Fear and desire.
9.0 Je n’avais pas été agrippé en salle comme cela depuis très longtemps, et ce dès les premières secondes et cette plongée en banlieue, avec l’angoisse du jour déclinant, dans un scope et une ambiance similaire à l’ouverture d’Elephant il y a plus de dix ans. Seule la tombée de la nuit nous éloigne des lumières d’un Gus Van Sant et nous rapproche davantage de celles d’un Halloween. It follows ne lâchera alors plus Carpenter.
Pur film hommage et bien plus encore. Car en terrain semble-t-il connu, voire rebattu, il y a un je-ne-sais-quoi d’emblée insolite : Une adolescente en nuisette sort de chez elle en criant, elle semble fuir quelqu’un ou quelque chose, mais on ne voit personne, sinon une voisine qui lui offre son aide et un père dépassé par les évènements – L’adulte sera réduit tout le film durant à cet état figuratif, sinon hors champ. Elle s’arrête un instant sur la route, la peur au ventre, file sur le trottoir d’en face, court encore puis se précipite à nouveau chez elle. C’est une entrée sublime qui semble en apparence à la fois faire office d’enrobage poseur (la photo est magnifique, on dirait du Gregory Crewdson) et de parodie de films d’horreur (les cris d’une ado sexy à moitié à poil) tant cette curieuse boucle, aussi belle soit-elle, fait plus théorique et anormale qu’autre chose. On verra plus tard que cette intro folle acquiert toute sa légitimité. Le deuxième parti pris vraiment hallucinant qui brise les attentes propres au genre ce sont ces lourdes et stridentes nappes électroniques, qui font office de bande sonore. Du pain béni. Je signale que cette bande originale signée Disasterpeace est une tuerie à elle seule. La séquence ne s’arrête pas là (mais sur une plage, dans un scope écrasant d’océan et de sable, laissant échapper un corps atrocement mutilé, qui rappelle l’ouverture de Jaws) mais en tant qu’entrée en matière, difficile de soutenir la comparaison.
Qui aujourd’hui dans le cinéma français pourrait créer un dispositif pareil, sinon Fabrice Gobert ? Et quand bien même toute l’admiration que je voue à Simon Werner a disparu et Les revenants, je n’ai pas l’impression que leur volontarisme soit aussi fou que celui mis en œuvre par David Robert Mitchell. Si It follows est parcouru de partis pris plastiques tout à fait cohérents en plus d’être étincelants, il faut aussi saluer son dispositif mise en scénique général tant il multiplie les effets simples, de fuite et de vertige. S’immiscent régulièrement d’étonnantes panoramiques, à l’image de la séquence d’ouverture ou plus loin un procédé similaire dans une salle de classe (rappelant une scène de Freddy, les griffes de la nuit), ou plus tard encore dans un couloir de l’université, où d’abord la présence apparaît au loin avant de se rapprocher inéluctablement, puis de disparaître on ne sait trop où. L’effet nous conviant une fois de plus à ne faire qu’un avec le personnage visé, entre semblant de vue objective et vertige tournoyant de la peur du hors champ.
Venons-en au fait : It follows ce n’est pas une banale chose d’apparence humaine qui marche lentement vers toi pour te tuer. Ce sont aussi toutes les peurs matérialisées dans un corps zombifié, abominable représentant du monde adulte, de la fin de l’insouciance enfantine et de la mort en marche, qui t’extirpent brutalement de ton cocon. En effet, la plupart du temps, le personnage incarnant cette chose (puisqu’elle prend toujours une nouvelle forme, humaine mais nouvelle) est une représentation de la mort au sens large : Personnes âgées, corps difformes (un géant), enfants déréglés (le voyeur discret du début), corps débauchés (la femme nue, la junkie) et bien entendu la perte des proches (le père disparu). C’est la crainte de grandir, de vieillir et de voir son corps se métamorphoser. Le film pourrait alors aussi être une métaphore du SIDA (maladie que l’on refile mais dont on ne se défait pas) – D’autant que le film s’ancre esthétiquement dans les années 80/90, bien que rien ne soit précisé quant à la temporalité – sans pour autant que l’idée soit appuyée au point de dévorer le récit et la mise en scène.
