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La petite princesse (A little princess) – Alfonso Cuarón – 1996

13. La petite princesse - A little princess - Alfonso Cuarón - 1996Les bonheurs de Sara.

   6.5   Je n’ai pas lu le roman de Burnett, classique de la littérature enfantine dont le film est l’adaptation mais ce qui frappe en premier lieu c’est la double noirceur du récit en filigrane – Une fillette élevée en Inde est placée dans un orphelinat londonien par son père, un officier qui s’en va combattre les allemands durant la première guerre mondiale ; Et plus tard, lorsque le père est porté disparu, la directrice de l’internat est plus sévère avec la jeune Sara dorénavant sans le sou – et la légèreté de cette peinture du monde de l’enfance. Et c’est cette alchimie, cet équilibre subtil permanent qui rend le film touchant, demande à vivre les quatre cents coups des gamins et à entendre – puisqu’il est hors champ – le récit des guerres des grands. La valeur ajoutée c’est bien entendu la réalisation de Cuarón, qui au moyen d’un imaginaire puissant, merveilleux, gothique, mais aussi de plans très composés, de magnifiques éclat visuels, insuffle une fraicheur bienvenue. C’est vraiment un superbe film sur l’enfance pour les enfants. Et ça permet de mieux comprendre pourquoi JK Rowling pensa à Cuarón en lui confiant les « reines » du troisième opus de la saga Harry Potter, lequel, il n’y a pas de secrets, restera largement le plus beau d’un point de vue strictement technique.

Roma – Alfonso Cuarón – 2018

Roma-PhotoCouvertureCleo de 70 à 71.

   9.5   Qu’un film aussi beau que celui-ci n’ait pas eu l’honneur d’une sortie cinéma traditionnelle en France m’attriste. Mais bon, on ne va pas refaire le débat, au moins ce film existe, Netflix ou pas. Et c’est une merveille.

     Il sera difficile aux anti-Cuaron d’aimer Roma. On retrouve son versant ultra virtuose et j’imagine que ceux que ça gêne déjà dans Children of men ou Gravity ne vont pas forcément passer un agréable moment ici. Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans le tourbillon Roma pour être honnête. Je voyais trop la forme. Et puis j’ai glissé dedans et ça ne m’a plus lâché. Aussi impressionné et terrassé que lorsque je voyage dans un Kubrick – Bien que ce ne soit pas du tout à lui que j’ai pensé en priorité devant Roma, mais plutôt en vrac à La complainte du sentier, Rocco et ses frères, Shara, La maison des bois, La règle du jeu, pour plein de petites raisons éparses, évidemment.

     Alors qu’il avait ouvertement délaissé ses terres mexicaines depuis Y tu mama tambien (2001) pour d’abord tourner le troisième opus d’Harry Potter (Le prisonnier d’Askaban) puis les deux merveilleuses hollywooderies suscitées, voilà qu’Alfonso Cuarón y revient et jusque dans son quartier d’enfance (qui donne son titre au film) en tournant principalement dans les décors réels, soient le quartier où l’auteur a grandi et les campagnes alentours, en langue mixtèque, afin d’y dresser le portrait d’une famille aisée mais en ayant l’idée ô combien ingénieuse de déplacer le centre d’attraction vers la domestique, la sublime Cleo. Puisque le film est dédié à Libo, la servante de la famille Cuarón lorsqu’Alfonso était enfant, le film, aurait pu avoir quelque chose de plus intime, ramassé, où l’auteur aurait pu se cacher derrière son récit, et pourtant c’est un film d’une ambition incroyable dans la finesse de sa reconstitution et sa manière d’embraser le réel et la fiction.

     On sait la fascination du cinéaste mexicain pour le plan-séquence et Roma n’y échappera pas. Mais c’est moins leur durée qui trouble dans un premier temps que leur structure puisque la plupart sont circulaires, géométriques, écrasants. C’est donc en utilisant divers mouvements de caméra – travelling latéraux, panoramiques – que Cuarón refuse l’aspect naturaliste de son film, mais choisit au contraire d’observer Cleo au sein de ses propres souvenirs, qu’il ne peut raconter fidèlement puisque ce sont des souvenirs d’enfants, des souvenirs lointains. Le film lui tient tellement à cœur qu’il est quasi à tous les postes : Réalisateur, scénariste, directeur de la photographie, monteur. Control freak qui peut agacer, évidemment, mais aussi toucher dès l’instant qu’il s’agit d’observer les souvenirs d’enfance d’un auteur. Netflix aura au moins permis cela : Offrir à Cuarón la possibilité de faire « le film de sa vie » et la possibilité que celui-ci soit vu par le plus grand nombre.

