Archives pour la catégorie Bruno Dumont

L’empire – Bruno Dumont – 2024

36. L'empire - Bruno Dumont - 2024L’an 0 & 1.

   4.5   C’est devenu une habitude désormais, je vais voir un film de Dumont sans trop y croire. J’y vais car j’ai passé un pacte imaginaire avec lui et son cinéma, après tout il m’a offert Hadewijch et Hors Satan, je peux bien souffrir un peu, devant Ma Loute ou Jeannette. D’autant que j’ai repris espoir (un espoir un peu malade, certes) avec Jeanne puis France, deux films bancals mais passionnants.

     Selon la presse, L’empire c’est un film-ovni entre La vie de Jésus et Star Wars. Le côté obscur de la force sur la Côte d’Opale ? J’avais déjà peur. Alors c’est à la fois plus que ça et pire que ça, malheureusement. En réalité c’est déjà un best of Dumont avant d’être un space opera. C’est La vie de Jésus, peut-être – le bambin s’appelle Freddie après tout, donc on peut le voir en tant que prequel – mais c’est aussi Ma Loute et Coin Coin.

     Et comment dire… ce mariage-là ne prend jamais. Au même titre que le mélange de stars (Lucchini, Cottin, Khoudri) et de comédiens non professionnels s’avère assez raté. Ou le retour foiré du duo de gendarmes de P’tit quinquin. Billy « sauvait » Ma Loute. Ici on sauvera Jony, avec cet étrange interprète qui semble être une fusion bizarre entre David Dewaele et Sean Penn : il brille dans chaque plan.

     Mais c’est quand même hyper laborieux et très sage, je trouve, pour du Dumont. France c’était très inégal certes mais beaucoup plus fou. Néanmoins je ne peux enlever à ce film et à Dumont de me passionner sur un plan large, un curieux rythme, sur des cadres parfois magnifiques, sur le simple fait de faire figure d’anomalie dans le paysage cinématographique. Notamment ses magnifiques transitions entre le Pas-de-Calais et l’univers intergalactique

     Il y a dedans parmi les plus beaux plans de l’année. Et il y a un design et des effets visuels cent fois plus beaux que chez Marvel et trente fois moins chers. Que je le trouve lourd, embarrassant et peut-être même un peu problématique (le regard sur les personnages féminins, notamment) importe peu, finalement, ce qui compte c’est que Dumont continue de faire des films et d’expérimenter encore et encore.

France – Bruno Dumont – 2021

01. France - Bruno Dumont - 2021La bête humaine.

   5.5   On ne sait jamais sur quel pied danser, avec Dumont. Que ce soit avant, pendant ou après le visionnage de ces films. J’y allais encore le couteau entre les dents ici, avec autant de crainte que d’envie, et j’en suis sorti à la fois admiratif et embarrassé, tout à tour fasciné et consterné. France est un film passionnant en ce sens qu’il ne ressemble à aucun autre et ceci vaut pour la filmographie tout entière de Bruno Dumont. Est-ce suffisant pour être enthousiaste ici ? Pas vraiment.

     Pour situer, France est le prénom du personnage central, une sorte de « journaliste préférée des français » bossant dans un simili CNews, qui n’hésite pas à aller sur le terrain s’entretenir avec des combattants musulmans ou à aller titiller Macron en pleine conférence.

     Le film entre dans son quotidien et sa pleine ascension un peu avant son effondrement quand elle va découvrir qu’elle peut être émue par les choses, le réel, le monde tandis qu’elle n’était qu’un programme du faux, de pure mise en scène d’elle-même. Une nouvelle quête de la sainteté, en somme, si chère à Dumont.

     Traitée sous l’angle journalistique, cette quête s’avère nouvelle pour l’auteur, lui qui s’est souvent intéressé aux « petites gens » du Nord, notamment ou plus récemment à des icônes, le voilà qu’il prend la complète figure de la notoriété, des médias, du faux. Il faut prendre France comme une pure caricature. Tout y est appuyé, répété, grossi. Jusque dans le nombre de gros plans sur le visage de Seydoux. Ainsi que sur ses larmes. Cette répétition est démesurée, c’est une anomalie telle qu’on ne comprendra jamais ce qui se joue chez ce personnage, d’autant qu’elle repart systématiquement au front. Rien ne l’arrête. Et tout le film tient sur ce régime, au point qu’il est souvent insupportable.

     Il y a trois « accidents » dans le film. Aucun ne se situe là où on l’attend (durant les reportages filmés par exemple) c’est la grande force de Dumont. Tous trois sont en revanche des astuces scénaristiques en forme de cache misère, accentuant le fait que le film n’a rien à raconter au-delà de ce qu’il plante durant le premier quart d’heure, rien à faire incarner.

     Pour extraire un peu de corps, il prend la truelle. Et chaque fois ça marche un peu. Ça débouche sur quelque chose qui relance le film, le sort des rails de l’ennui et d’une répétition franchement lassante. Qui relance le récit autant qu’il réveille son personnage, la fait bifurquer.

     Car si la satire médiatique est passionnante et intégrée dans le cinéma de Dumont à savoir qu’il traite le règne du faux avec du faux : Le jeu des acteurs de chez Dumont n’aura jamais été aussi adapté en ce sens tant les champs contrechamps révèlent des jeux décalés – je me suis souvent demandé si c’était tourné comme ça d’ailleurs. Et c’est évidemment ce qui transparaît dans le film, notamment durant les reportages et les plateaux télé où les coulisses ne révèlent que pure mise en scène ! La plus belle à mon avis c’est ce « plan de secours » tourné par France face caméra s’adressant à la femme du mari violeur, sans jamais la regarder. Et le film fait ça en permanence, par exemple quand deux invités de son émission se roulent dessus avant de se livrer des accolades et des « on dîne ensemble » hors caméra. On pourrait aussi citer la scène de l’embarcation de migrants ou revenir sur la scène d’intro qui est déjà l’incarnation ultime de cela : France parle avec Macron, mais ce n’est que du montage (à renfort d’images d’archives) car le président n’a pas participé au tournage. C’est fascinant et c’est aussi la limite du film, ce n’est que la répétition de cette idée.

