Archives pour la catégorie Albert Serra

Tardes de soledad – Albert Serra – 2025

14. Tardes de soledad - Albert Serra - 2025Le désert rouge.

   8.5   Je craignais beaucoup ce film tant la corrida me fait gerber. J’y allais pour Albert Serra. Je lui faisais confiance. Pourtant il n’avait jamais fait de documentaire, c’est sa première véritable incursion dans le « genre ». En revanche il avait déjà filmé ce type de personnage, de petit roi ridicule, complètement mis à nu, via Jean-Pierre Léaud ou Benoit Magimel. Quoique le geste m’évoque peut-être encore davantage celui de son premier film, Honor de cavalleria, qui s’intéressait à Don Quichotte uniquement par le prisme des interstices du mythe, dans son errance, ses siestes et ses discussions avec Sancho Panza.

     J’ai trouvé ça immense, Tardes de soledad. J’ai beaucoup pensé à Jean Eustache, à sa manière de filmer l’élection de la Rosière de Pessac mais aussi à Depardon, quand il filme VGE dans 1974, une partie de campagne. Au même titre que ses compères cinéastes, l’événement intéresse moins Serra que sa trace, sa dimension ritualisée – de coutume archaïque qui existe sans nous – et ce qu’elle raconte d’une époque, d’un lieu et/ou d’un personnage singulier (ici ce petit roi péruvien aussi fascinant que pathétique, vulnérable et indomptable) et saisi autrement, par un point de vue de cinéma. La question morale liée à la corrida ne l’intéresse pas et pourtant il me semble qu’on sort de ce film avec le même dégoût sinon davantage de la corrida. Ses considérations sont davantage formelles et esthétiques. On ne se pose plus la question de ce qu’on en pense mais de ce qu’on regarde.

     On n’a donc jamais vu ces images-là – ni dans les fictions prenant pour cadre des scènes de corrida, ni dans une quelconque retransmission télévisée. Ni même ce rythme, à la fois répétitif et imprévisible (pourquoi ouvrir sur une blessure ? Pourquoi cette longue scène dans l’ascenseur ? Pourquoi y a t-il un seul plan, très court, observant l’extérieur tandis que lorsqu’on est dans le van, c’est toujours un plan unique ? Pourquoi un moment donné on le voit se faire prendre en photo avec une fan, une femme, la seule femme du film ? Le film est plein de mystères tout le temps) et encore moins aux images et lieux choisis : une arène, un van, une chambre d’hôtel. C’est tout. On ne saura rien d’autre du toréador. On ne verra même pas les gradins, jamais la foule, le public est invisible puisque tout est en plan serré, en longue focale – qui permet cette impression étrange d’action proche et lointaine à la fois, cette proximité entre l’homme et la bête, enveloppée par le sable offrant cette dimension ancestrale de combat dans un désert de mort.

     En revanche on l’entend, cette foule. Le son est dément et renforce assez clairement la dimension viriliste de ce spectacle invraisemblable, ce combat ni consenti ni équilibré. On entend donc beaucoup le mot « couilles » au détour des membres de la cuadrilla, des Picador et leurs banderillas, véritable équipe de beaufs d’une vulgarité sans égal. Peut-être que ça plairait à Olivier Marchal ? Les corridas, j’entends charriées par cette masculinité exacerbée. Or on n’a pas vu plus féminin que ce corps là, celui du toréador péruvien Andres Roca Rey, dansant dans l’arène ou s’habillant dans l’hôtel.

     Et si la brutalité de la corrida y est plus que jamais restituée, la caméra n’exagère pas, ni la durée d’un plan, ni le sens. Du même coup elle n’embellit rien non plus. Tout le caractère spectaculaire et chorégraphié que certains trouvent beau (j’imagine) est ici tourné en ridicule. Une beauté pathétique. Ou plutôt une beauté crue : le corps qui transpire, le visage poupon qui se pare soudain de terreur, les petits culs en collant, les taches de sang et bien sûr l’agonie d’un animal, forcément, qu’on pique ici puis là, avant de jouer avec et de l’achever. Autour de cette cuadrilla (qui rappelle la cour autour du Roi Soleil, dans La mort de Louis XIV) c’est comme des gamins qui jouent à chat perché mais des gamins bien grands qui balancent à tout va insultes et insanités à un taureau qu’ils vont torturer et tuer.

