Archives pour la catégorie Eric Rohmer

L’anglaise et le duc – Eric Rohmer – 2001

30Révolution.

   7.0   J’entre dans la dernière période rohmérienne, constituée principalement de trois ultimes longs métrages. Le cinéaste vient d’avoir 80 ans et vient tout juste de terminer son dernier conte, mais il plonge à nouveau, comme dans les années 70, dans un projet historique démesuré, en costumes et en décors factices. Rohmer s’attaque cette fois à la Révolution française et adapte les mémoires de Grace Elliot, une aristocrate inconnue des cours d’Histoire, qui fut notamment la maîtresse du Duc d’Orléans quelques temps avant les événements de juillet.

     De l’existence de cette femme, il reste un ouvrage intitulé Ma vie sous la révolution, retranscrivant son journal intime entre le premier anniversaire de la Révolution en 1790 et sa libération de prison en 1793. Ce qui intéressait Rohmer c’était surtout de traiter la grande Histoire sous l’angle de la petite, intimiste, inédite. Et plus qu’un film musée, prendre le parti du conte moral : Le film relève moins de l’épopée que du combat vain, d’une vérité de point de vue, artistique plus qu’historique, qui est celui des monarques victimes de la Révolution puis du régime de la Terreur.

     Mais le film vaut beaucoup pour la richesse et le ludisme de ses dialogues raffinés, empruntés et adaptés de ceux de Grâce Elliot. En prenant ce récit inconnu de tous, Rohmer peut contourner l’Histoire connue de tous et observer les évènements majeurs de la Révolution (La fête de la Fédération, la prise des Tuileries, l’exécution du roi, les persécutions et la chute de Robespierre) sous la lorgnette d’une aristocrate écossaise installée à Paris, puis à Meudon, terrifiée par ce qu’elle voit (période moins glorieuse de la Révolution française où l’on coupe des têtes voire les accrochent à des piques, comme c’est le cas de celle de la Duchesse de Lamballe) mais n’hésitant pas à venir en aide aux prisonniers politiques.

     Si les intérieurs sont reconstruit en studio à base de trompe l’œil (que n’aurait pas renier Zucca) aux fenêtres, le gros du travail vient essentiellement des scènes extérieures, intégralement tournées dans un immense studio sur fond vert, sur lequel des peintures viennent se superposer à l’écran. Problèmes de perspectives, d’entrées et de sorties de champ, différence d’échelle : un vrai casse tête de laboratoire. Rohmer qui n’a jamais rien fait comme personne s’attaque aux technologies modernes (ajoutant à ses peintures de nombreuses incrustations numériques afin de brosser la profondeur) en ouvrant un bel hommage au cinéma bricoleur de Méliès.

     Au-delà de son aspect formel ordonné et simpliste (ou pédagogique, selon l’humeur) – intérieures et extérieurs mêlés – Rohmer ne cherche aucunement à masquer l’artificialité de ses partis pris esthétiques et invente, en intérieur, des tournures mise en scéniques minimalistes inhabituelles à l’image de cette longue séquence (Le film est bien entendu souvent construit sur de longues séquences) où Grace cache le marquis de Champcenetz, le gouverneur des Tuileries dans son lit, tandis que ses quartiers sont fouillés par la garde républicaine ; Voire dans cette fin, où le cadre décapite volontiers chacun des personnages envoyés à la guillotine.

L’atelier d’Éric Rohmer – 1993/2009

82Rohmériennes.

     Le coffret Rohmer de chez Potemkine (dont je commence à voir le bout, snif) abrite aussi ce que l’on appellera L’atelier d’Eric Rohmer, dans lequel onze films, onze courts métrages sont recensés ayant de près ou de loin rapport à l’univers Rohmérien, surtout parce qu’ils sont écrits et mis en scène par des femmes ayant participé à ses films, ses actrices muses pour la plupart, de Rosette à Marie Rivière. Rohmer produit et découpe le tout, entre 1993 et 2009, le dernier en date, La proposition, qui sera donc son dernier travail. Onze films, deux parties : Modèle & Anniversaire. En soi, c’est déjà un programme éminemment rohmérien.

L’anniversaire de Paula – Haydée Caillot – 1993

     Haydée Caillot a pas mal joué chez Rohmer, toujours dans des petits rôles, de La femme de l’aviateur à Conte d’hiver. L’anniversaire de Paula suit une femme qui s’apprête à fêter ses 50 ans, dans sa solitude et ses errances dans un Dunkerque bleu, d’une tristesse absolue. Une gravité qu’on n’avait jamais vu chez Rohmer (ou alors il faudrait chercher du côté de Conte d’automne, vite fait) tant elle habite littéralement les 16min de ce film.

France – Diane Baratier – 1996

     Diane Baratier était directrice de la photographie chez Rohmer dès L’arbre, le maire et la médiathèque jusqu’à son dernier. France, 17min, raconte un peu de France, le personnage, qui conduit des métros le matin, fait de la danse brésilienne l’après-midi et dont c’est l’anniversaire, qu’elle a prévu, elle en est persuadée, de passer avec un garçon très bien qu’elle vient de rencontrer. Elle ne cesse d’essayer de le joindre mais il ne répondra jamais. J’avoue m’être un peu délecté de son désespoir tant sa suffisance et certitude m’ont gonflé. Là je retrouvais pas mal de Béatrice Romand dans Le beau mariage, en gros.

