Archives pour la catégorie David Cronenberg

Les crimes du futur (Crimes of the future) – David Cronenberg – 2022

01. Les crimes du futur - Crimes of the future - David Cronenberg - 2022Faux espoirs.

   5.0   Probablement le film qui me faisait le plus saliver depuis le début de l’année : J’étais persuadé de retrouver le Cronenberg qui me manquait, celui de Crash, de Faux-semblants, d’Existenz, de Chromosome 3 à la seule découverte du pitch : « Dans un futur proche, tandis que le corps humain est l’objet de transformations physiques nouvelles, le célèbre artiste Saul Tenser met en scène l’extraction de ses organes et tumeurs, dans des spectacles d’avant-garde ». J’en rêvais (et en tremblais) déjà. Le pire étant que ça ne s’arrête pas là : Il y a aussi ces enquêteurs du bureau des organes, le meurtre d’un enfant se nourrissant de plastique et un simili groupe terroriste sur le point de révéler l’ultime mutation génétique. J’en faisais déjà des rêves, des cauchemars. Je voyais un truc sombre dans la veine de la fin de Crash (« maybe the next time, darling ») mais à l’échelle de l’humanité tout entière. A l’échelle de la fin du monde. Je voyais le chef d’œuvre. Il restera sur le papier, malheureusement. Car le film ne m’a rien offert de plus que cette promesse sinon le relatif plaisir de la compilation. Il a glissé sur moi. L’impression d’être face à un Cronenberg de synthèse, beau mais désincarné, avec quelques fulgurances éparses (les séquences le long des ferries rouillés échoués, dans un crépuscule orangé, superbes) mais surtout beaucoup de déception (la pauvreté visuelle des machines, par exemple) et d’ennui. A vrai dire je l’ai déjà oublié.

Rage (Rabid) – David Cronenberg – 1977

???????????????????????????????????????????????????????????????First blood.

    7.0   Après un accident de moto qui la brûle grièvement, Rose est opérée d’urgence dans l’hôpital privé le plus proche où le Dr Keloid, chirurgien esthétique, va en profiter pour expérimenter une nouvelle technique de greffe de peau. Un mois plus tard, Rose se réveille de son coma et son métabolisme s’est transformé. Elle ne digère plus la nourriture, doit se nourrir de sang humain à l’aide d’un nouvel organe prenant l’apparence d’un dard phallique rétractable qui sort de son aisselle. Dès lors ses victimes sont contaminées et développent une épidémie aux symptômes proche de la rage.

     À l’instar de Shivers juste avant, Rage, deuxième long métrage de Cronenberg, pose les bases solides (Mais encore en gestation) d’une filmographie cohérente qui aboutira à Crash, chef d’œuvre absolu, qui prolonge sa fascination pour la chair, la mort, la mutation du corps, les mutilations. Rage est encore un cinéma ultra fauché, avec une esthétique de film d’exploitation – appuyé par la présence de Marilyn Chambers, star du cinéma porno, qui incarne le rôle principal – dans un Montréal cauchemardesque plongé en pleine loi martiale. Le film est parfait à revoir aujourd’hui pour sa dimension politique et cette obsession pour le certificat vaccinal antirabique. Pas loin d’avoir adoré.