     Si Lea Seydoux est formidable, pas facile d’en dire autant du reste du casting, amorphe (les hommes) ou Gardin, qui fait du Gardin, en mode stand-up, l’extrême lourdeur en plus, donc pas drôle, insupportable.

     Ce qui m’a plu c’est moins la grandiloquence de ce portrait de la France – le titre est tellement trop évocateur, le nom du personnage (De Meurs) enfonce le clou – que de ce triple autoportrait, à la fois de Dumont (qui s’est délivré par le comique) de Léa Seydoux et de la France vue par Dumont. C’est assez vertigineux.

     La musique de Christophe est sublime. Les nombreux gros plans aussi. C’est aussi un film qui me rappelle que je peux adorer Dumont sur une scène ou un plan, tant on ne voit ça nulle part ailleurs. Sur le film entier, ce film-là du moins, c’est une autre histoire.

Jeanne – Bruno Dumont – 2019

14. Jeanne - Bruno Dumont - 2019Cheffe de bataille.

   6.5   Si le rendez-vous entre lui et moi est parfois manqué (Ma Loute, essentiellement) Dumont reste à mes yeux l’un des auteurs les plus fascinants du cinéma contemporain et l’ardent défenseur d’un art personnel, faisant fi des us et coutumes, voilà pourquoi, suite de Jeannette (devant lequel j’avais souffert) ou pas, c’est toujours un évènement aussi émouvant qu’exaltant de me confronter au nouveau Bruno Dumont.

     Avec Jeanne, qui est encore (un peu) un film musical, Dumont troque le métal d’Igorrr et la voix de son actrice, pour la pop angélique et celle de Christophe. Troublant mais payant : Qu’il soit off dans les dunes ou in en clôture du procès, le chanteur compositeur se loge à merveille au sein du texte de Péguy. Et sa musique habite littéralement la détermination et le chemin sacrificiel de cette héroïne de guerre.

     Une Jeanne d’Arc qui évidemment aura traversé le cinéma de part en part, de Bresson à Rivette, en passant par Dreyer, Ramos et Vernier, mais qu’on redécouvre autrement encore, à travers la caméra du réalisateur de La vie de Jésus, qui parvient, à capter en Lise Leplat Prudhomme, un état de grâce, entre la fragilité et l’abnégation, dans ses maladresses et son visage enfantin, puisqu’elle n’a que douze ans.

     Si l’ellipse est maitresse, la métonymie importe aussi beaucoup : Un blockhaus (de la seconde guerre mondiale) servira de geôle, la cathédrale d’Amiens fera office de Château de Rouen. Plus tôt une bataille virait à la parade chevaleresque, filmée en surplomb. Plus tôt encore, lorsque Jeanne lève les yeux vers l’astre solaire, les mots de Christophe résonnent et soudain en surimpression des images de guerre accompagnent son visage figé face caméra. Il y a toujours de la grâce, dans les films de Bruno Dumont.

     Il y a toujours un plan qui étonne, une surprise qui en chasse une autre. Jeanne un moment se dérobe derrière un blockhaus et dans le plan suivant nous la voyons entrer dans une église. Le film annonce la couleur : On quitte le combat dans les dunes pour les procès en architecture arcboutée, le sable à ciel ouvert pour un ciel de pierres. Le film a le défaut de ses qualités : Il y avait moyen de construire autrement, de couper un peu de sa partie procès. Sans doute ai-je une préférence pour ce qui se joue dans les dunes. Qu’importe, l’épilogue que constitue cet ultime plan, est merveilleux.

Coincoin et les z’inhumains – Bruno Dumont – 2018

01. Coincoin et les z'inhumains - Bruno Dumont - 2018L’attaque des clowns.

   6.0   Ptit Quinquin, il y a quatre ans, m’avait semblé faire office de promesse : J’avais perdu mon Dumont, j’en trouvais un autre, son versant comique, qui ne me séduisait pas entièrement mais parvenait à produire un peu d’exaltation ici et là et surtout à se renouveler tout en restant dans sa syntaxe. Ma Loute puis Jeannette ont tout brisé. Au point que je craignais de revoir ses premiers films. Dieu merci, je les ai revu et les aime autant sinon davantage, à l’image de Hors satan et Hadewijch. Je n’étais pas vraiment serein : à la fois très excité et très fébrile à l’idée de retrouver Quinquin et le tournant de cette filmographie. Et je suis mitigé.

     A la fois je suis content de retrouver cet univers, surtout dans sa mutation apocalyptique à base d’extraterrestres flaques eud’brin / clones de personnages bref une sorte de mix entre un 2001 boueux et une version cheap d’Invasion of the body snatchers. Bref : « C’est le monde moderne, Carpentier ». J’ai eu de beaux moments devant Coincoin. Parfois franchement ri « Non mais c’est quoi ce BORDEL, là ? » et parfois trouvé ça très beau : Tout dès l’instant que Coincoin est dans les parages et aussi bien quand il est en compagnie de l’gros, Eve (qui entre-temps s’est amourachée d’une fille) ou sa nouvelle conquête du camping. C’est d’ailleurs lorsque Dumont le réunit lui et le commandant, lors du quatrième épisode « L’apocalypse » durant la filature des extraterrestres, que je n’ai plus aucune réserve.

     Je me suis aussi un peu ennuyé. Trop abasourdi par cet humour d’une lourdeur sinistre. Quand on répète trois fois le même gag de Buster Keaton puis trois fois le même gag de Jacques Tati, je finis en effet par trouver ça un tout petit lourd. D’autant que c’est la partie visible de l’iceberg, là. La partie immergée c’est tout ce qui touche aux gendarmes. Mon dieu, le calvaire. Ils m’avaient déjà gonflé dans Quinquin, qui s’en trouvait déséquilibré par leur temps de présence, mais là c’est le ponpon : avalanches de grimaces, d’expressions imbitables, regards caméra, voitures penchées. Disons qu’ils me font marrer cinq minutes : Sur une réplique « Ma main à couper que cet oiseaux n’est pas humain, Carpentier » ou une mimique lorsqu’ils apparaissent dans une scène mais Dumont étire tellement leur temps à l’écran, c’est trop. Moi je veux surtout voir Coincoin et ses potes. Voir Coincoin éberlué, lâcher des « Putain, ils sont dingues, tous ». Ça ne m’a ceci dit pas empêché de me marrer, notamment durant le très beau troisième épisode « D’la glu » pourtant quasi monopolisé par nos chers gendarmes.

