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Beau travail – Claire Denis – 2000

Beau travail - Claire Denis - 2000 dans * 100 beau-travail

Le petit soldat.    

   10.0   Chez lui, à Marseille, un homme se souvient du temps passé en tant qu’adjudant dans la légion étrangère à Djibouti, de ce quotidien si bien huilé, ordonné avant qu’un élément vienne perturber la machine.

     C’est un peloton de la légion perdu en plein désert africain, comme abandonné. Une vingtaine de jeunes recrues partage leur temps entre l’entraînement sportif, les simulations de combat, la lessive, le repassage, la cuisine, la garde et quelques sorties dans les bars de la ville. La routine, dira l’adjudant. Mais nous voyons tout cela comme porté par un envoûtement permanent, le film commence sur une très belle séquence dansante, puis se poursuit par les ballets de corps de légionnaires dans le climat aride et ce sable qui voltige en permanence rendant l’expérience limite cosmique. C’est comme un doux voyage, alors que ce pourrait être extrêmement violent.

     La preuve durant certaines scènes d’entraînement où la cinéaste filment les corps dans les obstacles, qui sautent, rampent, s’agrippent, mais nous ne voyons rien de ces parcours, les plans sont fixes, chaque légionnaire passe alors sous nos yeux, on dirait vraiment un ballet de gymnastes. Les dialogues sont déjà très rares, dans ce genre de séquence aérienne ils n’existent plus, tout passe par l’expression corporelle. Dans une scène similaire on découvre le camp encerclé par le sable à perte de vue, depuis un bateau qui traverserait le fleuve, pendant que chaque homme s’adonne à l’une de leurs responsabilités quotidiennes.

     Il y a aussi la voix de l’adjudant Galoup dans Beau travail, parcimonieuse, si discrète, sous forme de voix-off. Elle accompagne certaines images, parfois elle ne concerne pas ce que l’on voit. Cette voix ce sont comme des pensées, réfléchies, une recherche dans la mémoire, avec beaucoup de recul sur ce passé. L’ex-adjudant semble dire qu’il vivait durant cette période de sa vie, qu’il a perdu ce goût là aujourd’hui. La légion c’était sa vie, ce qui faisait son personnage. C’était un jeu aussi. Un perpétuel concours d’admiration réciproque avec son commandant, un respect mutuel éternel avec sa légion. C’est l’histoire d’un homme perdu, qui a donné toute sa vie à une situation qui lui a échappé, à un schéma de vie qu’il vivait comme s’il rêvait. Sur la forme, étant donné que l’on est véhiculé par les souvenirs d’un homme, il y a parfois des discontinuités, des déstructurations, comme des éléments racontés comme ils viennent, à la volée. Du coup, dès la première séquence de danse, on peut sentir un premier affrontement du regard entre l’adjudant et son légionnaire.

     Car c’est aussi une affaire de jalousie. C’est une nouvelle recrue, Gilles Sentain, qui devient la cause de sa perte. Cette admiration générale centrée sur ce garçon, légionnaire parfait, héroïque à ses heures, toujours disponible. Galoup souffrira beaucoup de cette nouvelle grande présence qui lui fait de l’ombre, principalement auprès du commandant, dont il ne voit là qu’infidélité. Il y a quelque chose d’Apocalypse now là-dedans. Rappelons que le film de Coppola n’est qu’illusion et désillusion sur la fascination d’un homme pour un autre, d’un homme pour une figure emblématique. Le rôle du colonel Kurtz pourrait alors avoir échoué au commandant dans Beau travail, jusque dans leur aspect physique, tellement proche. Et puis il y a un travail similaire sur l’apprivoisement des corps dans un lieu singulier (le long d’un fleuve pour l’un, le désert pour l’autre) et source de folies, de sentiments à leur paroxysme renforcés par l’étrangeté des lieux.

     Dans cette façon de travailler les corps, de les rendre si magnétiques (à l’image de cette séquence musicale où les recrues doivent effectuer une accolade intense musculairement) il y a comme une poussée maximale de l’admiration de l’autre qui amènerait ici à des pulsions homosexuelles refoulées, et symboliserait ce triangle Commandant/Adjudant/Légionnaire comme un amour impossible. Je crois qu’il n’est pas exclu d’y avoir songé, tant les sentiments sont justement décuplés par l’isolation du lieu et par l’entière proximité jour et nuit entre chacun de ces hommes, abandonné dans une immensité dans leur état primitif. Claire Denis filme l’éclosion d’un amour et tout ce que cela engendre, dans la plus pudique de sa représentation.

Trouble every day – Claire Denis – 2001

trouble-every-day_vincent-galloLes prédateurs.

