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La bête – Bertrand Bonello – 2024

16. La bête - Bertrand Bonello - 2024La zone grise.

   6.0   J’aimerais tellement l’adorer, ce Bonello, inspiré de La bête dans la jungle, d’Henry James. Or j’ai navigué entre la fascination et l’embarras puis l’ennui, beaucoup. L’impression d’avoir vu un épisode allongé de Black mirror. Qui manque d’équilibre, partout. Ne serait-ce que dans ses époques : Bonello l’a prouvé dans L’Apollonide, souvenirs de la maison close l’époque qui lui sied (d’un point de vue graphique et nostalgique) c’est celle du début du XXe siècle. C’est celle qui m’a semblé la plus intéressante ici aussi, la plus cinégénique.

     Ce déséquilibre se joue aussi sur les personnages. Louis n’existe pas assez et pour tout dire je trouve l’acteur (George MacKay, croisé notamment chez Mendes, dans tous les plans de 1917) un peu limité pour le rôle. Ce n’est que mon avis mais si Gaspard Ulliel avait incarné ce rôle (qu’il aurait dû incarner, le film lui est dédié) ça aurait peut-être crée plus de symbiose avec le jeu de Seydoux, qui elle, incarne Gabrielle : elle dévore tout. Excepté le dispositif théorique général, brutal et abscons, mélangeant crue parisienne de 1920 et tuerie d’Isla Vista en 2014 avec une prise de pouvoir de l’intelligence artificielle dans un futur non donné, mais les plongées dans les vies antérieures (trop resserrées, peut-être ?) n’apportent jamais le vertige d’un Weerasethakul, par exemple.

     La bête c’est un peu comme si Resnais rencontrait Marker, comme si Je t’aime je t’aime (le plus grand film du monde) côtoyait La jetée (l’autre plus grand film du monde). Dans une version ratée, qui rappelle in fine beaucoup son précédent film, Coma, qu’on peut voir comme étant le brouillon de celui-ci. Beaucoup moins fulgurante et émouvante surtout. J’ai trouvé ça très froid. Pas été touché une seconde : pas même lors de la superbe séquence de l’inondation de l’usine à confection de poupées.

     Pourtant, si je n’aime véritablement pas grand-chose dedans – le film est très indigeste en plus (au moins sur un premier visionnage) – j’ai parfois aimé m’y perdre, un peu comme dans les rares moments de Cloud Atlas, auquel j’ai parfois songé. Me noyer dans ses mystères, être frappé par quelques pics fulgurants (les bugs de la machine, notamment), trop épars malheureusement et ce jusque dans ce non-générique final (un QR code à scanner) idée forte qui fait pschitt je trouve. Quoiqu’il en soit, stimulant film de mise en scène, comme d’habitude avec Bonello, mais c’est le minimum que j’attends de lui.

Coma – Bertrand Bonello – 2022

??????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????????Crazies.

   5.5   Celui-ci ayant été assez mal distribué, je n’ai pas eu la possibilité de voir en salle le dernier film de Bertrand Bonello. Pourtant, dieu sait que Bonello, c’est comme Kechiche ou Guiraudie, j’en rate pas. Rattrapage donc, de ce qui constituera à ce jour son moins bon cru à mes yeux, malheureusement.

     Le grand film se situe aux extrémités. D’une part, le premier plan repris de l’un des plus beaux de Nocturama, secondé par un enchaînement d’images insaisissables, accompagnées d’un texte, lu off, une lettre, de Bonello à sa fille. On dirait du Gandrieux, du Godard, du Klotz, du Carax. J’adorais déjà. D’autre part, quand le texte reprend dans l’épilogue, accompagné cette fois de plans d’une planète en colère (geysers de lave, feu de forêt, fonte des glaciers…).

     En définitive c’est peut-être tout ce dont je me souviendrais. C’est peu à l’échelle d’un film (une dizaine de minutes tout au plus, sur 1h20) mais ça continue d’écrire la légende de cet immense cinéaste, passionnant dans sa capacité à créer des images, à expérimenter la forme, et de nouvelles formes de narration.

     Il y a pas d’autres cinéastes comme Bonello dans le paysage du cinéma français. Et quand bien même celui-ci me semble raté, il n’y coupe pas : ça ne ressemble à rien qu’on ait déjà vu, aussi bien en tant que film sur la jeunesse, qu’en tant que film de confinement. Il y a notamment d’étranges séquences oniriques en forêt, angoissantes, tournées en nuit américaine. Et il y a deux visages qu’on n’oublie pas (on n’oublie jamais les visages qui traversent les films de Bonello) dont l’un a déjà été entrevue chez Bonello, dans Zombi Child, à savoir ceux de Julia Faure et Louise Labèque.

     Tout ceci est insuffisant pour en faire un film important, mais intéressant, ça oui, toujours, tant le film est un objet curieux, mêlant facetime entre copines, youtubeuse bien-être, soap de poupées en stop motion, caméras de surveillance, déclarations de Gilles Deleuze et free zone forestière cauchemardesque, le tout dans une ambiance de sitcom mal montée, avec une boîte à rires récalcitrante. C’est pas tiède, quoi.

Zombi child – Bertrand Bonello – 2019

17. Zombi child - Bertrand Bonello - 2019Echos d’entre les morts.

   7.0   Qu’importe si certains de ses films sont bancals, déséquilibrés, parfois même un peu ratés, tant le cinéma de Bertrand Bonello est l’un des plus stimulants à l’heure actuelle. Devant Zombi child et ce malgré les références directes qu’il assume, ce qui frappe avant tout c’est cette impression de ne voir ça nulle part au sein de la production française, au sein du cinéma tout court. Il y a des toujours des tentatives, des fulgurances nouvelles chez lui, ça ne fait jamais cinéma de mode et quand bien même le maniérisme le guette de temps à autre, il y a toujours une surprise, une folie, un inconfort.