     Malgré tout, c’était chouette. Moins que Quinquin puisque d’une part l’effet de surprise s’est volatilisé et d’autre part on a gagné en slapstick ce qu’on a perdu en poésie. Mais il y a des idées, des tentatives, des trucs qu’on ne voit nulle part ailleurs, ne serait-ce que dans son côté carnavalesque, ses personnages secondaires abracadabrants (le médecin légiste, les prêtres), ses lieux dingues (un tunnel, un camping, une ferme, un quartier résidentiel, un camp de migrants). Esprit carnaval qui se concrétise à la toute fin dans une séquence très belle, lumineuse (mais j’imagine qu’on peut aussi la trouver pantouflarde) où se croisent de nombreuses apparitions de ces quatre épisodes, des chevaux blancs, les jeunes, les gendarmes, les migrants. Tout le monde. On y croise même Ch’tiderman. Et puis quand je repense à la phrase du fermier « Je me fais attaqué par un goéland et y a ces deux couillons qui tournent en rond » je me dis que c’était quatre belles heures, tout de même.

Camille Claudel 1915 – Bruno Dumont – 2013

23. Camille Claudel 1915 - Bruno Dumont - 2013Le chagrin et la pitié.

   7.0   C’est sans doute le film de Dumont qui me touche le moins jusqu’à l’imposant virage que l’on sait, mais c’est pourtant très bien. Je craignais qu’il ne parvienne à rester lui en optant pour le film d’époque avec une star à l’intérieur de son film, mais non rien ne change, même avec Binoche, on reconnaît entre mille le cinéma de Bruno Dumont – Ne serait-ce qu’en confrontant son actrice à de vrais malade mentaux. Et la notoriété du personnage, élément nouveau dans le cinéma de Dumont là encore demandait forcément la présence d’une actrice dont c’est le métier.

     C’est un beau film sur le corps, sur sa décomposition. Il y a des moments vraiment forts à l’image de la représentation de Dom Juan devant laquelle Camille s’illumine en regardant jouer ses sœurs d’asile. Avant qu’elle ne s’effondre violemment dans l’une de ses nombreuses crises mêlant chagrin et délire de persécution durant lesquelles Binoche incarne si pleinement cette souffrance qu’on en oublie qu’elle n’est pas Camille Claudel. Il y a finalement quelque chose de San Clemente (Raymond Depardon) là-dedans. C’est en tout cas passionnant sur de nombreux points, notamment sur la question de la lucidité par-delà la folie et sur le maigre et dernier lien avec l’extérieur que Camille entretient avec son frère Paul.

     Si toute la première partie est somptueuse, d’une simplicité biblique et pour le moins inattendue dans son déroulement puisqu’on est moins dans le quotidien de Camille dans l’asile de Montdevergues, non loin d’Avignon, en 1915 que dans le récit de ces trois jours de l’attente imminente de la visite de son frère, le film est par ailleurs moins fort dès que Paul Claudel entre en scène. Et en même temps, c’est du pur Dumont, c’est un vrai virage, au moins aussi fort que la guerre de Flandres. Et puis de se concentrer sur ce personnage de l’extérieur (de l’habituel cinéma de Dumont) permet de comprendre un peu de sa folie à lui aussi.

     C’est simplement trop bavard. Le film rompt l’équilibre qu’il tenait jusqu’ici magistralement. Certes, on nous avait promis la venue de Paul puisque Camille en faisait son messie. Mais on n’attendait pas qu’il lui chaparde le premier rôle au point d’ôter la beauté silencieuse du film. Et si la brutale rupture de cette dernière partie annonçait le Dumont de P’tit quinquin, Ma loute et Jeannette ? Soit la volonté de tout casser au sein de sa propre bulle et de sa propre éthique – Le choix d’une véritable actrice, compris. Un peu complaisamment à mon goût. Quoiqu’il en soit, je suis content de l’avoir revu.

Hors Satan – Bruno Dumont – 2011

40. Hors Satan - Bruno Dumont - 2011Le vent de la nuit.

     9.0   Le 01/12/2011.

     Encore davantage que lors de ses films précédents, ce qu’il me restera de Hors Satan, en priorité, ce qui m’aura le plus marqué, c’est son utilisation des éléments, de l’espace. La côte d’Opale est filmée comme jamais, avec son vent, oui, essentiellement ce vent, qui occupe une place majeure qu’il apparaisse sous forme de violentes bourrasques ou d’un souffle continu. Il adoucit autant qu’il prépare une sorte d’inéluctable voire de miracle. L’aspect fantastique du film, que j’évoquerais plus tard, doit prendre naissance via ce vent, présent comme dans un conte. Dumont a toujours été le cinéaste de l’espace naturel et personne n’a filmé le nord de la France comme il l’a filmé. Hadewijch avait réussi comme par miracle de s’extirper de ce cadre. Son cinéma est de retour, je veux dire celui de L’Humanité, vers lequel Hors Satan tend à ressembler assez nettement sur certains points avant qu’il ne s’en détache sur d’autres.