Frissons (Shivers) – David Cronenberg – 1976

01. Frissons - Shivers - David Cronenberg - 1976Parasite.

   5.5   La découverte tardive du premier long métrage d’un auteur aussi important que Cronenberg permet en grande partie de détecter les prémisses des thématiques à venir. En ce sens, Shivers ne déçoit pas. C’est déjà du pur Cronenberg. En collaboration avec Roger Corman et Barbara Steele, ce premier long s’inscrit dans un genre peu noble, entre le cinéma érotique et bis – et distribué comme tel, dans la mouvance du « cinéma d’exploitation ». On peut associer ce mode de production au Piranhas, de Joe Dante, par exemple. Mais chez le canadien, l’obsession c’est d’emblée le corps et la technologie, virus et contamination, complot politique et environnement post-moderne. Dans Shivers, des parasites créés par un savant fou, s’infiltrent dans les corps des habitants d’une résidence de luxe ultra-moderne, et les transforment en maniaques sexuels. En plus de ressembler à un hideux sexe masculin, le virus s’agrippe, brule, détériore et s’introduit absolument partout : à l’image de cette mémorable scène dans une baignoire. De visions folles, le film en est bondé, aussi bien dans les diverses relations sexuelles qu’il crache dans quasi chaque plan que dans le suivi visible ou non (Alien s’en souviendra) du parasite. Mais il fait aussi office de pot-pourri où toutes les limites sont repoussées, où toutes les pulsions gores de son auteur sont jetées pêle-mêle dans une succession de vignettes aussi réjouissantes qu’hasardeuses et épuisantes. Et le film ira jusqu’au bout, ne cherchera pas à rétablir quoi que ce soit, glissant inexorablement vers une barbarie régressive et une allégorie visionnaire des années Sida à venir.

La mouche (The fly) – David Cronenberg – 1987

05. La mouche - The fly - David Cronenberg - 1987Beyond the flesh.

   9.5   Ce n’était pourtant pas une découverte mais purée, c’est bien la première fois que ça me saute à ce point aux yeux : Quel chef d’œuvre, nom de dieu ! Là à chaud, je trouve ça presque aussi génial que Crash et au moins aussi puissant que Faux-semblants. Ils constituent tous trois ce qui caractérise le mieux Cronenberg à mes yeux : Toute sa subtile démesure, sa fascination pour la chair, la déformation, les monstruosités domestiques, tout cela explose littéralement dans cette fusion improbable entre la pure série B, la fable horrifique, la romance et le mélodrame – Car c’est aussi un grand film déchirant sur la maladie et la solitude qu’elle génère. Et puis il y a derrière ce mélange des genres une vraie signature. Dingue ce que j’aime cette veine-là de Cronenberg.

     Ce qui est très beau c’est qu’au-delà du crescendo dégénérescent dont on pourrait penser qu’il est un peu gratuit existant uniquement pour te filer la nausée, le film me semble être un cri d’amour pour ses personnages. Cronenberg construit une histoire d’amour bouleversante qui n’a pas le temps d’être consommée dans les coutumes confortables. Seth, le scientifique et Veronica, la journaliste ont à peine le temps de rêver de leurs vacances, que le film bascule dans le malaise, le trouble, l’épouvante puis l’horreur. Surtout ce qui m’a fasciné dans ce nouveau (Troisième ? Quatrième ?) Visionnage c’est de voir Cronenberg détourner cette à priori banale affaire de triangle amoureux et de mélodrame de chambre : C’est l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme. Ils vont tomber amoureux l’un de l’autre puis il tombe malade. Elle découvre qu’elle est enceinte de lui. Se transformant à petit feu sous ses yeux, elle va l’aider à mourir. Ça pourrait être le truc le plus glauque du monde, mais l’auteur en brise tous les enjeux.

     Le geste initial de Seth témoigne lui aussi d’une grande humanité, puisque son désir de téléportation des corps (Plutôt de désintégration d’un côté pour une reconstruction moléculaire de l’autre) n’a jamais vocation d’alerter le monde ni de recevoir le prix Nobel. C’est comme s’il le faisait pour lui, pour remplacer le transport qu’il déteste – Voire cette séquence en voiture au tout début qui le rend malade. S’il souhaite revendiquer avoir créer le déplacement instantané, il veut avant tout téléporter un corps et non une réplique incomplète de ce corps. L’expérience sur le morceau de viande raconte tout, aussi bien d’un point de vue diégétique (On évite de sacrifier un autre singe) que d’un point de vue théorique : éternel questionnement autour de l’original et sa copie.