     Beaucoup ont cité Vaudou, de Tourneur pour les inspirations, de mon côté ça m’a davantage évoqué un croisement entre L’emprise des ténèbres et Virgin suicides, mais surtout, on retrouve Bonello partout, dans ce Zombi child. Celui du récit alterné, qui irriguait Nocturama, bien entendu. Celui de l’espace-temps détraqué qui offrait l’uppercut final de L’Apollonide. Celui d’un cinéma sensoriel, mystérieux, quasi transcendantal qui était le pari de son tortueux De la guerre. Et celui du groupe, évidemment présent dans chacun de ces films.

     Zombi child s’ouvre à Haiti, en 1962. Un homme est ensorcelé, il meurt, on l’enterre, puis on l’exhume, on le drogue afin de le faire travailler dans une plantation de canne à sucre. Il en réchappe et ère dans la forêt. Soudain, nous voilà débarqués dans un Paris, de nos jours, à l‘intérieur d’un internat catholique, qui fabrique des élites féminines dont on apprend bientôt qu’elles ont chacune un parent disposant de la légion d’honneur. Afin d’entrer dans une sororité, une adolescente haïtienne, orpheline depuis la tragédie sismique dix ans plus tôt, confie à ses futures amies un étrange secret de famille.

     Ce récit alterné-là, il fallait l’oser. D’autant que c’est moins le destin de Mélissa qui nous intéresse que les confessions et bientôt le chagrin d’amour de Fanny, zombie de notre siècle, qui offre en voix off ce qui s’apparente à des extraits de son journal intime. On est un peu troublé, un peu sceptique quant à voir la collision entre ces deux mondes, pourtant c’est exactement l’histoire de Zombi child, de ces deux mots contenus dans le titre. Mais c’est aussi le tremblement de terre de 2010 qui va côtoyer la tradition vaudou et la zombification d’esclaves au sein de plantations gouvernementales sous le régime de Duvalier.

     Visuellement le film est souvent étourdissant, parcouru d’éclats de génie. Qu’ils soient nocturnes, dans les champs de canne à sucre, entre ruines et cimetière ou à l’intérieur de ce pensionnat, dans ses jardins extérieurs ou ses caves un peu lugubres, il y a un amour de l’image, cet amour qui transpire dans chacun des films de Bonello et qui sait me cueillir émotionnellement très brutalement, notamment par un accompagnement musical et des idées formelles d’une séquence à l’autre. Ce dernier cru m’a impressionné autant qu’il m’a laissé sur le carreau. Il faudra que je le revoie.

Nocturama – Bertrand Bonello – 2016

nocturama01Le vent de la nuit.

   9.5   Le début de Nocturama évoque celui de Night moves, de Kelly Reichardt : L’attentat en marche. Et d’ailleurs, on peut y voir sensiblement la même issue dans la mesure où les activistes de Night moves ne parviennent pas à se murer dans le silence, certes moins pour une question d’attente que de culpabilité (La mort imprévue d’un gardien). Les personnages de Nocturama agissent moins par rigueur politique (Si toutefois le fantasme de l’idéal n’a rien de politique) que par dépit face au capitalisme ambiant. Pas de conviction précise mais une attaque aux symboles comme pouvait l’être aussi l’attentat dans le film de Kelly Reichardt où il était question de faire sauter un barrage. Il s’agit là du ministère de l’intérieur, du patron d’une grande banque, d’un étage de la bourse, de la statue de Jeanne d’Arc.

     Il faut surtout rappelé combien le film est une chorégraphie : D’abord minutieusement organisée, dans une ville à ciel ouvert, puis complètement déréglée, dans un grand magasin de luxe. Pourtant, déjà au sein de la première partie on décèle des dérèglements, anodins ici face à une porte bloquée, problématique lors d’une exécution gratuite. Il y a déjà des imprévus qui prédisent la déroute de la Samaritaine : Un garçon sort dans la rue sans ranger son arme ; Un autre, paniqué, se pisse dessus. Un autre encore se fait percuter par une voiture. Cet éclatement prendra une bifurcation démesurée dans la seconde partie où les combattants de ce capitalisme de masse sont dévorés, du fait de leur retranchement, par les produits de consommation les plus vulgaires qui soient, les réduisant à n’être plus que des mannequins sans visage.

     Ce qui intéresse Bonello c’est de construire et filmer un groupe, qui à priori n’a rien pour cohabiter (On retrouve la révolte groupée et utopique du Low Life de Klotz & Perceval) et leur offrir une identité aussi réelle qu’illusoire. Une identité qui à l’instar de L’Apollonide s’exerce en intérieur, le grand magasin ayant remplacé la maison close. Les jeunes s’appellent donc par leur prénom, tandis qu’à l’extérieur, durant leurs préparatifs (en flashback) ou leurs circulations le jour J, leur silence et leur disparité les noyaient dans une masse informe, comme ce pouvait être le cas pour Clotilde dans l’épilogue de L’Apollonide, qui se retrouvait seule sur le bas-côté d’une parcelle de périphérique. Leur nouvelle identité éphémère fait ressurgir leurs individualités, leur liberté, leur inconscience puisque chacun va réagir différemment aux actes qu’il vient de commettre, en libérant des pulsions contraires aux règles de l’attente et de la dissimulation au sein de sa propre bulle de fantasme morbide. Il y a du Assayas tendance L’eau froide, là-dedans et ses gestes déstructurés, ses illusions déchues.