     Comme si cela n’était pas déjà le cas, Dumont épure son cinéma encore davantage. Le dialogue est devenu très rare. Il n’y a guère plus que le mouvement des personnages qui l’intéresse, leurs actions et leur regard. Ici, simplement deux personnages, les autres n’apparaîtront que brièvement, à peine comme des pierres angulaires. Et le mécanisme formel utilisé alterne magnifiquement plans de paysages, dans un scope absolument dément – ce seront les plus belles images de cinéma de l’année – et les gros plans. Le tout en images fixes, la plupart du temps. La focalisation s’accentue donc de cette manière-là. Parfois, Dumont casse imperceptiblement les codes formels d’usage, à l’image de ce plan fixe, assez long, sur l’immensité du paysage avant qu’on ait le contre-champ de celui qui regarde ce paysage. Cet étrange décalage se fond à merveille dans l’ambiance fantastique de son film.

     L’histoire est d’une grande limpidité, d’une belle simplicité, pourtant comme tout film du cinéaste la mise en scène révèle aussi une grande complexité métaphysique et richesse symbolique, loin de l’évidence. Toujours est-il que Dumont rend visites aux grands. Bresson (Mouchette) comme toujours, puisqu’il est son plus grand héritier, si tant est qu’il en existe. Dreyer dont la fin du film est une allusion directe à Ordet. On y voit du Tarkovski dans de nombreux plans, avec cette utilisation de l’espace, son côté minéral, et bien entendu la scène de la traversée du parc à huîtres qui rappelle inévitablement Nostalghia. Et autres Béla Tarr et Pasolini. Les références sont nombreuses mais aucune crainte, Dumont reste un cinéaste tellement singulier que l’on pourrait lui créer un genre spécifique. Ma passion pour cet auteur (je ne connais pas 21palms mais j’ai adoré tout le reste) ne se justifie évidemment pas uniquement à cette appropriation des mythes, c’est même tout le contraire : je pense sincèrement que le cinéma de Dumont est unique, qu’il ne se justifie qu’à lui-même. On pourrait reconnaître ses films entre mille. Car finalement Hors Satan rappelle bien plus que tous ces films cités, le chef d’œuvre de Dumont lui-même, à savoir L’humanité. Je ne vois pas de cinéma d’Aujourd’hui ni d’Hier qui se rapproche clairement de celui de Bruno Dumont.

     C’est d’abord une répétition. Celle d’un geste. Une main qui frappe à une porte, puis reçoit un sandwich d’une autre main. C’est un geste
que l’on retrouvera. C’est ensuite une longue marche dans les vallées à la fois verdoyantes et sableuses d’un bout de terre de la Cote d’Opale, agrémentée d’une longue prière. Cette répétition quotidienne, Dumont la démarque nettement par ces fondus au noir qui systématiquement font apparaître un nouveau jour. Le cinéaste pousse cette répétition à son paroxysme, au même titre que son naturalisme afin d’y laisser éclore de manière plus radicale une rupture fantastique. Les éléments qui accueillent cette rupture apparaissent avant tout sous un jour étrange davantage que sous un jour merveilleux. Ainsi, dans les premiers moments du film, le jeune homme grimpe sur une bûche qui se consume dans la braise ou plus tard il demande à la demoiselle de traverser sur une étroite poutre un parc à huîtres afin que l’incendie criminel s’éteigne. Sauf que chaque fois, ce fantastique qui semble vouloir s’inviter et devenir évidence, est désamorcé. C’est elle qui lui dira « t’es fou » lorsqu’il est monté sur le feu de bois ou « t’es con ou quoi » quand il l’invitera à traverser les eaux. L’issue est désamorcée puisque la séquence est oubliée. Dumont s’en détache, l’oublie et les personnages aussi. Je ne me souviens plus de l’ordre exact de ces singulières séquences pendant le film mais il me semble que tout ce qui s’apparente davantage à l’exorcisme se situe après. Dans un premier temps, le jeune homme semble sauver une petite fille catatonique, en aspirant son mal, son démon, finalement on ne sait pas trop, simplement qu’il la sauve puisque plus tard elle remarche. Plus tard, c’est une fille de passage avec laquelle il fait l’amour au bord d’une rivière qui subit cette espèce d’exorcisme satanique mais pareil on ne sait pas pourquoi ni ce qu’il advient, juste que celle-ci paraît ramper puis glisser dans les eaux telle une anguille, créature épurée. Mais c’est évidemment lorsque le jeune homme ressuscite la jeune femme, retrouvée morte violée dans le sous bois, que la dimension fantastique Dreyerienne est la plus présente. Et au garçon, mystérieuse et violente providence, de s’en aller du village, après y avoir accompli ses miracles, miroir d’un Théorème de Pasolini allié au Satantango de Tarr.

     Et qui aujourd’hui a ce culot là ? Dans cette espèce de naturalisme froid, désespéré, naît à chaque fois un glissement vers le fantastique. Deux opposés qui se côtoient. La mystique qui épouse le merveilleux. C’est une fille que l’on sauve du suicide (Hadewijch). C’est un homme dont on expie le mal (L’Humanité). Ou la rédemption dans un champ de blé (La vie de Jésus). La plupart du temps ça se fond dans le paysage. L’étrangeté naît parfois du simple montage (l’ellipse à la fin de Flandres). Ce n’est presque pas du fantastique. C’est la première fois qu’il se révèle si volontaire et démesuré. Par touches successives, ces apparitions comme infimes miracles, sont discrètes (l’extinction du feu) ou violentes (l’exagération du meurtre) avant qu’elles ne deviennent plus qu’ostensibles. La scène avec la femme de passage, en bord de rivière, est un truc incroyable. Le cinéma de Dumont s’est ouvert à quelque chose, l’avenir dira à quoi.

Le 01/02/2018

     Je revois Hors Satan, un peu plus de six ans après l’avoir découvert en salle, au moment de sa sortie, lors d’une séance qui plus est animée par Dumont lui-même. Il y a six ans, je terminais ma bafouille là-dessus : « Le cinéma de Dumont s’est ouvert à quelque chose, l’avenir dira à quoi ». Son cinéma s’est ouvert, en effet, mais je n’imaginais pas qu’il allait s’ouvrir sur Ma Loute et Jeannette. Tant pis.

