Archives pour la catégorie Emmanuel Marre

Rien à foutre – Julie Lecoustre & Emmanuel Marre – 2022

11. Rien à foutre - Julie Lecoustre & Emmanuel Marre - 2022La captive du désert.

    9.0   Cassandre est hôtesse de l’air dans une compagnie low cost, elle loge dans un hôtel aux frais de la compagnie, aux Canaries, à Lanzarote, mais peut aussi bien passer ses nuits lors de ses escales, à Varsovie ou Liverpool. Cette vie sans attaches, faite de rencontres éphémères (« les gens je les aime pendant deux heures et après salut » clame-t-elle), tout en transit et jet lag lui plaît, même s’il rêve d’intégrer Emirates et de s’envoler pour Dubaï.

     La première partie de Rien à foutre est le récit de ce quotidien, de cet univers si singulier, violent où l’on découvre ces hôtesses, systématiquement dans la représentation, c’est leur travail, faire des sourires et exhiber leur féminité. C’est la vie de Cassandre, qui si elle n’est pas dans un avion, passe son temps sur son téléphone, entre Insta et Tinder, en boîte de nuit ou avec des plans cul. Elle swipe la vie, en somme. Au même titre que ces avions qu’elles préparent puis qu’elle nettoie, que ces passagers dont elle prend soin le temps d’un vol, pour ne plus jamais les revoir.

     Julie Lecoustre & Emmanuel Marre optent pour un tournage dans l’urgence, notamment dans de vrais aéroports ou dans un avion en plein vol. Et une écriture laissant beaucoup de place à l’improvisation. Plus étonnant encore : Tout y est filmé dans un style documentaire ou plutôt comme si un élément de fiction était injecté dans le réel – Un peu comme dans la partie hospitalière de Énorme, de Sophie Letourneur. Car si Adèle Exarchopoulos est arrivée tardivement sur le projet, Emmanuel Marre & Julie Lecoustre lui ont défini un rôle aussi original qu’essentiel (dans leur fonctionnement) : Elle serait la seule non-professionnelle du film. Au sens où elle serait la seule actrice entourée de personnes exerçant leurs métiers. Procédé ô combien casse gueule qui tient uniquement parce que l’actrice relève miraculeusement le défi. Elle y est aussi magnétique (sinon davantage) que chez Kechiche. Je me suis rendu compte que je pourrais la regarder jouer pendant des heures, et ne voir qu’elle, un peu comme Dewaere ou Vitti.

     Le film se tiendrait à ce dispositif, assumant le mystère impalpable de son héroïne, qu’il serait un formidable moyen métrage, dans la lignée des précédents jolis travaux du couple de cinéastes. Mais ils ont choisi cette fois de transformer leur cinéma, de l’élargir vers la fiction (et le scénario) pur. Courant le risque de le faire tenir sur deux heures : certains diront sans doute qu’il y a deux moyens métrages dans un long tant la césure au mitan (aux deux/tiers probablement) est claire. Ils n’auront pas tort, il y a deux films, aussi bien narrativement que formellement. Sauf que cette seconde partie fonctionne en écho absolue avec la première. Plus fort : La première partie (qui a tendance par instants à me lasser car je ne comprends pas vraiment les motivations de Cassandre) s’en trouve augmentée aussi dans la mesure où c’est le récit d’une fuite, hors sol, d’un refus de l’attachement, d’un deuil refoulé qui explose dans la seconde.

     Ce retour à la maison, les retrouvailles avec le père, avec la petite sœur, mais aussi avec les amis, en Belgique, est un retour sur Terre, un retour au réel, où il faut affronter les douleurs passées les plus tangibles. Et si le début du film était parcouru de petites touches comiques assez géniales, vers la fin un autre ton dévore le film, couverts d’instants de grâce bouleversants, souvent nocturnes, mal éclairés (comme pour contrer la lumière souvent éclatante et artificielle des aéroports) à l’image de cette discussion avec le père sur la terrasse du jardin (avec ce spot qu’on rallume à intervalles réguliers en faisant de grands gestes) ou celle entre deux sœurs à la seule lumière de leur foyer de cigarette, ou celle dans cette casse automobile où Cassandre semble errer parmi des milliers de cercueils, où celle de l’appel de l’opérateur téléphonique, ou celle, silencieuse, terrible, sur ce carrefour giratoire.

     C’est peut-être un schéma plus conventionnel que de prendre ce chemin-là, plus attendu dans le cinéma, que ce qui traversait la première partie, mais c’est fait avec une telle force tragique, un tel amour pour cette histoire et les personnages de cette histoire, c’est puissant.