Un dentiste exemplaire – Aurélia Alcaïs & Haydée Caillot – 1998

     J’ai déjà parlé d’Haydée Caillot, parlons un peu d’Aurélia Alcaïs : Elle n’est crédité que dans un seul film de Rohmer, Conte d’automne. Elle y jouait Emilia, la fille du personnage campée par Marie Rivière. C’est elle qui joue le rôle de Mélanie dans Un dentiste exemplaire. Afin de se payer un voyage aux Etats-Unis, Mélanie envisage, sur les conseils d’une amie, Alexandra, de faire des photos de nu. Cette dernière lui explique, en lui tendant un ouvrage de photos noir et blanc, qu’il lui est arrivé de poser elle aussi, que financièrement ça dépanne plutôt bien. A l’appui elle lui montre l’une de ses photos sur laquelle Mélanie ne la reconnait pas. Elle est rassurée. Sur la page d’à côté, elle observe la photo d’un homme. Plus tard, lors d’une visite chez le dentiste, elle aura la sensation que le visage de son dentiste et celui de l’homme sur la photo se confondent. Sans certitude. Ce n’est que lors de sa séance de pose qu’elle le croisera de nouveau. Pur quiproquo complètement invraisemblable qui rappelle notamment un épisode des Rendez-vous de Paris. Délicieux.

Une histoire qui se dessine – Françoise Quéré – 1999

     Si le nom de cette femme ne vous dit rien, c’est parce qu’elle existe au cinéma (Elle joue dans pas moins de six longs métrages de Rohmer, systématiquement un rôle secondaire) et à la télévision sous un doux pseudonyme : Rosette. Elle fut aussi réalisatrice d’une petit série éponyme, assez anecdotique dont on pourra surtout retenir l’épisode Rosette vend des roses, avec de l’indulgence. Une histoire qui se dessine, s’il est attachant, demeure encore dispensable et paresseux. Le film vaut surtout pour les présences de Vincent Dieutre et Emmanuel Salinger, qui s’amusent bien qu’on ne comprenne pas trop ce qu’ils viennent faire là. Sur le Pont des Arts, une dessinatrice de rue dérange un autre dessinateur pendant qu’il croque un couple de japonais ; Puis il viendra la perturber dans le sien, sur la place du Trocadéro. On est en plein marivaudage. C’est mignon comme tout mais ça ne va pas plus loin.

La cambrure – Edwige Shaki – 1999

     J’avais déjà vu ce court métrage, je ne sais plus comment ni pourquoi mais je le connaissais et m’en souvenais assez bien. Edwige Shaki n’est pas une muse de l’univers rohmérien, du moins pas encore, puisqu’elle tournera avec lui L’anglaise et le duc, uniquement où elle n’y tient qu’un rôle figuratif. La cambrure aurait aussi bien pu faire partie des Rendez-vous de Paris, qui en reprend sensiblement les mêmes codes que le troisième segment. Le film étale un peu trop ses références en citant à foison Modigliani, Cézanne, Degas mais j’aime beaucoup sa manière qu’il a de tout érotiser – Et le film ne parle que de ça : Le corps d’une femme évoquant à un homme le nu sculpté de son oncle. Et puis Edwige Shaki, sublime créature, blonde à la silhouette élancée, est devant et derrière la caméra et passe le plus clair de ces 16 minutes les nichons à l’air. Plaisir des yeux.

Le canapé rouge – Marie Rivière – 2005

     Inutile de présenter Marie Rivière si l’on est un minimum familier du cinéma de Rohmer. Marie Rivière c’est Rohmer. Huit films tournés ensemble qui la plupart sont des merveilles. Mais citons seulement Le rayon vert et tout est dit. Marie Rivière choisit de lancer son film sur la rencontre de deux vieilles connaissances puis c’est l’aventure d’un tableau qui prendra le relais. Lucie accepte de poser pour son amie, en planifiant d’offrir le tableau à son mari infidèle, de façon à ce qu’il ne cesse de penser à elle jusque dans son lieu de travail dans lequel il passe le plus clair de son temps. Le film emprunte aux codes rohmériens ses thématiques du voyeurisme, de l’exhibitionnisme, de la pulsion et du narcissisme doux en le déployant jusqu’à son point de rupture. Ce qui est très beau ici c’est le chemin parcouru entre le premier (le foisonnement d’un carrefour parisien) et le dernier plan (Une toile enfermée dans un cadre) et l’espèce de réconciliation/remariage que cette peinture va provoquer, sur l’idée de reconnaître un sujet si tant est que l’on connaisse parfaitement le modèle. C’est très beau. Certes c’est un peu lisse et statique dans la forme, mais l’abandon (comme à son habitude) de Marie Rivière (Quelle actrice incroyable !)  qui joue Lucie, permet à ce court métrage d’être haut la main  le plus beau de cet Atelier des Modèles.