     J’ai donc revu Hors Satan. Qui m’a semblé plus puissant encore. Le désir d’épuration de Bruno Dumont est ici poussé à son point de rupture. L’équilibre est parfait, mais on peut tout aussi bien dire qu’il est trop minimaliste, que le jeu des acteurs y est trop minéral. Le regretté David Dewaele (qu’on avait déjà rapidement croisé dans Flandres et un peu plus dans Hadewijch) embrase littéralement chaque plan. Il est probablement l’une des plus belles apparitions/incarnations dans le cinéma français (et autant dire dans le cinéma de Dumont puisqu’il n’a joué nulle part ailleurs) de ces dernières années. Les autres se fond dévorer et tant mieux puisque c’est aussi l’histoire de ce personnage que d’ingérer le démon des autres pour le recracher froidement lors de brutales saillies de violences.

     Peu de dialogue, aucune musique, un minimum de plans. C’est le Dumont qu’on aime. Capable de réactiver autant le cinéma de Bresson que de Dreyer (même s’il revendique davantage une inspiration du côté de Jean Epstein) que de Tarkovski – Puisqu’on pense forcément à Nostalghia le temps de cette courte scène de traversée de parc à huîtres où il s’agit moins de préserver une flamme que d’éteindre un incendie.

     Je l’avais déjà évoqué à l’époque tant cette scène m’avait marqué au fer, il y a dans Hors Satan l’instant le plus dingue de tout le cinéma de Bruno Dumont. Une baise le long d’un cours d’eau, des râles façon Cris et chuchotements ou L’exorciste, au choix, une production de salive si dense si blanche qu’on croirait voir des coulées de sperme, puis le corps de cette femme qui se meut comme une anguille avant de ressusciter dans les eaux. A te coller des putains de frissons.

     Sans parler de cette magnifique fin, quoique relativement prévisible (qui plus est après Hadewijch) où Dumont nous fait son Lumière silencieuse. Je le dis un peu contre Ordet, qui est un film trop bavard, trop imprégné de christianisme, quand Hors Satan est venteux et postchrétien. L’église y est remplacée par des dunes. Autant qu’il s’agissait de relier la terre et les constellations chez Reygadas.

     C’est à mes yeux l’autre film presque parfait de Bruno Dumont alors parvenu à sa pleine maturité, avant son flagrant déclin. Dumont n’avait jamais aussi bien filmé sa région et ne l’avait jamais autant écouté qu’en faisant Hors Satan.

Hadewijch – Bruno Dumont – 2009

08. Hadewijch - Bruno Dumont - 2009Acte de foi.

     10.0   Le film m’était apparu déjà puissant il y a près de dix ans, incroyablement moderne mais n’ayant pas une vue globale sur l’œuvre de Bruno Dumont, je n’en soupçonnais pas la grandeur ni son pouvoir de fascination. J’ai pensé à ce film chaque jour ou presque tout au long de ces huit années. Le revoir fut l’une de mes plus grandes émotions devant un écran depuis longtemps, comme si je retrouvais un ami d’enfance perdu de vue, avec qui nous avions beaucoup partagé mais qu’on avait laissé tomber dans l’oubli. Comme si ce film avait toujours fait partie de moi sans que je ne m’en rende compte – Le fait d’avoir fait sa connaissance en même temps que je me forgeais une cinéphilie n’y est pas étranger. Je l’avais gardé en moi, quelque part, il n’attendait plus qu’à ressurgir. Si je considère aujourd’hui qu’Hadewijch est le plus beau film de Bruno Dumont (et l’un de mes films préférés) ça m’avait un peu (j’avais déjà beaucoup aimé) échappé il y a huit ans, mais c’est un film immense, puissant en permanence et d’une beauté hallucinante. J’ai fini en miettes. Ça m’avait beaucoup plu il y a huit ans, ça m’a cette fois terrassé.

     C’est une véritable révélation. Et je suis ravi puisque c’est le sujet du film. C’est sans doute le plus agnostique des films de Bruno Dumont. Celui où il questionne la foi, dans ce qu’elle a de plus instinctive et primaire. Céline ne parvient pas à trouver la foi dans le couvent. Et si c’était devant ce jeune groupe de musique punk ou cette troupe d’église qu’elle allait la trouver ? En fait, elle ne parvient pas à concevoir que son seul souhait serait de faire l’amour au Christ. Au détour d’un plan, au début, elle semble dévoré par le monde, incarné dans un immense chantier, des grues, un monte-charge. Le réel le plus brute s’immisce dans la mystique. Le film est en légère surexposition en permanence, guetté parfois par de brutaux halos lumineux, ça pourrait être trop appuyé, c’est au contraire d’une discrétion absolue, d’une élégance divine, comme pour entrer en adéquation avec Céline, qui cherche un signe, une lumière nouvelle. On pourrait voir dans cette initiation un certain systématisme théorique, un manque d’incarnation. En fin de compte, ce traitement détaché est important, il permet une identification en deux temps, assez originale.

     Hadewijch c’est la quête du visible dans l’invisible. De cette foi (quelles que soient les religions, les croyances) qui a pour dessein l’abnégation en une divinité suprême, qui guide les évènements, impose les choix. Céline (à la ville) est très chrétienne. Elle sort du couvent dont elle a été plus ou moins renvoyée, pour ce qu’elle s’infligeait (l’abstinence, notamment) ne ressentant pas tout l’amour de dieu qu’elle espérait recevoir. On sent comme une rupture avec les précédents films de Dumont, qui montraient des êtres paumés qui grandissaient passivement via les événements qui leurs étaient imposés. Céline est motrice, recherche un état bien précis. Elle s’abandonne à dieu, complètement – sublime séquence où on la voit s’agenouiller sous la pluie, en haut d’une colline, devant une grille renfermant une statue du christ – mais recherche cette communion parfaite, qu’elle ne ressent pas, tout simplement parce qu’elle n’est pour le moment pas en mesure de comprendre ce qu’elle ressent. De comprendre qu’elle a besoin non pas d’une âme invisible mais d’un corps bien réel.