     Comme à son habitude, l’auteur mexicain use de grandes scènes, dans un majestueux noir et blanc, à la profondeur de champ impressionnante, où les détails pullulent dans chaque plan, qu’il soit intérieur et relativement silencieux, ou qu’il saisisse l’agitation de la ville, ce qui en un sens m’évoque constamment la trilogie d’Apu de Satyajit Ray, que l’on soit dans cette cour ou aux alentours. Plusieurs séquences font d’ores et déjà partie des plus belles que j’aie pu voir jusqu’alors. Il y a ce long plan fixe dans un cinéma où Cleo et son petit copain vont voir La grande vadrouille. Ils sont cadrés dans un infime espace en bas de l’écran, nous n’entendons pas ce qu’ils se disent mais nous savons de quoi ils parlent. C’est superbe. Au contraire, plus loin, il y a ce plan-séquence mobile où l’on suit Cleo, enceinte, assistant aux émeutes, à travers les baies vitrées d’un grand magasin. Il y a aussi la scène de l’entrainement aux arts martiaux sur un terrain de foot, ou encore celle, terrible, de l’accouchement. Et bien entendu, il y a vers la fin, ce travelling latéral incroyable sur la plage, entre les vagues. Une somme d’instants virtuoses à se damner.

     Et il y a cette scène devant un cinéma où l’on voit le père de famille sortir avec une autre femme. C’est furtif mais on le distingue bien. La scène est construite sur un long travelling latéral et alors qu’on la suit à travers les trottoirs bondés, Cleo se cache derrière une cabine téléphonique, on comprend qu’elle voit quelque chose qu’elle ne devrait pas voir. Alors le traveling se poursuit et l’efface donc du plan, pour venir capter la sortie du père, qui disparait dans la foule. En hors champ, on entend des amis du petit garçon – qui avait devancé Cleo – lui dire qu’ils ont vu son père, mais il nie sa présence. Puis Cleo le rejoint. On comprend qu’ils l’ont tous les deux vu, mais qu’ils n’en parleront plus. Et encore une fois, c’est le plan, le choix de ce type de plan à cet instant-là qui rend la scène marquante, différente de comment elle aurait été montrée ailleurs. C’est une scène qui vient en écho à celle de La Grande vadrouille. Le plan était fixe, il est ici mobile. Mais dans les deux cas, il y a beaucoup de subtilité dans le non-dit et le hors-champ. Et dans chaque cas il y a volonté d’inscrire le récit dans un terrain lié au cinéma – Cleo et le petit garçon filant voir Les naufragés de l’espace, de John Sturges – comme pour dire que les films sont plus harmonieux que la vie, disait Truffaut.

     Et c’est toute l’ambition du film, je dirais, que de tenter, par la mise en scène de relier d’un même virtuose élan, intimité et universalité, microcosme et macrocosme, en offrant à plonger au cœur d’une famille de Mexico tout en faisant résonner ses petites histoires avec la Grande, ici le mouvement révolutionnaire étudiant de juin 1971 et le massacre de Corpus Christi. A faire résonner – un peu à la manière de Pialat dans son immense chronique en pleine Grande Guerre – l’espace clos d’une maison avec l’immensité ouverte du monde. Et pour que cette résonnance s’incarne il faut observer – Et écouter, bien entendu, puisqu’il s’agit beaucoup de son dans Roma. C’est un film qui demande sans cesse d’observer. Et ce dès son générique introductif : Dans le reflet d’une flaque d’eau savonneuse, au moment où le ciel s’invite quand celle-ci retrouve sa netteté, un avion le traverse, et ce que l’on entend c’est le lointain bruit de la ville mais aussi et surtout celui de l’eau et du balai. Si le plan effectue une culbute c’est pour donner à suivre Cleo, d’entrée de jeu, qu’on ne lâchera plus. Elle pourrait être un personnage relai, utilisé pour nous emmener au cœur de cette famille. Elle l’est, oui, mais surtout elle restera quoiqu’il arrive le centre, le point d’inertie.

     Il y a plusieurs séquences qui en somme rejoignent le cinéma de Cuarón, en ce sens qu’il va s’armer de toutes les puissances du cinéma, comme c’était parfois le cas dans Gravity ou Les fils de l’homme – quand tout à coup, tu te rends compte, au deuxième, troisième visionnage que le type t’en mets plein les yeux, sans que ce soit placardé non plus, sans que ça ne t’est perturbé ton premier voyage – pour raconter une scène, une situation apparemment anodine, mais rendu fondamentale par son étirement et sa magnificence. En plus d’évoquer l’explosion de la navette Explorer dans Gravity ou la scène de guerre de l’immeuble assiégé dans Les fils de l’homme, la forêt qui s’embrase, ici, semble répondre aux tirs qu’elle subissait précédemment, au déluge de virilité mécanique qu’elle absorbait pour le recracher en flamme. Un peu à l’image de Cleo, dont le quotidien est de nettoyer le sol, la vaisselle, avant qu’elle ne perde les eaux puis plonge dans les vagues de l’océan pour renaître – un peu comme chez Naomi Kawase – de cette domination masculine. Dans les trois films de Cuarón (Et même Y tu mama tambien, d’ailleurs) qu’on pourrait relier dans une trilogie, il s’agit de faire un voyage jusqu’à la mer ou de renaître dans les eaux pour atteindre une terre providentielle.

