Archives pour la catégorie Brian De Palma

Domino – Brian De Palma – 2019

08. Domino - Brian De Palma - 2019Une impasse.

   4.0   Quelle tristesse de voir De Palma aussi peu inspiré. Six ans après le déjà très dispensable, Passion. Certes, le film est fauché, mais il manque surtout d’idées, de passion, justement. L’auteur de Body double n’y croit plus et livre ce pale resucée de tout ce qu’il a déjà fait en beaucoup mieux. D’autant qu’ici tout semble avoir été traité par-dessus la jambe : Direction photo indigente, structure impersonnelle, montage formaté, scénario de misère. C’est un film qui semble avoir été fait à la chaine, avec uniquement les miettes d’un génie aux commandes. On pourrait s’en remettre à la présence des deux stars de Game of thrones mais ils sont mauvais comme des cochons. Malgré tout il y a quelques embryons d’idées intéressantes, une grammaire que l’on connait bien, mais il faut attendre le dernier quart pour retrouver un semblant de la vraie virtuosité de palmienne. C’est peu, très peu. Et encore une fois, Daesh ou pas, ce film, De Palma l’a déjà fait : Domino c’est un mélange de Femme fatale, Snake eyes et Redacted. Bref, ça n’a malheureusement pas grand intérêt.

Body Double – Brian De Palma – 1985

01.-body-double-brian-de-palma-1985-1024x575Le rôle du témoin.

   10.0   Ultime film de la grande période De Palmienne, Body double s’ouvre comme s’ouvrait trois ans plus tôt Blow out, par une séquence de film à l’intérieur du film. Il s’agissait de rushs visionnés dans l’un, du tournage d’une scène dans l’autre. La boucle est bouclée. A l’instar de Vertigo (Difficile de ne pas citer Hitchcock ici, encore) l’ouverture permet d’évacuer le point de lancement du récit en évoquant la phobie du personnage principal. La claustrophobie se substitue au vertige. Craig Wasson et avant lui James Stewart, sont tous deux happés dans une machination folle, se servant de leur peur, ad nauseam. Il s’agit pour eux de voir sans savoir qu’ils devaient voir et que ce qu’ils croient voir n’est pas vraiment ce qu’ils voient.

     Comme dans L’inconnu du Nord express, c’est une rencontre qui bouscule tout. Celle d’un homme en apparence bienveillant, qui va utiliser une proie parfaite afin de fabriquer son alibi. Tout l’enjeu du film est alors de questionner la thématique de la doublure ; Le film se ferme d’ailleurs de façon explicite, plus ou moins comme il s’ouvrait, par une scène de tournage, cette fois dans l’optique de faire intervenir le double, précisément, transformer la prise en injectant le modèle féminin dont on extirpera les plans de nu. Pour que le spectateur y croie, il faut qu’il n’y voie que du feu ; Lui faire assimiler que le corps nu est le prolongement de ce visage et de cette nuque en train de se faire dévorer par le vampire.

     Jake Skully aura aussi été ce spectateur dupé, il aura vu danser sa voisine sans savoir que celle qui dansait n’est pas celle qu’il verra plus tard se faire assassiner. Pour lui faire admettre la supercherie, le convier au piège, il fallait un metteur en scène. Ce sera Sam Bouchard, cet étrange acteur qui le récupère dans un moment de grande vulnérabilité (au chômage et cocu)  et lui prête l’appartement luxueux d’un ami – ce qui arrange semble-t-il tout le monde – en lui montrant le spectacle sexy auquel il pourra assister chaque soir, à la même heure. Et le tour est joué. Il suffit qu’il regarde. Qu’il voit la femme, aperçoive un indien. C’est tout.

     Body double contient nombreux blocs de séquences étourdissantes, notamment celle, gigantesque, où Jake suit Gloria Revelle, de chez elle jusque sur une plage, en passant par un immense centre commercial. Séquence quasi muette qui rappelle évidemment beaucoup une autre séquence mémorable de Vertigo. La scène clé ainsi que deux autres, non moins exceptionnelles : Celle de la longue vue, accompagnée par le score de légende de Pino Donaggio puis celle du tournage porno avec l’apparition de Mélanie Griffith sous les effluves pop du morceau culte de Franky Goes to Hollywood.