Des goûts et des couleurs – Anne-Sophie Rouvillois – 1997

     Violette et Nicolas se promènent dans Paris. Viennent-ils ou non de se rencontrer ? Mystère. Sur les étalages d’une échoppe, ils se rendent compte qu’ils recherchent le même livre. Ils ont aussi en commun le rejet des évangiles de Saint-Paul. Dans un carton de disques, ils écouteraient bien tous deux Bach. Ils ont le même chiffre porte-bonheur, la même couleur préférée. C’est carrément flippant, reconnait Violette. Demain, pour son anniversaire (qu’elle s’apprête à fêter seule) elle et Nicolas décident de diner ensemble. Une longue introduction qui permet de retrouver les codes et thématiques du cinéma de Rohmer en misant sur la balade et la discussion, l’art et le hasard. Avant le diner, Violette s’en va s’acheter une robe, mais n’est guère convaincu. Plus tard, c’est Nicolas qui s’en va lui acheter une robe, en guise de cadeau. Deux d’entre elles s’offrent à lui : la rouge (à pois) et la jaune (à fleurs). La rouge plaisait beaucoup à Violette et la jaune la dégoutait, mais ça, Nicolas ne le sait pas. Il choisit de prendre la jaune, se persuadant qu’elle irait mieux à Violette. Le soir, lors de l’ouverture de son cadeau, Violette est d’abord surprise puis moqueuse, avant de s’emporter et rejeter totalement Nicolas qui voudrait absolument qu’elle passe la robe pour lui. Ils ont enfin trouvé leur point de désaccord. Le pire de tous. Sous ses allures de petite comédie boulevardière, le ton bascule à nouveau dans l’incompréhension avec cette idylle contrariée sur un détail puis enfonce chaque personnage dans la solitude, se fermant sur le départ précipité de Violette. Ce beau court permet surtout de retrouver avec bonheur Eric Viellard, qui jouait Fabien dans L’ami de mon amie.

Heurts divers – Florence & François Rauscher – 1998

     Le candide que je suis n’avait pas capté le double sens de ce curieux titre. C’est pourtant lui qui donne le la de ce film anniversaire perturbé par le changement d’heure. La mise en scène est certes nettement plus plan-plan qu’elle n’aurait dû être mais le jeu hasardeux qui se joue entre d’un côté cette fille qui fait la connaissance d’un de ses collègues et de l’autre son frère qui en quitte une pour en trouver une autre, avant de se retrouver tous deux le lendemain pour l’anniversaire de leur papa, en fait un joli conte, attachant, très rohmérien, qui aurait presque mérité d’être étiré sur un format long.

Les amis de Ninon – Françoise Quéré – 1997

     Le mari et les enfants de Ninon sont absents le jour de son anniversaire. Elle décide de faire une soirée pas banale dans laquelle elle invite quelques-uns de ces ex pour savoir ce qu’ils sont devenus, retrouver le semblant de flamme qu’elle animait en eux jadis. Tout cela en espérant qu’ils viendront accompagnés pour créer une ambiance des plus singulières. L’idée prometteuse s’effondre vite sous le violent poids du vide qui caractérise l’écriture Rosette qui joue et réalise. On retrouve tout ce qui était si empesé et anecdotique dans Les aventures de Rosette, dans les années 80. La soirée est un fiasco mais ça on le présentait. Surtout, rien n’émerge de cet appartement, de cette gêne commune, de ces dialogues dévitalisés par l’embarras. Tout parait faux, surjoué. Vingt-cinq minutes de remplissage. Vraiment pas terrible.

Le nu à la terrasse – Annie Balkarash – 2008

     Là encore il est question d’un tableau. Un couple emménage dans leur nouvel appartement et garnisse le meuble de cheminée d’une toile de nu, trouvée d’occasion, qu’ils aiment tous deux beaucoup. Plus tard, lors d’une crémaillère en petit comité, sa grand-mère à lui découvre le tableau, embarrassée puis trouve un prétexte pour s’en aller. On aura deviné qu’elle fut le modèle. Le film s’amuse énormément, à la fois en semant le trouble sur ce couple, qui découvre bientôt que la toile a disparu mais aussi en créant une ellipse donc une passerelle judicieuse dans sa dernière partie. Il y a quelque chose, un ton, une respiration alors que tout est intégralement tourné en intérieur ; Une volonté ludique aussi de jouer sur le mystère, il y est là aussi question d’une clé subtilisée comme dans Conte de printemps. Et mine de rien une dimension assez étrange dans cette manière que l’homme a d’observer le tableau, ses couleurs, l’érotisme qu’il dégage via les formes, parfaites, répète-t-il, de cette femme nue qui ne sont donc que celles de sa grand-mère.

