La captive du désert.
9.0 Cassandre est hôtesse de l’air dans une compagnie low cost, elle loge dans un hôtel aux frais de la compagnie, aux Canaries, à Lanzarote, mais peut aussi bien passer ses nuits lors de ses escales, à Varsovie ou Liverpool. Cette vie sans attaches, faite de rencontres éphémères (« les gens je les aime pendant deux heures et après salut » clame-t-elle), tout en transit et jet lag lui plaît, même s’il rêve d’intégrer Emirates et de s’envoler pour Dubaï.
La première partie de Rien à foutre est le récit de ce quotidien, de cet univers si singulier, violent où l’on découvre ces hôtesses, systématiquement dans la représentation, c’est leur travail, faire des sourires et exhiber leur féminité. C’est la vie de Cassandre, qui si elle n’est pas dans un avion, passe son temps sur son téléphone, entre Insta et Tinder, en boîte de nuit ou avec des plans cul. Elle swipe la vie, en somme. Au même titre que ces avions qu’elles préparent puis qu’elle nettoie, que ces passagers dont elle prend soin le temps d’un vol, pour ne plus jamais les revoir.
Julie Lecoustre & Emmanuel Marre optent pour un tournage dans l’urgence, notamment dans de vrais aéroports ou dans un avion en plein vol. Et une écriture laissant beaucoup de place à l’improvisation. Plus étonnant encore : Tout y est filmé dans un style documentaire ou plutôt comme si un élément de fiction était injecté dans le réel – Un peu comme dans la partie hospitalière de Énorme, de Sophie Letourneur. Car si Adèle Exarchopoulos est arrivée tardivement sur le projet, Emmanuel Marre & Julie Lecoustre lui ont défini un rôle aussi original qu’essentiel (dans leur fonctionnement) : Elle serait la seule non-professionnelle du film. Au sens où elle serait la seule actrice entourée de personnes exerçant leurs métiers. Procédé ô combien casse gueule qui tient uniquement parce que l’actrice relève miraculeusement le défi. Elle y est aussi magnétique (sinon davantage) que chez Kechiche. Je me suis rendu compte que je pourrais la regarder jouer pendant des heures, et ne voir qu’elle, un peu comme Dewaere ou Vitti.
Le film se tiendrait à ce dispositif, assumant le mystère impalpable de son héroïne, qu’il serait un formidable moyen métrage, dans la lignée des précédents jolis travaux du couple de cinéastes. Mais ils ont choisi cette fois de transformer leur cinéma, de l’élargir vers la fiction (et le scénario) pur. Courant le risque de le faire tenir sur deux heures : certains diront sans doute qu’il y a deux moyens métrages dans un long tant la césure au mitan (aux deux/tiers probablement) est claire. Ils n’auront pas tort, il y a deux films, aussi bien narrativement que formellement. Sauf que cette seconde partie fonctionne en écho absolue avec la première. Plus fort : La première partie (qui a tendance par instants à me lasser car je ne comprends pas vraiment les motivations de Cassandre) s’en trouve augmentée aussi dans la mesure où c’est le récit d’une fuite, hors sol, d’un refus de l’attachement, d’un deuil refoulé qui explose dans la seconde.
Ce retour à la maison, les retrouvailles avec le père, avec la petite sœur, mais aussi avec les amis, en Belgique, est un retour sur Terre, un retour au réel, où il faut affronter les douleurs passées les plus tangibles. Et si le début du film était parcouru de petites touches comiques assez géniales, vers la fin un autre ton dévore le film, couverts d’instants de grâce bouleversants, souvent nocturnes, mal éclairés (comme pour contrer la lumière souvent éclatante et artificielle des aéroports) à l’image de cette discussion avec le père sur la terrasse du jardin (avec ce spot qu’on rallume à intervalles réguliers en faisant de grands gestes) ou celle entre deux sœurs à la seule lumière de leur foyer de cigarette, ou celle dans cette casse automobile où Cassandre semble errer parmi des milliers de cercueils, où celle de l’appel de l’opérateur téléphonique, ou celle, silencieuse, terrible, sur ce carrefour giratoire.
C’est peut-être un schéma plus conventionnel que de prendre ce chemin-là, plus attendu dans le cinéma, que ce qui traversait la première partie, mais c’est fait avec une telle force tragique, un tel amour pour cette histoire et les personnages de cette histoire, c’est puissant.
Et puis il y a cette fin. Incroyable fin autant qu’elle est osée, absolument casse gueule, d’autant qu’elle débarque juste après la longue scène autour des rochers du rond-point. Un cut, une ellipse, deux mondes. Soudain c’est Dubaï, en pleine pandémie, un spectacle aquatique et de bruit hors norme et Cassandre, là-bas, qui emporte avec elle son mystère. Un final qui rappelle Les siffleurs, de Corneliu Porumboiu. Un final aussi salvateur que d’une tristesse inouïe.
Julie Lecoustre & Emmanuel Marre étaient là à l’issue de la projection, tous deux aussi érudits qu’adorables, humbles et passionnés. Hâte de les revoir…