     Dans sa dimension horrifique rien ne laisse pourtant présager d’une telle fin : L’homme-mouche qui s’en va sauver sa belle et sa progéniture façon super héros tandis qu’il n’est plus qu’une bestiole répugnante. Il y a ce regard, surtout et cette main, venant saisir l’arme à feu, pour que Veronica l’achève. J’avais oublié ce que racontait cette fin. Ni plus ni moins que le monstre est visible mais que l’être humain, sous sa couche de monstruosité et de cruauté, est toujours là et doué de sa capacité de libre-arbitre. Une fin qui rappelle d’ailleurs beaucoup celle de Gremlins (sorti deux ans plus tôt, je crois) dans la mesure où la bête s’est là aussi transformée outrageusement jusqu’à ne plus ressembler du tout à son apparence originelle. J’aime énormément le film de Joe Dante, c’est un film-doudou, mais ici, et c’est tout le génie de Cronenberg, avant de se faire exploser le crâne, la bête te fait chialer. Et puis il n’y a rien derrière, le film se clôt là-dessus, nous laissant dans cet amas de chair informe, fumant dans la pénombre de cet entrepôt de génie qui n’est plus que le sanctuaire d’un carnage tragique.

     On est vraiment au-delà de ce qu’on est en droit d’attendre à la fois d’un réalisateur qui a déjà mis la barre haut (Chromosome 3, Dead Zone, Videodrome) mais aussi d’un film horrifique traditionnel. Ça va tellement plus loin. Et puis c’est un modèle de mise en place c’est ahurissant. Avec ce qu’il faut d’image/clin d’œil à l’évolution du récit – Cette impression déstabilisante que Seth est un insecte avant de fusionner avec, qu’il est luisant avant de vraiment transpirer de tous les pores, qu’il est velu avant d’avoir des poils drus partout, qu’il déambule bizarrement avant de marcher au plafond. C’est un monstre déguisé, qui enfile les mêmes vêtements chaque jour, vit dans un immeuble délabré qu’il semble seul à habiter. Sa façon de bouger, parler, manger est aussi déjà en décalage.

     Lorsque Seth demande un objet ou un bijou à Veronica, elle lui donne ses bas, premier échange érotique entre eux autant qu’il annonce autre chose, c’est comme si elle retirait sa seconde peau. Plus loin lors de leurs ébats Seth se plante un morceau de métal dans le dos, un bout de machine quelque chose comme ça, écho subtil à l’atroce fusion finale dont il sera victime avec la cabine de téléportation. Il y a déjà ce lien étroit et fusionnel entre l’homme et la machine qui culminera dans Crash avec la voiture. Il y a déjà cette dimension métallique, cette fascination pour les inventions affreuses qui parcourront bientôt Faux-semblants. Et le corps qui meurt, se pare de cicatrices, pustules, plaies. Véritable désintégration, visible alors qu’elle demeurait hors champ et abstraite d’une machine à l’autre.

     Comment ne pas évoquer ce crescendo horrifique, au moyen de savantes séquences entrées dans la postérité ? La toute première – elle te saute à la tronche sans que tu l’aies vue venir – c’est le babouin, qui entre dans un ovoïde et que l’on retrouve dans celui d’à côté désintégré dans un amas de chair dégoulinant accroché à un squelette informe. Tu crois alors que le film est lancé sur la pente de l’horreur, mais il va pourtant prendre son temps avant de balancer une deuxième salve : Elle intervient après la fusion génético-moléculaire Seth-mouche, alors qu’il se retrouve dans un bar, survitaminé, et qu’il fait éclater le radius d’un type au bras de fer. Plus loin, alors qu’il fait connaissance avec son corps en métamorphose, il se décolle les ongles, avant qu’une giclée de pu ne sorte de ses doigts comme on exploserait un kyste. Si t’es en train de manger, c’est mort. Dès lors, plus aucun filtre. Incroyable d’ailleurs de constater combien les effets spéciaux sont toujours aussi puissants trente ans plus tard, à l’ère numérique.

Maps to the stars – David Cronenberg – 2014

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Les damnés.