La proposition – Anne-Sophie Rouvillois – 2009

     Il s’agit donc du tout dernier film tourné pour la Compagnie Rohmer, un court-métrage de quinze petites minutes, relativement anecdotique dans son déroulement mais qui a au moins de mérite de rappeler combien Rohmer était le cinéaste des femmes, ne cessant de les filmer avec grâce et nuance. Ici il n’est simplement chargé que du découpage, à l’instar des dix autres courts que constitue ce coffret. Pourtant c’est comme si l’on sentait un retour de Reinette et Mirabelle, dans leur complicité comme dans leur antagonisme ; Une longue introduction suit une discussion qu’elles tiennent sur la nudité, comme rempart ou représentation, glissant vers leur vision de la pudeur et du puritanisme. Par provocation envers son amie, l’une choisit de poser nue pour un peintre. Et si la dernière scène l’enferme dans un quiproquo (Là encore, thématique chère à Rohmer) savoureux, on notera essentiellement cette mise à nu absolue, devant un miroir, que la mise en scène choisit de nous offrir en un seul plan. Rohmer n’avait jamais osé filmer cela de si près. Anne-Sophie Rouvillois lui aura offert ce cadeau, en guise d’adieu, en somme.

Conte d’automne – Eric Rohmer – 1998

9Si la vie est un voyage.

   7.5   C’est le dernier des contes d’Eric Rohmer. Et l’un de ses plus grands succès, comme si la fermeture d’un cycle était systématiquement gage de succès. L’impression que le public s’acclimate à mesure, tandis qu’il peine à y entrer (La collectionneuse, La femme de l’aviateur et Conte d’hiver passent relativement inaperçus). Et c’est celui qui contient les retrouvailles des deux plus fidèles égéries rohmériennes : Marie Rivière (Le rayon vert, La femme de l’aviateur…) et Béatrice Romand (Le genou de Claire, Le beau mariage…). Plus encore cette dernière, puisqu’on l’a vu grandir et vieillir grâce à Rohmer.

     Dans une interview pour l’émission Les quatre saisons d’Eric Rohmer, le cinéaste souscrit l’idée d’un rapprochement avec les cinémas d’Hitchcock et de Hawks. Conte de printemps tenait du premier quand Conte d’automne hérite beaucoup du second. C’est vrai, Marie Rivière a quelque chose de la Katharine Hepburn de L’impossible M. Bébé, dans sa malice et sa gestuelle, sa propension à jouer avec les hommes, à s’extraire de son enfermement – non pas de sa prison dorée mais au sein de son mariage. C’est elle qui mène l’intrigue. C’est elle qui mène la danse. Les films de Rohmer sont avant tout des chorégraphies.

     En somme, on se situe là aussi, sitôt qu’on prenne Conte d’automne en se focalisant sur Isabelle, sur le territoire de la comédie de remariage. C’est en subtilisant une identité – celle de son amie, après avoir envoyé une petite annonce en son nom – qu’Isabelle renaît et que son mariage continue de vivre. Ce n’est pas un hasard si le film se ferme sur une danse : Celle d’Isabelle et son mari, au mariage de leur fille. Un mariage qui n’a d’importance dans le film que le ricochet qu’il produit sur la rencontre qu’il va engendrer. Une femme aura peut-être trouvé l’amour quand son ambassadrice aura vécu l’aventure par procuration. Quelque part, Isabelle n’est pas sans rappeler Frédéric, dans L’amour l’après-midi, qui jouait le jeu de la double vie mais ne s’y abandonnait pas jusqu’au bout.

     Si l’on s’en tient au scénario pur, on nage dans le pur roman de gare, pour paraphraser Rohmer lui-même évoquant son ultime conte. Mais le film libère à la fois une linéarité archi stimulante et un comique de situation bienvenu. Magali voudrait un homme, mais ne se donne pas les moyens d’en rencontrer un. Isabelle, sa meilleure amie et Rosine, la petite amie de son fils vont toutes deux, chacune de leur côté (elles ne se connaissent pour ainsi dire pas) lui arranger un coup, de manière pas banale. La première en se faisant passer pour son amie au premier rendez-vous, puis au suivant avant de finir par se dévoiler, avec toute la grâce rohmérienne que cela convoque. La seconde en tentant de la jeter dans les bras de son amant philosophe. Difficile en effet de faire plus vaudevillesque. Difficile néanmoins de ne pas tomber dans un ridicule absolu. Mais Rohmer emballe ça avec magie, comme d’habitude, sans sourciller.

     Si la première partie est parfois ingrate, dans sa construction empesée à systématiquement deux personnages, le film se libère par deux fois. D’abord au gré d’une rencontre, que Rohmer parvient à étirer au maximum, afin d’en saisir toute la sève. Une rencontre sous forme de quiproquo puisque Gérald (celui qui a répondu à l’annonce) croit discuter avec Magali, tandis qu’Isabelle se fait passer pour elle. La seconde envolée c’est bien entendu ce mariage final, que le film annonce dès son ouverture. Séquence étirée sur une demi-heure, dans laquelle tout le marivaudage jusque là mis en place d’un côté (Rosine et Etienne) comme de l’autre (Isabelle et Gérald) se collisionne à merveille.

