6.5 Je me trompe surement mais j’ai l’impression que Bennett Miller est en train de se forger une parfaite réputation d’artisan chef de file du bon goût, dans ce que ça représente de sublime et de péjoratif à la fois, quelque part entre les cinémas de Clint Eastwood et Paul Thomas Anderson. Entre l’admiration et l’ennui. Après cette merveille de film parole qu’était le pourtant en apparence très sportif Moneyball, Miller change de cap, comme il avait aussi changé après Truman Capote. Foxcatcher est un film silencieux, détaillé, minutieux où les mots sonnent comme des poings, tandis que les poings, justement, n’existent pas. Très beau paradoxe proposé par la lutte, sous sport (pour reprendre les mots de la maléfique et méprisante mère Du Pont) qui contient toute la violence – que Tatum mutique draine tout le long en symbole – et l’enferme dans un balai de corps entrechoqués.
Après le jubilatoire Moneyball j’avoue que je ne m’attendais pas à voir un film aussi effrayant. Et ce n’est pas qu’une question de fin – L’issue cruelle est connue et Miller respecte les faits réels – puisque l’on sent rapidement grimper le climat d’horreur en sourdine. Un absurde tellement insondable qu’il en devient cocasse et/ou grotesque malgré sa gravité, mais filmé et raconté avec une telle science du dérèglement, sans empathie, sans emphase, qu’il en devient gênant, glaçant, parfois presque tétanisant. A ce titre, la gifle infligée à Mark est la véritable transition dans le récit. Un beau point de rupture autant que l’était la première vision de Lloyd dans Shining. Je ne cite pas Kubrick pour rien, je trouve qu’il y a une démesure et un humour un peu macabre dans le cinéma de Miller que l’on n’avait peut-être pas vu depuis l’auteur de Barry Lyndon.
Foxcatcher s’ouvre sur le quotidien de deux frères, lutteurs nés et champions olympiques en titre, corps lourds, nuque dans les épaules, enfermés dans une modeste vie tout en répétition, qui ressemble davantage à celle du sportif oublié et vieillissant qu’imposait par exemple Aronofsky dans The wrestler. Mark, essentiellement (son frère Dave est marié avec deux enfants), qui se noie d’ennui et de routine sous les meetings scolaires, entrainements journaliers et repas familiaux, qui l’éloignent des canons de la consécration sportive, comme on a l’habitude de la voir représenter.
Foxcatcher apparait plus tard, d’abord par l’emprise d’un gourou milliardaire, héritier de fin de lignée, obsédé par la lutte, qui s’est mis en tête d’ériger à lui seul le sport méconnu, en bâtissant un club dans son immense propriété. Celui que l’on assimile à cette entité défiant toutes les fortunes – il s’agissait parait-il d’un vieil héritage de chemins de fer – s’efface au profit d’une mère, qui restera quasi hors champ, monstre infect et avilissant qui n’a de vrai respect que pour ses purs sangs les plus rutilants de la terre. Elle porte en elle tous les stigmates monarchiques, tendances nazies. Foxctacher c’est donc sa richissime société mais c’est aussi une somme un peu moins parfaite d’elle et de son fils.
Bien qu’il semble d’abord se caler sur les lutteurs (Tatum & Ruffalo) le film fait finalement de son personnage principal celui de John Du Pont (Carrell) avec toute cette ampleur narrative qui le correspond, entre ses envolées ornithologiques très touchantes et son agonie invisible vers une folie meurtrière. Cette exécution, appelons un chat un chat, est un pur moment d’effroi, répété, ralenti, trois coups de feu d’une telle sécheresse qu’ils défient même ceux de Cruise dans Collatéral. Et toute forme d’appréciation. Ils t’abandonnent là, sur ton siège, impuissant. Le regard de Du Pont, donc celui de Steve Carrell (véritablement métamorphosé, immense) à cet instant-là est le marqueur ultime d’un récit qui se ferme aussi brutalement qu’il avait pris de temps à s’installer. Il n’aura pourtant cessé d’être traversé par des soubresauts, à l’image de cette scène géniale et terrible à la fois, absurde et prémonitoire, où Du Pont après un entrainement de tir probablement quotidien, se pointe maladroitement avec son arme dans la salle de sport. Sans parler de ce caprice hallucinant lorsqu’il découvre l’absence de mitrailleuse sur le char d’assaut qu’il a commandé.
La force du film réside dans cette beauté paradoxale entre son étonnante attraction (la simple idée qu’un milliardaire investisse dans la lutte, sa passion pour les oiseaux) et sa terreur latente (son credo patriotique dans lequel on ne vénère que les vainqueurs, son étrange obsession pour le deuxième frère). Le film ne fait d’ailleurs pas de catégorisation binaire entre les deux frères. Si Dave n’est pas autant attiré que son frère par ce schéma de réussite tombé du ciel, ce n’est pas tant par crainte et autre intelligence surfaite que par pur engagement personnel, familial. Sa petite vie en Pennsylvanie lui convient très bien. Le film trouverait alors une forme de métaphore absolue, en la personne de Mark, mais aussi de celle de John, du désir de fuir sa propre solitude. C’est froid mais c’est impressionnant.