     Scène double assez géniale puisqu’elle embraye un tournant où Jake a tout compris, avant que nous spectateurs cupides acceptions aussi d’avoir tout compris, à l’image de ce tournage dont on ne dit pas qu’il en est un, au même titre que cette répétition, avant qu’on ne le comprenne par nous-même. « I like to watch » lâche Jake au metteur en scène avant de plus tard le répéter à l’actrice pour la scène d’essai en question, dans un plan magistral de faux split screen on ne peut plus De Palmien. L’effet de miroir est si puissant qu’on en oublie une résolution moins vertigineuse, notamment dans l’explication au policier, franchement de trop, qui plus est dans ce banal montage en flashbacks.

     Le film surtout est traversé par des images insensées, objets, présences ou évocations qui deviennent des formes révélatrices et annonciatrices comme la key card, le tatouage, le sac, la chorégraphie, la culotte, le masque, le chien. C’est plonger dans les entrailles du cinéma, au sens propre du terme, puisque pornographique, pour en saisir toute sa dimension manipulatrice. La maitrise avec laquelle le cinéaste nous convie à ce vertige fou frise l’insolence. Il va de soi que la nouvelle copie 4K mise en circulation récemment y joue beaucoup et permet de redécouvrir cet immense chef d’œuvre dans les conditions les plus optimales.

Carrie – Brian de Palma – 1977

31.-carrie-brian-de-palma-1977-1024x768School in flames.

   9.0   C’est la troisième fois que je le voyais mais c’est comme si je le découvrais. Quelle mise en scène de malade mental ! J’ai trouvé ça immense d’un bout à l’autre. En fait c’est une formidable relecture de Psychose, dédoublée, retorse, un truc terrifiant d’un bout à l’autre.

     C’est ce que j’aime je crois avec De Palma, cette manière qu’il a de vulgariser tout ce qu’il fait, tout ce qu’il adapte et c’est tellement fort. A titre personnel et pour citer Welles, autre cinéaste maniériste mais avec lequel j’ai peu d’affinités, je trouve le plan d’entrée de La soif du mal beaucoup plus éloquent et donc moins intéressant que celui de Carrie dans la mesure où c’est un plan d’entrée alors que Carrie conduit à ce plan du sceau, climax suprême. Mais De Palma ne s’arrête pas là car le vrai climax c’est finalement le split-screen incroyable qui s’ensuit.

     Après je pense que De Palma cite bien plus Psychose que Welles. J’avais oublié combien il utilise jusqu’à épuisement la fameuse première note de musique que l’on entend dans la scène de la douche. C’est aussi ça De Palma : se permettre de citer à l’épuisement (se rappeler de la scène reprise du Cuirassé Potemkine dans Les Incorruptibles) sans que cela ne soit dommageable ou ridicule.

     Et puis autre chose : j’adore la façon qu’il a de filmer ces deux adolescents, ceux qui ne veulent pas de mal à Carrie, j’avais oublié la tendresse avec laquelle il pose la caméra sur eux et en même temps il suggère une inquiétude tant il brosse les autres à l’excès.

     De Palma inventait là une forme de cinéma. Il le poursuivra jusqu’à Femme fatale, en gros. On pourrait dire qu’il ne fait que du plagiat. Mais je ne vois pas ça comme du plagiat. Je vois ça comme de la citation paroxystique. Alors oui, De Palma n’invente pas, il reproduit, se réapproprie et puis quoi, ce n’est pas une tare de pas inventer, finalement on pourrait déplacer ça aux cinémas modernes de Tarantino, Nolan ou Spielberg (en partie, pour le dernier) qui sont aussi des cinémas de la citation et de la jubilation. Je pense que ces cinéastes là sont beaucoup plus surestimés que De Palma pour le coup, ne pas oublier que lui quand il sort un film aujourd’hui c’est dans l’indifférence la plus totale – Redacted, Passion, pour ne citer que ces deux-là. J’aime la démesure chez De Palma, cette démesure qui n’a pas peur de la grandiloquence, ce que je peux retrouver et adorer aussi chez un Tarantino, mais différemment. Ce cinéma jubilatoire là me manque, cette jubilation de la série B, de la bonne série B, je pourrais citer Argento évidemment, autre « plagieur » qui faisait ça lui aussi tellement bien. Aujourd’hui on se tape du cinéma jubilatoire ultra sérieux, conformiste et puritain – cf Nolan (Hors Interstellar, cela va de soi) et ses émules.

     Après je suis archi fan de son cinéma donc c’est dur d’être objectif, d’ailleurs il n’y a pas de période que je n’aime vraiment pas chez lui, c’est rare en quarante ans de cinéma. Même dans ses derniers où je n’aime ni Mission to Mars ni Le dahlia noir, et bien je remarque qu’il a aussi fait Femme fatale et Redacted que j’adore. C’est drôle c’est éparpillé. Par exemple je n’aime pas non plus Le bucher des vanités (années 90), Fury (années 70). J’ai beau chercher j’aime tout le reste.