     Et puis il y a cette fin. Incroyable fin autant qu’elle est osée, absolument casse gueule, d’autant qu’elle débarque juste après la longue scène autour des rochers du rond-point. Un cut, une ellipse, deux mondes. Soudain c’est Dubaï, en pleine pandémie, un spectacle aquatique et de bruit hors norme et Cassandre, là-bas, qui emporte avec elle son mystère. Un final qui rappelle Les siffleurs, de Corneliu Porumboiu. Un final aussi salvateur que d’une tristesse inouïe.

     Julie Lecoustre & Emmanuel Marre étaient là à l’issue de la projection, tous deux aussi érudits qu’adorables, humbles et passionnés. Hâte de les revoir…

D’un château l’autre – Emmanuel Marre – 2018

10. D'un château l'autre - Emmanuel Marre - 2018Générations rebelles.

   6.0   Il faudrait vérifier si ce moyen-métrage a quelque chose à voir avec le roman éponyme de Céline. J’en doute. Quoiqu’il en soit, c’est un titre étrange, qui ouvre un monde de possibles en soi.

     Pierre, vingt-cinq ans, étudiant à Paris, loge chez Francine (incarnée par la propre mère d’Emmanuel Marre), retraitée dépendante de son fauteuil roulant, dont il prend soin en échange d’un toit. Parallèlement, Pierre ne sait pas pour qui voter. C’est l’entre-deux tours de 2017 et le voilà écumant tour à tour les meetings d’Emmanuel Macron & Marine Le Pen (au sein desquels le film est vraiment tourné).

     D’un château l’autre est un pot-pourri (plutôt réussi) du naufrage de notre société occidentale, touchant aussi bien ses jeunes que ses vieux, ses classes sociales que ses couches familiales. Mais un dialogue se noue entre deux, malgré leurs différences, d’âge, de classe, de bord politique. Un dialogue en grande partie improvisé, marque de fabrique d’Emmanuel Marre, qui au préalable ne se dirigeait pas du tout vers ce film-là et s’est laissé gagner par cette relation, à deux voix, deux corps, deux regards.

     Un moment donné, il y a un plan incroyable : Francine est dans son lit en train d’écouter Brahms. Pierre s’est isolé sur le balcon mais l’observe. Le plan dure bien une minute. Et lorsqu’il referme la fenêtre, on comprend, à la faveur du reflet, qu’il lui tournait le dos et regardait dehors. Le film est peut-être une douce utopie de partage improbable (qui prendra une forme émouvante à Beaubourg quand Francine pleure de ne jamais voir ses enfants) mais ce plan rappelle, subtilement, qu’il y aura toujours un monde entre eux.

Le film de l’été – Emmanuel Marre – 2016

09. Le film de l'été - Emmanuel Marre - 2016Coup d’éclat.

   7.0   Le synopsis officiel est parfait : « C’est un film d’autoroute, de touristes en transhumance, de tables de pique-nique en béton, de files d’attente pour les WC, de melons tièdes et de carwash. C’est le film d’un homme qui veut partir et d’un petit garçon qui le retient. C’est le film de l’été ». On pourrait ajouter que c’est le voyage de deux amis, Pierre & Philippe, accompagnés du fils de l’un d’eux ; que l’humeur y sera globalement joviale, toute en vannes et dialogues absurdes, mais que l’un d’eux, au fond, ne va pas très bien, qu’il n’est d’ailleurs pas loin de mettre fin à ses jours en écoutant The sound of silence, de Simon & Garfunkel. Son rebond sera aussi soudain et lumineux que cette tentative fut brutale et inattendue. C’est un film très doux et désenchanté, qui montre (à l’instar du cinéma de Guillaume Brac) que les deux vont de pair, que l’énergie insouciante de Balthazar, le petit garçon, peut contaminer l’état dépressif de Philippe. Qu’ils peuvent tous deux avoir une discussion sérieuse et métaphysique autour de la dernière scène du Grand bleu. Le film d’Emmanuel Marre est déjà très écrit mais laisse volontairement place à l’improvisation, aux ratés, aux fous rires, à un flux de parole libre. Jean-Benoît Ugeux, qui incarne Philippe, est extraordinaire, de rayonnement de façade, de douleur rentrée. Le regard de Balthazar Monfé, le petit garçon, sera le contrechamp sublime, de pureté, de lumière et d’espoir. Ce « Je ne veux pas que tu partes » à chialer.


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