     Auparavant, il y avait une double scène pivot au tiers du film. Deux scènes imposantes au sein desquelles les deux femmes, la bourgeoise et sa bonne, la femme délaissée et la femme enceinte, nouent une sorte de lien d’expérience d’abandon et de solitude. Deux scènes qui ouvrent sur une suivante, où chacune dans son coin refoule un temps ses vérités, cernées par le jeu des enfants. C’est la société des hommes que l’on vise. L’oppression, la virilité, la lâcheté des hommes, symbolisées évidemment par Antonio et Fermín mais aussi plus globalement par les milices estudiantines et les jeunes garçons de la famille, sans cesse dans le combat. Pourtant, plusieurs garçons sont sauvés par Cuarón dans Roma : Il y a d’abord le jeune Pepe, qui voyage sans cesse dans ses vies antérieures « Quand j’étais vieux » répète-t-il souvent. Il y a aussi l’ami de Fermín, qui permet à Cleo de le retrouver. Et bien entendu, il y a Zovek, le professeur pacifique, « lévitant » sur un pied, sur le terrain de football. Ce qui rend le film beaucoup moins misanthrope que ce qu’il est en apparences.

     Un peu à l’image des évènements de l’époque, le récit se met à dérailler, jusque dans son symbolisme qui s’alourdit – Une tasse qui se brise et dont on observe les morceaux dispersés sur le sol – et la multiplication de séquences qui déjà convoquent le drame : Une partie de tirs au pistolet entre les arbres (Impossible de ne pas penser au chef d’œuvre de Renoir), une dérangeante séduction, un incendie en forêt. C’est plus tôt que le virage opère. Le film transpire brutalement la mort, il nous prépare. Comme le faisaient déjà, jadis, Les fils de l’homme puis Gravity. En trois images, détachées dans le récit mais reliées entre elles pour ce qu’elles annoncent, Cuarón impose l’irruption de la mort. C’est d’abord un tremblement de terre dans un hôpital – Quand Cleo vient faire sa première visite de routine aux trois mois – qui s’achève sur ce plan hyper violent de couveuse recouverte de débris de parpaings. Au plan suivant, qui est n’est rien d’autre qu’un plan de transition ville/campagne, plusieurs immenses croix, comme rescapées de L’évangile selon Mathieu, ornent les bords d’une route et ouvrent sur un champ. Puis, lorsque nos personnages débarquent chez des amis, dans une hacienda, Cleo découvre la collection de chiens empaillés de la bonne. Il y a dans cet immense escalier qui relie le monde d’en-haut et celui d’en-bas quelque chose qui évoque aussi bien Le journal d’une femme de chambre, de Buñuel ou Le cuirassé Potemkine, d’Eisenstein. On sent que Cuarón embrasse une certaine histoire du cinéma. Une certaine politique au cinéma. Qui va plus loin qu’un simple clin d’œil comme il le faisait précédemment lorsque les personnages allaient voir au cinéma Les naufragés de l’espace (Là, il semble nous dire, très humblement, que tout Gravity est déjà chez John Sturges) ou dans le décalage opéré par la séquence de La grande vadrouille, qui apporte un contrepoint humoristique sur l’écran, à la terrible scène qui se joue deux rangs devant nos yeux.

     Malgré l’omniprésence de la caméra, malgré des lourdeurs comme celle du chanteur lors du feu de forêt ou les débris de parpaing sur la couveuse, malgré les nombreux plans macros sur des cacas de chien, j’ai trouvé le film bouleversant. Il y a quelque chose de Visconti, de Rocco et ses frères dans la mesure où ce naturalisme affiché ne se refuse pas au grandiose, à des plans très élaborés, à une grandeur dans certaines séquences longues. L’image cristalline du film et l’écrin sonore participent à faire de Roma une véritable expérience. De cinéma. Et c’est là tout le triste paradoxe de cette affaire, puisqu’à ce film qui semble uniquement exister et mis en scène pour la salle, ne serait-ce que dans sa somptuosité sonore et sa photographie indomptable, on lui offre la possibilité d’être vu sur un écran de télé et ce dans le meilleur des cas. Difficile d’envisager de voir un Le Guépard ou Barry Lyndon sur une tablette, non ? Bah c’est exactement pareil pour Roma.

     Bref, le choc, me concernant, n’est certes pas du même ordre que pour La La Land – lequel j’ai payé quatre tickets de cinéma pour le voir et le revoir, tandis que je n’ai revu qu’une seule fois le Cuarón que j’ai à disposition sur moi – néanmoins le comparatif s’impose dans la mesure où il m’aura fallu m’y confronter encore pour apprécier pleinement sa grandeur et accepter qu’il dialogue autant avec moi, en un sens, alors qu’à priori, ce n’est pas si évident, pas gagné d’avance : Sur le papier, un film comme First man (pour citer à nouveau Chazelle) et un film comme Gravity, ça me fait davantage rêver qu’une comédie musicale ou une chronique autobiographique. Et pourtant. Cette chronique, inspirée de l’enfance du cinéaste, prenant pour personnage central cette jeune femme, Cleodaria Gutierez (21, calle de Tepeji, Mexico : Histoire de citer encore, Akerman donc, et faire référence à l’un de mes films préférés) est l’un des plus beaux voyages auquel j’aie pu assister depuis longtemps.

