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Viens je t’emmène – Alain Guiraudie – 2022

15. Viens je t'emmène - Alain Guiraudie - 2022L’émoi de l’invasion.

   6.5   C’est un beau film sur notre époque anxiogène mais à la sauce Guiraudie si bien qu’il n’est jamais glauque, jamais désespéré, c’est au contraire très drôle, accueillant, plein de tentatives, tout le temps. C’est Le roi de l’évasion passé à la moulinette de l’angoisse terroriste.

     Le changement majeur qu’opère Viens je t’emmène dans le cinéma d’Alain Guiraudie c’est finalement moins la gravité sous-jacente du propos que l’ancrage saisonnier et géographique, puisque c’est la première fois que son cinéma se déroule en hiver et intégralement en ville (Et en grande majorité dans un immeuble) et pas une ville qu’on voit beaucoup au cinéma, puisqu’il s’agit de Clermont-Ferrand.

     Médéric, la trentaine, affublé la plupart du temps d’une tenue de jogger, tombe amoureux d’Isadora, la cinquantaine, prostituée et mariée. En parallèle, un acte terroriste a lieu sur la place de Jaude aux pieds de la statue Vercingétorix et Selim, un jeune sans-abri se réfugie dans l’immeuble de Médéric. Et le film va naviguer là-dedans, entre cet amour impossible, un climat volontiers érotique et une paranoïa collective.

     Viens je t’emmène devient un film fou et fourre-tout, mélange de satire contemporaine, de chronique de l’absurde, de western et de théâtre de boulevard. Il y aura, entre autres, une scène de sexe incroyable devant BFM TV ; des personnages qui ont un don d’ubiquité complètement absurde ; une scène de rêve géniale, avec un homme nu tombant sur un groupe de musulmans radicalisés (pour reprendre ce qu’il dit à la police) dans son salon. Et j’en passe.

     Du pur Guiraudie, en somme. En apparence moins beau que d’habitude, car moins équilibré, plus vaudevillesque et plus urbain – et le cinéma de Guiraudie se déploie mieux dans la nature je crois – mais tellement indispensable, réjouissant par les temps qui courent.

Pas de repos pour les braves – Alain Guiraudie – 2003

14188678_10153934226417106_5784857604731341495_oNuit debout.

   6.0   Il s’agit donc du premier film long dans la filmographie d’Alain Guiraudie. Le seul qui me manquait pour avoir enfin une vue d’ensemble sur son œuvre. Visionnage que j’avais volontairement repoussé, parce que ça se savoure, Guiraudie, ça se revoit, évidemment, mais c’est surtout le plaisir de la découverte et de se dire que le cinéma français regorge de folies que je ne connais pas encore et puis parce que, soyons honnêtes, j’étais certain qu’il bouclerait ma relation avec Guiraudie en beauté, en attendant l’après Rester vertical, impatiemment, cela va de soi.

     Sans trop tergiverser disons que c’est bien, que ça transforme l’essai, que ça continue de tenter beaucoup de choses, que ça ne ressemble à rien de déjà-vu, que c’est d’une liberté absolue, dans le fond, dans la forme, partout. Mais c’est une relative déception, de celle vers quoi tendra Voici venu le temps, deux ans plus tard : A cet instant, le cinéma de Guiraudie passe encore difficilement le format long. Sur la durée, le film a ses temps morts, ses troubles rythmiques, quelques problèmes d’aiguillage, qui peuvent aussi bien me rappeler ce que sera le Mischka de Stévenin, ou plus récemment Marie et les naufragés, de Betbéder.

     Toutefois, le film stimule déjà. Il s’ouvre sur le monologue habité d’un jeune gars persuadé qu’il va mourir dès l’instant qu’il aura sombré dans son dernier sommeil, puisqu’il a rêvé de Faftao-Laoupo, celui qui annonce la mort. Igor ne fait pas vraiment attention à lui mais ce drôle de type coiffé d’un bonnet orange l’intrigue suffisamment pour qu’il tente de le retrouver. Le lendemain, dans le village natal de Basile, la quasi-totalité de la population est massacrée par un étrange tueur sanguinaire. Igor va donc faire route avec Johnny Got, un journaliste détective ni vraiment journaliste ni détective. Ils vont mourir puis revenir plus tard, dans un univers passé ou parallèle, qu’importe.

