Casablanca, mon image manquante.
8.5 Etrange de voir Carré 35 au même moment où l’on découvre la seconde partie de l’ultime saison d’Un village français, dans la mesure où Eric Caravaca est dans les deux. Dans la série, il incarne (pour la première fois puisque les créateurs ont choisi d’effectuer d’impressionnants sauts temporels) Tequiero adulte, cet enfant de réfugiés espagnols, recueilli par Hortense et Daniel Larcher. Dans Carré 35, Eric Caravaca arpente de douloureux secrets de famille. Dans chaque cas, il est l’enfant rescapé d’une tragédie, celui auquel on a caché les origines ou une lourde perte.
Carré 35 c’est le « quartier » tombal dans lequel repose la sœur aînée d’Eric, dans le cimetière français de Casablanca. Il n’a pris connaissance de son existence et donc de sa mort que récemment. C’est cette investigation intime qu’il relate dans son film, qui relève autant du documentaire intime, du document historique que du polar tentaculaire. Questionner sa mère, son père, puis son frère, son cousin. Les témoignages sont parfois contradictoires, dans le mensonge (la mère qui raconte avoir été au chevet de sa fille au Maroc tandis que son passeport la mentionne en France à cette date), le déni (Jamais elle n’admettra qu’on dise que son enfant était trisomique) ou l’oubli volontaire (Le père qui dira à plusieurs reprises que Christine est décédée à l’âge de quatre mois, comme si jusqu’à ses trois ans il s’était permis de ne plus y croire).
Eric Caravaca ne cherche pas à les perturber dans leurs récits, il les écoute simplement, il n’est qu’une oreille réceptacle (toute information peut entrouvrir une porte secrète) en leur présence, c’est face à son seul désarroi qu’il décortique. On plonge dans Alger et Casablanca avant la naissance d’Eric. Son histoire à lui se situe pourtant un peu partout en France, car la famille bouge beaucoup au gré du travail du père. Le film utilise nombreux supports, jusqu’aux archives historiques (décolonisation, abattoirs) et vidéos de famille. C’est une enquête intime avant tout. Une intimité qui a ceci de bouleversant qu’un gouffre de douleur semble parfois s’ouvrir sous nos yeux – Jusqu’à cette impudeur inattendue, aussi lumineuse qu’elle peut être revancharde, quand Eric Caravaca filme son père sur son lit de mort.
Entre temps, Eric aura retrouvé des photos et vidéos Super8 de l’époque du mariage de ses parents, ce temps d’insouciance, puis de son enfance avec son frère où de l’apparente insouciance des images résonne désormais une douleur en sourdine. Car entre-deux (1960/1963) rien. Tout est perdu. Tout a été jeté, brûlé, laissé derrière. « Qu’est-ce que tu veux faire avec une photo, pleurer ? Pas moi » lui dira sa mère, au bord des larmes, d’une souffrance et d’une humiliation qu’elle retient depuis cinquante ans. Eric finira pourtant par retrouver une photo, cette convoitée image manquante, chez l’ancienne bonne de la famille, depuis devenue propriétaire de la maison de Casablanca. Une photo de Christine dans une vieille boite, au milieu d’autres souvenirs d’époque. Une photo pour orner à nouveau la pierre tombale sans photo du Carré 35.