     Ce corps matérialisé c’est peut-être en Yassine que Céline le trouvera. Ou bien n’intervient-il pas trop tôt dans son cheminement accéléré vers la nature humaine ? Yassine apprendra à la connaître, il l’emmènera à un concert mondain (où il tentera d’abuser gentiment d’elle, il s’en excusera), ils feront une escapade avec une moto qu’il a volée, ils iront boire un verre au café du coin, mais surtout il lui présentera son grand frère. Cette rencontre sera charnière dans l’évolution religieuse de Céline, dans l’aboutissement de son amour pour dieu. Jusqu’ici elle disait être amoureuse du christ, avec beaucoup de gêne, de timidité, comme si une partie d’elle ne se faisait pas confiance. Nassir va sinon lui éclairer l’esprit, apporter une réflexion qui va l’amener à douter, d’elle-même, de ses sentiments qu’elle croyait inébranlables, de la volonté de dieu même. Un homme qui lui dit que dieu est invisible, qu’il est partout, qu’il n’est pas fait de chair, elle ne le supporte pas. « Bah non il est pas là ! Il est pas là, Yassine » s’acharne-t-elle, un moment donné, incapable d’offrir l’existence à l’invisible. Cet invisible qu’elle ne supporte plus.

     Le dieu de Nassir le convoque aux actes terroristes, lui demande de répondre à la violence par la violence. C’est cette nouveauté qui interpelle, perturbe, fascine Céline. Elle qui était la « caricature » de la passivité, se rend compte en côtoyant le monde qu’elle pourrait s’en remettre à dieu activement. Dumont ne cautionne pas cela, il montre simplement ce qui se joue dans la tête de cette jeune femme qui on le rappelle est en plein doute existentiel. Mais il y a aussi et surtout ce besoin du visible constamment, cette envie évidente de chair, d’un corps, qu’elle croit rechercher en dieu, en le christ, alors qu’il se trouve devant elle, continuellement, et bien visible. Mais cela il faudra une scène finale absolument incroyable, la plus belle de tout ce qu’a pu faire Dumont je pense : Au moment où elle avait choisi de se donner la mort, quelqu’un l’en sauve in-extremis. Dieu ? Alors dans un corps bien humain, celui d’un ouvrier qui participait à la réfection du couvent, que Dumont montrait de temps à autres depuis le début (son travail, son entrée en prison, sa sortie). Maintenant, Hadewijch, disons plutôt Céline, peut croire. Et peut s’offrir amoureusement, et physiquement. A un corps d’homme.

     La force de la mise en scène est comme souvent chez ce cinéaste intimement liée au récit. Cette grandeur qui saisit des corps perdus dans une nature proéminente. Ces cadrages très serrés sur les visages de ces mêmes corps pour saisir leurs émotions profondes. Magnifique séquence de trouble entre Céline et Yassine – Mais il y en a quelques unes – dans la cuisine de ce dernier. Elle lui prend les mains, ressent un désir très fort pour son ami. Et lui embarrassé (car respectueux de ces choix de virginité) de lui demander ce qu’elle est en train de faire, de lui dire qu’elle un peu bizarre. Le problème ici est qu’aucun des deux ne sait concrètement ce qui lui prend. Pour une fois c’est pulsionnel ce qui se passe en elle, mais elle ne sait pas ce que c’est. Dumont sait se faire radical dans le plan et la symbolique du plan. Les relations entre Céline et ses parents sont définies en deux/trois séquences, c’est suffisant. Ce cheminement elliptique qui voit Céline participer à un acte terroriste est montré rapidement. Car Dumont préfère s’attarder sur le statisme de son personnage, sur ce qu’elle ressent plus que sur ce qu’elle vit. Sur cette marche finale par exemple, non loin de l’endroit où elle a grandit, qui n’est autre que la mort d’Hadewijch pour la naissance de Céline.

     Hadewijch, surtout, est le film le plus doux de Bruno Dumont. Certes, s’y joue violence et austérité, mais sur un mode lumineux. Lui fallait-il quitter sa lande natale (Hadewijch est tourné en Belgique, à Paris, à Beyrouth) et le vent de ses dunes (Le monastère se trouve comme écrasé dans un fond de plaine, encerclé par la forêt) pour y débusquer les agencements plus directs, les ellipses plus franches ? Dumont va donc filmer Paris. Et ainsi ouvrir son cinéma vers des cimes qu’on ne lui soupçonnait pas : La finesse de ce récit d’initiation trouve écho dans la douceur de la mise en scène. Tout ce qui se joue entre Céline et Yassine sont les plus belles scènes que Dumont ait jamais tournées. On trouvait déjà ça dans La vie de Jésus mais sous des contours nettement plus écrasants.

     Julie Sokolowski est extraordinaire. On sait combien Dumont sait dénicher des perles rares, à peine promises au cinéma. Mais là, contrairement à Flandres ou plus tôt, à La vie de Jésus, le film repose entièrement sur elle, son visage, sa voix, ses contradictions, sa complexité, sa manière d’habiter le film, de déambuler dans le plan, de faire vibrer chaque strate du récit. Une illuminée qui illumine tout le film. Dumont avait pourtant rencontré Julie Sokolowski dans un bar à la sortie de Flandres. Non croyante, le rôle ne l’intéressait pas. Et pourtant, elle campe Céline avec une intensité qu’il eut été impossible de dénicher ailleurs. Disons plutôt que ça aurait modifié toute la face du film. Si la jeune actrice n’est pas branchée religion, Dumont lui offre de s’inspirer de sa propre déception amoureuse. Et c’est tout le sujet du film : L’amour de jeunesse retracée à l’aune de la quête spirituelle.

Flandres – Bruno Dumont – 2006

20. Flandres - Bruno Dumont - 2006Un cinéma au bord de la crise de nerfs.

   7.5   J’ai découvert le cinéma de Bruno Dumont avec Flandres, il y a dix ans. Un choc à l’époque. Il s’est ensuite effrité dans ma mémoire en découvrant ce qu’il avait fait plus tôt, notamment La vie de Jésus, L’humanité qui restent à mon sens plus fous, plus sidérants. J’envisage de revoir tout le Dumont d’avant P’tit Quinquin, on verra si ceux-ci ont mieux traversé le temps et les visionnages que Flandres qui m’a cette fois semblé nettement plus boursouflé dans ses intentions, moins pertinent aussi sans doute parce qu’à sa manière il tente une incursion dans le film de guerre et que c’est clairement pas les moments les plus réussis du film.