Les fils de l’homme (Children of Men) – Alfonso Cuarón – 2006

34. Les fils de l'homme - Children of Men - Alfonso Cuarón - 2006Tomorrow Never Dies.

   9.5   Tout à l’image de sa séquence d’ouverture, Les fils de l’homme fut une véritable déflagration pour moi, à l’époque de sa sortie. J’étais persuadé d’avoir vu le plus beau film du monde. Bon, j’avais une carte illimitée à l’époque et j’allais voir tout et (surtout) n’importe quoi donc j’ai du voir ça entre Camping et Bambi 2 si tu vois ce que je veux dire, mais j’avais quoiqu’il en soit été ému autant qu’impressionné comme rarement. Puis, au fil des années, le souvenir du film s’est quelque peu effrité dans ma mémoire, comme si passé le choc de la découverte il n’en restait plus que ledit choc et l’impression que l’ambition formelle (aussi au coeur de Gravity, du même Alfonso Cuaron) avait dévoré le puissant minimalisme du récit ainsi que sa fulgurante idée anticipatrice. Que reste t-il d’un choc comme celui-ci dix ans après sa sortie ? Je voulais le revoir non sans méfiance. Et j’ai repris une claque. Tranquilou.

     Cette ouverture m’avait marqué au fer, elle est exactement comme dans mon souvenir. Un unique plan séquence. Une télévision dans un café, dans lequel on apprend la mort de Baby Diego, le plus jeune des humains, à l’âge de dix-huit ans. C’est comme si une bombe atomique avait été lâché. Le même effet. Dans la foule, on distingue un visage familier, celui de Clive Owen, il vient acheter son café. On ne le quittera plus. Il sort, pose son gobelet sur un horodateur, l’ouvre, y dépose quelques gouttes d’alcool, quand derrière lui, soudain, l’établissement explose. Il faut d’emblée souligner l’important travail sonore. Les explosions autant que ces pluies de cendres, le vaste brouhaha urbain autant que ce terrible silence de la campagne, fabriquent une riche bande sonore, sensorielle et apocalyptique.

     Le Royaume-Uni est en proie au chaos, l’humanité est stérile, ne reste que la guerre. Partout, pas seulement en Angleterre. Les œuvres rescapées sont gardées dans une Arche. Le monde des humains est sur le point de s’éteindre. Rien ne semble l’empêcher. Pas même Jasper, ce vieux hippie pétomane incarné par un Michael Caine grimé en John Lennon, incarnant la coolitude soixante-huitarde du temps de paix. Theo, lui, en tant qu’ancien activiste politique, est enlevé par un groupe terroriste venant en aide aux immigrés, à la tête duquel se trouve son ex-femme, avec qui il a eu jadis un enfant, décédé d’une pandémie. Puisqu’il connait du monde au gouvernement, Theo pourrait obtenir un laissez-passer pour une jeune immigrée noire.

     Lors de la fuite, une violente embuscade ne laissera pas le temps au film de s’installer dans une routine. Julianne Moore ne faisait que passer, elle est abattue brutalement. Quelques secondes plus tôt, un simple jeu avec une balle de ping-pong entre deux anciens amants avait scellé une proximité passée, fait voltiger une bulle de douceur. Une gorge ensanglantée viendra la ternir. Avant que Theo ne s’effondre au pied d’un arbre masquant sa peine, mais ne se la cachant plus à soi-même. C’est terrible, mais Alfonso Cuaron ne s’y appesantit pas. Son plan séquence virtuose (hallucinant il faut bien le dire) est relayé par une accalmie aussitôt relayée par un besoin nécessaire d’aller de l’avant.

     Une simple affaire de relais, pense-t-on. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il faudra à Theo (et par extension au spectateur) apprendre que Kee, la jeune immigrée, est enceinte et plus très loin d’accoucher d’où l’urgence de la mission. Le miracle est l’unique baromètre. On retrouve la maison de Jasper. On traverse une ferme isolée, une école abandonnée. On entre par le bus dans un camp de prisonniers. Puis Kee accouche dans une chambre miteuse. Là encore, c’est le plan séquence qui domine. Comme si Cuaron décidait qu’il pouvait y avoir encore un peu de beauté dans ce monde en décomposition.

     C’est dingue d’ailleurs de voir à quel point le film évite ou contourne tous les pièges et écueils inhérents à ce genre un poil sclérosé qu’est la science-fiction. Il ne ressemble à aucun autre. C’est le futur mais c’est encore aujourd’hui On a parfois l’impression qu’il est trop virtuose, trop opératique, trop suffisant dans sa maitrise des codes du genre et sa façon de les contourner, mais il trouve chaque fois l’équilibre parfait, dans sa mécanique et son mouvement dramatiques. Et puis c’est doux, pour un film « fin du monde » et c’est d’autant plus paradoxal que c’est parfois à la limite du soutenable, dans sa représentation d’un champ de bataille (le siège de l’immeuble) ou la traversée de ses mises en quarantaine qui évoquent forcément les camps de la mort.

     Et la distance est systématiquement la bonne. Tout est affaire d’un point de vue comme ça pouvait être aussi le cas dans La Route, le bouquin de McCarthy. Mais j’avais pas le souvenir que le film respecte à ce point cette éthique. C’est vraiment fort. Et jusqu’au bout. Le napalm dans la brume au loin alors qu’on est juste dans cette pauvre barque qui concentre pourtant tout l’avenir de l’humanité, c’est des images qu’on ne voit pas souvent au cinéma.