     Entre-temps le récit aura retrouvé Basile qui se dénomme dorénavant Hector, il voyage entre Village-qui-meurt où il passe du temps avec un vieil homme solitaire et Village-qui-vit où l’on boit des coups et où l’on joue au billard dans un bar – Et plus si affinités, tendance délire Buňuelien. Un moment donné, Johnny Got (sans gun) réapparaît et se perd entre Oncongue et Buenozères, en passant par Glasgaud et Bairoute (La géographie absurde chère au cinéma guiraudien) avant qu’il ne rencontre un drôle de gang lui reprochant le vol de petites boules rouges. On ne sait plus très bien où l’on se trouve, dans un post-Tati ou un post-Mocky mais le délire semble ne jamais prendre fin, dans le bon comme dans le mauvais sens du terme tant sa folie sans cesse renouvelée s’avère épuisante.

     Mais c’est avant tout très drôle. Ce n’est pas tout à fait le même humour qui caractérisera Le roi de l’évasion qui s’en rapproche dans son cachet western, s’en éloigne dans son romantisme. C’est surtout un humour de la vanne, moins de la situation, tendance « C’est chez vous ? – Non je suis chez le voisin, ainsi chez moi ça reste propre » qui peut s’avérer parfois génial et parfois franchement lourd, mais aussi se permettre des trouées secrètes comme cette séquence qui rejoue exactement celle entendue une demi-heure plus tôt dans le programme télévisé que regardait Basile et Roger, son vieil amoureux.

     Mais surtout, Pas de repos pour les braves est un superbe balai visuel, là aussi complètement anarchique, surfant entre le western et le conte au moyen de compositions incroyables, empruntant des esthétiques parfois contradictoires, lugubres ici, archi colorées là, ambiance de terrain vague ou échappées sur la plage (qui nous vaut une scène de vague dévoreuse rappelant un peu la plasticité du film d’animation d’Alexandre Petrov, Le vieil homme et la mer). C’est un rêve, un rêve dans le rêve, un cauchemar, c’est à peu près tout à la fois. Pas de repos pour les braves est à Guiraudie ce que Mauvais sang est à Carax.

     Le programme, bien qu’il s’avère moins cohérent et encore plus foutraque que dans son dernier film, Rester vertical, est sensiblement le même : S’ériger contre le conformisme ambiant, pousser la fantaisie le plus loin possible et surtout, délirer, partir à l’aventure, choisir la fuite, s’amuser de ce qu’il nous reste à vivre même si l’on croit, comme Basile/Hector que notre heure est venue.

Rester vertical – Alain Guiraudie – 2016

14188286_10153934225337106_8537386221481156345_oLe territoire des loups.

   7.0   Grande nouvelle, Guiraudie nous revient déjà, seulement trois ans après la sortie de L’inconnu du lac. Autre bonne nouvelle, si Rester vertical s’immisce idéalement dans la filmographie du cinéaste (Où tous les films se ressemblent sans vraiment se ressembler) il s’ouvre sur autre chose, d’aussi stimulant que casse-gueule, bancal et revigorant, qui a au moins le plus grand des mérites : Celui d’exister, électron libre au sein du reste.

     On retrouve plutôt le Guiraudie du mouvement et de la fuite, celui de Du soleil pour les gueux ou Le roi de l’évasion d’autant qu’il renoue assez clairement avec le comique, pouvant surgir de toute part. On retrouve le causse (L’Hérault remplacé par la Lozère) cher au cinéma guiraudien ; On fait une plongée fantasmatique dans le « bayou français » des marais Poitdevin ; Et on est aussi dans cette drôle de ville portuaire qu’est Brest. Une géographie aux corrélations indomptables qui permet de belles ruptures et regorge d’apparitions surprenantes.