     C’est aussi une des seules incursions de Rohmer dans le thème vaste de l’âge, du vieillissement. D’une part dans le fait de retrouver les deux actrices, douze ans après Le rayon vert, dans un récit où leurs personnages respectifs sont dans une situation inversée. Delphine/Isabelle, Béatrice/Magali. Le cinéma de Rohmer use de multiples variations. De la même manière, il est encore question de mariage, comme il en était déjà question pour Béatrice Romand dans Le beau mariage, à la différence qu’elle ne part plus en quête du mari idéal. C’est dorénavant la recherche d’un homme pour combler le départ des enfants.

     Comme toujours, le vrai personnage d’un film de Rohmer c’est le lieu. Conte d’automne est intégralement tourné dans la vallée du Rhône, entre l’Ardèche et la Drôme, Saint-Paul-Trois-Châteaux et Bourg-Saint-Andéol, durant la période des vendanges saisonnières. C’est peut-être le plus rafraîchissant des contes de Rohmer. Sans doute aussi parce que c’est la plus belle des saisons. Car le cinéaste filme la campagne comme personne, ses châteaux, ses vignes et ses villages sans délaisser une seconde le récit noué autour de ses personnages. Un délice.

Fermière à Montfaucon – Eric Rohmer – 1967

28Mon journal d’une femme de la campagne.

   6.0   C’est l’une des seules incursions du cinéaste dans le documentaire pur. On y suit Monique, une quarantaine d’années, ancienne institutrice devenue femme de cultivateur, qui raconte son quotidien de labeur et sa polyvalence : Son travail à la ferme, les aides à son mari dans le champ quand il y a pénurie de main d’œuvre et le reste de son (peu de) temps passé en tant que conseillère municipale. Le film fait se succéder ces prises réelles, la vie avec les bêtes, la traite, la cuisine, sans parole sinon celle off de la fermière partageant son quotidien. Idéal à voir en tant que complément de programme de Conte d’automne

Conte d’été – Eric Rohmer – 1996

conte-d-ete_portrait_w858Tiens bon la vague et tiens bon le vent.

   9.0   Voir Conte d’été en plein été, voilà un moment que ça me faisait de l’œil. Les plages, l’océan, les vagues, le vent, le temps, tout cela se rapproche et le film permet de prendre cet acompte tant convoité. Ensuite, on peut avoir envie de voir des personnages beaux et tourmentés, beaux par leurs gestes et leur verbe, tourmentés par leur cœur, le tout sous la passion qui anime chacun en cette période : l’ambiance des vacances. Bien sûr certains travaillent, job fixe ou d’été, mais il faut qu’il règne avant tout cette liberté fantaisiste guidée par le personnage principal, en quête d’un confort que lui-même ignore. Il lui est avant tout question de prendre du bon temps, entre les balades et la guitare. Puis d’y attendre sa « fiancée » qui lui avait promis de venir le rejoindre. Sauf qu’entre temps il aura déjà rencontré une fille avec qui il noue une amitié sincère basée sur la confiance, fille qui lui présentera une connaissance avec qui très vite il nouera autre chose que de l’amitié. Et c’est au moment où il commencera à tomber amoureux et de l’une et de l’autre que la tant espérée débarque.

     Quoiqu’on en dise, Rohmer est un maître de la construction. Conte d’été n’a beau être qu’un pur marivaudage autour d’un jeune étudiant en vacances, musicien solitaire et mystérieux, qui devra bientôt choisir entre trois prétendantes, pas moins, le cinéaste parvient néanmoins à y insuffler vie et poésie, jeu et cruauté, bref beaucoup d’intelligence et de subtilité en étirant notamment le récit bien curieusement parfois, au détour d’un dialogue, d’une virée en bateau ou d’une promenade.

     Le film s’ouvre d’ailleurs sur son arrivée à Dinard, le suivant dans ses gestes et déplacements les plus anodins, entre l’embarcadère, son pied-à-terre (l’appartement que lui prête un ami) et une petite crêperie dans laquelle il effectuera une première rencontre. Les prémisses de cette première rencontre tout du moins. Le film est en effet sans parole pendant ses dix premières minutes, comme s’il traçait d’emblée volontairement une identification opaque avec son personnage.

     Gaspard va passer trois semaines à Dinard, le cœur et le temps partagés entre trois filles. Il n’y aura pourtant pas trois rencontres mais seulement deux. Si l’on pense d’abord que Gaspard est là sans objectif, pour son simple repos, on apprend plus tard qu’il y attend une certaine Léna, avec laquelle ils se sont donné une sorte de rendez-vous sans lieu sans date. Une excitation qui rythme son quotidien, sans que l’on ressente l’amour fou non plus mais avec une dose suffisante d’aventure et d’incertitude pour le combler. Excitation qui vire bien sûr au prétexte, petit à petit même s’il le nie. On est chez Rohmer donc rien ne se déroulera évidemment comme prévu, sans que l’on ait l’impression qu’il se déroule beaucoup de choses par ailleurs mais ce qui découle de cette initiation s’avère absolument géniale et fascinante.

