Le désert rouge.
8.5 Je craignais beaucoup ce film tant la corrida me fait gerber. J’y allais pour Albert Serra. Je lui faisais confiance. Pourtant il n’avait jamais fait de documentaire, c’est sa première véritable incursion dans le « genre ». En revanche il avait déjà filmé ce type de personnage, de petit roi ridicule, complètement mis à nu, via Jean-Pierre Léaud ou Benoit Magimel. Quoique le geste m’évoque peut-être encore davantage celui de son premier film, Honor de cavalleria, qui s’intéressait à Don Quichotte uniquement par le prisme des interstices du mythe, dans son errance, ses siestes et ses discussions avec Sancho Panza.
J’ai trouvé ça immense, Tardes de soledad. J’ai beaucoup pensé à Jean Eustache, à sa manière de filmer l’élection de la Rosière de Pessac mais aussi à Depardon, quand il filme VGE dans 1974, une partie de campagne. Au même titre que ses compères cinéastes, l’événement intéresse moins Serra que sa trace, sa dimension ritualisée – de coutume archaïque qui existe sans nous – et ce qu’elle raconte d’une époque, d’un lieu et/ou d’un personnage singulier (ici ce petit roi péruvien aussi fascinant que pathétique, vulnérable et indomptable) et saisi autrement, par un point de vue de cinéma. La question morale liée à la corrida ne l’intéresse pas et pourtant il me semble qu’on sort de ce film avec le même dégoût sinon davantage de la corrida. Ses considérations sont davantage formelles et esthétiques. On ne se pose plus la question de ce qu’on en pense mais de ce qu’on regarde.
On n’a donc jamais vu ces images-là – ni dans les fictions prenant pour cadre des scènes de corrida, ni dans une quelconque retransmission télévisée. Ni même ce rythme, à la fois répétitif et imprévisible (pourquoi ouvrir sur une blessure ? Pourquoi cette longue scène dans l’ascenseur ? Pourquoi y a t-il un seul plan, très court, observant l’extérieur tandis que lorsqu’on est dans le van, c’est toujours un plan unique ? Pourquoi un moment donné on le voit se faire prendre en photo avec une fan, une femme, la seule femme du film ? Le film est plein de mystères tout le temps) et encore moins aux images et lieux choisis : une arène, un van, une chambre d’hôtel. C’est tout. On ne saura rien d’autre du toréador. On ne verra même pas les gradins, jamais la foule, le public est invisible puisque tout est en plan serré, en longue focale – qui permet cette impression étrange d’action proche et lointaine à la fois, cette proximité entre l’homme et la bête, enveloppée par le sable offrant cette dimension ancestrale de combat dans un désert de mort.
En revanche on l’entend, cette foule. Le son est dément et renforce assez clairement la dimension viriliste de ce spectacle invraisemblable, ce combat ni consenti ni équilibré. On entend donc beaucoup le mot « couilles » au détour des membres de la cuadrilla, des Picador et leurs banderillas, véritable équipe de beaufs d’une vulgarité sans égal. Peut-être que ça plairait à Olivier Marchal ? Les corridas, j’entends charriées par cette masculinité exacerbée. Or on n’a pas vu plus féminin que ce corps là, celui du toréador péruvien Andres Roca Rey, dansant dans l’arène ou s’habillant dans l’hôtel.
Et si la brutalité de la corrida y est plus que jamais restituée, la caméra n’exagère pas, ni la durée d’un plan, ni le sens. Du même coup elle n’embellit rien non plus. Tout le caractère spectaculaire et chorégraphié que certains trouvent beau (j’imagine) est ici tourné en ridicule. Une beauté pathétique. Ou plutôt une beauté crue : le corps qui transpire, le visage poupon qui se pare soudain de terreur, les petits culs en collant, les taches de sang et bien sûr l’agonie d’un animal, forcément, qu’on pique ici puis là, avant de jouer avec et de l’achever. Autour de cette cuadrilla (qui rappelle la cour autour du Roi Soleil, dans La mort de Louis XIV) c’est comme des gamins qui jouent à chat perché mais des gamins bien grands qui balancent à tout va insultes et insanités à un taureau qu’ils vont torturer et tuer.
Bref, c’est bien entendu difficile à regarder, impossible a priori (pour moi) mais le cinéma permet cela. Serra, oui. Le cinéma qui nous demande de voir. C’est pour moi et de très loin la meilleure proposition de cinéma vue pour le moment cette année. Et en écoutant le dernier épisode de la Gêne occasionnée (vraiment dommage que le podcast s’arrête, c’était de loin ce qu’on pouvait entendre de plus passionnant sur le cinéma) François Bégaudeau et « L’homme qui n’a pas de prénom » évoquent un film auquel j’ai pensé pendant la séance mais impossible de le retrouver et faire le lien sur le moment : Le Zidane, un portrait du XXIe siècle, de Gordon & Parreno. Il s’agissait aussi de filmer « un spectacle » en l’occurrence le football mais en ayant l’objectif braqué sur un joueur, évidemment Zidane. Comme ici Andres Roca Rey. C’est un dispositif qui permet de voir tout autrement, d’avoir moins la sensation d’assister à un match ou une corrida qu’à un opéra et notamment car il n’y a rien sinon cet homme au centre. Que ce soit le footballeur ou le toréador, l’arène n’existe pas à l’image. Le film me hante, du même niveau que Pacifiction, dont il semble être le prolongement parfait, royal, si j’ose dire.