     Rester vertical est donc traversé par des trouées étonnantes autant qu’elles peuvent parfois s’avérer anodines, des répétitions un peu absconses qui savent aussi s’ouvrir sur la sidération. On rencontre une guérisseuse au bout d’une rivière – Dingue comme j’aime Laure Calamy. On croise un vieil aigri raciste qui s’envoie de la musique à fond du matin au soir en se persuadant qu’il s’agit des Pink Floyd ; On peut jouir et mourir en faisant l’amour sur Wall of death. Et finalement, les personnalités évoluent étrangement, au moyen de surgissements surréalistes et de glissements sensuels.

     Et comme toujours il s’agit de faire des rencontres. Au début, Léo, qui écrit pour le cinéma, sillonne la région à la recherche d’une idée, d’une gueule. Un garçon sur le bas-côté, un vieux sur une chaise, le long d’une route de campagne, il fait une pause, repart. Débarque dans une ferme où l’on sort les brebis, où l’on craint le loup. Repart en ville, mais ne parvient plus à écrire quoi que ce soit. Rencontre un clochard. Et bientôt se retrouve avec un enfant sur les bras – La séquence de l’accouchement est probablement la plus grande ellipse qu’on ait vu chez Guiraudie. Puis il s’enlise, nomade, vers un inconnu existentiel, de plus en plus sauvage et impondérable.

     C’est toute la réussite du film que de tout remettre en jeu, aussi bien les formes de récit habituelles que l’envergure du cinéma guiraudien qui avait trouvé son apogée classique et parfaite avec L’inconnu du lac. Ne pas s’enfermer dans un confort, c’est aussi l’expérience que font les personnages et tout particulièrement Léo, qui devient père alors qu’il n’y était pas préparé et préfère finalement affronter le loup, lui faire face, rester debout, plutôt que de le tuer ou de s’y soumettre.

La force des choses – Alain Guiraudie – 1997

14064064_10153934225732106_8392808525826326285_nLa forêt des songes.

   5.0   Avant son premier long métrage, Pas de repos pour les braves (dont je parle à côté) et avant même ses deux sublimes moyens métrages, Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, tous deux sorti en 2001, les années 90 marquent la naissance artistique de Guiraudie avec trois courts métrages étonnants. La force des choses est l’un d’eux et constitue le trait d’union qui me manquait pour comprendre la brutale évolution du cinéma guiraudien, à savoir qu’il était délicat de faire le lien entre Tout droit jusqu’au matin et Du soleil pour les gueux. A première vue, bien entendu. D’un côté il y a la nuit, la ville, la voix off, la course-poursuite entre deux hommes à travers les ruelles, un discours politique, de l’autre un soleil de plomb, le causse, des dialogues débridés avec un nouveau vocabulaire, une course entre bandits, bergers et guerriers dans un jeu de cache-cache aux relents de conte humoristique. Justement, La force des choses installe cet imaginaire fait de bergers d’Ounaye courant après des bandits enlevant des femmes en échange de krobans, monnaie locale. On s’y livre des combats à l’épée, on arbore des costumes impossibles et on s’enfonce dans les profondeurs d’une forêt mystérieuse. Et surtout, on s’échange des pensées, où l’on évoque ses désirs, entre hommes essentiellement. Situations qui seront clairement reprises dans Voici venu le temps (Qui pourtant déjà marquait l’essoufflement du système guiraudien en rappelant Du soleil pour les gueux en moins bien) dont La force des choses pourrait en constituer l’appendice ou la base de lancement. Trois courts, donc, celui-ci étant le dernier, que l’on peut rattacher tout en les distinguant aisément, trois curiosités, prometteuses et insolites, qui permettent d’entrevoir ce qui anime l’esprit libre du cinéaste aujourd’hui encore et qui a même, au regard de son dernier film, a retrouvé depuis Le roi de l’évasion, toute la fougue, le bonheur, la promesse qui irriguaient ses deux chefs d’œuvre courts éclos en tout début de siècle.

Voici venu le temps – Alain Guiraudie – 2005

35.6Les inconnus du causse.

