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Un grand voyage vers la nuit (Dìqiú zuìhòu de yèwǎn) – Bi Gan – 2019

18. Un grand voyage vers la nuit - Dìqiú zuìhòu de yèwǎn - Bi Gan - 2019Chercher la femme.

   7.0   Un grand voyage vers la nuit est un film noir quasi abscons qui vire au film trip total, dans lequel un tueur est à la recherche d’une femme jadis aimée, dans son village natal de Kaili. On voit déjà certains s’enorgueillir de retitrer ça « Un grand voyage vers l’ennui » mais sitôt qu’on accepte sa dimension ouatée et son caractère stylisé, le nouveau Bi Gan est un voyage aussi doux que labyrinthique dans la mémoire (« Un rêve c’est une somme de souvenirs oubliés » dit le film un moment donné, ce ne sont peut-être pas les mots exacts, je cite de mémoire) et le cinéma aussi, quelque part, tant « son récit » repose sur l’originalité de son déploiement en deux parties aussi distinctes qu’elles se font écho, autant que par sa convocation de mythes, allant de Lynch (les récurrences rêve/réalité ne sont pas sans évoquer Mulholland drive) à Tsaï Ming-liang et Tarkovski, tant il est souvent question d’eau (Visage) et de ruines (Nostalghia), de chien et de zone (Stalker), de bouffe plein cadre en temps réel (La pomme évoque le chou des Chiens errants) voire de lévitation subjective (Andrei Roublev) sans oublier son amour pour le Millennium mambo, de Hou Hsiao-Hsien, qu’il remercie d’ailleurs au générique.

     Disons qu’au regard de ces références, Un grand voyage vers la nuit pourrait n’être qu’un beau film cadeau-clins d’œil et pourtant il trouve sa singularité, un vrai regard, une vraie personnalité, puisque s’il rappelle un film, en priorité, c’est bien Kaili Blues, le premier film de l’auteur. Certes, celui-ci me touche moins, me surprend moins aussi, probablement, mais j’aime beaucoup l’humilité de son geste qui a pourtant tout pour être arty-prétentieux : Principalement lors de cette deuxième partie, ce plan-séquence d’une heure, durant lequel il me semble que le film vire moins à la prouesse et à l’explicatif (Si plein de choses résonnent avec ce qu’on voit, entend dans la première partie, rien n’est jamais définitif dans le cinéma de Bi Gan, tout n’est que sensations) qu’au ludique : Il faut jouer au ping-pong puis au billard pour avancer. C’est un jeu. Un tour de magie perpétuel : Le personnage traverse une vallée à bord d’un télésiège, puis bientôt, s’envole, littéralement. Il n’y a pas de limite. Et d’ailleurs on discerne quelques tressaillements dans le plan, parfois, on peut même percevoir les instants où l’auteur s’est protégé pour éventuellement coupé – on parle de sept prises. C’est aussi ce qui galvanise dans le cinéma de Bi Gan, ça pourrait peser des tonnes, aussi bien dans le fond que dans la forme, mais il y a une légèreté qui domine, le plaisir de filmer, de raconter et de se perdre dans ce qu’il raconte, qui s’avère absolument réjouissant.

Kaili blues (Lù biān yě Cān) – Bi Gan – 2016

28« On dirait un rêve ».

   9.5   J’ai beaucoup pensé à deux films que j’aime infiniment, devant Kaili blues ; Un autre film chinois : Still life, de Jia Zhang-Ke et le chef d’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, Blissfully yours. Au-delà d’une évidente convergence formelle, il y a dans ces trois films une apaisante cruauté, une volonté de se faire dévorer par l’immensité et un désir de voyage total, physique et mental, à la fois dans le monde et hors du monde. Kaili blues est une expérience radicale, de celles qui nous ont manqué cette année, qu’on n’avait pas croisé depuis Cemetery of splendour sinon via Suite armoricaine, le très beau film de Pascale Breton.

