Archives pour la catégorie Emmanuel Carrère

Ouistreham – Emmanuel Carrère – 2022

19. Ouistreham - Emmanuel Carrère - 2022Dans le même bateau ?

    7.5   Il y a une dizaine d’années, Florence Aubenas, journaliste, s’était inscrite sous un faux nom à Pôle emploi et avait vécu plusieurs mois en tant que femme de ménage sur les ferrys reliant la France à l’Angleterre : Quatre-vingt-dix minutes d’escale durant lesquelles il faut nettoyer les quatre-cents couchettes (parfois archi dégueulasses), faire chaque fois les deux lits respectifs et récurer les chiottes. Un travail ingrat, nocturne, payé au Smic, réalisé par ceux qui n’ont rien, pas même une voiture pour les emmener aux quais. Cette immersion, Florence Aubenas en a tiré un livre, Les quais de Ouistreham, dans lequel elle relate ces difficiles conditions de vie et de travail, de ces femmes invisibles, devant supporter quotidiennement humiliations et cadences infernales.

     Emmanuel Carrère, écrivain reconnu (dont c’est seulement le deuxième film de fiction, après La moustache en 2005) s’en empare, en respectant doublement le dispositif : Y injecter une femme écrivain qui sera incarnée par une actrice reconnue, Juliette Binoche, plongée au milieu d’acteurs non professionnels. Ouistreham sera un vrai film social, prenant acte aussi, en permanence, de l’ambiguïté de ce dispositif d’infiltration : Cette femme, rebaptisée ici Marianne Winckler, investit ce quotidien précaire jusqu’au bout, afin de rendre compte de sa précarité, mais fondamentalement elle peut quitter cette précarité à tout moment, ce qui n’est pas le cas de ceux qui le vivent vraiment, problème soulevé par la conseillère de Pôle emploi qui l’a gaulé (dans le livre d’Aubenas aussi, il me semble).

     C’est donc ouvertement une fiction, mais nourrie par le documentaire tant tout ce qu’on y voit fait vrai, documenté, jusqu’aux interactions, situations, visages de chacun. À ce petit jeu, l’une d’elles, qui campe Christelle, se détache. Sur deux niveaux : D’une part, Marianne le mentionne, l’écrit (le film utilise régulièrement sa voix en off pour narrer ce qu’elle rapporte dans son livre) : Christelle est une formidable matière a document et à fiction. D’autre part car Hélène Lambert (agent d’entretien dans la vie) c’est bien simple, est une révélation. Un astre dans la nuit. Une étoile abimée, entière, mystérieuse, bouleversante.

     Le film avait tout pour se casser la gueule – l’écrire est une chose, le filmer une autre – mais il tient de bout en bout, puisque Carrère filme à la bonne distance, avec toujours cet esprit auto-critique et pose en permanence la question de la légitimité de ce personnage écrivain : Juliette Binoche est incroyable, comme on ne l’avait jamais vu, au point qu’on oublie nous aussi par instant qu’elle est actrice, tant elle se fond dans le quotidien précaire de ces femmes. C’est vertigineux. Et le film est fort aussi sur le terrain du thriller, tant on angoisse du moment où le personnage sera découvert, ne sera plus perçu comme une amie de galère mais comme une bourgeoise jouant ce rôle. Par ailleurs le final est bouleversant, lumineux oui, d’une grande sécheresse aussi. La fin parfaite.

La moustache – Emmanuel Carrère – 2005

la-moustacheLa science des rêves.    

   7.8   En se rasant un matin, Marc demande à sa femme quel effet ça lui ferait de le voir sans moustache. Elle lui répond qu’elle n’en a aucune idée car elle ne l’a jamais vu sans, puis se dérobe. Marc rase alors sa moustache. Il attend qu’on le remarque. Sauf que personne (ni sa femme, ni ses amis, ni ses collègues) ne lui fera la remarque. Quoi de plus vexant ? Probablement pas grand chose. Un changement aussi flagrant qui passe inaperçu. Marc va le prendre avec beaucoup de calme. Finalement c’est sa femme qui en fera les frais la première. Il s’agace, lui demande si elle ne remarque rien. Pas de réaction. Il s’emporte littéralement. Elle lui demande de lui expliquer, lui demande pourquoi c’est si dur à dire. Il lui répond que c’est très facile à dire mais que normalement il n’y a pas besoin de le dire. En fin de compte il lui dira. Le problème ne s’arrête pas là. Elle lui répond avec beaucoup d’assurance et d’incompréhension qu’il n’a jamais porté la moustache. Et ses amis confirmeront. De quoi devenir dingue ! S’il ne peut avoir confiance en ceux qui sont devant lui, il va tenter de le faire avec des objets. Un album photo. La moustache est bien là. Au moment où il veut le montrer à sa femme, les photos ont disparu. Pire, elle nie être aller à Bali, lieu représenté sur les photos. A cet instant il croit à une manipulation ultime, et nous aussi, dans laquelle il serait la victime. Un peu façon The Game de Fincher. Un événement va être encore plus fou. Il parle de ses parents, parce qu’ils doivent aller y manger bientôt. Elle semble bizarre. Tes parents ? Oui mes parents, bien entendu, mes parents… Mais ton père est mort l’an dernier lui dira t-elle. A cet instant je crois avoir été encore plus perdu que lui. La façon dont sa femme lui assène cette phrase franchement j’en avais des frissons.