     Les fils de l’homme c’est aussi une somme de miracles. Si le plan-séquence prend cette valeur, c’est surtout pour s’acclimater aux tournures miraculeuses de son récit : Aussi bien cette grossesse inattendue que cet accouchement tumultueux, autant un cessez-le-feu solidaire à l’écoute d’un cri de bébé que de bouleversants rires d’enfants lors d’un générique au noir mémorable. Dans un ultime geste de transmission, le père endeuillé montre à la jeune maman comment faire roter son nourrisson. Il y a des films comme ça. Si géniaux, si audacieux, si émouvants qu’ils parviennent à ne jamais le crier. 

     Afin de développer l’univers de son film, Alfonso Cuaron offre de multiples informations via des journaux télévisés ou des publicités. On apprend de tout, par exemple qu’on a fermé le tunnel sous la Manche, que des kits de suicide sont vendus dans les pharmacies, que tout le Sud de l’Angleterre est transformé en immense camp de réfugiés, que New York a péri sous le feu nucléaire. Jamais ces infos ne seront outrageusement renseignées, pour la simple et bonne raison que la dystopie créee ne doit aucunement l’emporter sur la fuite, que le présent, aussi passionnant fusse-t-il, ne doit pas perturber les enjeux lumineux promis par cette fuite et l’avenir de l’humanité qu’elle emporte avec elle.

     Si Les fils de l’homme est traversé d’éclats musicaux variés, comme le In the Court of the Crimson King, de King Crimson, c’est une composition de John Tavener qui vient habiller l’intégralité de la dernière partie : Le déchirant Fragments of a prayer. Une merveille absolue qui résonnera longtemps dans nos têtes après le visionnage.

Gravity – Alfonso Cuarón – 2013

gravity-5-1024x683They drive by night.

     10.0   C’est un monument, ni plus ni moins. J’y retournerai encore et encore, sans hésitation. C’est un survival spatial comme j’en rêvais, spectaculaire autant qu’épuré, un cinéma montagnes russes, beau à tomber, une épreuve pour les estomacs et les accoudoirs. Je ne savais pas qu’un film, même survival, qui plus est dans l’espace, pouvait m’éprouver tant.

     Citons d’emblée les mots de Mathieu Macheret, dans Critikat, qui définit très bien la jouissance engendrée par ce pur spectacle : « Le plaisir qui se dégage de la vision de Gravity est, d’abord, purement enfantin, c’est-à-dire forain : celui d’être ballotté, comme dans un grand huit, dans toutes les coordonnées de l’espace euclidien, happé par les profondeurs du vide, entraîné par une accélération exponentielle, lancé en l’air comme un projectile, débarrassé des notions de haut et de bas, de gauche ou de droite ». Il est en effet difficile de passer outre l’idée première d’immersion unique qui traverse les quatre-vingt dix minutes du film. A cette seule idée de tension et de relâchement en oscillation permanente, de survival pris dans la plus pure de sa définition, à savoir la capacité à mobiliser l’énergie du désespoir pour surmonter les épreuves les plus terrifiantes, Gravity est déjà une expérience magnifique.

     Les bases sont posées dans ce merveilleux plan inaugural : trois astronautes américains réparent le module informatique d’un télescope en orbite. Le commandant de l’expédition, Matt Kowalski, nourrit les blancs en palabrant avec une grande légèreté comme s’il se tenait à la machine à café, racontant des anecdotes que tout le monde semble connaître – exceptée cette histoire d’homme poilu mais nous n’aurons pas le temps d’en savoir davantage. C’est une sorte de vieux briscard boute-en-train guetté par la retraite puisqu’il s’agit de son baroud d’honneur. Et sa seule préoccupation, au-delà du fait que l’espace lui manquera, ne cesse-t-il de répéter, c’est qu’il ne pourra donc jamais battre le record de temps passé en orbite par un humain. Il est épaulé d’un certain Sharif, aux commandes du vaisseau, qui occupe ce temps de maintenance à quelques petits plaisirs d’apesanteur. Et de Ryan Stone, experte en ingénierie médicale, novice dans l’espace (J’ai l’habitude que les objets tombent sur le sol, dit-elle) qui n’est pas très à l’aise, gênée par des nausées, mais ce n’est que plus tard que nous découvrirons le secret de cette hypersensibilité. La réparation se poursuit quand la Nasa leur apprend que les débris d’un satellite éclaté pourraient menacer la mission, les incitant à une absolue méfiance bien que ceux-ci n’adoptant pour l’instant pas leur trajectoire. La bonne ambiance reprend gentiment son cours et la caméra continue de caresser les personnages, voltigeant à leurs côtés. Plus tard, les débris auront bien atteint leur altitude et viendront les percuter. Sharif meurt sur le coup, mais on ne comprend pas bien comment. Attachée au bras de la navette pendant la collision, Stone se retrouve tiraillée de long en large, impuissante, effectuant un cercle autour de la station Explorer, rappelant inévitablement cette attraction folle consistant à tournoyer à bords de nacelles accrochées aux deux extrémités d’un long bras effectuant des boucles à répétition. Pour en revenir au plan, puisque nous sommes toujours dans le premier plan du film (quinze minutes vous dis-je !!) il est sublime autant qu’éprouvant, tant la caméra ne cesse de tournoyer, avec beaucoup d’élégance, autour de cette navette et de ses personnages, exploitant à l’infini la mobilité de sa perspective à savoir, suivant l’inclinaison du plan, un décorum étoilé ou bien cette courbure terrestre, unique repère possible dans le vide infini. L’instant qui précède la collision (et fait intervenir une musique d’effroi) est sans doute le premier vrai coup d’accélérateur monumental, où l’image nous précipite soudain dans un vertige qui ne nous caresse plus à la manière d’un vol en delta plane mais nous emmène presque dans un état de chute libre, sensation vertigineuse jamais ressentie sur un écran de cinéma. La véritable impression d’être contenu par un habitacle tout prêt du crash. Et Cuarón capte magnifiquement cet infiniment grand englobant cet infiniment petit. Stations spatiales, modules, débris de satellites apparaissent infimes dans cet univers mais sont pourtant immenses aux côtés de cette entité macroscopique à laquelle est réduit l’Homme, qui au moment de l’impact accidentel n’est rien d’autre qu’une minuscule feuille morte ballottée dans la tempête, une pelote de laine dans les griffes d’un chat.

