La fin.
6.0 L’ultime film du cinéaste hongrois se divise en six jours. Six jours puis la fin de tout. Le film suit le quotidien d’un père et de sa fille. Elle prépare des pommes de terre, va chercher de l’eau au puits, fait de la couture, habille et déshabille son père qu’un bras capricieux handicape son indépendance. Il s’occupe d’aller chercher des vivres et probablement d’y vendre sa culture à la ville par l’intermédiaire de son cheval. Mais de ce voyage quotidien nous ne verrons que le retour au premier jour, par la suite le cheval refusera systématiquement la sortie. Ce retour représente à lui seul le cinéma de Béla Tarr dans sa radicale beauté. Plan-séquence en mouvement où les corps se croisent autour de l’animal et la caméra les contourne, entre dans l’écurie, en sort de l’autre côté, suit ce cheminement dans la plus brute de sa représentation. La musique n’est pas omniprésente mais elle encercle la séquence, comme elle enveloppera tout le film. Une variation autour d’un seul thème, obsédant, funèbre, qui n’attendrit pas le film mais accentue son climat, le rend plus proche d’une fin imminente. Le quotidien est alors perturbé par divers événements plus ou moins évidents, témoin du dérèglement du monde. Le cheval refuse le voyage puis cesse de manger, il est le personnage joué par Kirsten Dunst dans Melancholia, le mélancolique que la mort n’effraie pas plus que le fait de s’y substituer. Un groupe de tsiganes venus pour piller l’eau du puits avant de disparaître. Un homme qui s’invite afin de récupérer une bouteille de Palinka après avoir récité du Nietzsche. Puis une fuite avortée. Un puits asséché. Un feu qui ne s’allume plus. Une voix off annonce certaines des journées à leur commencement. Elle cite Nietzsche dans l’incipit puis évoque quelques actions ponctuant une scène, ou en introduisant une autre. Entre le cinquième et le sixième jour, elle annonce la fin du monde : les violentes bourrasques ont cessées, il règne désormais un silence de mort. Et auparavant on aura compris que le monde était plongé dans une nuit éternelle. Dans la dernière scène, l’homme et sa fille se font face, dans la pénombre, il lui ordonne de manger, ce qu’il fait de son côté, pelant cette pomme de terre froide du mieux qu’il peut avant de croquer dedans péniblement. La fin du monde aura pris diverses représentations cette année (L’Apollonide, Melancholia, Habemus Papam, La dernière piste) mais jamais elle n’aura été si froide, précise, terrible et minimale. Pourtant, le film est le contraire d’un objet clinique puisqu’il est très vivant dans ses nombreuses idées accolées au quotidien de ces deux personnages. Cela devient de la survie aucunement théorique, quoique un peu programmatique à mon goût. Tout est chargé d’une telle puissance, d’une porte que l’on ferme à un verre d’eau de vie que l’on vide sans réfléchir. Ou encore dans la manière de manger une pomme de terre, calmement, sans pression ni artifices pour la jeune demoiselle, dans le bruit et avec une violence animale presque loufoque pour le père. Mais c’est le vent qui est l’élément le plus présent dans le film, il semble s’intensifier, créer l’angoisse et pour autant il est le marqueur d’un monde en vie – lorsqu’il s’interrompt c’est que le monde se meurt. Son absence annonce la fin du monde autant que sa présence la retarde. C’est un film qui laisse au spectateur le temps de l’investir, d’y habiter, encore plus que dans les précédents travaux de Béla Tarr, parfois plus complexes, dans leur construction, leurs enchaînements. Le cheval de Turin est un film extrêmement simple, dépouillé et pour peu que l’on entre dans son rythme ça devient quelque chose d’unique. Malgré tout je m’y sens moins embarqué qu’habituellement chez Béla Tarr. Tout me paraît programmé, méthodique, j’ai cette sensation d’un film à ne voir qu’une seule fois pour le comprendre, qui ne me laisse rien pour un éventuel second visionnage. Pour du Béla Tarr, c’est une déception.