     Parait qu’une suite/remake est en chantier. Pas simple. Et puis y en a eu des Carrie et des suites de Carrie, j’en ai vu aucune mais parait que ce n’est pas fameux. Quand je mate la scène du bal je me demande ce qu’on peut faire de mieux, je trouve ça tellement fou, beau et trop à la fois, j’en suis sur le cul.

The responsive eye – Brian de Palma – 1965

The responsive eye - Brian de Palma - 1965 dans Brian De PalmaCelui qui regarde.

     5.5   Woton’s wake m’avait laissé complètement indifférent, The responsive eye est un court de Brian qui m’intéresse davantage car il est une ébauche de matrice de ces thèmes de prédilections, avec surtout cette idée d’illusion d’optique qu’il n’aura de cesse de répéter dans toute sa filmo et donc par l’intermédiaire du pur cinéma, à savoir la variation du point de vue et l’image manquante.

Blow out – Brian de Palma – 1982

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Un jeu brutal.  

   9.5   A l’instar de Carrie, Dressed to kill ou Body double, la séquence initiale permet d’évacuer Psychose, de tuer Hitchcock. Introductions qui portent en elles l’humble prise de conscience d’un référent absolu, un peu trop existant, qu’il faut détruire, pour éviter tout fétichisme afin de ne pas tomber dans une proposition impersonnelle.

     Mais Blow out s’inspire de Blow up, aussi, évidemment, le chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni. Chez l’italien il fallait agrandir l’image pour en saisir une signification. Chez De Palma il faut remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a explosé. Thomas dans l’un, Jack dans l’autre souhaitent trouver une alternative à leur avenir paresseux, qu’ils soient photographe de mode ou ingé-son de film bis. Dans les deux cas, une opportunité se crée et dans les deux cas, cela mène vers une impasse, errance poétique chez Antonioni (les mimes sur le terrain de tennis), tragique chez De Palma (le retour à la case départ de Jack, dans la salle de mixage du navet où le cri ridicule initial est remplacé par le véritable dernier cri de son amie défunte « It’s a good scream »). Dans les deux cas, le nez est fourré dans quelque chose de trop grand, indomptable et l’art de l’un comme de l’autre est amené à disparaître via un cambriolage radical qui restera inexpliqué.

     La trame est donc similaire entre les deux films, pourtant Blow out m’évoque davantage un autre chef d’œuvre : The conversation, de Francis Ford Coppola, dans lequel Harry Cowl (Gene Hackman) était embringué dans une spirale qu’il ne maîtrisait plus, alors qu’il l’avait lui-même mise en place. Il y est aussi question de micro, élément majeur de Blow out au travers du souvenir puis de la résolution : Scandale de Watergate, Assassinat de JFK et l’accident de Chappaquiddick. Trois événements historiques qui marquent Brian de Palma.

     La première séquence du film (par ailleurs magnifiquement analysée par Jean Douchet, dans l’édition Blu Ray du film) est une mise en abyme du navet pour mieux le transformer, lui donner de la chair. Classique du tueur en subjectif, attiré par l’étalage sexuel, filles dansants, couple baisant, avec la dichotomie joie/rabat-joie via cette étudiante qui vient se plaindre du bruit de ses voisines de chambre. Plus tard, une porte où est écrit Shower. Irrémédiablement attiré, le tueur (substitué au spectateur) devient Perkins, bien que son bref reflet dans le miroir, telle une erreur de cadrage, ne laisse apercevoir une présence masquée quelque peu archaïque. Le déplacement est grossier, la partie de cache-cache improbable et le meurtre sous la douche, ambiance fauchée, assez épouvantable, mais le pire est à venir… Un cri interrompt le processus meurtrier, un cri navrant, entre l’égorgement d’un porcinet et le crissement d’un pneu. L’image s’arrête, se met sur pause et un rire retentit. Le film dans le film s’éteint, le film démarre.