   6.0   D’un côté le déplacement absurde, dans une temporalité indécise, des personnages aux noms mythologiques, un immense causse sans fin. De l’autre un statisme poétique et politique, des histoires d’amour entre hommes, une gigantesque machine aux vertus secrètes. En effet, Voici venu le temps peut se recevoir comme le mélange maitrisé de Ce vieux rêve qui bouge et Du soleil pour les gueux. Deux films que j’aime tellement, courts qui plus est, qu’il m’est difficile de ne pas voir ici une redite, belle c’est vrai, mais in fine assez peu surprenante d’autant que le verbe y est bien plus sophistiqué qu’à l’accoutumé, ôtant au cinéma guiraudien un peu de sa liberté dans son obsession de l’errance en silence qui aurait ici pu nous perdre dans ses forêts.

     On navigue entre le western, l’uchronie, le mélo sentimental, la chronique politique et le film de cape et d’épée. Voici venu le temps se déroule sur les plaines de l’Aveyron, rebaptisées pour l’occasion Obitanie, dotée de deux provinces que sont Emborque et Catalie, abritant notamment les villages de Fontaine-Rose, Brise-Roches ou Urbicate. Tout est inventé par Guiraudie. C’est Du soleil pour les gueux qui avait montré cette belle voie. Un western avec des bandits, des propriétaires terriens, des bergers et des chasseurs de prime – Ces derniers sont les guerriers d’attente (cachés dans les arbres) ou de recherche (toujours en mouvement). Ceux de Guiraudie, cela va de soi : Saphir du Matin, Gaston Lumière ou Manjas Kebir, entre autre. Il y a le bétail des bergers, les ounayes ; Une autre monnaie, le kroban.

     Au-delà de ce vocabulaire unique et foisonnant, de certaines de ses trouvailles fantastiques (On téléphone en se branchant à l’écorce d’un arbre) et de l’histoire de ce personnage, la quarantaine, en pleine crise existentielle (Alter ego de Guiraudie, c’est évident) il faut dire combien plastiquement, le film est superbe, baigné dans une lumière discrète, extirpée de la nuit, comme l’est Fogo dans la scène d’ouverture – Il entre dans le bas du cadre, par la terre. Une approche « Nuit américaine » qui magnifie forcément la dimension érotique inhérente au cinéma de Guiraudie.

Du soleil pour les gueux – Alain Guiraudie – 2001

01.-du-soleil-pour-les-gueux-alain-guiraudie-2001-1024x668Le parc aux fantasmes.

   9.0   Il n’y a je pense pas de cinéma qui me parle plus intimement que celui de Guiraudie, non au sens où je m’y retrouverais beaucoup mais au sens où je me sens en correspondance parfaite avec sa fantaisie, son ambiance, sa dynamique. Chaque séquence, plan ou situation me semble merveilleusement dosé, avant d’éveiller en moi curiosité et fascination. On peut parfois être gêné par quelque chose, pas forcément grand-chose d’ailleurs mais chez Guiraudie j’aime absolument tout. Tous ses choix, toutes ses idées. Et je le sais dès le premier plan, à tous les coups. J’ai la sensation géniale que quoi qu’il arrive son cinéma va me transporter, me sidérer, peu importe comment, je le sais. Alors je m’investis mais sans forcer, tout naturellement. Et c’est génial. Merveille sur merveille. Du soleil pour les gueux aussi, donc, inévitablement. Il y a cette absence de temporalité qui accentue ce décalage Guiraudien. Pas de durée précise. Pas de temporalité précise. Un mélange entre l’éternel et le moderne, le film social et le western chevaleresque. Un conte moderne, sans âge mais tout à fait ancré dans son propre temps. Cette spatialité absurde parfait ce propre monde. Ces personnages (aux noms génialement improbables) construisent ce propre langage. C’est tout de même l’histoire d’une femme, Nathalie Sanchez, qui part à la recherche de bergers d’Ounayes, dans le parc naturel régional des Grands Causses et fait la rencontre du berger Djema Gaouda Lon, qui a perdu ses bêtes. Ils croisent régulièrement Carol Izba, un bandit d’escapade fuyant sans fin (il doit rejoindre Montpellier mais n’arrive pas à se résoudre à quitter ses terres) et Pool Oxanosas Daï, un guerrier de poursuite à ses trousses. Bordel, rien qu’en le résumant j’ai envie de le revoir derechef. Guiraudie n’a de cesse d’être intéressé à la fois par le dialogue et l’immensité, l’espace et l’absurde. Là où ailleurs on aurait posé sur cette immensité, lui l’utilise en tant que fer de lance d’un récit certes carabiné mais toujours cohérent avec l’atmosphère qui l’englobe. Il y a toujours ici ou là, une idée, un truc. Si l’on craint par exemple là un virage commun (la course en plan d’ensemble) le film s’en détourne aussitôt plutôt curieusement (l’un s’arrête et fait croire qu’il ne va pas repartir). Et d’un autre côté, si l’on craint de voir le film tomber dans un potache emphatique sans conséquence, on s’en relève aussitôt en constatant qu’il est un brillant essai de cinéma fourmillant d’idées. Ailleurs, ces personnages auraient été construits autrement, pour être plus crédibles. Ici, celui que l’on pensait invulnérable, finit par accuser le coup, forcément. Il n’y a pas de règle chez Guiraudie. Aucune règle mais une élégance à nulle autre pareille.