     Tout commence de la manière la plus brute qui soit ; Le temps d’une première partie incroyable, dans laquelle une dizaine d’adolescents et post-adolescents marchent dans Paris, prennent le métro, s’envoient des messages, prennent des photos (Une place de parking, un numéro de rame, les chiottes…) et défient des systèmes de sécurité, le tout presque sans un mot, seulement des regards, des gestes. Infinité de déplacements dans un Paris labyrinthique qui évoque autant les marches précises du Elephant d’Alan Clarke (Qui semble être une référence majeure pour Bonello) que le voyage logique et infini dans lequel s’engage Sandrine Bonnaire, dans la première partie de Secret défense.

     S’il fallait oublier Clarke (C’est-à-dire se délester du nerf politique) on dirait qu’on entre dans Nocturama par une première partie à la rigueur bressonnienne et au déploiement melvillien. Constat alarmant : Bonello pourrait à l’aise faire dans le film d’action ou le polar. Certes il s’agit moins de jouer la carte d’un absolu suspense que de procéder par somme de déflagration et donc, pour le spectateur, de la peur de la déflagration à venir. Il faut rappeler combien la tension est palpable tout au long du film et les premiers coups de feu agissent comme de véritables coups de tonnerre, tant le climat nous étouffe – Il faut probablement remonter au Collateral de Michael Mann pour retrouver cet ultime sursaut face aux bruits de l’arme à feu.

     La fin peut être gênante dans la mesure où elle remet en cause une certaine idée du réel, crée des martyrs parfois rédempteurs et des bourreaux mécaniques, sortant par la même occasion de sa dimension onirique, spectrale et évanescente – La séquence cabaret, les enchevêtrements de lignes dans l’architecture du magasin, l’immersion du couple de clochards, la sortie nocturne. Ethiquement, Nocturama aurait mieux fait de se fermer sur cette curieuse image de chat (qui remplace la panthère de L’Apollonide) s’extirpant d’un étage délabré (Comme si déjà, la vétuste Samaritaine avait repris ses droits, sa place) ou sur ces deux séquences plus tragiques et désespérées du garçon travesti entonnant My way, de Shirley Bassey ou de la plus jeune des deux filles, s’agitant sur Call Me, de Blondie.

     Faire du siège une enfilade d’exécutions sans sommations permet aux flics d’être aussi des personnages sans visage, mannequins tout de noir vêtu tirant à vue sur cibles mobiles sans se soucier de qui l’on abat, du danger qu’il peut représenter (Certains jeunes préfèrent se rendre) ni sur leur possibilité d’innocence (Dans le lot, les clochards y passent aussi). Il y a je pense une volonté de recréer le miroir de la première partie, une multitude de gestes faisant cette fois raccord parfait avec les enchainements de mises à mort du Elephant d’Alan Clarke, or la double maladresse vient d’une part du contexte, qui peut difficilement être oublié et de l’empathie qui nait inéluctablement pour ces personnages, qui restent floues (Autant que leurs motivations) mais que l’on a suivi deux heures durant – Ce qui n’était pas le cas chez Clarke.

     Ce qui me plait dans cette fin c’est son recours à l’abstraction, sans compromis. Et elle l’est d’autant plus que Bonello, comme à son habitude, use d’un montage ahurissant, fait de répétitions suivant les points de vue, de split screen au découpage de caméras de surveillance voire pour certains d’une mort hors champ (On se souvient de Greg, ce personnage qu’on ne verra plus dès l’instant qu’il a tué son homme et qu’il est sorti dans la rue, pistolet en main / et on le retrouvera dans un rêve qui peut tout aussi bien être un flashback qu’un cauchemar / Et rappelle ces envolées cauchemardesques dans L’Apollonide avec notamment la femme au sourire et son client masqué qui semble avoir traversé le cinéma de Bonello pour venir y ricocher rapidement dans Nocturama sur le visage du plus jeune) à l’image de ces deux amoureux dont la peur inévitable est gagnée par le romantisme sauvage, comme si le temps d’un court instant ils devenaient les Bonnie Parker & Clyde Barrow modernes.

     Niveau influences, la presse a donc beaucoup évoqué Clarke, Ellis et Romero. La circulation des corps de l’un rencontre le fantasme de l’alliance dandy réprouvé / clochards poètes de l’autre. Le recours consumériste percute la pulsion de survie. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose à voir avec Dawn of the dead, dans ce retranchement dans le grand magasin. C’est vrai qu’on y décèle quelques correspondances avec Glamorama. Il me faudrait toutefois revoir et relire l’un et l’autre pour m’en persuader.

     Musicalement, le film est très imprégné de la techno berlinoise voilà aussi pourquoi parfois il évoque le Victoria de Sebastian Schipper. Il y a dans ces deux films un détachement corporel soudain, lors d’une scène solitaire, dans lesquelles les personnages sont déjà des fantômes. On traverse des tunnels de métro comme dans Victoria on s’engouffrait sur les toits des immeubles. On se déhanche en groupe ici pour se témoigner une solidité comme on s’y embrassait là dans une entrée de boite de nuit.

     C’est vrai qu’il y a une rigidité un peu factice et qui provient sans doute du peu de contrechamp que le film s’en va saisir – La fille inconnue (Tu auras remarqué la subtilité du clin d’œil) ou Manuel Valls sur BFM ou la discussion avec le ministre de l’intérieur – qui sont des séquences dont à vrai dire je ne vois pas l’utilité sinon celle de nous extirper de la spirale macabre de ce petit groupe s’étant octroyé une dernière danse (Le titre devait initialement être Paris est une fête) puisque contrairement au Bresson de Le diable, probablement avec lequel Nocturama dialogue beaucoup, il s’agit moins du portrait d’un leader que celui d’un groupe, disloqué certes, mais dont la beauté éclectique renvoie à l’utopie d’un soulèvement commun déjouant l’ancrage culturel et sociologique.