     Le film se cale à merveille sur le destin de son héroïne qui traverse un douloureux deuil. Sur Terre, ses journées se résument à rouler sans fin, dit-elle, se réveiller, travailler puis rouler. C’est le road-movie moderne : rouler indéfiniment en attendant que le temps fasse office de guérison. L’espace, l’apesanteur, cet état de détachement suprême lui permettent d’échapper à cela comme si elle scrutait l’abstraction, l’annulation des masses, flotter dans le vide pour se rapprocher des étoiles, de son défunt enfant. C’est le double niveau offert par le film qui au-delà de l’aspect sensitif, son cachet forain, permet cette histoire de renaissance assez bouleversante et ça quelque part c’est un vrai plaisir de cinéma. Se perdre ou renaître. Mais davantage que cet accouchement sans géniteur Gravity serait plutôt un film sur la variation continue de deux états humains paradoxaux : l’infime écart existant entre un instinct de survie quasi bestial et la tentation du néant. Paradoxe humain similaire à celui se trouvant en orbite. S’accrocher ou lâcher prise. Survivre tient ici à saisir un bout de ferraille ou un élastique, défier le vide sidéral. Kowalski a une approche nettement plus sage et terrienne de la mort, suspendu au-dessus du globe, avec ses aurores boréales et les reflets du lever du soleil sur le Gange, il est d’emblée prêt à s’ériger face à l’infini. Comme s’il avait accepté sa beauté terrifiante. L’idée de suicide plane dès le premier plan, dès ses premières paroles, où il semble avoir déjà un pied de l’autre côté, il ne cesse de côtoyer l’abstraction par l’admiration, l’idée de la tentation du vide comme trip ultime. Ryan au contraire, bien que malade (les nausées pendant la mission de maintenance) et dépressive (le poids quotidien de la mort de sa fille) subit un double sentiment continu, à la fois accrochée fièrement à sa survie dans un présent non réfléchi ou très proche de la tentation suicidaire du laisser aller lorsque les événements s’abattent inlassablement sur elle. Evénements superbement mis en scène via l’idée hyperréaliste que ces débris, s’ils sont passés une fois, repasseront très prochainement étant donné leur rotation. La peur d’une nouvelle collision ne cessera d’alimenter toute la durée du long métrage. Comme un souvenir à jamais remis à jour par les cauchemars. Le film s’assimile à une succession d’attractions, comme un grand parc accrobranche illimité, dont on ne pourrait sortir indemne, où il n’est question que de s’accrocher dès qu’on le peut, progresser en saisissant de la matière (branches, cordes, poutres, filins sont remplacés ici par des morceaux de ferrailles, poignées de modules, élastiques), détacher un mousqueton et en attacher un autre aussitôt, se suspendre à des tyroliennes (ou s’aider d’un propulseur) pour rejoindre des arbres base qui prennent ici la forme de stations orbitales.

     L’espace devient le berceau d’une renaissance, un placenta gigantesque, infini. Les cordons ombilicaux s’entrecroisent dans chaque plan, l’oxygène, liquide amniotique en apesanteur, s’en est allé et l’espace à terme est irrespirable et c’est au prix d’une plongée dans les fonds que le personnage pourra caresser la glaise. J’ai alors pensé à un autre film qui faisait de son décorum un ventre immense peuplé de cavités et boyaux en tout genre et duquel là aussi le personnage finissait par s’extraire et renaître mais de façon plus cruelle, c’est The descent de Neil Marshall. Un survival parfait, propre au genre où le personnage là aussi effectuait ce voyage spéléologique en pleine période de deuil. La fin de Gravity, elle, ressemble davantage à la conquête d’une terre sur laquelle on s’échoue afin de tout recommencer. L’idée semble rejoindre celle de Somewhere, le film de Sofia Coppola, mais de façon nettement plus subtile, où le docteur Stone a commencé par suivre, sur Terre, une route droite, indéfiniment, qui la reliait peu à peu à son enfant, et se trouve maintenant plongé dans un inconnu, terre étrangère, vierge, faite de collines sableuses et herbacées renfermant une eau pure afin de renaître dans la plénitude. Faire le vide sans succomber au vide, c’est toute la difficulté de cette renaissance.