Les héros sont immortels – Alain Guiraudie – 1990

02. Les héros sont immortels - Alain Guiaudie - 1990

La promesse.  

   5.0   Intéressant pour ce qu’il prépare de l’œuvre à venir. On se rend compte que formellement c’est d’ailleurs son film le plus proche de son dernier, avec cette unité de lieu et ce dialogue entre deux personnages évoquant un troisième. Guiraudie y joue même l’un des deux rôles, lui qui apparaît brièvement au début de L’inconnu du lac. La friandise c’est aussi de glisser dans leur discussion ici l’évocation de ce court-métrage et de finir de le présenter en parlé en guise de générique final. Il n’est pas le premier à l’avoir fait loin s’en faut, mais c’est une idée supplémentaire et charmante dans un film et une œuvre qui n’en manquent pas.

L’inconnu du lac – Alain Guiraudie – 2013

L'inconnu du lac - Alain Guiraudie - 2013 dans * 2013 : Top 10 l-inconnu-du-lac-alain-guiraudie-300x199Eden lake. 

     9.0   L’unité de lieu dans le cinéma de Guiraudie n’aura jamais été si épurée, se limitant à un petit ilot isolé du monde et ses alentours adjacents : parking, bois, plage, lac. Lieu clos pourtant ouvert sur l’infinité, infinité limitée via cet horizon bloqué par les eaux puis encerclé par d’immenses collines. Au détour d’un plan nocturne, on discerne aussi les lumières d’un village lointain, perdu entre les flancs montagneux : Seule vue extérieure à ce vase clos, par-delà les eaux, qui nous sera offert autrement que par l’évocation (à l’exception d’un hélicoptère ou d’un petit bateau de plaisance) dans le dialogue d’une réalité parallèle (réelle ?) où l’on se rejoint au café, au restaurant, au commissariat : lieux que nous ne verrons jamais. Evocation qui peut aussi avoir une résonnance fantastique par l’intermédiaire d’un éventuel silure de cinq mètres qui roderait dans le lac. Cet état de terreur provoqué par ce mystère continuera de parcourir le film, le silure cédant place à Michel comme force de la nature indomptable, qui déambule telle une divinité grecque et nage à la manière d’un squale, Guiraudie accentuant cette impression par sa mise en scène en le faisant débouler dans le plan un moment donné où Franck fait la planche, tel un requin chassant sa proie. Michel qui sera très vite le meurtrier évident (observé par les yeux de Franck donc ceux du spectateur) dans un plan crépusculaire magnifiquement étiré (sans aucun contrechamp) dans lequel il noie volontairement l’amant avec lequel il passait le plus clair de son temps, avant de sortir de l’eau le plus naturellement du monde, se rhabiller et s’en aller, sans hésitation, sans précipitation. L’acte saisi dans sa banalité est si horriblement froid qu’une tension s’installera désormais, sans cesser de croître, jusque dans ce dernier plan extraordinaire.