      Bref, c’est bien entendu difficile à regarder, impossible a priori (pour moi) mais le cinéma permet cela. Serra, oui. Le cinéma qui nous demande de voir. C’est pour moi et de très loin la meilleure proposition de cinéma vue pour le moment cette année. Et en écoutant le dernier épisode de la Gêne occasionnée (vraiment dommage que le podcast s’arrête, c’était de loin ce qu’on pouvait entendre de plus passionnant sur le cinéma) François Bégaudeau et « L’homme qui n’a pas de prénom » évoquent un film auquel j’ai pensé pendant la séance mais impossible de le retrouver et faire le lien sur le moment : Le Zidane, un portrait du XXIe siècle, de Gordon & Parreno. Il s’agissait aussi de filmer « un spectacle » en l’occurrence le football mais en ayant l’objectif braqué sur un joueur, évidemment Zidane. Comme ici Andres Roca Rey. C’est un dispositif qui permet de voir tout autrement, d’avoir moins la sensation d’assister à un match ou une corrida qu’à un opéra et notamment car il n’y a rien sinon cet homme au centre. Que ce soit le footballeur ou le toréador, l’arène n’existe pas à l’image. Le film me hante, du même niveau que Pacifiction, dont il semble être le prolongement parfait, royal, si j’ose dire.

Pacifiction – Albert Serra – 2022

23. Pacifiction - Albert Serra - 2022L’île des possibles.

   9.0   Il me fut délicat, l’espace d’un temps après la découverte de ce film, d’en voir d’autres, tant c’est un voyage total, qui voyage bien plus que le temps du film, à l’image de ce récit qui dérive, qui se nourrit de son indécision.

     Pas certain, en effet, d’avoir cerné ce que Serra cherchait vraiment à raconter ni certain d’avoir aimé tout ce que j’y ai vu. Mais quel plaisir de voir un film pareil en salle, d’assister à une telle proposition, qui ne ressemble à aucune autre, sinon à une lointaine mixture de Rainer Werner Fassbinder, Joao Pedro Rodrigues, Apichatpong Weerasethakul, Bertrand Mandico, Tsai Ming-Liang, Michael Mann. On aperçoit aussi du Tabou, de Miguel Gomes. Du Zama, de Lucrecia Martel. Du Fitzcarraldo, d’Herzog. J’ai pensé à tout ça devant Pacifiction. Tout ça mais pas vraiment non plus, tant c’est un monde ce film, une île à lui seul.

     Tandis qu’il m’avait perdu avec Le chant des oiseaux (2009) puis La mort de Louis XIV (2016) il me semble avoir retrouvé le Serra qui m’avait tant fasciné avec Honor de cavaleria (2007). En plus fou, plus fort encore. Avec probablement son film le plus classique, pourtant. Moins hermétique, moins complaisant qu’à l’accoutumée : Serra semble avoir trouvé un équilibre aussi sublime que précaire.

     Il y a d’abord ce titre qui intrigue, ce mot-valise si curieux. « Pacifiction » ne serait-il pas une fiction pacifique (une fiction sans conflits avec les règles de la fiction) plutôt qu’une fiction dans le Pacifique ? Une fiction (de papier) afin de récolter des subventions, le dit lui-même Serra. Très probablement, surtout au regard de ce qu’il en fait : Un récit en suspension, aéré, mystérieux. Et pourtant c’est assez passionnant ce qui se joue, ce microcosme néocolonial, cette rumeur de reprise des essais nucléaires, sur le sol polynésien, ces discussions au sujet des casinos, des chapelles religieuses, la colère des résistants indépendantistes. Mais c’est une fiction avortée. Inachevée. Qui s’installe, s’arrête, reprend, puis s’évapore. Un récit aux projections multiples, aux contours labyrinthiques, fleuris mais comme dans le plan d’ouverture : bouchés par une montagne de conteneurs.