   6.0   Alors, alors, alors. C’est beaucoup mieux que Cosmopolis, déjà, ce n’était pas compliqué en même temps. Cronenberg retrouve l’émotion. On est loin de Crash bien sûr, mais je me suis fait à l’idée que Cronenberg ne retrouvera jamais la verve de son âge d’or. C’est donc un sous Crash. Peut-être même un sous Mulholland drive. Mais il y a quelques idées fortes et on retrouve sa fascination pour les abominations physiques – Une jeune femme couverte de cicatrices suffit. Finis les tunnels de dialogues, place à une folie plus traditionnelle mais non moins jubilatoire. Jusqu’à voir Julianne Moore en train de se faire prendre par Robert Pattinson dans une limousine – relents du film précédent. Qui n’est pas l’unique séquence où elle apparait en situation inconfortable puisqu’on peut aussi la voir faire quelques pets sur le trône. Moins glamour tout de suite. C’est vrai que les personnages sont assez mal esquissés. Mais ça fait partie du jeu et de ce qu’il dépeint mais bon, dans ce cas il faut une ambiance forte, un travail compensatoire sur la forme. Des idées de génie. Comme ces fêlés qui reproduisaient ad aeternam l’accident de James Dean dans Crash, voilà une idée proprement hallucinante. C’est parfois un peu lourd et facile (voire ridicule : L’effet spécial abominable de l’immolation) mais dans l’ensemble le film me plait beaucoup. L’horreur dans la vision d’Hollywood de Cronenberg c’est celle que traversent les enfants. C’est un film sur les enfants d’Hollywood en fait,  un film d’horreur avec des gosses. Cette seule idée me fascine autant qu’elle me terrifie. C’est un film sur l’enfant star, déchu né, consanguin tout ça. Le jeune là me traumatise, avec son cou improbable. Sorte de Freaks new age. Ou de Joffrey Baratheon moderne.

 

Faux-semblants (Dead ringers) – David Cronenberg – 1989

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Evil twins.    

     9.0   C’est un thème musical aussi triste que mystérieux qui accompagne ce générique de début de film dans lequel des images comprenant outils de chirurgie et dessins de fœtus jumelés préparent calmement le mélodrame que l’on s’apprête à voir. C’est vrai que le genre est assez nouveau chez Cronenberg, à cet instant de sa carrière. On est encore habitué à ses films de série B englobant toute la période Rage/Scanners/Chromosome3 et sous le choc de ses précédentes réussites que sont entre autres Dead zone/Videodrome/La mouche. C’est d’ailleurs de ce dernier que Dead ringers semble se rapprocher, en tout cas d’un point de vue émotionnel, La mouche déployant cette même intensité dans son dernier quart avec cette transformation fulgurante et effrayante qui écrasait sans demi-mesure l’histoire d’amour que le couple Davis/Goldblum avaient formés. Le monstre accouchait dans la banalité. C’est aussi une histoire d’amour qui est la cause d’un dérèglement absolu ici. Elliot et Beverly Mantle sont deux gynécologues réputés et admirés, complètement dévoués. Ils ont aussi la particularité d’être des jumeaux indissociables. Si bien qu’ils se partagent leur vie. La notoriété, leurs idées, leur appartement, les patients, les femmes. Il arrive à Elliot d’être Beverly, à Beverly d’être Elliot. Autour d’eux, les gens n’y ont toujours vu que du feu.

     Mais ce secret est sur le point d’être démasqué. En la présence d’une jolie patiente, Claire Niveau (Geneviève Bujold), célébrité auscultée pour stérilité, qui devient bientôt une de leur conquête. Non pas qu’elle soit plus perspicace que les autres, simplement, Beverly, le plus frêle des deux, en tombe bientôt amoureux, sentiment nouveau pour lui, qui a toujours vécu dans l’ombre de son frère, qui lui refilait ses filles, lui faisant profiter de ses facilités d’approche. Quand la jeune femme soupçonnera le grossier subterfuge, la machine aura déjà déraillée. Quand Beverly, abandonné par cet amour, plonge dans un état léthargique qu’il compense par les médicaments c’est Elliot qui tentera de le tirer de là, avant de lui aussi plonger dans les abysses de la drogue, pendant que Beverly deviendra fou, avec une seule idée en tête, la fabrication d’outils pour femmes mutants, des trucs inimaginables, qu’il entretient depuis la connaissance du corps de Claire, doté d’un utérus à trois entrées. Sorte de cauchemar permanent qui l’empêche systématiquement de penser à autre chose qu’à Claire, allant jusqu’à devenir dangereux pour ses patients.