     C’est l’histoire d’une passion amoureuse, si puissante qu’elle pourrait traverser tous les dangers, s’affranchir de la peur. Celle de Franck pour Michel, évidemment, obsessionnelle, on va en parler. Mais aussi, tout en étant en sourdine, celle de beaucoup d’autres, de ce personnage par exemple, relégué au rang de figurant, éternellement seul sur un rocher, dont rien ne sera révélé sinon qu’il semble lui aussi en quête. Ou d’autres, révélées très partiellement de manière à ce que l’on sache qu’elles existent : celle d’Henri pour Franck par exemple, qui lors d’une séquence absolument bouleversante, avoue éprouver de l’amour pour lui sans avoir envie de lui, s’étonnant d’avoir le cœur noué lorsqu’il le voie débouler chaque jour sur la plage. Ou celle de ce type vêtu d’un short de l’OM, qui masturbe sa demi-molle devant les ébats des autres en forêt, avant de se jeter, plus tard, dans les bras de Franck, lui avouant son désir et finir par lui manger le sexe et le foutre et partir, rassasié. C’est un beau personnage car il pourrait être totalement ridicule mais le film s’intéresse à lui, révélant une relation d’avec son amant, dans laquelle il semble être irrémédiablement coincé. Le film est plein de passions inabouties alors que celle de Franck pour Michel est littéralement consommée, traversée par le goût du danger, la peur d’être tué à son tour, prolongeant sans nul doute l’excitation jusqu’à une tension jamais atteinte.

     On ne connaît pas les motivations de Michel, en tout cas pas concrètement, ce n’est jamais clair. Est-il tombé follement amoureux de Franck, sur le premier regard, le premier échange de mots, au point de se débarrasser de son amant de la sorte ? Ce jeune homme encombrait-il la relation nouvelle qu’il souhaitait entretenir en parallèle ? Ou bien est-il habitué à ce genre de séparation extrême et méticuleuse, tel un serial killer d’amants domptés ? Il avouera plus tard à Franck que la relation d’avec Pascal ne représentait rien en comparaison de celle qu’ils entretiennent ensemble. Mais le mystère perdurera, il n’y aura aucune certitude. Et s’il y a carnage final, il annonce davantage un Michel en perdition (en larmes, couvert de sang, il déambule à travers le bois, murmurant le prénom de Franck, son Franck) qu’un psychopathe. Sans compter que l’on ne saura pas qui était Pascal, c’est comme le reste, tout passé restera flou.

     Grand film passionnel donc mais surtout grand film sur la solitude. Tous sont seuls, éternellement seuls (le personnage d’Henri, ange bouleversant, semble être en sursis avec la vie, il apparait d’on ne sait où, disparait comme il est arrivé (le seul à agir ainsi, avec le policier un peu plus tard, ils sortent de nulle part car ils portent la mort en eux) il n’a d’espoir uniquement via les quelques mots échangés avec cet ami, il n’est pas étonnant de le voir glisser vers le sacrifice), tous recherchent une affection, un renfort à cette solitude. Et puis il y a la manière, ce qu’en fait Alain Guiraudie, dont le travail ici se rapproche davantage du voyage statique de Ce vieux rêve qui bouge que de la comédie utopique en mouvement du Roi de l’évasion, dans l’épure comme dans l’exploration du lieu, la tendance à la tragédie, un sentiment de mystère, sans compter que Franck rappelle inévitablement Jacques dans le sublime moyen-métrage. Le film joue beaucoup sur des motifs de répétition comme pour créer un double état, à savoir une ambiance extrêmement régulée, précise avant qu’en y injectant la fiction par le crime elle ne s’enraye définitivement et file imperceptiblement vers la nuit, les ténèbres. Les lieux sont systématiquement les mêmes, les plans s’y répètent et s’y répondent, à cinq voire dix reprises, comme ce plan de parking où les véhicules chaque jour reprennent leur place habituelle de même que les emplacements des serviettes sur la plage. L’angoisse naît non pas d’un changement de nature de plan mais d’un bouleversement en son sein à savoir ici une 205 rouge abandonnée ou une serviette inutilisée. L’un des derniers plans dans les bois, quand Henri et Michel disparaissent dans le dos de Franck, sera similaire à un plan du début du film lorsque Franck découvrait Michel faisant l’amour avec son amant. Cette uniformité crée une dissension générale déstabilisant le regard du spectateur qui ne sait plus, pendant un court instant, si Michel est en train de faire l’amour à Henri ou bien s’il est en train de l’égorger.