     Voilà, maintenant que je l’ai noyé sous un flot interminable de références, ce qui prouve contrairement à L’Apollonide (Qui je le répète reste à mes yeux le plus beau film de ces dix dernières années) que je l’admire plus qu’il ne m’émeut, je vous conseille d’y aller sans hésiter car si c’est un film imparfait, c’est aussi l’un des plus stimulants vu cette année. Alors oui, c’est vrai que je suis en admiration béate devant. J’y suis d’ailleurs retourné. Je croyais que ce serait surtout pour apprécier sa mise en scène (Tout l’inverse de L’Apollonide, qui fonctionne à tous niveaux) mais je me suis surpris à me perdre à nouveau dans cette multitude de visages incarnée par un casting absolument incroyable. 

Where the boys are – Bertrand Bonello – 2010

WTBA FestivalsL’autre monde.

   6.0   Court métrage qui précède L’Apollonide et qui a été tourné comme tel : en attendant L’Apollonide. Le ton du film évoque toujours la même liberté, celle qui déjà, pour rester sur la lisière du court, était déjà de mise dans Cindy the doll is mine. Sans scénario, sans stars, Bertrand Bonello choisit d’expérimenter la matière, en utilisant un petit groupe de filles, sorte de croquis pour la future toile.

     Quatre jeunes filles, dans un appartement, rêvent d’un hypothétique garçon pendant que, devant l’immeuble où elles habitent, s’achève la construction de la mosquée de Gennevilliers, qu’elles observent de leur fenêtre en fumant leur cigarette. Il s’agit d’une commande du théâtre de Gennevilliers.

     Au début du film, une des filles traduit à ses petites camarades couplet par couplet en français la chanson de Connie Francis qui ouvre et donne son titre au film. Comme dans Cindy the doll is mine, Bonello travaille beaucoup la place de la musique, la plus value émotionnelle qu’elle délivre, le sens que les images prennent en sa présence.

     D’un côté une géométrie très entière et architecturale. De l’autre la multiplicité en mouvement où l’on suit les différentes actions des jeunes femmes dans un savant split screen – idée qui sera reprise dans Une séquence de L’Apollonide.

     Deux espaces contiguës mais séparés ; la chambre et le chantier ; le désir et la religion ; le masculin et le féminin. Qui se regardent en chien de faïence, avec tour à tour une indifférence feinte ou une convoitise masquée. Le dispositif a la force de l’évidence et Bonello en extirpe de magnifiques moments de mise en scène.

Saint Laurent – Bertrand Bonello – 2014

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Y est seul.

   7.0   J’en attendais tellement que presque comme attendu je suis un peu déçu. Alors bon d’accord c’est cent fois mieux que l’autre sorti en début d’année, il n’y a même pas photo, en une scène la différence est évidente. C’est un beau film de metteur en scène, qui dépasse le simple cadre du biopic, dilapide le portrait. La première séquence annonce le programme à venir, saisissant Yves Saint Laurent de dos empruntant Swann pour pseudonyme, seul dans un immense hall d’hôtel – où il ne vient pas travailler mais dormir, dit-il – que le plan sacrifie et triture par une multitude de lignes de fuite monstrueuses, ainsi qu’une infinité de sources lumineuses, avant d’enfermer l’ombre du couturier dans une chambre semblant croquer la ville entière. Il y a plus de cinéma dans ces quelques plans introductifs que dans tout le film de Jalil Lespert.

     Mais justement, je trouve que le film est sublime durant un bon moment, je ne sais pas trop combien de temps, peut-être une heure puis il se délite peu à peu, d’abord invisiblement puis via l’entrée en scène de Jacques de Bascher. Enfin pas dès son entrée – sublime scène de boite avec ce jeu de regards et ses travellings érotiques – mais ensuite où tout va un peu vite. Bonello veut caler sa mise en scène sur les errements de YSL mais ça ne lui va pas très bien. Tout le début où l’on suit scrupuleusement le quotidien du couturier là c’est du Bonello pur jus (description précise, plongée dans un univers mental, inventivité formelle subtile) mais après ça l’est moins. Ce n’est pas convenu – en tant que biopic – mais ça déroule sans fulgurances, sans émotion. Le film est complètement écartelé à l’image de son personnage. Il est tout comme lui : sublime et grotesque, vibrant et décadant. Suffit d’évoquer ce split screen équivoque où les saisons défilent avec d’un côté les événements politiques et de l’autre une succession de défilés arborant les collections du couturier.

     Bonello soigne à merveille toutes les premières entrées puis elles se lissent d’elles-mêmes dans un ensemble ordinaire, familier, banal. Fondues dans l’univers du couturier, inexorablement monstrueux. Saint Laurent ébahi devient vite Saint Laurent ailleurs, déconnecté en permanence. Il faut qu’on l’ait cru mort – superbe dernière séquence – pour qu’un sourire radieux n’éclaire son visage. Avant de sans doute rapidement s’effacer, évanescent. L’histoire d’un génie à la fois pionnier et esclave de son époque. Un homme qui devient une marque. Un homme en quête de son propre reflet. Eternel insatisfait. Saint Laurent devient souvent le film proustien par excellence.

     Mais c’est lorsqu’il effectue ces trouées temporelles avec le YSL vieux que c’est un peu raté – montage alterné foireux, d’une extrême lourdeur, alors qu’il avait merveilleusement réussi cela dans L’Apollonide dans une superbe scène finale. Resteront quelques belles séquences sur la fin comme le split screen agencé comme un Mondrian mais le film ne saisit plus, on admire par petites touches et c’est tout. Finalement, ma plus grande émotion fut de retrouver bon nombre des filles de L’Apollonide qui auraient comme voyager dans le temps, sauter d’un film à l’autre – un peu comme chez Rohmer. Je le répète j’ai beaucoup aimé. Surtout l’idée de voir un Yves Saint Laurent par Bertrand Bonello – Comme on avait Marylon Monroe par Andy Warhol. C’est ce qui m’intéresse le plus. Mais le cinéaste a déjà mis la barre tellement haute auparavant, dans sa capacité d’immersion et sa puissance émotionnelle, que la déception semblait quasi inévitable.