     Plus qu’une réflexion sur le double, Dead ringers semble parler de ces liens indéboulonnables. Deux hommes qui n’ont plus vraiment d’identité propre sinon celle de la combinaison avec cet autre depuis la naissance. C’est la prise de conscience sur le tard d’une dissociation de deux êtres qui se croyaient identiques. C’est par l’amour et le désir que cette rupture va arriver. Beverly tentera vainement de s’extirper d’Elliot, comme s’il cherchait quelque chose qu’il n’avait jamais soupçonné, qui ne lui avait jamais traversé l’esprit : Ne plus jamais dépendre de son frère. Une séquence onirique très forte voit Beverly au lit avec Claire, observés par Elliot assis à côté, ce qui répugne le frère amoureux qui voudrait se séparer de ce lien organique – Cronenberg comme a son habitude (plus tard il y aura Existenz) montre un morceau de chair – comme un grand cordon ombilical – qui fait la liaison entre les jumeaux – dans lequel Claire tente de mordre pour les détacher. Il y a bien une volonté de se séparer de son frère, mais aussitôt c’est comme si celle-ci disparaissait. Ça ne peut donc que mal finir. De cette saturation, cet emprisonnement physique et mental naît une forme de mélange d’envies, d’amour, de drogue, de chair, de mort. L’issue promise par le titre aura lieu dans un carnage de sang et de larmes aux confins de la folie, qui en fait l’un des films les plus tristes et beaux de son auteur. Cette empathie en permanence pour ses personnages, Cronenberg l’intensifie par la dramaturgie. De cet enfermement, cette réclusion en marge de la société(jamais nous ne verrons le cabinet des Mantle du point de vue d’un patient) le cinéaste tire une sensibilité extrême entre les deux frères, qui s’aiment à en mourir. Deux frères, un esprit, deux corps. Puis un corps pour deux esprits. C’est là que se joue cette terrible tragédie… Le double jeu de Jeremy Irons, qui arrive non sans ambiguïté à offrir deux personnalités bien différentes se faisant face, à travailler l’individu de manière que l’on différencie peu à peu assez facilement les frères Mantle, est le tour de force magnifique du film.

Crash – David Cronenberg – 1996

couple-crash-31Maybe the next one, Darling.

      10.0   Ce qui frappe dans Crash c’est la vitesse avec laquelle on entre dans le vif du sujet. Pas d’installation préalable qu’on qualifierait de commune, le film montre dans sa première séquence, une femme se frotter sur le cockpit d’un avion de tourisme, avant qu’un homme lui fasse l’amour. Dans la séquence suivante, un homme fait l’amour à une fille dans une sorte de bureau ou des coulisses de ce qui semble être un lieu de tournage. Plus tard on apprendra que la première femme et le deuxième homme sont ensemble, mais qu’ils s’ennuient, et pour palier à cet ennui passent du bon temps ailleurs, probablement pour se retrouver. C’est un point de départ. Un constat clinique et triste d’un couple qui s’emmerde. Non pas vraiment qu’ils s’emmerdent ensemble, mais que le sexe comme simple répétition au quotidien les emmerde. Il leur en faut davantage. Lors d’un trajet en voiture, alors que James malveillant cherche des papiers plus qu’il ne regarde la route, il se retrouve sur la voie d’en face et heurte de plein fouet un véhicule venant vers lui en sens inverse. En état de choc mais bien vivant, il ne bouge plus. Le conducteur de la voiture d’en face a terminé la collision dans son pare-brise, on se doute qu’il est mort sur le coup. Sa femme, passagère, elle-aussi est en état de choc, hébétée mais bien vivante. Elle laisse échapper un sein de son chemisier en détachant sa ceinture de sécurité. C’est l’image la plus récurrente de Crash : ce sein qui sort de son revêtement. Je vais tenter d’y revenir.

     C’est à l’hôpital, ou plutôt dans cette espèce de clinique délaissée que le destin de James va se jouer. Alors qu’il se fait à ses nouvelles cicatrices, qu’il réapprend à marcher, le médecin qui s’occupe de lui, qui se dit photographe médical mais semble être bien plus attaqué que ça, paraît éprouver une fascination pour lui, ses cicatrices, ses marques. Lui-même, alors que l’on voit pour l’instant que son visage, est scarifié de partout. Le ton est donné une fois de plus, on est inquiet, pourtant il se dégage une sérénité assez improbable et l’on n’est pas au bout de nos surprises.