Deux hypothèses :

La plus probable, Marc est fou. Et c’est de pire en pire de jour en jour. Pas vraiment d’explications donc aux situations puisque l’on peut même douter de la véracité de tout. Si l’on voit tout de son point de vue c’est comme si l’on devenait fou avec lui. Jamais on ne verra de séquences extérieures à Marc. Jamais rien qu’il ne puisse pas voir.

Aussi on peut penser au rêve. Auquel cas Marc rêverait qu’il devient fou. J’aime à envisager cette hypothèse car elle me semble moins négative, elle me dit que je peux croire en ce que je vois, en somme elle me laisse une échappatoire. Car s’il n’y a pas rêve, il y a folie c’est évident, et s’il y a folie, qui nous dit que tout ce que l’on voit n’est pas purement factice.

     En fait ce qui me fait croire à un rêve c’est la carte d’identité. Admettons que tout ne soit que folie. Marc a tout de même nombreux de ses repères. Il semble réfléchi, parfois serein. Il y a bien un moment qui me perturbe c’est lorsqu’il regarde les photos de Bali la première fois. Je suis à sa place ma femme ne dort pas, même pas la peine. Je lui fais avouer que je porte une moustache. Au lieu de cela Marc l’appelle, elle fait mine de dormir, il ne fera rien. Personnellement c’est moi, elle se réveille ! Bref, passons ce détail discutable. Il y en a un autre plus imposant. La carte d’identité. Pourquoi ne se servirait-il pas de cette preuve irréfutable contre son entourage ? C’est ici que ça cloche. Seul un rêve peut lancer une idée aussi lumineuse (la vérification par l’extérieur) et ne pas s’en servir par la suite. Les photos reviennent systématiquement avant de totalement disparaître, pas la carte d’identité où il porte la moustache dont on ne parle guère ensuite. C’est le seul indice qui va nous permettre de penser à quelque chose qui ne serait plus du domaine de la manipulation, ni de l’absurde, mais tout simplement du rêve. Ou alors il est vraiment fou et imagine qu’il porte la moustache sur sa carte d’identité ce qui n’est pas le cas. Il imaginerait cette rencontre au photomaton qui lui donnerait raison, rencontre qui n’existerait pas non plus. Il faut alors accepter que tout ce que le spectateur voit est ce que Marc voit. Ça me semble gros quand même. Je préfère me dire qu’il rêve. Comme Diane dans un certain film.

     La moustache c’est avant tout une curiosité. Son titre bien entendu. Aussi alléchant que terrifiant. Puis c’est un voyage aussi drôle qu’agaçant. On pense à Lynch par moment. Dans la façon de jouer sur deux niveaux de réalité ou non. Sur cette capacité à ne pas tout nous pré-mâcher. Sauf que chez le cinéaste américain c’est toujours très fantaisiste, très excitant. Ici c’est tout le contraire. C’est très terre-à-terre, beaucoup plus intime (beaucoup moins de personnages) ce qui rend l’expérience tout aussi marquante. Au moins perturbante. Et il y a l’incarnation de Vincent Lindon qui est formidable. Totalement habitée. C’est un film très silencieux. Film de mimiques. Film qui parfois se permet même le luxe de suspendre le temps sur un regard, un visage en perdition, une caméra tourbillonnante, une machine à laver. C’est un film d’objets : Un lacet, un album photo, une veste, une carte postale. C’est un film de disparition. Et aussi un film d’errance, scènes sublimes dans Hong Kong. Et bien entendu, certains moments font froid dans le dos.

     En fin de compte j’aime à penser que le film ne répond pas vraiment à nos interrogations. Du coup chacun y trouve ce qu’il cherche.


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