     Il y a un autre film auquel Gravity m’a beaucoup fait penser, un autre film de renaissance, c’est Titanic. Dans chaque cas l’héroïne renaît par l’intermédiaire d’un personnage sacrifié : Jack ou Kowalski. Il y a quelque chose de peut-être plus cruel que chez Cameron ici avec cet homme qui lui dit qu’au moins, à son retour sur terre elle aura une sacrée histoire à raconter. Mais on ne sait finalement pas à qui elle va la raconter cette histoire, c’est le plus terrible. Dans Titanic Jack disait à Rose avant de s’éteindre qu’elle fera de beaux enfants et qu’elle mourra très vieille dans son sommeil et la parole était prémonitoire puisque le film se déroulant sur deux temporalités nous offre sa renaissance et sa paisible mort, quatre-vingt-cinq années plus tard. Le fait est que Gravity est irrémédiablement coincé dans le présent, même les événements du passé qui nous sont contés n’ont pas d’images, Cuarón n’utilisant aucun flashbacks. Mais les deux films se rejoignent formellement, les douces premières parties sont dans les deux cas stoppées net par une collision. La suite est un modèle de tension pure, qui ne nous lâche plus – Les retours au présent de Titanic finissement d’ailleurs par disparaître dès l’impact comme si Cameron avait cherché à reproduire une sorte de continuité (la durée de la seconde partie du film se cale avec le durée que le paquebot a mis pour couler) afin d’entrer en communion avec l’empressement de la situation. Gravity réussit cela aussi très bien. Il y a deux ellipses marquantes, tout au plus. La première intervient lorsque Stone doit sortir de la capsule pour détacher les câbles du parachute qui la retient à la station : elle découvre que la séparation de la capsule est impossible et le plan suivant elle sort de cette capsule. La seconde intervient lorsqu’elle reprend place au poste de pilotage. Le film aurait peut-être pu se passer de ces cassures car elles sont trop ostensibles, elles cassent quelque peu la continuité. C’est vraiment pour pinailler car j’oublie le défaut assez vite, mais sur ce point-là je trouve le film de Cameron, bien que répondant sans doute davantage au principe elliptique, un poil plus raccord dans son ensemble. Dans les deux cas, c’est une immersion totale. A tel point que je n’avais jamais ressenti au cinéma cette sensation d’étouffement au point de caler ma respiration sur celle de Ryan Stone. Je n’avais pas ressenti ça depuis Titanic, précisément et ces nombreuses séquences sous l’eau comme lorsque la poupe fait son entrée dans l’océan et que Jack briefe rapidement Rose sur comment retenir sa respiration. Qui ne l’a pas retenu à cet instant là ?

     Il y a plusieurs idées qui traversent le film que je trouve pour le moins surprenantes et donc forcément bienvenues. Il y a tout ce qui pourrait tenir d’une simple sur signification, comme le témoigne ce plan en fœtus, très appuyé, qui se fond tellement dans le voyage que cela en devient juste beau. C’est beau parce que tout se situe dans le même plan : dépressurisation, déshabillage, étirement, recroquevillement. J’aurais pu trouver ça too much cent fois mais pas du tout ici, c’est même à mes yeux l’un des plus beaux plans de l’année. Tout simplement parce que ce plan ne se situe pas dans une forme d’hommage métaphysique à un certain film de Stanley Kubrick mais qu’il participe à faire renaître les formes muettes. Il y a aussi le moment de la séparation, climax habituel certes mais qui arrive tellement tôt ici que ça en devient fascinant : L’astronaute se détache sachant qu’il est condamné et préférant ne pas contaminer celle qui peut encore s’en tirer. Cuarón ne sort pas les violons, l’action est douloureuse mais brève et ne prend pas le temps de retomber, de laisser au spectateur le temps de faire le deuil de ce personnage puisque sa voix réapparaît aussitôt, guidant le docteur Stone vers l’ouverture de la station et lui laissant quelques dernières recommandations avant de disparaître sereinement dans l’espace. Un moment donné, plus tard, Stone rappelle Kowalski, pour le remercier, peut-être aussi pour filer le chercher mais il ne répond déjà plus, dissolu à jamais dans l’infinité. Le film est extrêmement courageux sur ce genre de point, il ne surprend pas par l’invraisemblable. A chaque entrée à l’intérieur des stations (trois en tout : la station spatiale Explorer, la station spatiale internationale et Tiangong la station chinoise), ce n’est qu’absence de vie qui domine quand ce ne sont pas directement des cadavres que le docteur Stone repêche, corps perdus et tuméfiés (comme ceux que refermait le Titanic) flottant indéfiniment parmi les autres objets, matière morte gravitant à tout jamais dans le cosmos. Le film frise même le ridicule lorsque Kowalski revient dans la capsule dans un rêve du docteur Stone, endormie, qui s’était faite à l’idée de s’en aller – jusqu’à imiter le chien loup d’un inuit capté à l’autre bout de l’onde radio provenant de la Terre. La séquence est osée puisqu’elle ne placarde aucunement l’idée du rêve. Et réussie parce qu’elle prend l’initiative de contrer la démarche hyperréaliste. Séquence comme il y en aura d’autres, magnifique parce qu’osée, sublime dans sa finalité. A l’image de cette station spatiale désintégrée en un dixième de seconde dans le fond de l’écran. Ou de ce lent voyage à deux, tout en propulsions sporadiques, aux confins d’une éventuelle survie.

