besoin de faire le bien autour d’eux – les filles dans le cabaret, Skye dans l’appartement. Les personnages chez Ferrara ont toujours été aussi haïssables que magnifiques, qu’ils soient campés par Walken, Keitel ou Dafoe. Ferrara entre chaque fois en communion avec son personnage principal. Ici encore, bien qu’il choisisse de mettre en scène un couple, il se rapproche davantage de Cisco que de Skye. Le cinéaste fusionne avec lui. Et lui, fusionne avec son environnement. La fin des temps, l’extase amoureuse et la communication avec le monde.

     Et pour finir, j’aime beaucoup son économie de l’apocalypse. Le vent se lève, pointe alors l’irrémédiable. Une aurore boréale envahit le ciel au-dessus de Brooklyn. La ville se trouve bientôt plongée dans l’obscurité après que le disjoncteur général ait sauté. Un cri terrible se fait entendre, celui de Skye, terrorisée. Un cri si puissant qu’il file la chair de poule. Puis une déflagration, seulement les vitres qui cèdent au contact d’un fait invisible. Puis Ferrara cadre les amants, s’embrassant, s’accompagnant mutuellement. Le plan est extrêmement serré sur les visages et il disparaît progressivement dans le blanc du néant, juste après que l’on ait assisté à un pré-final à la Apocalypse now où de nombreuses images se superposent comme autant d’impression rétinienne, entre souvenirs et sensations, caractérisant la richesse du monde, dans un feu d’artifice tétanisant.

Go go tales – Abel Ferrara – 2012

Go go tales - Abel Ferrara - 2012 dans Abel Ferrara photo-11

Phantom of the paradise.

   7.5   Monté depuis cinq ans (où il fut présenté au festival de Cannes), écrit depuis dix, le nouveau film d’Abel Ferrara se marie pourtant parfaitement avec sa date de sortie, il raconte beaucoup de la crise d’aujourd’hui, où seul le capitaliste s’en sortira. Willem Dafoe, alter ego évident du cinéaste, appartient plutôt à cette génération du rêve, privilégiant son bébé (son club/son cinéma) à la réussite qu’il engendre et le film s’oriente sur un moment en particulier où ce dernier joue avec la chance ses dernières billes pour ne pas que son navire coule. Le film pourrait être d’une tristesse démesurée, plombé par cette idée de monde en sursis, il a bien entendu quelque chose de très touchant dans son approche mais il choisit clairement de traiter cela sous la forme d’une screwball comedy, selon un film d’ambiance, fluide et léger. Et pourtant tout se joue sur les enchaînements, à la fois foutraques et jouissifs, le film n’est que vitesse (il raconte le quotidien – l’action doit se dérouler sur 48h – d’un stripclub, en plein déclin) et pourtant ce n’est que de la mise en scène ! D’une grande liberté de rythme et de ton, Ferrara s’affranchit même d’un scénario commun pour n’en garder que cette mouvance générale superbement agencée (ambiance musicale / mouvements corporels / trajectoires caméra) et cette atmosphère d’alcool, de tabac et de chair joyeusement contagieuse. Car s’il n’y a guère de construction précise selon un dessein précis, le film semblant même avoir été écrit sur le tas, le travail sonore est absolument démentiel. C’est à la fois extrêmement chargé et jamais assourdissant, c’est limpide, agréable, on a continuellement la sensation de flotter et surtout de ne rien maîtriser, de tout découvrir, d’être sans cesse surpris et uniquement par la mise en scène. Le film ne s’aventure jamais loin du Paradise (enseigne du stripclub) et s’il en sort, à quelques minuscules reprises c’est pour approcher l’endroit où Ray Ruby joue sa loterie dans un garage désaffecté à une vingtaine de mètres ou pour suivre les serveurs/videurs sur le trottoir avec constamment en hors-champ cette rue new-yorkaise dont on entendra seulement les bruits. Cette approche cinématographique du lieu rappelle énormément Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes ou encore le Casino de Scorsese. Ce sont des lieux de cinéma magnifique, des mondes. Le Paradise est le monde de Go go tales. Nous ne verrons rien d’autre. Et nous y verrons tout. Nous pénètrerons chaque classe de ce monde. Une fois parmi ce qu’il reste de la clientèle, ensuite parmi ce groupe féminin qui s’apprête à se mettre en grève car les rémunérations ne suivent plus, ou encore dans les cuisines, au centre même de la scène, ou bien entendu aux crochets de ce patron paumé, réduit à faire le yo-yo entre faire le show entre deux danses, régler ses problèmes avec la propriétaire, prétexter une sortie à la banque quand il file jouer au loto, se reposer sur son divan ou observer son stripclub à travers ses caméras de surveillance. Il y a un côté Tony Montana dans cet homme, un Montana adoucit, sympathique, qui aura atteint un peu de son rêve mais qui ne le contrôlerait plus (où l’insignifiant aurait remplacé la grandeur) mais qui aura malgré tout tenu cette volonté en parti grâce à cette sympathie et ce respect qu’il témoigne à ses filles (certaines refusent de l’abandonner car, disent-elles, il ne les a jamais oubliées) qu’il refuse de voir disparaître (il suffit de voir cette manière qu’il a de faire encore comme si tout allait bien, d’effectuer ses promesses et même restant courtois, alors que ça l’ennuie terriblement, lorsqu’une des filles lui demande un congé maternité par exemple). C’est cette empathie et cette folie générales qui me fascinent dans Go go tales. Il faut voir Willem Dafoe se démener pour tenter de retrouver ce billet de loto gagnant égaré, c’est euphorique ! Et cette démarche là est globale, Ferrara agrémente ce lieu de nombreux personnages pittoresques et pathétiques qu’il décrit avec une empathie intéressante, dans la mesure où il ne fustige pas les plus désagréables d’apparence (la proprio, le frangin) puisque cette coïncidence dans l’acharnement contre Ray Ruby suffit à provoquer cette empathie. Tout devient assez génial. Entre une Asia Argento qui promène son Rottweler et lui roule des galoches pour le show, un cuistot qui s’évertue à proposer continuellement des hot dog bio, cette proprio insupportable qui vient quémander ses loyers de retard en menaçant de remplacer cette boite en faillite par une entreprise de sanitaires, ce frangin associé qui voudrait vendre ses parts et tombe sous le charme de la nouvelle Monroe, et tant d’autres figures de simples passages ou bien ancrées dans le tableau aussi excitant que pathétique de ce Paradise que seul un miracle peut sauver. Tout comme ces déambulations féminines entre scènes et coulisses qui à elles seules valent le déplacement tant la réalisation de Ferrara saisit l’énergie qui la traverse de façon magnifique. Et le film regorge de situations inattendues passionnantes comme cette transformation de salle de strip-tease en cabaret afin que les go-go danseuses soient aussi en mesure de mettre en spectacle quelque talent caché chaque jeudi soir dès 23h. L’objet, d’une manière générale, reste plus tripant que subversif (la fin du film suffit à le démontrer) néanmoins le charme dépressif qui y règne vient offrir un contrepoint judicieux à cette énergie du désespoir.