   8.5   Comment parler de la pulsion cannibale par le plaisir sexuel sans jamais en évoquer le nom, sans même jamais vraiment parler de maladie ? Les deux personnages que sont Coré (Béatrice Dalle) et Shane (Vincent Gallo) éprouvent ce même désir pour des relations plus que violentes, puisqu’elles se terminent systématiquement par la mort de leur vis-à-vis. Enfin, cela est vrai pour Coré, que l’on voit littéralement enragée pendant tout le film, uniquement protégée par son mari (Alex Descas) médecin, j’y reviens. Tandis que Shane intériorise tout, il est en voyage de noces avec sa petite amie mais il est en bataille permanente avec ses pulsions qu’il sait dévastatrices. On vit le mal être de cet homme au quotidien et s’il semble plutôt inoffensif avec sa femme dans un premier temps, on verra plus tard des marques de morsure dentaire sur son corps, et même nous verrons un acte sexuel incroyablement triste, avec une femme impuissante devant les sensations quasi incontrôlables qu’est en train de vivre son mari, condamné à jouir dans les toilettes pour éviter le massacre. Il y a d’un côté l’histoire d’une fille sans scrupules, qui déguste au sens propre des proies humaines, aidée par son homme qui passe derrière, cache les corps et la nettoie, qui ne trouve aucun remède, dans une société qui se ferme littéralement à ses angoisses, à ses appels au secours. Il y a d’un autre côté l’histoire d’un homme qui tente de lutter contre ça, qui s’acharne à trouver des solutions pour palier à ses désirs inavouables. Il ira jusqu’à tuer cette sorte de mère spirituelle dans une scène déchirante. Plus tard, peut-être se croyant guéri de ses maux, il s’apprête à séduire une jolie femme de chambre, avec qui les regards se faisaient chaque fois plus intense depuis son arrivée sur Paris, mais lui fait l’amour à sa manière, la tue en lui dévorant le sexe. Scène quasi insoutenable.

     Je raconte l’histoire comme si elle était si simple, si lisible, mais c’est oublier de dire combien la mise en scène de Claire Denis, toujours très aérienne et charnelle, contourne toutes les facilités et nous raconte des tourments intérieurs plus que des violences sexuelles. C’est bien simple, Claire Denis déréalise tellement les attributs dramatiques autour de ses personnages victimes éphémères qu’elle se concentre sur le mal-être de ses bourreaux. Même les deux personnages qui côtoient nos deux malades n’ont pas réellement d’épaisseur, ça peut gêner. Il y a donc Dalle et Gallo. Ils sont magnifiques. Et la cinéaste arrive à trouver des trucs sensationnels en filmant leurs corps, leurs regards. On est constamment sous pression, dans une attente inconnue. Quand on pense que la jeune femme va surmonter ses pulsions carnassières en séduisant un petit jeune (Nicolas Duvauchelle) de manière très belle, très érotique, très calme, c’est finalement un carnage absolu, à en peindre les murs avec des boyaux. Quand on croit au retour du désir habituel, au sens non cannibale de l’homme, la machine se vrille et casse nos espoirs. Cette maladie si étrange est alors vécue comme une maladie incurable, uniquement battue par le mort elle-même. C’est d’une infinie tristesse.

     L’anthropophagie sexuelle me rappelle les figures habituelles du mythe vampirique. Coré et Shane apparaissent ainsi ou du moins à quelque chose qui ressemblerait à la figure du vampire. Dans leur façon de se déplacer, c’est la caméra de Claire Denis qui guide leur mouvement, on ne sait plus s’ils gravitent dans Paris de façon humaine ou non. Dans la séquence au tout début ou Coré dévore une de ses proies, elle nous apparaît sûr d’elle, invulnérable, complètement animale. Et la séquence se déroule de nuit. L’obscurité sera un motif récurrent puisque à chaque acte sexuel montré où l’un finit par être dévoré, cela se déroule de nuit si l’on est en milieu naturel, ou dans la pénombre si nous sommes en lieu clôt. On peut terminer cette analogie avec la figure du vampire en évoquant la mort de Coré : Shane l’étouffe et la laisse périr dans les flammes dans lesquelles son corps s’embrasera. La scène est déchirante.

     Récemment, un film est sorti sur la comtesse Bathory, un film de Julie Delpy. On y découvrait le désir d’une femme de dévorer le sang de ses servantes qui pensait-elle, devait lui rendre sa fertilité, sa jeunesse. C’est un très beau film sur la peur de la mort. Le sang est une dominante dans les films de genre, on en voit à outrance chez Roméro par exemple, et ces zombies qui se nourrissent du sang des humains. Rarement dans un film nous n’avions cette sensation nouvelle qui traverse le film de Claire Denis, que l’être humain aime la chair, aime le sang, mais que c’est la société et ses mœurs qui l’empêchent d’accomplir certaines envies. Lors d’un rapport sexuel, si l’on se plait à mordiller, fouiner, palper, caresser, embrasser, lécher c’est aussi par pur plaisir charnel au sens moral, parce que l’on s’est toujours arrêté avant la blessure. Coré n’a plus cette limite morale. Durant la séquence la plus éprouvante du film, elle est séduite par un jeune venue la délivrer de sa chambre transformée provisoirement en prison par son mari pour qu’elle ne réitère pas ces pulsions, puis pendant qu’ils font l’amour, elle le dévore dans le cou, puis le visage, elle ne mordille plus mais plante ses crocs. Puis elle jouit de ce plaisir là : lécher les plaies (On pense à Cronenberg), y enfoncer ses doigts, se frotter de tout son corps contre son jouet ou sa proie, tel un vrai prédateur animal.

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