     J’ai lu à plusieurs reprises ci et là des parallèles vers un autre film, Vanishing point, de Richard C. Sarafian, via la présence d’un nom de personnage identique, celui campé par George Clooney ici, à savoir Kowalski. Ça m’avait interpellé durant la projection mais je n’y avais plus prêté attention par la suite. Toujours est-il qu’Alfonso Cuarón cite volontiers en interview le film de Sarafian comme une inspiration ou du moins un vecteur de sa cinéphilie au même titre que le Duel de Spielberg. Kowalski devait y convoyer une Dodge Challenger blanche de Denver à San Francisco en un temps restreint. Là aussi c’est une affaire de carburant. Mais tout est inversé : ce n’est plus la route qui est unique et droite et l’essence qui foisonne, mais une explosion de courbes possibles et le fuel du propulseur qui vient à manquer. Si l’on considère Vanishing point comme un film sur le parcours d’un homme et sa réflexion qui le conduira au suicide, on est en plein dans l’idée que l’on se fait du personnage incarné dans Gravity. On retrouve entre les deux films cette même attrait de l’humour (la voix de l’animateur radio Super Soul devient celle off d’Ed Harris aux commandes du centre spatial de Houston, mais c’est ici Kowalski lui-même qui fait le show) et de surenchère visuelle (tout le contraire d’un autre road-movie légendaire : Macadam à deux voies) et quoiqu’il en soit, et bien que le Sarafian soit construit comme un flashback géant, le paradoxe veut que ce soient des films où seul le présent a une valeur.

     Reste la question de l’utilisation musicale. Est-elle sur employée ? Le film n’aurait t-il pas gagné à expérimenter pleinement cette peur du silence ? Tout dépend ce que l’on veut y trouver. Sans musique le film serait entièrement différent, quasi expérimental et ne survivrait pas dans une salle de cinéma grand public. La musique agit ici et souvent en tant qu’enrobage, elle dicte rarement l’action et l’angoisse ou alors elle le fait relativement discrètement pour que l’on finisse par l’oublier. Un Murnau sans musique n’aurait peut-être pas non plus la même puissance émotionnelle. Je pense qu’il y a vraiment une volonté de la part de Cuarón de revenir aux origines, faire le spectacle mais en pensant le plan. Le cinéma muet, évidemment, mais on pourrait aussi rapprocher cela du cinéma d’Hitchcock. La musique est souvent là, c’est vrai, ne dirige pas nécessairement l’action mais l’oriente et je pense que Gravity aurait gagné à être plus épuré là-dessus, afin d’accepter la puissance de son image, son caractère claustrophobe et surtout cette gestion du silence qui se serait par instants forcément révélée terrifiante. Une autre terreur, quelque chose de sans doute plus gênant encore, difficile, moins spectaculaire tout du moins. Mais dans ce cas on ne dirait plus de Gravity qu’il fait partie du cinéma d’action, il entrerait dans le registre épouvante. Je pense qu’il faut saluer la modestie du film sur ce point, qui ne cherche jamais à embrasser plus que ce qu’il est. D’un point de vue éthique c’est un film complètement irréprochable, traçant une ligne brute, claire sans jamais s’en extirper. Ni flashback, ni romance improbable, ni montage alterné. Il n’y a pas d’image d’un autre lieu qui ne soit pas celui de l’action du film. Musique ou non je ne vois pas de représentation plus absolue de l’angoisse de mort puisque tout est là : Isolement, manque d’oxygène, silence total (de la musique mais pas de bruit) et crainte continue d’être aspiré dans le néant. Tout devient à la fois majestueux et effrayant.

     En un sens, Gravity redéfinit le spectacle hollywoodien en le redorant de ses attributs primitifs, le délestant de sa lourdeur formelle actuelle et de son agressivité d’action uniquement guidée par le montage épileptique. Combien de blockbusters aujourd’hui sont construits ainsi ? On enlève Cameron et le tri est réglé. La réussite est d’osciller à la fois entre tension extrême procurée par ce mouvement permanent (on se souvient de ces plans séquences impossibles qui ornaient son précédent film, Les fils de l’homme) et l’apaisement silencieux que le vide spatial permet, et passant de l’un à l’autre avec une fluidité déconcertante, les plans se faisant caressants, virevoltants ou violents, vertigineux, opérant en longueur, avec peu d’ellipses, peu de coupes, peu de plans. Le plan séquence inaugural annonçait d’ailleurs la couleur, en déployant langoureusement les prémisses de la catastrophe. Faire un plan unique pour introduire la spirale cauchemardesque c’est aussi en cela que le film participe à la redéfinition du genre. La suite aurait pu en souffrir mais clairement non : le plaisir est intact jusque dans cet ultime image.


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