     Rohmer adapte Santiano à sa façon. A l’image de la chanson, c’est finalement Margot et dans une moindre mesure Solène qui sont les personnages vecteurs des doutes sentimentaux de Gaspard. Léna qui est à priori l’être aimé, idéalisé, n’est en réalité qu’un pur mirage. Elle n’est pas dans la chanson et elle n’est qu’une projection fantasmée de Gaspard dans le film. Celle qu’il attend. Existe-t-elle vraiment ? C’est la question à laquelle on se pose durant la quasi intégralité du métrage avant qu’elle n’apparaisse dans le dernier tiers. C’est aussi d’ailleurs la question que se pose Margot qui bien qu’ayant vu sa photo et la connaissant de vue, puisqu’à Dinard tout le monde se croise dit-elle, elle se demande si Léna existe véritablement en tant que personne physique aux yeux de Gaspard. « Je pars pour de longs mois en laissant Margot. Hisse et ho, Santiano ! D´y penser j´avais le cœur gros  En doublant les feux de Saint-Malo. » C’est en effet en quittant Margot que Gaspard a le cœur gros même s’il convient que ce coup du sort l’arrange puisqu’il le sauve d’un éventuel choix difficile. Et Saint-Malo pourrait représenter lointainement sa relation avec Solène qui est née pendant sa journée passée à Saint Malo. Il faut rappeler à toute fin utile que la chanson s’achève sur une promesse de passer la bague au doigt de Margot.

     La difficulté ici, aussi belle que casse-gueule, est de parvenir à créer une sorte de happy-end (alors qu’en apparence, la défaite est cruelle) en faisant partir Gaspard seul, tout en redorant le blason de chacune des filles dans un dernier élan. Revenons donc à ces trois personnages féminins, aux antipodes les unes des autres, évidemment : On peut déjà dire que Gaspard tombera amoureux des trois, au moins un peu. Suffisamment pour projeter de les emmener toutes les trois à Ouessant. Il embrassera même les trois, mais ce ne sera jamais le même baiser.

     Margot, sa première rencontre, a vite tout de la meilleure amie, d’une part dans la mesure où c’est elle qui l’extirpe de sa solitude, lui présente des amis, et lui dit autant qu’il lui dit lui avoir le cœur déjà pris, d’autres part car c’est la plus cérébrale des trois et la plus à même de le cerner lui, peut-être parce qu’in fine ils sont pareils, à la différence qu’elle lui ouvre moins ses failles secrètes pleines d’orgueil. Les longues promenades qu’ils partagent, principalement en discutant, témoignent d’un désir mutuel d’apprendre de l’autre sans se laisser submerger par le désir physique. Il est pourtant là, sous-jacent, en permanence ou  s’invite clairement parfois avant qu’il ne soit aussitôt désamorcé. Leurs baisers sont amicaux ou alors plein de compassion ou portant les marques d’une séduction ratée ou future. Il n’est pas interdit de penser que ce sont eux deux, le véritable avenir amoureux.

     Solène, la deuxième rencontre est nettement plus physique et impulsive. Elle sera séduite la première fois en le voyant immobile sur une piste de danse, lui sera touché lorsqu’elle chantera sur le morceau qu’il avait préalablement composé pour Léna. C’est une relation qu’il ne maitrise pas ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’apprécie pas, au contraire, puisque comme souvent chez Rohmer ce sont les fausses antipodes qui se révèlent. En un sens, ils sont pareils. A un autre moment, Solène et Gaspard aurait pu être ensemble, sans obstacle, en tant que couple estival. Le fait est qu’au sein de l’idéal et de la meilleure amie, ses chances paraissent bien maigres. Elle aura pourtant, autant que les deux autres, son cachet pour Ouessant.

     Et puis il y a Léna. Personnage qui reste longtemps hors-champ. Chez Rohmer, le hors-champ est roi, il suffit d’évoquer Conte d’hiver pour s’en persuader. Léna est pourtant un hors-champ qui se fane, c’est assez rare dans le cinéma rohmérien. Son apparition crée une double déception, pour nous autant que pour Gaspard. Et le peu de place et d’indépendance qu’elle lui confère nous en éloigne davantage. On préfère le voir avec Solène. Mais on voudrait le voir avec Margot, définitivement.

     Le film ne serait pas grand-chose sans le génie de Rohmer pour la mise en scène, aussi bien la gestion de l’espace autour de ses personnages, curieuses silhouettes qui voguent en permanence à contretemps, se mettent bizarrement à courir ici, s’assoient là. Et puis il y a cette façon de les faire se frôler, c’est un film extrêmement tactile là-dessus, peut-être aussi parce qu’il fait office de film de vacances. Et Rohmer filme bien entendu la côte bretonne comme personne. Chacun a son conte d’été rohmérien mais Dinard probablement plus que n’importe qui. Cette faculté de cartographier un lieu et d’y filmer son récit, je ne la retrouve nulle part ailleurs. Je pense sincèrement qu’il est le seul à savoir faire ça, comme ça.

Les rendez-vous de Paris – Eric Rohmer – 1995

10Contes sans saison.