     C’est un thriller parano qui suit un schéma diffus, une matière indéchiffrable et évolue sur un terrain qui semble constamment inédit, ne serait-ce que d’un point de vue géographique : C’est un film en France, loin de l’hexagone. Il y sera question de militaires de passage, à moins qu’ils aient un rapport avec cette barque et ce curieux sous-marin au large. Il y sera aussi question de population polynésienne terrifiée par cette rumeur nucléaire. Il y sera évidemment question politique, en collant aux basques de cet étrange politicien. On y traverse des salons, des clubs, des chambres d’hôtels, des coulisses de théâtre. On s’envole à bord d’un jet privé, on y arpente le large en pleine nuit. Le Paradise (la boite de nuit locale) rappelle parfois le Roadhouse de Twin Peaks. L’ambiance nocturne violacée évoque plutôt Les garçons sauvages. Tout tient sur un fil. Ténu, sublime.

     Le fim est parcouru d’un mystère qu’il garde souvent pour lui mais il se livre par bribes fulgurantes, selon un rythme à lui, endolori mais hypnotique. Ce tempo si étrange, qui m’a un peu rappelé un autre très beau film au rythme (peut-être encore plus) étrange, sorti cette année : Enquête sur un scandale d’Etat, de Thierry de Perreti. C’est un voyage, un objet curieux, imprévisible. Qui surprend d’un plan à l’autre, d’un angle à l’autre. Il y a de la place pour l’aléatoire ou l’inattendu, partout. Une scène peut sembler très écrite, la suivante débarquer à l’improviste.

     Impossible de s’étendre sur les puissances du film sans évoquer son interprète central. Benoit Magimel – en mode Depardieu – incarne De Roller, un personnage de haut-commissaire de la République, chic et toc, costard blanc trop serré, chemises à fleurs, espadrilles et lunettes fumées. Il est magnétique, incandescent. Personnage magnifique, attachant car touchant et grotesque, pathétique par ses aphorismes et formules toutes faites, sa décadence qui s’ignore, lumineux par cette passion mystérieuse qu’il trimballe dans son regard et sa voix, son besoin d’être un héros quelque part qui n’a fondamentalement rien d’héroïque sinon cette velléité aux réponses et simplification. Le reste du casting est à son diapason ou complètement à côté, comme il semble l’être parfois aussi.

     Comme dans tout bon film-noir, il y a une femme fatale. Ici c’est une tahitienne transgenre absolument sublime, qui ne fait que sourire et acquiescer à ce personnage de haut-commissaire, mais qui semble tirer ses propres ficelles malgré tout. Sans que ça aboutisse à quoi que ce soit dans le champ. Comme si tout se jouait ailleurs, dans un autre film, un récit parallèle. Il y a des trous d’air partout dans Pacifiction. Par ailleurs c’est un personnage qui n’existait pas au scénario, ça en dit long sur la méthode Serra, qui semble glaner de la matière au tournage.

     Si le cinéma de Serra trouve d’autres rivages en se posant sur cette plage coloniale, on retrouve clairement son obsession pour la mort, la fin d’une époque. C’est par ailleurs son premier film à se situer dans l’époque contemporaine. Qu’est-ce que ça raconte, je n’en sais trop rien, sinon que ça témoigne de son entière liberté : Les cinéastes font souvent le chemin inverse, tournent des films en costumes une fois qu’ils sont installés dans le paysage. Il n’y aura pour autant aucune date précise dans Pacifiction, sinon l’évocation lointaine des essais nucléaires sous Chirac.