     Le choix du genre n’est pourtant qu’un prétexte pour Dumont qui filme à nouveau sa terre natale, à savoir Bailleul et le quotidien de ce fermier un brin autiste sur le point de partir au front sans trop savoir pourquoi. On croit d’abord que le film sera construit comme Voyage au bout de l’enfer : Avant, pendant et après la guerre pour le dire grossièrement. Avec la distinction bienvenue qu’ici, d’une part aucun ornement (comme le mariage chez Cimino) ne vient combler les prémisses du départ, d’autre part Dumont choisit le montage alterné pour suivre Demester sous les bombes et Barbe restée seule à Bailleul.

     Demester, comme deux autres de ses amis – qui n’en sont pas vraiment, même s’ils passent du temps avec les mêmes filles, dans le même bar – s’apprête à partir. On ne dira jamais où ils vont. A épurer à ce point la narration Dumont nous éloigne de ses personnages, oublie de créer de vrais visages qu’on voudra suivre mitraillettes en mains, qu’on aura peur de voir mourir. Parti pris louable pour ne pas tomber dans l’unilatéralité et montrer que l’horreur se situe des deux côtés, certes, mais Cimino réussissait aussi cela sans pour autant construire de héros.

     Aux extrémités pas de doute, c’est du pur Dumont, mais j’ai l’impression qu’il avait autrement mieux traité cela (La solitude, l’espace) dans ses longs métrages précédents. Au centre c’est la guerre et Dumont se laisse parfois gagner par la saynète conceptuelle, illustrative comme des passages de cruautés obligés : Baston, embuscade, viol, torture. Ça ne fonctionne pas vraiment, pour la simple et bonne raison que c’est chaque fois trop court. Et c’est finalement tous ces retours sur Barbe, enceinte à Bailleul, qui s’avèrent les plus beaux, les plus surprenants aussi, avec cette histoire de nerfs qui lâchent.

     Il serait par ailleurs intéressant de revenir sur le tournage du film, notamment sa partie tunisienne, cela permettrait de lever le voile sur son étrange (et pas toujours pertinente) construction – On apprend que Dumont a coupé énormément au montage, insatisfait qu’il était de la plupart des séquences guerrières – et de comprendre certaines disparitions : Un personnage sort clairement du film, on imagine qu’il est mort sous les bombes ou dans une exécution hors champ, après tout, venant de Dumont rien de bien surprenant. En fait l’acteur s’est tiré, en plein tournage, c’est aussi simple que cela. Dumont raconte qu’il adore ce genre d’évènement imprévu où il faut rafistoler comme on peut.

     J’aime toujours le film, pour sa sécheresse, l’immensité du paysage des Flandres, le fait qu’il soit dépourvu de musique (quand Dumont s’en passait encore) et surtout parce qu’il m’aura permis fut un temps d’entrer dans l’univers d’un cinéaste atypique, courageux, mais c’est loin d’être la confirmation de la claque reçue à l’époque. Et puis j’ai vu la fin alternative. Je ne comprends pas pourquoi Dumont s’en est débarrassé, c’est tellement puissant, violent, avec le point d’orgue parfait de la métaphore de la barbarie amoureuse qui irrigue tout le film, Adelaïde Leroux qui explose littéralement de nerfs à t’en donner la chair de poule. Dommage. Cool qu’on ait la possibilité de la voir, néanmoins.

Jeannette – Bruno Dumont – 2017

02. Jeannette - Bruno Dumont - 2017Rebelle de la dune.

   3.5   J’avais vu en P’tit Quinquin de belles promesses pour un cinéma nouveau chez Bruno Dumont. Ma Loute les avait affaiblies, brutalement. Jeannette et cette histoire de comédie musicale sur l’enfance de Jeanne d’Arc, je dois avouer que je n’y croyais pas, la faute probablement au précédent film que je ne suis pas loin, avec le temps, de trouver catastrophique, si je repense à Binoche/Lucchini et l’esprit Laurel & Hardy global. Je ne garde qu’une chose/ un personnage de ce film : Billy. C’était mon dernier mince espoir : retrouver un peu de Billy en Jeannette. Et retrouver surtout le Dumont que j’aime.

     Mais en y réfléchissant, les prémisses de ces craintes remontent à Hors Satan. Non pas au film en lui-même que je trouve très beau (quoiqu’un peu froid) mais à ma séance de Hors Satan, suivie en 2011, d’une rencontre/débat avec Bruno Dumont. J’en rêvais et j’avais été très gêné par cet orgueil démesuré qu’il affichait crânement, transpirant la persuasion d’être le plus grand cinéaste vivant et décrivant Hors Satan comme l’apogée de son œuvre avant qu’il ne change radicalement de braquet. Il avait prévenu, très sérieusement, qu’il avait épuisé son dispositif et aimerait faire du burlesque voire de la comédie musicale. On y est. Cette complaisance me dérange : L’impression de l’entendre dire qu’il pourra tout faire sans jamais renier son style, sans perdre la force de son cinéma. Finalement, c’était peut-être un peu trop programmé cette affaire.

     Quoiqu’il en soit les craintes sont apparues ici très vite, quelques secondes après l’ébahissement provoqué par ce premier somptueux plan (Quel sens du cadre, une fois de plus) où la jeune Jeanne s’extraie d’un sous-bois et son cours d’eau puis grimpe et serpente la dune. Là elle chante en priant ou prie en chantant, tu choisiras, et ce sera comme ça quasi tout le film, d’une voix aigre, que tu acceptes d’abord avant de ne plus vouloir l’entendre. Quand Hauviette apparait puis les deux bonnes sœurs jumelles, c’est encore pire. Quand la musique, celle d’Igorrr (je ne connais pas), intervient par-dessus les chants, c’est affreux. J’ai bien cru que ce serait l’enfer absolu. J’ai bien cru que j’allais pas tenir pour tout te dire.