     Guiraudie se met en scène dans l’une des premières séquences du film comme l’apparition du premier homme nu à l’écran. Pour film Hitchcockien qu’il est, l’anecdote est pour le moins savoureuse et le dispositif de la frontalité du sexe ne peut pas mieux commencer. Ce personnage, d’abord allongé sur sa serviette, parties en évidence, relève un moment la tête à l’arrivée de Franck pour le saluer. C’est presque un guide. Guiraudie sait qu’il pousse l’expérience assez loin et décide de montrer le chemin, de créer une homogénéité afin que les autres (personnages, caméra, spectateurs) le suivent. C’est une totale mise à nu. Et c’est la première fois que l’on traite la nudité de cette façon dans le cinéma de genre car même s’il n’en est pas vraiment un, il inaugure tout de même une certaine idée du thriller érotique. La mise à nu appelle la peur car il n’y a plus ni costume ni masque. La grande scène du film à ce propos, j’en parlais précédemment, c’est la scène du crime. Le fait que cet homme soit nu renforce l’angoisse qu’il installe et permet de nous mettre aussi face à cette pulsion élémentaire, chère à Hitchcock : la fascination pour le méchant, débarrassé ici du moindre accessoire. Aucune arme, juste un corps.

     L’inconnu ce pourrait donc être, du point de vue élémentaire d’une intrigue chair de poule, Michel, le mystérieux assassin. Beau, grand, moustachu ténébreux, bronzé, c’est l’Apollon sublime, un beau méchant comme on les aime au cinéma. D’un point de vue mélancolique on peut considérer qu’il s’agit d’Henri, le seul qui vient dans un lieu de drague homo pour s’assoir et profiter du beau temps et de la vue que lui offre le lac, masquant sa tristesse et ses pulsions derrière son ventre bedonnant et son refus de se mettre nu. Ou alors c’est Pascal, le noyé, dont personne n’avait remarqué la disparition alors qu’il laissé derrière lui une voiture et une serviette immobilisés. Si on considère le film du point de vue de cette créature des eaux, le silure, que personne n’a vu mais dont tout le monde parle, on pourrait aussi se dire qu’il s’agit d’un inconnu potentiel. L’inconnu c’est un peu tout le monde, ici. Et c’est peut-être la plus belle idée du film, avancée par les quelques mots du policier, à savoir que même dans un microcosme aussi restreint, chacun est un inconnu pour un autre, à tel point que si l’un disparait personne ne remarque sa disparition. Ce pourrait être la suite de Ce vieux rêve qui bouge, où la somme des désirs créait une infinité de désirs inaboutis et non plusieurs relations épanouies. Jacques n’avaient d’yeux que pour son supérieur qui refoulait ses envies tandis que le collègue grisonnant ne voyait que Jacques qui ne le voyait pas. C’est pareil ici. Cette idée de la solitude traverse tout le cinéma de Guiraudie, on se souvient évidemment des dernières minutes dans la cabane dans Le roi de l’évasion.

     Le sexe est filmé en tout simplicité et en douceur et pourtant de manière tout à fait explicite (sexe apparent que les hommes déambulent en basket ou bien qu’ils fassent l’amour, sans compter les nombreux plans explicites pendant les rapports, le film employant même des doublures) permettant de constater que le sexe à l’écran n’a rien à voir avec la vulgarité s’il est filmé à sa juste valeur, à celle des sentiments et du plaisir et non à celle du vice, du voyeurisme. Bien sûr cela est aussi dû à la politesse avec laquelle les demandes ou les approches précédant les actes sont prononcées. Les personnages écoutent leurs envies et celles de leur interlocuteur, Franck va même jusqu’à demander systématiquement à ses partenaires de l’embrasser au moment où il jouit. Du coup le film peut se permettre d’être drôle justement grâce à cette finesse comme lorsque Michel, en dialogue avec Franck, demande gentiment mais expressément au branleur compulsif de revenir plus tard quand ils seront en train de faire l’amour. Chez n’importe qui on aurait trouvé ça drôle et pathétique. Chez Guiraudie c’est drôle et bouleversant.