Le film dit beaucoup sur le refus et la crainte du monde adulte. Déjà, truc tout bête, le film en est dépourvu. Comme il est aussi dépourvu d’enfants. Deux mondes antipodiques laissés hors champ – On les évoque parfois mais nous ne les verrons jamais – pour plonger en plein cœur d’une adolescence tourmentée. Un rapprochement supplémentaire avec Halloween, de Carpenter. Auquel on pourrait tout aussi bien joindre Virgin suicides, aussi bien thématiquement qu’esthétiquement. Des films sans adultes, ou presque. C’est le refuge de l’enfance convoité d’entrée au départ d’un bref jeu de rôle, avec ce garçon se rêvant enfant à nouveau, entouré d’une famille attentionnée, l’âge insouciant où tout est encore possible. Ailleurs c’est Jay fuyant sa peur pour se réfugier dans un jardin d’enfant sur une balançoire. La parabole de cette crainte de la fin du cycle adolescent et de l’inéluctable rapprochement de sa propre mort s’immortalise au sein même du survival : Soit en couchant avec un autre, soit en gagnant du temps. En effet, les choses n’étant pas suffisamment rapides il suffit de s’échapper très loin pour gagner de précieux jours de répit, d’où cette évasion à la plage, entre autres, ultime refuge de jeunesse.
Parce qu’avant toute chose, It follows est un survival dans les règles de l’art, qui jouit d’une immersion absolue et d’un processus identificateur envers Jay, comme Carpenter le faisait pour Jamie Lee Curtis ou Wes Craven pour Neve Campbell. On souffre entièrement avec elle. Jusque dans ses visions dont elle est la seule à prendre connaissance. Jusque dans cette piscine – L’une des séquences horrifiques les plus dingues vues depuis longtemps.
Mais c’est surtout un beau film sur l’adolescence, parvenant à saisir leur promiscuité crue (un peu entre le cinéma d’Araki et celui de Clark) et leurs douleurs intimes. Ici un pet gratuit d’une ado lisant L’idiot, devant un vieux film fantastique. Là un tas de mouchoirs retrouvés sur des magazines pornos. Le petit monde à la fois tendre et cruel dans lequel ils virevoltent. Tendre sans sa peinture délestée des paillettes habituelles. Cruel parce que certains corps se croisent dans le temps un peu nonchalamment (c’est le cas de ceux de Jay et de Greg) tandis que d’autres, dont la gêne et la timidité sont plus marqués, ne se croiseront jamais. L’intelligence du film est de ne pas avoir noyé le récit sous une pluie de symboles esquivant par exemple le gros poncif de la première fois. En effet, si Hugh parvient à refiler sa malédiction à Jay ce n’est jamais pour lui avoir ôté sa virginité – On apprend un peu plus tard que Jay et Greg avaient déjà couchés ensemble au lycée. C’est donc une peur qui n’est aucunement motivée par un quelconque reflet puritain qui aurait fait du sexe le catalyseur de la débauche. Non, la source des maux provient simplement d’une peur de grandir étirée jusqu’à cette peur du sexe chez les adolescents – Paul étant à ce titre le personnage le plus fort, opaque, tourmenté.
Le jeu de mains final est sensiblement le même que l’issue qu’offrait Ruben Ostlund à son couple de personnage à la fin de Snow therapy – la superbe séquence dans le brouillard. Deux sorties qui semblent dire qu’il vaut mieux s’aimer et se battre puisque rien ne nous empêchera de continuer à avoir peur. Ce retournement final, autant basique (les coeurs se trouvent) qu’insolite (point de carnage absolu comme il est généralement légion dans le slasher) confère au film un statut éminemment supérieur au simple survival horrifique qu’il dit représenter : C’est l’adolescence qui survit, par-delà ses angoisses, dans l’amour et la complicité.
Enfin, évoquons les lieux. Après Jarmusch l’an passé, voilà encore un film qui s’aventure dans le Michigan, plus exactement à Détroit. Et le choix est bien entendu tout sauf aléatoire, d’une part puisqu’il s’agit de la ville du cinéaste, d’autre part car elle participe pleinement à accentuer l’aspect mortifère vers lequel tend le film. Avec ces ruines qui semblent non loin de contaminer les quartiers pavillonnaires, les grands immeubles délabrés (la séquence pivot est à ce titre sublimissime, tout en masse de pierres et lignes de fuites terrifiantes, un vrai dédale labyrinthique crépusculaire). Ambiance que l’on trouvait aussi dans Only lovers left alive, éternel film nocturne, où l’on s’en allait dissoudre un corps dans l’une de ces ruines insensées ou bien où l’on dansait dans un ancien cinéma plein air devenu immense parking. Plus qu’une ville morte, Détroit semble être une ville hors du temps. Comme l’est Only lovers left alive. Comme l’est aussi It follows. Pas tant pour une quête pseudo universelle que volontiers vertigineuse, où l’abolition de repères spatio-temporels permet au spectateur de se créer à l’intérieur, ses visions intimes et son propre monde.