     Jack, l’ingé-son, visionnant les rushs aux côtés du réalisateur, dans la salle de mixage, s’esclaffe devant cette aberration qui relègue le gentil nanar au rang de navet ultime qui ne dupera personne. Le réalisateur, conscient de la médiocrité de son travail, demande à Jack ce qu’il fait là-dedans, lui reconnaît un talent lui permettant d’aspirer à autre chose. Le réalisateur se fiche de la merde qu’il est en train de pondre, sans doute le fait-il pour mettre du beurre dans ses épinards, à ce stade on peut même le considérer pornographe, il s’inquiète davantage pour celui qui travaille sur ce projet navrant. Peut-être trouve-t-il en Jack un fils, alter ego de ce qu’il aurait pu être vingt ans auparavant, s’il n’avait choisi cette voie confortable. Un protecteur du bon choix. Un sage. Mais dans l’immédiat il faut donc à Jack trouver un digne cri, à moins qu’il décide de se prendre sérieusement en main. De palma tient son alter ego à lui, celui qui peut choisir la facilité ou opter pour la grande aventure, plus dangereuse, plus personnelle. Rappelons à toute fin utile que Blow Out fit un four monumental lors de sa sortie en salle, allant jusqu’à couler la boite de production liée au projet. Et c’est pourtant le plus beau film de Brian de Palma, de loin. Le plus fascinant. Le plus expérimental, aussi.

     Jack doit trouver un cri, mais de retour chez lui, tripotant ses bobines qu’il range soigneusement, son esprit semble passer créatif. Les sons d’un film s’assemblent, quelque part, dans le cerveau de Jack. « Tonnerre » sur une bobine. « Corps qui tombe » sur une autre. Un film se dessine. Ne lui manque plus qu’une histoire. Jack lance alors les annonces télévisuelles, à la recherche d’une trame, il se déplace dans la pièce, les idées pleuvent. Le cadre est fermé, la télévision encore minuscule, le visage de Jack, au premier plan, prend parfois tout l’écran, il domine. Mais plus loin, le cadre se dérobe, se met en branle, le plan effectue un panoramique effréné autour de Jack, créant un vertige. Il ne domine alors plus rien, son film a disparu.

     Une ambiance, un sujet, des idées, le voilà lancé, matériel de prise de sons sous le bras, dans une équipée nocturne fascinante. Un pont perdu entre les arbres, Jack y attrape toute source sonore qu’il peut récupérer : le vent secouant les branches, le cri d’un hibou, le déplacement d’un crapaud, l’ambiance est quasi merveilleuse. Dans ce dédale naturel et fantasmatique s’échappent trois sonorités inadéquates. C’est d’abord un étrange bruit de ressort dont on ne peut situer la provenance (on comprendra bien plus tard ce dont il s’agissait). Une conversation intime d’un couple qui s’éclipse aussitôt. Et bien entendu cet accident de voiture.

     Plus que le tournage d’un film dans lequel Jack s’était engagé, il devient alors le héros d’un fait divers. Il y a sans doute beaucoup de plaisir pour lui à être un semblant de metteur en scène dans la mesure où il a sauvé de la noyade une femme présente dans la voiture accidentée. Il déambule nonchalamment dans les couloirs de l’hôpital, il tient simplement à dire au revoir à la victime et peut-être la remercier implicitement parce qu’elle lui a offert son sujet. De metteur en scène il devient acteur quand il découvre que la victime de l’accident n’était autre que le gouverneur et qu’il est donc tenu de garder pour lui le fait qu’il était accompagné, pour protéger son image.

     Je pourrais en parler pendant des heures et des pages. Une autre fois, peut-être. Le vertige Blow Out se poursuit indéfiniment… »That’s a good scream. A good scream. A good scream… »

Scarface – Brian de Palma – 1984

Scarface - Brian de Palma - 1984 dans * 730

Grandeur et décadence.  