Ce vieux rêve qui bouge – Alain Guiraudie – 2001

Ce vieux rêve qui bouge - Alain Guiraudie - 2001 dans * 100 reve2-300x200Cet obscur objet du désir.

   10.0   C’est un film que je voulais voir absolument pour son titre magnifique qui attirait ma curiosité d’une part et aussi parce que j’ai découvert il y a peu le cinéma de Guiraudie avec le délicieux Roi de l’évasion. Dans ce dernier le rêve était quelque chose d’omniprésent, on aurait presque dit qu’il planait complètement, et ça bougeait d’ailleurs, énormément, ce n’était pas un rêve de tout repos. Ce vieux rêve qui bouge c’est un peu tout le contraire dans l’utilisation géographique, très statique accompagné de plans en majorité fixes, souvent des plans larges, comme pour montrer des corps humains minuscules enfermés dans un corps d’entreprise bien trop immense. Nous sommes en campagne dans un petit village non loin de Clermont Ferrand. Une usine s’apprête à fermer ses portes et les employés effectuent leur dernière semaine de labeur sans trop savoir ce qui les attend ensuite, sans objectif réel. On y entendra des discussions banales, on les verra se reposer et boire des bières. On ne verra pas vraiment de vie dans cette usine. Comme dans un rêve où les occupants n’y seraient pas à leur place. On y voit bien des machines mais on ne voit pas de travail se faire. Mais depuis le début du film on suit un être particulier dans cette usine. Un jeune homme sensé réparer une machine en mauvais état. Il échangera quelques mots avec certains employés, mais aussi avec son chef de chantier, puis il y aura des regards, que l’on ne soupçonne pas vraiment d’abord, puis beaucoup plus explicite ensuite. Alors le film embraye sur l’attirance. Trois personnages sont concernés : Louis, le vieux briscard, la cinquantaine qui en fait soixante qui bande (je cite) pour le jeune homme depuis trois jours ; Donand, son chef, sympathique et attentionné, dont la marche vers l’usine le matin se fait chaque jour de plus en plus rapide ; Jacques, le jeune homme qui éprouve peu à peu quelque chose de très fort pour le second. Le climat sexuel que j’avais ressenti dans Le roi de l’évasion refait surface, avec des regards dans un premier temps, puis l’apparition d’objets particuliers, liés à la machine, qu’au départ nous n’avions qu’à peine remarqué, qui prennent désormais une dimension éminemment phallique. C’est drôle car une fois que l’on a découvert ça on voit les symboles partout, dans tous les plans. J’aime ce que dit le film sur le désir, sur ces attirances qui ne se contrôlent pas, j’aime son utopie, j’aime cette ambiance, si lourde et pourtant si agréable.

Tout droit jusqu’au matin – Alain Guiraudie – 1994

tout_droit_jusqurau_matin_1_smallEn avant, jeunesse !

   6.0   Un village, on ne sait où. Un homme, réduit ici à un simple personnage fantôme, peint en rouge les murs de la ville. Un autre homme, le personnage que l’on va suivre, tente de l’arrêter et pendant ce temps effectue un long monologue. Il parle de son job, et du travail d’une manière générale. D’un collègue au bord de la retraite, qui lui conseille de changer, alors que lui, dit-il, a toujours fait la même chose, comme s’il voulait venger son avenir condamné. Et puis de toute façon il voudrait pas faire autre chose, dit-il, il aime bien bosser la nuit, il se sent dans son élément, même s’il sait qu’une vie de famille est compromise évidemment. Il veut juste un travail qui lui laisse du temps libre pour le moment. Il pense qu’il ne faut pas trop se plaindre de sa condition etc…Par de longs plans fixes le cinéaste choisi de filmer le personnage s’engouffrer dans les ruelles du village. Naviguer entre ombres et lumières. Ou de filmer un carrefour de ruelles (l’ultime plan) avec comme uniques lueurs les profondeurs jaunâtres des allées, comme unique mouvement les corps de ces deux hommes, un chat et sa souris, dans une course poursuite sans fin. Le monologue, quoiqu’il arrive, perdure, détachée de l’action. Ce n’est pas fou mais c’est loin d’être anecdotique formellement parlant. Franchement, par moment, on se croirait dans un film de Pedro Costa.

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silencio


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