     La particularité de Kaili blues (outre son magnifique titre, lumineux et reposant) c’est qu’il s’agit du premier film d’un jeune réalisateur chinois, Bi Gan, 26 ans. Pour ses débuts, l’auteur choisit Kaili, petite province du Guizhou (sa région natale) et l’enrobe de poèmes, les siens. Si le film semble d’emblée contaminé par le rêve, il y a dans ses cadrages et son attention portée aux lieux, aux habitants, aux machines, aux différents bruits qui font une ville, un besoin de composer dans le réel et de fait, s’échappe de certains étirements une impression de pose (fixe ou panoramique) façon cinéma pour festivalier, à l’image de ce plan panoramique qui s’achève longuement sur un chancelant bulldozer. Ajoutez à cela des informations sur le passé des personnages qui nous arrivent parcimonieusement (C’est le moins que l’on puisse dire) au détour de rêves. Il faut s’accrocher. Car ça va valoir le coup.

     Si la longue première partie s’ancre dans le quotidien de Chen, un médecin, la quarantaine, elle laisse déjà échapper des zones troubles : L’évocation du retour d’hommes sauvages à la télévision, une étrange réminiscence de main coupée, un ancien amant mourant, un Moine mystérieux, un recueillement sur les hauteurs de Kaili sur la tombe d’une mère, et d’autres éléments perturbants comme cette récurrence de montre / horloge / cadran solaire (qui semble fonctionner sans lumière naturelle) chère à Wei Wei, le neveu de Chen ou ces véhicules qui ne démarrent jamais au premier coup. Les moteurs aussi sont à l’envers, dans Kaili blues.

     Un plan panoramique incroyable libère le film une première fois, nous propulse dans un train rétro projeté qui semble filer à l’envers sur une toile (annonçant le voyage de Chen vers un passé/futur insolite) avant que Bi Gan nous offre vers le tiers, le titre de son film (façon Blissfully yours, donc) avant de plus tard nous faire quitter Kaili pour Dangmai (Chen sorti du train, emprunte un tunnel sur une voie de chemin de fer parallèle : Il est entré dans l’autre monde) et entamer un plan-séquence virtuose (41 minutes) absolument hallucinant (Puisqu’on ne le voit pas venir) et même pas gratuit puisqu’il se love immédiatement avec la zone de rêve qu’il nous fait traverser.

     L’objectif du voyage était pourtant simple, puisque Chen part à la recherche de son neveu, Wei Wei, vendu par son frère ainsi qu’à la rencontre de l’amant d’une collègue, pour qui il a la mission de transmettre une chemise et une cassette. Sauf que dès l’instant que le voyage démarre, un souvenir perturbe la linéarité : On apprend que Chen a fait de la prison, on le voit en sortir, puis contempler un lac vide. Et c’est alors que la forme elle-même se libère du montage impénétrable qui parcourait la première heure de film. C’est comme si Dangmai avait délivré sa propre recette pour la saisir.

     La caméra devient souvent accompagnatrice et parfois fantôme, comme au détour de cette traversée de ruelle où elle semble s’émanciper. Elle parcourt des kilomètres de route, traverse un cours d’eau sur un bateau, un pont suspendu, voyage entre deux rives, entre la boutique de la couturière et un concert de rue. Un autre « Poivrot » est là, comme à Kaili. Wei Wei aussi mais beaucoup plus grand. La défunte femme de Chen semble avoir repris vie et c’est comme si elle aussi l’avait reconnu. Ce lieu qui avait tout pour être macabre (d’autant que le vieil amant de la doctoresse est mort) devient une terre de miracles, atemporelle.

     Il faut s’y abandonner. Le soutra qui ouvre le film nous avait prévenu. La boule à facettes qui semble nous propulser dans plusieurs époques vient l’accentuer : C’est un film qui remonte le temps tout en y faisant se mêler des visions oniriques, des souvenirs, des fantasmes à venir sans jamais expliquer dans quelle temporalité l’on se trouve. C’est comme si Kaili blues était dépourvu de cette donnée, de manière à ce que ses personnages et leurs histoires soient notre unique point de repère dans cette Chine sublimée par la caméra de Bi Gan. Une Chine de tunnels, comme parsemées de multiples trous de verre.

     Et quand le film s’extirpe du rêve et revient à sa quête initiale c’est pour finir sur une note lumineuse. Une de plus, tant les deux versions de Fleur de Jasmin, magnifiques, avaient déjà érigé le film en tendre voyage sous forme de comptine. Le tout dernier plan, dans un train, en croisant un autre sur lequel semble émerger un dessin d’horloge fonctionnant à l’envers, est sidérant de beauté. Grand film envoûtant qui fait un bien fou. Ah et j’allais oublier : Je l’ai revu le lendemain. Je ne voulais plus quitter le Guizhou. 


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silencio


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