Body snatchers – Abel Ferrara – 1993

Body snatchers - Abel Ferrara - 1993 dans Abel Ferrara Carol+screams+(Ferrara,+1993)

Le village des damnés.    

     6.0   Il me manque un petit quelque chose pour être convaincu, probablement émotionnel d’une part mais aussi ce qui permettrait au film de sortir d’une mécanique que je perçois un peu trop bien. Ferrara restera selon moi un cinéaste de l’ambiance comme avait pu l’être avant lui un cinéaste comme Carpenter auquel on pense beaucoup ici. Le climat, qu’il soit lourd ou complètement envoûtant, a du sens chez Ferrara et il est très souvent supérieur à ses récits. Là instantanément je mettrais Body snatchers dans le même panier que New rose hotel. Films ambiants avec mise en scène soignée, sensuelle, mais pas forcément passionnants. L’un de ses films que je préfère, Bad lieutenant, n’est d’ailleurs pas celui qui en terme de mise en scène m’a le plus marqué. Il y a pourtant de la puissance ci et là mais ce doit être davantage le destin unique qui me fascine, et ce personnage indiscernable et pathétique, il y a quelque chose de fort dans la manière d’appréhender cette histoire simple. Tout le contraire des films précédemment cités, où les personnages peinent à incarner véritablement l’histoire. Néanmoins je vais donc un peu parler de la mise en scène de Body snatchers, que je trouve absolument remarquable. Ces lents travellings sont à l’image du reste, dans la capacité du film à nous perdre, ne dévoilant que progressivement ce que l’on doit voir, bien après les personnages très souvent. Tout cela accentue bien entendu le climat de paranoïa qui règne dans chaque séquence, de l’une des premières dans des toilettes paumées où la fille rencontre un homme plutôt étrange, à la toute dernière dans l’hélicoptère. Qu’il cadre sur les visages ou non on se pose sans cesse la même question. Et le mouvement de la caméra ne fait que confirmer cet état. J’adore les mouvements de caméra chez ce cinéaste, ce sont eux qui rendent ses films puissants par instant, naviguant entre réalisation académique et plus talentueuse. Et c’est la vitesse avec laquelle le film s’embrase aussi à de nombreux instants, à la mi-film par exemple, lorsque Marti est avec le militaire (le jeu des mains), scène très sensuelle mais très mystérieuse aussi, suivie par une scène où l’on voit des militaires qui sortent des espèces de cocons d’un marais, suivie d’une scène chair de poule où l’enfant s’approche de sa mère endormie, et la voit se désintégrer sur le lit avant que son double n’entrouvre la porte derrière lui. Ferrara joue sur les mécanismes de la peur, de la parano, tout en dévoilant son film de séquences en séquences, se répondant parfaitement les unes aux autres. C’est là qu’il est fort, c’est dans sa capacité à tout mélanger avant de tout remettre en ordre. On comprend tout dans Body snatchers, c’est un film hyper lisible. Malheureusement il est très peu touchant et s’il est envoûtant il n’embarque pas vraiment. Je suis resté admiratif mais c’est tout – Et il faut bien reconnaitre qu’il est en dessous des précédents « Body snatchers » de Siegel et Kaufman.


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silencio


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