   9.5   Le cinéaste ne privilégie jamais le récit à la mise en scène. Scarface est un film effervescent, c’est ce qui fait son charme. Aux vestiaires le bavardage de la trilogie du Parrain ou les grandes fusillades des films de Johnnie To, c’est la progression du personnage qui compte ici et sa dimension tragique. D’abord l’effervescence de l’action dans l’ascension. Puis l’effervescence tragique au-dessus du monde. Deux séquences assez marquées formellement pour illustrer toute la grandeur mise en scénique du génial De Palma : Le premier coup de Tony Montana, son gallot d’essai où il doit récupérer quelques kilos de cocaïne qu’il doit échanger contre une liasse de fric. Le cinéaste abuse du plan-séquence en mouvement offrant un espace cinématographique monumental. Le plan le plus dingue est bien entendu celui où la caméra quitte la chambre d’hôtel laissant Tony en mauvaise posture dans une baignoire menacé par une tronçonneuse, pour rejoindre la voiture d’où il est descendu et où se trouve Manny en pleine drague, qui n’a pas l’air décidé à monter, avant de faire le chemin inverse et de revenir dans la pièce bruyante, que l’on avait quittée au moment où ça dérapait. Du coup, De Palma se permet d’offrir une durée à cet échange, alors que jusqu’ici tout allait très vite, ce qui accentue la puissance de la scène, d’autant qu’à cet instant là Montana est encore discret, petit arriviste pas insupportable, il est donc logique que l’on place nos sensations de son côté. Ensuite, il y a donc vers la fin du film cette scène où Tony découvre en se pointant chez Manny, que son ami s’est amouraché de sa petite sœur. Le caïd dont les idées et la sérénité se détraquent ne réfléchit pas, il l’abat sur-le-champ, sous les yeux de sa sœur, qui lui avoue en larmes qu’ils allaient lui annoncer qu’ils venaient de se marier, qu’ils voulaient lui faire la surprise. Formellement tout a changé, le cinéaste use pour cette séquence d’effets stylisés comme des ralentis, la musique de Giorgio Moroder, thème tragique de la musique répétitive entêtante entendue durant tout le film, par instants symbolisant la progression du caïd. Ce n’est plus le même cinéma, le temps n’est plus réel, on le ralentit, il n’est plus vrai, on l’orne musicalement, tout devient démesuré, amplifié, comme en accord avec la personnalité de Montana lui-même.

     Contrairement à l’aura qu’il a su dégager chez ses admirateurs, le personnage Tony Montana n’est pas très intelligent, c’est un fou, un malin, jusqu’au-boutiste et cela causera sa perte, à la différence d’un personnage au parcours similaire découvert dans le cinéma de Jacques Audiard, à savoir Un prophète, où le jeune homme est rusé autant qu’intelligent. La fin n’est pas la même. De Palma filme Montana avec neutralité de manière à mettre en avant ses accès de rage (sa jalousie envers Manny, sa misogynie envers Elvira) ou d’accentuer son retour à l’humain (son refus d’honorer un contrat où la situation exige que l’homme à liquider doit l’être avec ses enfants). L’un a trop conscience qu’il réussira quand l’autre saisit sans l’avoir cherché ce qui fera sa réussite.

     Tony Montana est un personnage fascinant, dans le sens où il est le tout et le rien. Il est déjà condamné. Il veut tellement réussir, être à la tête du monde, qu’il est déjà perdu. Il devient tout dans son ascension, intouchable, sans scrupules, rusé. Il devient rien dès l’instant qu’il doit profiter de sa gloire. Le Tony Montana de la seconde partie est passionnant puisqu’il ouvre d’autres facettes. Au mécanisme huilé du premier répond le type dépassé du second. Il était imprévisible, il l’est toujours. Mais la portée n’est plus la même. Il ne va plus dans le bon sens. Il était une bête féroce dans la scène de l’hôtel où il est menacé par une tronçonneuse, mais plus malin que pathétique. Alors que dans cette scène finale il devient ridicule. L’apogée de cet état se situe évidemment au moment où il tue Manny, son meilleur ami, par jalousie. Il y a aussi cette séparation d’avec Elvira, que De Palma laisse judicieusement suggérer, simplement qu’après l’altercation au restaurant nous ne la verrons plus.

     Le rêve américain prend deux tournures opposées. Un gouffre entre celui d’une mère et son fils. L’intégration dans la masse face à l’ambition mégalomaniaque. En ce sens, Scarface est presque une tragédie Shakespearienne, d’autant plus dès l’instant que la petite sœur de dix-neuf ans s’immisce dans la vie de son frère. Tony ira la chercher au chevet de sa mère. Sans pour autant l’attirer volontairement, il la condamne, elle tombe dans le piège, l’attraction de la gloire, du rêve (il lui ouvrira son propre salon) avant de se faire tuer par ce que son frère a crée : un monde ennemi.

     Dans Scarface il y a une absence hiérarchique que j’aime énormément. Tout le monde semble être sur la sellette, la même sellette. Il en ressort un Tony Montana plus libre qu’il ne parait. Un Tony Montana qui ne craint personne. Et paradoxalement il est aussi prit pour un nul ou un débile modèle. Lorsque Lopez demande à Omar ce qu’il pense de lui, ce dernier lui répond que c’est un plouc de merde et Lopez réplique alors que l’avantage de ce genre de type c’est qu’ils se défoncent. De son côté Tony dira à Manny que Lopez est un mou, qu’il lui cire d’abord les pompes pour pouvoir un jour lui prendre sa place. Plus qu’un monde de coup-bas, c’est la totale méconnaissance de l’autre qui prime ici, ce qui peut donc les rendre intelligents, avant que le récit les fasse systématiquement sombrer dans le pathétique.