     La scène apogée du film, qui fonctionne comme un aiguillage nouveau, vers lequel tout va s’orienter, c’est la reconstitution d’un accident célèbre par Vaughan le médecin photographe très bizarre, dans une sorte de secte clandestine en plein air. Auparavant on aura vu notre homme blessé séduire la femme de la victime, faire l’amour plusieurs fois dans la voiture, sa nouvelle, qu’il a acheté (parce qu’il conduit à nouveau) le même modèle que son épave accidentée. C’est ensemble qu’ils iront à ce show des plus étranges. Le spectacle du soir c’est la reconstitution minutieuse de l’accident de James Dean, dont Vaughan et deux autres cascadeurs seront les acteurs, réalisant le tout sans trucages ni même ceintures de sécurité. Tout se vit alors au rythme de cette fascination perverse pour l’accident de la route, le danger tout particulièrement et les pulsions désireuses que cela procure. Le climat du film devient alors très sale, de plus en plus répugnant. Ça commence dans la maison de Vaughan, sombre, glauque, et la rencontre avec cette femme, Gabrielle, accidentée de la route elle aussi, réduite à vivre avec des cicatrices énormes et une prothèse métallique qui lui permet de se déplacer, dans l’impossibilité de plier ses jambes. On découvre une salle entièrement vouée aux accidents célèbres, blindées de photos d’archives. Et toujours cette fascination, de plus en plus installée (la progression se fait au rythme de James Spader, qui se laisse happé chaque fois davantage). Quand il demandera à Vaughan d’expliquer le pourquoi de cette passion il mettra d’abord en avant la fascination pour le remodelage du corps par la technologie. Mais plus tard il avouera le véritable dessein de ces expériences sans limite. La recherche d’une forme de symbiose orgasmique absolu lié au plaisir de la chair, de la voiture tout en ayant conscience de la mort.

     C’est seulement après qu’on aura droit à une séquence absolument incroyable, le genre de scène de cinéma qu’on oublie pas. Tout se passe lors d’un lavage automatique. James est au volant et observe sa femme Catherine et Vaughan sur la banquette arrière faire l’amour violemment. Il observe comme il observait le trafic à la fenêtre de son appartement. Plus par les jumelles mais par le rétroviseur intérieur. Même satisfaction, même fascination, même excitation. Toute cette scène est rythmée par le bruit incessant de la machine de lavage, le bruit du plastique sur le métal, l’eau qui se déverse, les boudins qui frottent, tout devient sexuel, mécanique et charnel. Ça ne sent pas l’essence ni le savon, ça sent la transpiration, la mouille et le sperme. C’est crade et en même temps c’est excitant. C’est d’autant plus déstabilisant que c’est la première véritable scène de ce genre, après il y en aura d’autres.

     Dans Crash, la voiture devient prolongement du corps humain, de toute façon c’est ce qu’elle est d’une manière ou d’une autre, mais Cronenberg accentue cela, cette impression de deux en un, d’objet/humain homme/objet. Tout apparaît tel un contrepoint selon lequel l’homme évoluerait de façon artificielle voire machinique quand sa voiture prendrait l’apparence humaine. Dans La mouche il y avait déjà ce glissement, cette métamorphose d’union entre l’homme et l’animal puis l’animal/homme avec la machine. Ce n’était que dans un seul sens. Dans Crash c’est beaucoup plus subtil puisque l’on ne distingue plus bien la différence. Est-ce que l’un devient plus humain ou est-ce que l’autre devient plus machine ? Cet aspect est renforcé très vite dans le film avec dans un premier temps la réparation du corps, Vaughan (Elias Koteas) dit lui-même sa fascination pour la technologie comme remède aux plaies corporelles. L’homme n’est alors plus qu’un bout de tissu que l’on rafistole, un objet que l’on recolle, une plaie que l’on suture. Il n’est plus que minerves et prothèses, bouts de métaux réparateurs en tout genre. Dans un deuxième temps l’impression de voiture comme entité presque vivante, charnelle. Il y a tout un parallèle intéressant sur la place de l’objet métallique aujourd’hui, et tout particulièrement la voiture, associée au plaisir passionnel, une certaine beauté inanimée que l’on chérit, que l’on désire, que l’on nettoie, que l’on change, que l’on observe, dans laquelle on vit. Beaucoup aujourd’hui sont fascinés par elle, la vitesse qu’elle procure ou simplement la beauté de l’objet en tant que tel. Ça c’est pour ce que l’on voit, ce qui saute au yeux. Pour le reste, la voiture est aussi associée au danger, elle est arme de destruction, instrument de mort. Il faut voir à quelle fréquence on est asséné de spots publicitaires sur le danger de la route, ou simplement du nombre d’accidents mortels qui font notre quotidien. C’est cette idée là qui intéresse tout particulièrement Cronenberg : la technologie actuelle et l’impact sur notre imaginaire. Impact basique comme dit précédemment mais impact plus viscéral aussi, associé au sexe voire à la mort.