   7.0   C’est un petit Rohmer, qui dans sa structure n’atteint par exemple pas la force d’un Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Une sorte d’ancêtre du film aux vingt courts Paris je t’aime, en bien plus beau. Ce n’est pas non plus du niveau de ses chefs-d’œuvre, le problème des films divisés est qu’ils divisent évidemment le ressenti personnel. N’empêche, c’est un film que j’aime beaucoup tant il parvient à me passionner brillamment pour ses trois histoires qui n’ont absolument rien en commun sinon Paris. Il faut le voir au moins pour Paris captée subtilement par la caméra du cinéaste. Dans mes souvenirs le deuxième récit, Les bancs de Paris, qui voit un couple d’amants visiter les beaux lieux de Paris en attendant que le mari de celle-ci la quitte ou l’inverse, était plus faible que les deux autres. C’est pourtant aujourd’hui celui que j’ai préféré, comme quoi.

     Il y a peu de cinéma où l’on réfléchit sur les lieux que l’on foule. Chez Rohmer, c’est systématique. Dans le deuxième épisode, lui est fasciné par les cimetières elle y est plutôt indifférente, il est inspiré par le jardin du Luxembourg, elle n’aime pas son cachet rectiligne. Bon, il faut dire que l’on tient là le personnage féminin le plus insupportable de la filmographie de Rohmer. Heureusement que c’est l’épisode central car c’est agaçant. Rohmer se venge, lui qui avait souvent par le passé taillé ce genre de caractère à ses personnages masculins. Ici c’est l’homme qui se plie aux désirs de la demoiselle de ne pas l’accueillir chez lui tant qu’elle n’a pas rompu avec son mari. L’issue (l’hôtel) est l’un des trucs les plus infâmes que l’on puisse faire à un homme. Pire qu’un simple mensonge, c’est un véritable coup-bas, dégueulasse.

     Le premier épisode, Les rendez-vous de sept heures, bien que relativement cruel lui aussi dans sa finalité, joue davantage la carte du vaudeville improbable. C’est un classique Rohmérien qui jouit d’un géant quiproquo, de la coïncidence invraisemblable avec un plaisir assumé. En gros Esther rencontre par hasard Aricie (une bête histoire de portefeuille volé) qui, il se trouve, à rendez-vous à la même heure qu’elle, au même endroit, avec un garçon qui sera en fait le petit ami de la première tandis que celle-ci y avait donné rendez-vous au garçon du marché dont elle suppose être le voleur de son portefeuille. Aviateur, collier ou portefeuille, sont chaque fois des détails qui ouvrent le film sur quelque chose qui le dépasse et dépasse aussi les personnages. Quant à Mère et enfant 1907 il se concentre sur un peintre, qui au détour d’une relation qui n’a pas même pas débutée, croise le regard d’une fille dans la rue et la suit jusqu’au musée Picasso. L’heure suivante sera déterminante sur sa créativité, à défaut de l’être sur un plan sentimental. Au point de me demander si cette dernière partie ne serait pas justement du très grand Rohmer, dans ce qu’elle représente de rencontre et de quiproquo ?

     Ce qui intéresse avant tout Rohmer, depuis toujours, ce sont les lieux. Ici la place Beaubourg, là le musée Picasso. Entre ces deux pôles que constituent ces deux segments aux extrémités, se greffe un épisode central, qui cartographie presque tous les lieux de promenades de Paris. Deux amants se donnent rendez-vous chaque semaine (une page d’agenda avec le nom du lieu inscrit rythme chaque introduction à une journée nouvelle) entre La fontaine Médicis, Le parc Montsouris, Le parc de la Villette et dans bien d’autres lieux encore. Plus que l’immense coïncidence du premier segment et plus que la mystérieuse double rencontre du dernier, il y a dans ce segment quelque chose de l’ordre de la cruauté, au sein même d’une absolue légèreté, que n’avait pas encore entrevu Rohmer, je trouve. C’est très beau.

L’arbre, le maire et la médiathèque – Eric Rohmer – 1993

36.-larbre-le-maire-et-la-mediatheque-eric-rohmer-1993-1024x670Les sept hasards.

   8.5   Afin de rappeler qu’il est toujours ce magicien des mots, qui aime détourner les plus infimes apparences, Rohmer a d’abord conçu un titre bâtard en forme de triple aventure, agrémenté d’un sous-titre que tout le monde a oublié : Les sept hasards. Une thématique qu’il chérit comme d’aucuns. Le film s’ouvre dans une école où un instituteur chevronné donne son cours sur la proposition subordonnée circonstancielle de condition. Autant dire qu’on est déjà dans le jeu, ludique partie de cache-cache avec les tournures, les apparences et les situations.

     L’Arbre, le maire et la médiathèque comme auparavant Perceval le gallois ou plus récemment Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, est structuré en chapitres. Les parties suivent la suggestion du sous-titre du film, ces fameux hasards. Sept chapitres, sept hasards qui exploitent évidemment la thématique du film, à savoir présenter le quotidien d’un maire socialiste d’une petite bourgade de Vendée et son projet de construire un complexe sportif et culturel dans un lieu abandonné du village.