     La bonne idée de ce remake du film de Hawks est de l’ancrer historiquement dans l’ère Castro, qui se sépare des prisonniers Cubains en leur ouvrant les frontières, immigrés qui fuient le communisme et investissent les plages de Floride. De palma se permet une mise en scène quasi documentaire dans les premières minutes du film. Il serait d’ailleurs intéressant d’évoquer la progression de cette mise en scène, qui suit celle de son personnage. Discrète et donc documentaire avec ces quelques images d’archives dans le générique d’entrée et complètement démesurée, stylisée dans la remarquable séquence finale. Même la ville, Miami, semble changer à mesure que le film avance. Mais pas selon un principe dichotomique, genre plus inquiétant, plus sombre. Au contraire. Et c’est en cela que la mise en scène devient fascinante, un peu à l’inverse de la trilogie du Parrain dont la mise en scène ne change pas dans l’opus. Elle est différente dans chacun, mais elle n’évolue pas à l’intérieur. Le cinéaste a un don pour ça. Le film s’ouvre sur une vidéo d’archive de Castro. Il se termine dans une villa immense où de multiples images sont celles des caméras de surveillance. De la même manière il y a tout un travail assez immense sur l’évolution du personnage. De la petite frappe intrépide du début au gros caïd de la pègre à la fin, il s’est passé deux heures et demi de film et on ne sait combien dans la réalité, quelques mois ? Quelques années peut-être. Et un désir qui ne cesse de grandir, une mégalomanie maladive grandissante comme si celle-ci était sa drogue, sa cocaïne.

     La représentation de ce désir à son apogée est symbolisée par ce dirigeable, la nuit où Tony tue celui qui l’employait, où il est inscrit « The world is yours » qui attire son œil dans un ciel nocturne aux couleurs noires et rosées, slogan qu’il reprendra pour lui, symbole de richesse absolue donc ce qu’il s’était promis : de domination ultime sur le monde – la grande statuette du hall d’entrée de sa villa, sur laquelle le slogan apparaît prend curieusement la forme du trophée de la coupe du monde de football. Cette scène du ballon dirigeable c’est déjà une fin. La fin d’un cycle dans le film. Tout ce qui suivra ira sur une pente descendante. Paranoïa sécuritaire. Soucis avec les banquiers qui refusent de blanchir l’argent sans augmenter leurs taux d’intérêts. Jalousie démesurée. Couple à l’abandon (dont le paroxysme est atteint avec cette impossibilité de faire un enfant). Solitude. Deux plans sont en miroir, l’un étant le plan prémonitoire de l’autre. On se souvient de cette dernière défense de fer avant l’exécution de Lopez, le traître. Tony est dans le bar habituel, laissé seul, noyé dans l’alcool. C’est la première fois qu’on le voit ainsi. A cet instant cet état prouve un manque. Montana est au maximum de sa progression sous le joug de son boss, s’il veut davantage il lui faut sa place. Pour le moment, cette dépression vient de là, uniquement de là. Ce manque ne cessera de l’habiter. A tel point que lorsqu’il n’y aura plus de manque possible, la dépression refera surface via un manque invisible. Montana n’aura jamais été meilleur que dans son ascension à devenir la pire des crapules de la pègre. Au-delà il n’est plus rien. A ce plan désespéré qui le voit échappé de peu à une rafale de balles commanditées par Lopez répond celui de Montana dans son immense baignoire. Il a tout autant qu’il n’a plus rien. La mise en scène est cadrée relativement serrée au début de cette séquence en présence de Elvira et Manny. Lorsqu’ils quittent tous deux la pièce, un savant zoom arrière dévoile à nouveau cette solitude extrême, montrant Montana parler seul, insulter sa femme et son ami. Et ce regard auparavant malin et subtil n’est plus que méchanceté et vulgarité. La solitude le nez dans la mousse puis plus tard le nez dans la dope. Montana est devenu comme les autres gros benêts, un être pathétique. Rebenga liquidé comme un moins que rien au milieu d’une foule de réfugiés cubains. Lopez évincé dans son propre bureau alors qu’il implore pitié à genou. Et Tony devenu véritable loque se fera cueillir par le cartel colombien. La boucle du mégalo condamné.


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