     Comme je le disais plus haut, une image revient dans Crash, celle du sein comme moteur du désir. C’est un peu comme lorsque l’on appuie sur l’accélérateur, c’est l’événement moteur de ce plaisir. Il y a cette même jouissance qui grandit. Le plaisir ensuite de se frôler chair contre chair, se toucher, s’embrasser, se pénétrer, comme le plaisir de la vitesse, du vent qui s’accentue, qui frappe le visage, le fait que l’on soit collé au siège, et la collision comme orgasme suprême. C’est un peu comme cela que l’on peut voir la reconstitution de l’accident de James Dean. Les corps se rencontrent dans Crash, à tout bout de champ, ils se frôlent, se cognent, ils changent, ils deviennent machines.

     J’aime énormément le personnage incarné par James Spader. Il m’a rappelé celui de Kyle McLachlan dans Blue Velvet. Ils ont tous deux ce même appétit incontrôlé du danger, ils s’y abandonnent littéralement. Et Elias Koteas est formidable. Son personnage semble être le seul maître de tout, de ce qu’il entreprend, de ce qu’il désire. A la différence du couple, il semble atteindre cet état extatique qu’ils recherchent. Il est invulnérable, de part ses cicatrices multiples et son abnégation. Il n’y a que lors d’une seule scène que sa sensibilité s’accroît fortement, quand il découvre son ami cascadeur sous les décombres, qui avait entrepris de réaliser l’œuvre de l’accident de Jane Mansfield seul, sans lui, il devient triste, peut-être parce qu’il n’est pas mort à ses côtés, aussi parce qu’il admire la perfection de cette reconstitution. Il pourrait alors être affecté mais ce n’était qu’un passage, ces pulsions reviennent très vite.

     En tant qu’expérience de cinéma c’est quelque chose d’ahurissant, ce genre de film qu’il faut voir puis revoir, en épouser son rythme, sa lenteur, car rien ne va vite dedans, Cronenberg a beau montrer des voitures dans deux/tiers des plans, des accidents, des courses il n’y a pas de vitesse. Sa caméra virevolte, caresse les corps et les carrosseries. A filmer ainsi, il rend beau le laid, en filmant (caressant) de vilaines cicatrices, en sublimant un carambolage mortel dans une brume nocturne, en filmant même des corps morts. C’est vrai que la musique d’Howard Shore, comme un thème froid et inquiétant qui revient de manière répétitive, n’est pas étrangère à cette sensation, elle épouse chacune des images, et permettent à elles deux (image et musique) d’ouvrir nos sens de ne rien faire d’autres que (res)sentir. Ce pourrait être un film très théorique, plus écrit qu’incarné, pourtant toutes les sensations sont décuplées. Le film en devient même bouleversant dans les quelques mots que glisse James à Catherine après le crash final, qui accentuent cet état d’insuffisance en écho à la toute première scène du film. Le couple semble être en proie à la recherche éternelle du véritable orgasme, cette limite qu’ils ont tant espérée n’est pas encore arrivée, même pas comme ça, alors que Vaughan s’en accommode très bien de son côté, le couple reste en quête. Le film n’était pour eux que parenthèse d’un bonheur espéré, finalement qu’une illusion.


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silencio


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