L’Apollonide, souvenirs de la maison close – Bertrand Bonello – 2011

01_-lapollonide1 Nights in white satin.

   10.0   C’est dans le passé que se situe l’action du dernier film de Bertrand Bonello, un passé révolu, disparu, englouti puisque la prostitution auparavant en lieu clos, symbolisée dans le film par une totale absence de point de vue extérieur, de la ville, du réel, est remplacée aujourd’hui par une crudité désacralisée, à portée de n’importe quel regard et de manière illégale : c’est dans la rue, sur le trottoir qu’elle se trouve. Point de défense ni de nostalgie des maisons closes mais un regard lucide posé sur ce désir de liberté et cette utopie empoisonnée. Chez Bonello le réel sait disparaître, celui de l’échange avec le monde, du mouvement géographique, le réel sociétal. Son précédent film De la guerre avait apprivoisé cet état bien qu’il démarrait dans le presque réel et qu’on le retrouvait de temps à autres, décharné, sans saveur. C’était le fruit d’un choix – celui d’un homme qui retrouvait goût à la liberté dans une secte de la jouissance sexuelle et spirituelle, à la fois apaisante et terrifiante – selon des motifs cérébraux liés à un sentiment d’enfermement dans le vaste jeu ouvert du monde – la première scène dans le cercueil donnait le la. Ce choix n’a pas disparu de son cinéma mais il semble beaucoup plus nuancé. Pauline, la nouvelle, choisit délibérément d’entrer dans cette maison close, pas plus pour une y trouver un quelconque plaisir malsain que par endettement (ce qui est le lot de toutes les autres filles du film) mais par simple volonté de gagner de l’argent. Le paradoxe intéressant est celui de la motivation : faire la courtisane dans une maison close afin de gagner de l’argent s’apparenterait à une liberté. Offrir son corps participerait à l’émancipation individuelle. C’est ainsi que la jeune Pauline voit les choses et s’en retournera plus tard. La condition féminine dans le film, celle d’Aujourd’hui comme celle d’Hier, prend chez Bonello un détour surprenant. Sans complaisance facile, mais surtout sans condescendance. La prostituée n’est pas observée comme une putain au sens péjoratif du terme, c’est avant tout une femme. Il donne des visages, des noms, des destins, des craintes, des espoirs à des demoiselles qu’on a trop souvent l’habitude de nous présenter comme des corps objets écervelés. Douze femmes dans une maison à plusieurs étages. On se dispense de l’extérieur. On se détache du réel. On entre dans un monde parallèle, bien vivant, jamais factice.

     La femme, marchande de plaisir, devient le centre du film si bien que les hommes n’existent pas, ils sont là, ils circulent, on les voit, on les revoit, on les reconnaît puisque ce sont pour la plupart les habitués qui reviennent, mais ils n’existent pas comme des entités, avec un destin singulier, ce sont des hommes de passage, riches ou désespérés, fétichistes ou rêveurs. Ce ne sont plus des personnes, ce sont des concepts, des adjectifs, des statuts : simplement des hommes dans une maison close. Pas étonnant que Bonello convoque ici, dans le rôle de ces hommes de passage, quelques personnages cinéastes (Jacques Nolot, Xavier Beauvois, Pierre Léon) qui sont par essence dans le cinéma des passeurs, des faiseurs. Ils fabriquent quelque chose qui ne leur appartient plus une fois terminé. Ils sont la présence dans l’ombre. Pas explicitement cependant, mais il suffit de voir combien la promotion dans le cinéma populaire et médiatique se transmet par l’interprétation. On entend davantage « un film avec untel » qu’ « un film de ». Par ailleurs, le cinéaste nie clairement cette intention, prétextant que ce choix était davantage guidé inconsciemment par la crainte d’avoir dû diriger de nombreux acteurs, considérant que le simple rôle d’une présence à l’écran, d’un modèle, devait sans doute échoir à des cinéastes plutôt qu’à des acteurs. Cette idée m’intéresse finalement autant que l’autre et répond quelque peu à ce choix d’une cinéaste en taulière (Noémie Lvosky) et d’une autre cinéaste en voix off (Pascale Ferran). Le seul véritable acteur du film, c’est Louis-Do de Lencquesaing qui endosse le rôle du personnage le plus présent justement, pas torturé mais intéressant, existant à l’écran, ce qui ne veut pas dire qu’il est le plus sympathique bien au contraire, son admiration pour le sexe de la femme réduisant celle-ci à n’être qu’un trou divin est tout aussi flippant qu’un homme qui aime baiser dans un bain de champagne. Cela dit, c’est l’homme poétique du film, donc le plus fascinant, il n’est jamais celui qu’on craint, pourtant il dégage cette considération de la femme répugnante. La femme de la maison close n’est donc plus une simple marchande de plaisir chez Bonello, elle est le centre, la dramaturgie même du film, ce pourquoi il existe et bouleverse. Et faire le parti pris que douze femmes existent à l’écran de manière équitable (leur présence n’est en aucun cas guidé par leur notoriété et s’il y a une légère focalisation elle est passagère, simplement car un destin s’avère plus central qu’un autre à cet instant là : L’arrivée de Pauline, Clotilde qui tombe amoureuse, la syphilis de Julie ou bien entendu ce que subi Madeleine, ce qui n’empêche pas le cinéaste de cadrer, essentiellement dans les scènes de salon, sur des visages de femmes que l’on connaît moins, de filmer de façon naturaliste ce qui ne participe pas directement à la progression du récit) est l’idée géniale du film. L’Apollonide aurait été un film choral chez d’autres cinéastes, là il devient film collectif. Toutes ces filles sont incroyables – je parle des personnages, je me fiche de l’interprétation, sublime par ailleurs – dans l’échange, l’entraide et le tact qu’elles ont l’une envers l’autre. Et le cinéaste magnifie cette beauté et de part cette proximité il en fait une petite famille. Ce sont quelques baisers de réconfort ou d’amour, ou alors elles dorment ensemble, s’écoutent rêver d’un ailleurs, partagent des fous rires. Il suffit d’évoquer cette balade dans un jardin en bord de Marne, seul moment du film où Bonello nous laisse respirer, mais sans tricher, sans faire genre, Léa lâchant ces mots comme s’ils nous étaient destinés : « voilà longtemps que nous n’avions pas fait de sortie ». C’est terrible, ça devient douloureux pour nous aussi, étouffant au possible et cette balade Renoirienne (Partie de campagne) voire Pialatienne (La maison des bois) devient un moment de détente pour tous, une suspension du temps ou une reprise de la vie, momentanée, c’est au choix, en tout cas quelque chose de bouleversant, par la simple communion de ces femmes magnifiques (que l’on connaissait jusqu’alors qu’en lieu clos) avec les éléments.

