Les amants crucifiés.
7.0 Je ne connais pas l’œuvre de James Baldwin sinon par l’adaptation cinéma signée Raoul Peck, de I am not your negro, très beau doc sur la lutte pour les droits civiques. Mais toujours est-il qu’il y a une puissance dans ce titre et les quelques phrases extirpées du livre servies en carton introductif qui proposent d’emblée d’être la voix d’un héritage : dans un voyage charnel visiter les méandres d’une ville et de sa communauté noire, recroquevillées contre le racisme du monde.
Quoi de mieux qu’une histoire d’amour pure, jusqu’au-boutiste, contrariée par une injustice raciale pour servir d’écrin mélodramatique et capter les sensations les plus extrêmes et opposées ? Quoi de mieux que l’imminence d’une naissance et une fausse accusation pour faire cohabiter ces deux forces émotionnelles ?
Le film se déroule dans les années 70 au cœur de Harlem mais l’on ne verra quasi rien des rues ni du bruit que Baldwin promet en incipit. Ce qui intéresse Jenkins c’est de coller sa caméra sur ses personnages, sur « Tish & Fonny » ce jeune couple avant le drame, puis sur Tish et sa famille, à l’image de cette longue séquence où elle leur annonce qu’elle est enceinte. De la même manière quand sa maman file à Porto Rico pour rencontrer la femme violée qui accusa Fonny, la caméra reste suspendue au visage de Regina King. C’est pareil pour toutes les scènes de parloir : Les visages de Tish et Fonny sont cadrés ensemble dans le même plan ou en champ contrechamp très frontal suivant ce que la mise en scène raconte à cet instant du récit. Les visages sont la lumière ici, ils relèguent sans cesse tout le reste dans le flou.
C’était déjà le cas dans Moonlight, Jenkins se laisse parfois aller à une caricature appuyée, ici ce sera évidemment l’apparition du flic blanc, beauf raciste irrécupérable qui aurait eu amplement sa place dans l’arrestation de l’Algiers motel contée par Bigelow dans son Detroit. Mais d’un autre côté, il y a des instants plus surprenants et détachés à l’image de la visite du loft. Il y a des partis pris, pareil pour la musique. Elle peut être embarrassante, mais il me semble que la musique de Nicholas Britell, faite de cordes et vibraphone, joue un rôle essentiel là-dedans, en accompagnant la tonalité romanesque et la dimension ouatée de chaque scène.
Si l’on songe évidemment à Wong Kar-Wai, tant on y retrouve un peu des couleurs, des sons, des textures qui faisaient la peinture puissante mais parfois lourde de 2046 ou In the mood for love, ce formalisme appuyé évoque aussi beaucoup les films de Steve McQueen, Hunger et Shame, dans la mesure où Jenkins est capable d’étirer la séquence pour capter toutes les forces vives qui s’y logent, faire naître une émotion inattendue et/ou provoquer une sorte de magie de l’engourdissement, une suspension telle qu’elle nous fait parfois oublier la trame centrale. La discussion avec l’ami qui sort tout juste de prison (pour une injustice) agit en ce sens : On se détache du mélo pour y replonger pleinement. La série de Donald Glover, Atlanta, sait parfois utiliser ce type de procédé, mais à l’échelle d’un film c’est déjà plus rare.
Mais si If Beale street could talk évoque une autre série c’est peut-être davantage The night of, cette merveille absolue, avec John Turturro et Riz Ahmed. En effet si Beale street pouvait parler, autrement dit si toutes les cartes pouvaient être jouées, on lèverait vite un semblant de vérité sur cette fameuse nuit où des flics poussèrent une victime à identifier le violeur qu’ils souhaitaient qu’elle identifie. Et Fonny continuerait de faire rire Tish et verrait chaque jour grandir son petit garçon autrement que durant ses permis de visite. Le dernier plan laisse sur le carreau.