     Visuellement c’est ce qu’on aura vu de plus dingue cette année, notamment ces crêtes montagneuses, ces ciels roses orangés, ce night club embrumé, ces vues aériennes, nocturnes ou à l’aube naissante. Le décor polynésien aura grandement inspiré Serra, qu’il aura modelé en Tahiti queer fantasmé. J’y ai vu des images, y ai entendu des sons, que je n’ai pas l’habitude de voir ni d’entendre. Et cette lumière, mon dieu. Trois heures de lévitation pure, parsemées de fulgurances.

     Et parmi ses nombreuses fulgurances, une scène incroyable : celle du surf. Vraisemblablement sur le spot de Teahupoo. Je n’ai jamais vu ça dans un film, pas même dans Endless summer ni Big wednesday. J’ai eu la sensation d’être au cœur du lieu, de la vague, de ressentir sa force, sa dimension éternelle. Le tout aux côtés de Magimel, en costume blanc, debout sur un jet ski, arborant une hystérie décontractée très propre à son personnage, en pleine représentation de lui-même, comme il était déjà plus tôt lors de la danse / combat de coqs. Il n’est plus rien en ces lieux, mais il se comporte malgré tout comme un capitaine de bateau. Chef d’orchestre d’une vague. Et c’est une scène improvisée. C’est cadeau, c’est là, ça déboule de nulle part – mais ça réoriente le film – et on se prend la majesté de ce lieu dans les yeux, les oreilles, aux crochets du personnage, tout aussi estomaqué. Plus belle scène de l’année, pour moi.

La Mort de Louis XIV – Albert Serra – 2016

19Serra est mort, vive Serra ?

   4.5   Après Don Quichotte, Les Rois Mages et Casanova, Albert Serra poursuit sa grande peinture des icônes. Au demeurant, sale année que 2016 pour les grands acteurs français : Depardieu blasphème et hurle après son chien dans la forêt, Lavant incarne la version beauf de l’auteur de Voyage au bout de la nuit, Léaud campe un roi soleil tout en râles et balbutiements empathiques. Tous à leur crépuscule ou presque, physique, moral ou fantasmé. Le film de Serra s’avère être le plus intéressant des trois mais c’est justement parce qu’il est de Serra qu’il est aussi raté (mais nettement moins insupportable) que les autres dans la mesure où c’est un cinéaste de l’espace et du déplacement, de l’anti-naturalisme, de la quête abstraite, spirituelle, de la forme libre. Il ne peut donc pleinement se consumer dans un espace aussi confiné (Le huis clos d’une chambre royale), statique et story-boardé. En outre ça parle beaucoup trop. Un bon Serra est un film sans parole. Et le cadre ici répond à une esthétique fabriqué qui posait déjà problème dans Le chant des oiseaux (Dans lequel chaque plan faisait pose) quand il fascinait par sa liberté improvisée dans le beau Honor de Cavaleria. Et puis il faut bien le dire : C’est chiant (à mourir). Pour que ça relève d’une installation purement expérimentale, il aurait fallu garder le plan sur Léaud et uniquement sur lui. Dès qu’on s’en extraie, pour écouter parler la cour entre deux portes de couloir, chuchoter les médecins, accueillir un charlatan, pleurnicher les courtisanes, ça devient vraiment maladroit. De belles idées malgré tout : Le chant des oiseaux au début, qui s’efface pour laisser place à celui des mouches à la fin. La brève entrevue avec le futur monarque, Louis XV, son petit-fils de cinq ans. Et l’idée Léaud (Car l’idée me séduit plus que le résultat) pour jouer Louis XIV, tant Léaud est aussi un roi, en fait, celui de la Nouvelle vague, donc d’un cinéma et d’une époque mourante. Reste aussi la beauté des plans, les couleurs, les éclairages. Mais aussi beaucoup de suffisance démonstrative d’un auteur désormais convaincu qu’il en est un.


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silencio


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