     L’utilisation temporelle me fascine tout particulièrement ici. Le temps est présent, mais autrement. Pas de manière historique et classique comme ce que les deux premiers cartons du film « octobre 1899, au crépuscule du XIXe siècle » et « mars 1900, à l’aube du XXe » laissent présager. Bonello a un rapport au temps loin des costumes et lumières de Hou Hsiao Hsien (Les fleurs de Shanghai) ou des caprices anachroniques de Sofia Coppola (Marie-Antoinette), le temps chez lui devient le témoin d’une évolution, il devient une spirale où semblent s’enchevêtrer les deux derniers débuts de siècles, tout en le replaçant dans son contexte initial. De Hou il se rapprocherait finalement plus de Three times. Le temps n’est pas figé, il est universel. C’est un film du passé au présent. Ce n’est plus du réel mais une percée de cinéma. C’est fatalement la manière la plus honnête de le traiter, par l’anachronisme musical (Nights in white satin des Moody blues n’est plus une simple ambiance sonore mais une musique sur laquelle on danse, une sonate de Mozart est entendue comme on l’entend aujourd’hui et non sur un gramophone) autant que par celui du langage, du parlé et de son intonation (non que celui-ci fasse véritablement anachronique mais il paraît davantage sorti du XXIe siècle) mais aussi et surtout par cette fermeture inattendue, où l’on retrouve Clotilde sur une route du périphérique parisien, ou encore via ces multiples visions/cauchemars/souvenirs d’un événement traumatisant qui peuplent l’esprit de Madeleine et que le simple fait de voir la jeune femme à plusieurs reprises dans le film réanime aussi pour nous cette vision, donc cette impression temporelle dilatée. C’est un temps suspendu au même titre que le réel peut l’être. Un autre réel, un autre temps. C’est très difficile d’en parler mais ça me semble incroyablement passionnant.

     Formellement c’est magnifique. Il y a ci et là des choix de mise en scène et des idées fulgurantes. Esthétiquement irréprochable et fascinant dans sa représentation des lieux. Mon enthousiasme aurait été moindre si je n’avais pas eu l’impression d’avoir investis ces lieux, de les connaître, d’y avoir effectué un tracé (j’ai pensé aux films radicaux de Gus Van Sant) et visité assez distinctement ces quatre étages (la réception, le salon, les chambres du sexe, les chambres personnelles des femmes) ayant chacun une singularité, une angoisse, une symétrie (forte influence Kubrickienne) qui outre la beauté du décor offre un sentiment violent, une âpreté qui débouche sur une angoisse permanente. C’est un rêve étrange que l’on raconte, ce sont des larmes de sperme, un visage défiguré ou encore une demoiselle malade, des cicatrices ineffaçables, des fantasmes inquiétants (filmés sans complaisance, de façon déréalisée, lui ôtant tout caractère érotique – jusqu’à l’utilisation du split screen – mais avec une distance respectueuse qui met mal à l’aise) ou simplement encore un fou rire que l’on s’empêche de sortir, un vagin qu’on lave à l’eau de Cologne, une danse unie contre la mort – Le regard et la danse, c’était déjà au cœur de Cindy the doll is mine où il était aussi déjà question de larmes. Cette danse m’aura d’ailleurs arraché les larmes comme jamais. Il y a une telle puissance dans la précision et la durée offertes à ces regards, ainsi que dans cette chorégraphie du désespoir, les apparitions/disparitions dans l’ombre. D’un coup ça devient du Cassavetes, c’est beau, pénétrant, c’est un mouvement, un regard, une parole qui peuvent se révéler bouleversants.