     Car finalement on finit non pas par s’y faire, mais par trouver que la prise de risque est plus notable que la douleur qu’elle nous impose. Evidemment, on voudrait se perdre dans ces dunes de sable le long de la Meuse et non se coltiner des plans fixes sur des visages qui chantent faux et des chorégraphies franchement nases. Evidemment, on voudrait entendre le vent cher au cinéma de Dumont, plutôt que ce death métal poussiéreux. Mais pourtant, il en faut, il me semble, pour se saisir du texte de Charles Peguy de la sorte. Expérience indigeste mais qui prouve au moins que Dumont n’a pas fini d’expérimenter et se pose en Jeannette (avec beaucoup trop de complaisance quand même) au sein de son propre cinéma se rebellant contre le système et contre lui-même.

Ma Loute – Bruno Dumont – 2016

24. Ma Loute - Bruno Dumont - 2016Sous le sable.

   3.0   On ne pourra pas reprocher à Bruno Dumont de ne pas tenter autre chose ; De ne pas agrandir son champ d’action jusqu’à se fourvoyer. Son cinéma est toujours là, simplement, il s’est un peu transformé. Hadewijch, il y a sept ans, montrait un essoufflement. Hors Satan, dans la foulée, fermait la boucle La vie de Jésus / L’humanité, c’était sa limite. Pour rebondir, le cinéaste a changé deux choses. Il a d’abord injecté une star, pour la première fois dans son cinéma, c’était Binoche dans Camille Claudel, mais le personnage demandait cette présence, en somme le cinéma de Dumont se transformait mais ne changeait guère. Puis il s’est ouvert à la comédie, avec P’tit Quinquin. Si ce sont à mes yeux ses moins bons films, avant Ma Loute, ils me passionnent pour ce qu’ils représentent dans l’évolution du cinéma de Dumont, qui étire alors son dispositif, tente de s’extirper d’un monde cloisonné pour s’aventurer là où on ne l’attendais pas et pour tout dire, là où on craignait de l’y voir. Ma Loute constitue l’évolution ultime de sa mue, jusqu’à la saturation. C’est un fourre-tout indigeste qui embrasse autant Fellini que Tati, Keaton que Laurel & Hardy. Ça pouvait être génial, j’y croyais. J’aurais aimé l’adorer. J’aurais adoré accepter sa démesure. Mais c’est impossible. Déjà parce que je trouve le film, sauf à de rares exceptions, pas vraiment drôle. L’humour, difficile de se mettre d’accord là-dessus, de toute façon – Mais, en gros, ça m’évoque Les caprices de Marie de Philippe De Broca, ou plus récemment le Tip Top de Serge Bozon, des trucs qui doivent probablement faire rire plein de gens, mais que moi je trouve insupportable. La faute aussi à la certitude que le film semble imposer dans chaque plan d’être le pionnier d’un mélange nouveau. On retrouve les gueules habituelles des films de Dumont, oui, mais on doit aussi s’en farcir d’autres, qu’on ne veut vraiment pas voir ici. Ce mélange entre acteurs non professionnels et stars crée un gouffre gênant puisque Dumont tente d’y mettre le même humour décalé partout. L’effacement forcé de Tedeschi, les grimaces et la démarche bossu de Luchini, les geignements à n’en plus finir de Binoche – Je ne veux plus jamais les voir ces trois-là. Toutes les séquences chez les Van Peteghem sont nulles, laides, assourdissantes. Toutes celles avec les deux flics, copie conforme de ceux de Quinquin, m’ont gonflé. Reste alors tous ces instants avec les Brufort, qui m’ont arraché quelques sourires, voire deux/trois fou rire. La comédie, c’est là qu’elle se joue je pense. Dans ces innombrables traversées de marécages. Dans ces dégustations gore de bourgeois déchiquetés. Il y a aussi une grande trouvaille, une seule, en fin de compte : Billy. Personnage androgyne magnifique. Acteur (actrice ?) qui dévore chaque plan par son silence, la puissance de son regard, l’étrangeté de sa démarche. Et dans la relation qu’ils entretiennent lui/elle et Ma Loute une approche qui peut rappeler cette merveille qu’est La vie de Jésus. J’aurais voulu rester avec eux et/ou la famille Brufort en permanence, ce qui équivaut à rester dehors, en fait, car Dumont outre les visages a toujours su filmer ses extérieurs comme personne, capter une respiration inconnue et faire exploser un univers sonore d’une richesse qui n’a d’égal que la folie de sa quête. Il ne reste ici que des bribes de ce plaisir, souvent noyés dans une succession de bruits et de grincements appuyés qui dans leur excès alourdissent le film de manière définitive. Alors c’est vrai qu’on n’a jamais vu ça. C’est vrai que le film est anormalement gore, trop extrême pour ne pas en rire, trop en surrégime pour s’y lover comme on pouvait le faire auparavant chez Dumont, même dans P’tit Quinquin. Il n’y a plus de limites, plus de lois physiques, plus de scénario, plus aucune concordance dans les enchainements et les dialogues. Mais purée, ce que ça peut être lourd. Trop immédiat pour faire date. Trop auto-satisfait pour offrir de véritables envolées, tant c’est un festival de mini-saynètes sans queue ni tête. Un bd mal transformée. Ce qui ne trompe pas : Chez les Brufort on ne comprend rien mais on comprend tout. Chez les Van Peteghem c’est l’inverse. J’étais ravi de voir Dumont changer de cap. Mais je dépose les armes. Rendez-moi l’ancien, please.

12

Catégories

Archives

décembre 2024
L Ma Me J V S D
« nov    
 1
2345678
9101112131415
16171819202122
23242526272829
3031  

Auteur:

silencio


shaolin13 |
Silyvor Movie |
PHILIPPE PINSON - ... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Playboy Communiste
| STREAMINGRATOX
| lemysteredelamaisonblanche