     C’est l’un des films les plus durs et cruels vus cette année pourtant il y a des échappées, des instants de magie qui font que l’on voudrait s’y replonger aussitôt ou le plus vite possible, comme un besoin, une fois terminé. Et ces trouées ne sont pas systématiquement vouées aux personnages féminins, il y a un traitement de l’homme qui est ambigu ici, donc intéressant. Qu’il investisse les chambres de fétichistes et dégueulasses (Un des fantasmes consiste à demander à l’une d’entre elles de faire la poupée, qu’elle bouge tel un pantin désarticulé, un automate selon une gestuelle précise. C’est terrifiant. J’ai pensé aux poupées vieilles et usées de Cindy the doll is mine et je me demandais s’il existait plus terrifiant qu’une poupée. Cet objet qui traverse le temps, s’enlaidit ou se casse, avec sa présence éternelle) ou d’un admirateur du sexe de la femme, Bonello choisit de filmer cela en douceur, sans érotiser les situations mais en leur offrant une beauté qui essaie d’entrer dans le point de vue de l’homme. Le rapport de domination est d’ailleurs passionnant dans le film, puisqu’il semble y avoir un paradoxe entre ces hommes de pouvoir aveuglés, enfantins ou dupés et ces femmes objets dupes de rien, qui offrent le plaisir sans se permettre d’en recevoir et rêvent d’échapper un jour cette vie. Dans son précédent film, un court métrage intitulé Where the boys are, sorte d’esquisse à cet Apollonide, Bonello mettait aussi en scène des demoiselles dans l’attente, d’un garçon, d’une sortie, enfermées dans un appartement elles finissaient par danser ensemble et s’embrasser pendant que les hommes, dans quelques plans complètement détachés du film peaufinaient la construction d’une mosquée en face de l’appartement des adolescentes. Si elle n’est plus physique la domination devient mentale. L’homme semble parfois plus vulnérable comme ce moment où Louis-Do de Lencquesaing demande à dormir dans la maison pour ne pas rentrer ivre chez lui. Il fait jour, la domination change littéralement de camp, dans le sens où c’est la jeune femme en question, Léa je crois, qui l’invite à dormir entre elle et Samira mais « uniquement pour dormir ». Après, Bonello est un cinéaste qui déteste l’étiquette. Le rapport de domination, bien que changeant, est aussi plus nuancé. Ainsi, Clotilde tombe amoureuse de son habitué. Ainsi, un client lacère le visage de Madeleine. Ainsi, l’une des demoiselles chope la syphilis. Pas de fatalité mais un penchant nouveau pour le naturalisme et le romanesque.

     Puis, Bonello met en scène ces hommes qui sont de passage. Avec beaucoup d’élégance. J’en parlais précédemment, on finit par les reconnaître. Pas parce qu’on les connaît en temps que cinéaste, mais leur personnage respectif adopte une présence particulière. Je continue de parler de présence car il s’agit bien d’hommes au présent, rien ne sera divulgué de leur vie personnelle. C’est un vieil homme qui boite, un autre qui débarque systématiquement avec une panthère noire, un homme amoureux. Cette dimension hors du réel se ressent dans l’enfermement et l’utilisation du hors champ. Il y a par exemple un feu d’artifice où certains paraissent sortir de la maison, courir le voir et d’autres qui restent dans le salon ou dans les chambres ou cette panthère apeurée qui voudrait disparaître sous un sofa. La caméra restera avec ces derniers et le feu d’artifice perdurera en hors champ. J’aimerai aussi réentendre le bruit de ces verres que l’on fait chanter à de nombreuses reprises dans le film, que l’on fait crier en lieu et place des femmes qui préfèrent se contenter d’un « je pourrais dormir mille ans ». J’aimerai revoir cette douleur sur le visage de la femme qui rit, figure tragique de la putain aux faux sourire éternel, idée ô combien bouleversante. J’aimerai revoir cette tenancière, filmée comme une digne mère de famille, de deux fillettes qui se mélangent le jour, disparaissent la nuit, et de ces douze femmes, qu’elle traite évidemment comme des putains mais de façon maternelle, avec cette ambiguïté en permanence bien sûr car l’on sait que ce n’est rien d’autre qu’une figure contemporaine du capitalisme en état de marche et en transformation – rappelons que le film se situe entre deux siècles, que le monde change, évolue clairement et le cinéaste n’hésite pas à le mentionner, par une discussion, une lettre ou des paroles perdues dans la masse, sans jamais tomber dans un didactisme historique malencontreux. J’aimerai aussi et surtout revoir ces douze demoiselles, pleurer à nouveau sur Nights in white satin en leur compagnie. Et j’irai sans nul doute le revoir car c’est à mon avis la plus belle sortie de cinéma depuis bien longtemps…

Cindy, the doll is mine – Bertrand Bonello – 2005

Cindy, the doll is mine - Bertrand Bonello - 2005 dans Bertrand Bonello 18438304

Rear screen projections. 

   7.5   Réflexion sur la création artistique et son pouvoir émotionnel, sur le créateur et son modèle. Film d’une quinzaine de minutes intégralement en champ/contre-champ. Asia Argento est une photographe brune, cheveux courts, qui paraît rechercher une émotion imprécise. Asia Argento est aussi son modèle, longue chevelure blonde, au style emprunté aux années 50. D’un côté une fille qui donne des directives, cherche des postures, un cadre, un regard, d’un autre une fille qui obéit à ses directives. C’est la matière même du photographiant face au photographié. Puis il faudra que le modèle pleure, de façon à maculer ses joues de mascaras. Les larmes ne couleront pas, il faudra l’aide d’une ambiance musicale. A travers le modèle désormais en larmes, le créateur se met lui aussi à pleurer. Comme s’il avait projeté ses propres émotions dans ce corps miroir. N’est-ce pas une sorte de fondement de la direction d’acteur ? Sauf qu’ici nous le voyons faire, à travers deux visages qui semblent bientôt n’en faire qu’un seul. Cindy ce pourrait être le nom de cette fille, si le film ne s’inspirait pas ouvertement du travail de Cindy Sherman, la photographe. The doll is mine c’est le nom de la chanson, interprétée par Blonde Redhead, qui fera naître les larmes. Il y a quelque chose de somptueux dans cette représentation théorique : C’est que justement elle vit, nous procure des sensations, et simplement en montrant deux visages, ou du moins le visage d’une femme photographe et la projection de son idée. Le fait de prendre la même actrice pour incarner ce double rôle est quelque chose de miraculeux. C’est l’avènement du créateur et de ses modèles (et non ses acteurs) au sens où l’entendait Bresson.

      Mais ce n’est pas un film qui s’explique, je ne pense pas. Il faut simplement se laisser guider par ses émotions, il n’y a que ça de vrai. Par le silence. Par la musique. Par des mots. Des larmes. Des choses. Par choses j’entends tout ce qui accompagne cette image épurée. Il ne faut pas oublier que l’on est en décor unique durant tout le film, un appartement pour une séance photo, d’une grande complexité dans sa simplicité, un peu comme celui du photographe dans Blow up. Et il y a ces objets qui accompagnent cette séance photo, les poupées dans un premier temps, qui apparaissent dans le premier plan, des poupées plutôt laides, imbriquées les unes dans les autres, comme mortes, c’est déjà quelque chose de terrifiant. La poupée reviendra plus tard dans les bras de la blonde, faisant mine de l’allaiter. L’image est plus douce, plus lumineuse, pourtant c’est à cet instant que la brune demande à son modèle de pleurer, comme si une forme de douleur la rattrapait au galop, à l’image de l’utilisation musicale qui s’ensuit. C’est la violence de la création artistique qui est montrée. Une souffrance muette. Quand la blonde aura réussi à pleurer, elle réussira par la même occasion à faire pleurer la brune. Le faux ou la copie fera pleurer le vrai ou l’original. Ou l’inverse. C’est assez magnifique. Mais le plus beau c’est que l’on peut se raconter sa propre histoire. Libre à nous d’interpréter ce besoin des larmes, ce modèle à la vertical puis très vite mis à l’horizontal, la présence du téléphone, ce curieux bandage autour de son poignet, la tenue vestimentaire, le choix de la couleur des cheveux. Tout est à la fois dans le film et hors du film. Voilà, ça dure à peine quinze minutes et c’est un truc hyper fort, qui semble un peu dialoguer avec The brown bunny. Si Vincent Gallo n’est pas là je ne suis pourtant pas près d’oublier ce regard si rempli de tristesse, si affecté de la belle et double Asia.

Le pornographe – Bertrand Bonello – 2001

Le pornographe - Bertrand Bonello - 2001 dans Bertrand Bonello 69215978_ph4-300x200     6.5   Déception. Bertrand Bonello ayant réalisé un film qui à ce jour reste premier de mon top 2008 j’étais plus que curieux de découvrir ce film là et Tiresia, plus tard. Alors je suis déçu parce que là où il m’avait embarqué dans De la guerre, ici il me laisse de côté. Pourtant tout commençait à merveille. Léaud est un réalisateur de films pornos. Il a œuvré dans les années 70 mais reprend le flambeau afin de payer de vieilles dettes. Il voudrait faire les choses à sa manière, mettre de l’amour dans ce qu’il filme, limite faire du porno auteuriste. On ne lui laisse pas faire. A côté de ça, son fils, qui avait quitté la maison il y a dix ans justement parce qu’il apprenait que son père était un pornographe reconnu, revient aux sources. C’est cette nouvelle relation qui appelle à être passionnante mais qui moi m’a profondément ennuyé. Ce garçon qui s’embarque dans des manifs. Cet homme qui voudrait se construire un îlot en pleine forêt. Chacun fait la révolution à sa manière. Il en ressort quelque chose de très théorique. Beaucoup moins vivant, atmosphérique que l’est De la guerre. Ça manque clairement de folie. Le fait de filmer une séquence porno en train de se faire oui il y a un truc osé qui fonctionne, qui montre l’esprit ultra fabriqué du genre. Il y a des instants aussi très étranges. J’ai pensé au Visage de Tsaï Ming-Liang par moments, probablement parce que Léaud m’y faisait penser, mais aussi pour le côté « film qui ne raconte rien ». Mais finalement à aucun moment je me suis senti embarqué par l’ambiance du film. Hâte de voir Tirésia tout de même.

 

De la guerre – Bertrand Bonello – 2008

De la guerre - Bertrand Bonello - 2008 dans * 2008 : Top 10 h_4_ill_1046445_delaguerre-bisDe l’extase.

   9.0   Étrange sensation au sortir du film de Bertrand Bonello, dont c’était son premier que je découvrais. Quelque peu sonné surtout. Comme si je venais de vivre deux heures de méditation, deux heures d’images m’embarquant totalement dans des confins personnels que j’ignorais encore. L’autre sentiment singulier concerne l’histoire du film même. Parce qu’étonnamment je ne pense pas en avoir saisi tous les horizons, mais il m’a suffisamment parlé pour que je puisse en éloigner cette interrogation.

     De La Guerre s’ouvre sur une citation de Dylan : « Si je n’étais pas Bob Dylan je penserais moi aussi que Bob Dylan a réponse à tout ! » et ne fait que l’illustrer deux heures durant. Bertrand – l’alter ego du réalisateur ça ne fait aucun doute – va vivre une expérience brève mais intense le temps d’une nuit dans un premier temps. Enfermé par maladresse dans un cercueil, alors qu’il venait simplement faire des repérages pour son prochain film, il va découvrir une aspiration inconnue de lui-même : il va atteindre le sublime, l’extase. Et grâce à Charles, prophète tombé du ciel (génial et regretté Guillaume Depardieu) il va vivre l’expérience de sa vie, la plus fascinante, dans un lieu isolé, loin de tout, sorte d’îlot s’apparentant à une secte, où chacun s’y trouvant est en quête de ce plaisir, de cette liberté que Bertrand convoite tant. Il fera face à son esprit, et à lui seulement.

     De La Guerre est un voyage exaltant, surprenant, drôle et unique. Une œuvre fabuleuse (même si je comprendrais qu’on la trouve hermétique) qui évoque les doutes existentiels, entre beauté céleste et ténèbres infinies. Un œuvre diablement moderne qui parle de choses intelligentes et graves en toute légèreté. Une œuvre citationnelle, devant laquelle on pense à Last Days, Tropical Malady, The Beach et bien évidemment Apocalypse Now. Une œuvre qui oscille entre rêverie poétique et ridicule de situations, qui s’approprie les deux, et touche au sublime. L’état second dans lequel il m’a plongé ne s’est toujours pas atténué ; il est donc difficile de pondre ces lignes.


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