     Le maire de Saint-Juire est incarné par l’excellent Pascal Greggory, déjà présent chez Rohmer dans Pauline à la plage, ici surprenant en campagnard politique décalé, Delanoïste vendéen en quête d’une joie de vivre solidaire, qu’il imagine dans un petit village isolé dont l’idée un peu foutraque attire autant les doutes que les encouragements. Rohmer poursuit donc toujours sa quête 80’s d’un affrontement Ville/Campagne, en le politisant cette fois davantage, très proche, en somme, d’un conte de La Fontaine.

     Mais le titre du film est déjà – encore – un leurre. Un demi-leurre. Un arbre qui n’est bientôt plus. Un maire qui n’est déjà plus. Une médiathèque qui n’est pas encore. Le film se dénommerait La romancière, la journaliste et la petite fille qu’il serait déjà plus représentatif de sa propre dynamique. Une affaire de femmes, une fois de plus, dans un jeu de rôles dans lequel l’homme n’est qu’un pion figé, chacun dans son monde à lui, autour duquel les femmes proposent les vrais aboutissants.

     La place est laissée aux personnages. Il y a cette amie écrivain, personnage sophistiquée (de ceux que Dombasle prend un malin plaisir à incarner) qui sert en quelque sorte d’agent au maire sortant et découvre les joies de la campagne et l’appui dans son projet ; cet homme rédacteur très réputé qui évalue son projet avec un scepticisme évident ; cette femme qui par le plus grand des hasards se retrouve embauchée pour écrire un article sur cette idée ; cet instituteur qui refuse cette implantation ; la fille de ce dernier qui se révèle plus patiente et réfléchie que son père… Et tout ce petit monde gravite autour de ce maire et interagissent pour faire aboutir ou capoter son idée. Le choix de cette découpe en chapitres est probablement l’idée la plus judicieuse car en accord parfait avec son récit.

     Et bien entendu il y a cette évocation des hasards, principe très rohmérien (cf. Le Rayon Vert ou Conte d’Hiver) qui participe ici pleinement à l’élaboration de ce projet, aussi futiles soient-ils au départ. Une fois c’est un répondeur débranché, ailleurs c’est un ballon qui se retrouve malencontreusement chez le voisin. Et ces petits événements concourent à changer le destin de cette petite histoire de construction de médiathèque.

     Il ne faut évidemment pas oublier l’humour permanent, inhérent au cinéma de Rohmer mais plus développé ici encore. Et ce naturel qui ressort de nombreuses séquences donnant l’impression d’une part libre à l’improvisation – ce qui est rarement le cas chez Rohmer – et de fraicheur – La fameuse prise unique. En ce sens, Fabrice Luchini et Arielle Dombasle sont les plus prodigieux. Cette scène où il effectue un monologue colérique inutile où il défend comme il peut sa terre, son arbre, que sa fille interrompra bientôt par un « Tu parles dans le vide papa » ou cette scène où elle démontre par A+B l’inutilité, la froideur, la laideur des places de parkings sont des séquences absolument géniales. A se tordre.

     Alors bien sûr, beaucoup diront que le film de Rohmer est d’une naïveté déconcertante – l’intervention de cette fille de 10 ans étant la plus fervente démonstration – mais n’est-ce pas avant tout pour servir un récit, une réflexion qui elle, relève du faussement naïf ? Car mine de rien c’est un grand film politique aussi. Bien ancré dans une époque où l’écart gauche/droite se faisait déjà de plus en plus étroit.

     Cette parenthèse rohmérienne vaut surtout pour son curieux mélange des genres. A la fois très éloignée de ses essais habituels, contes saisonniers et moraux comme comédies proverbiales, tout en étant proche de certains autres, moraux essentiellement. Plus découpés, chapitrés, à la manière du Signe du lion ou de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Et situé à mi-chemin entre Rozier, Eustache et Depardon, plus encore qu’à l’accoutumée. Il y a l’utopie passagère du premier, la gravité masquée du deuxième, la parole au réel du dernier. Un film où les politiques ont le premier mot (l’idée), les paysans le bon mot (la réalité) et les enfants le dernier (le rêve).

     C’est donc une sorte de disserte pour rire made in Rohmer. Sur ses interrogations politiques, et le rôle prépondérant du hasard. C’est aussi la convocation de certains termes « piliers » dans la politique (Réac/écolo, socialisme/libéralisme, Ambition/mégalomanie) qui ne trouvent pas de signification directe ici. Et tout cela pour accoucher non pas sur un récit d’une lourdeur indigeste mais plutôt sur quelque chose de léger, drôle, subjectif, rythmé qui en fait l’un des films les plus passionnants et jouissifs de son auteur.

Conte d’hiver – Eric Rohmer – 1992

Hiver« Joie, joie, joie, pleurs de joie »

   10.0   S’il a fallu cinq ans à Félicie pour retrouver l’amour de sa vie, j’en aurais attendu autant pour revoir et reconsidérer cette merveille absolue, deuxième conte de la séries des saisons qui aujourd’hui m’apparaît comme étant le plus beau des quatre et de très loin.

     D’emblée, les premières images sont troublantes, aussi bien dans leur ambiance davantage estivale qu’hivernale, que dans leur construction rapide présentées comme si l’on regardait un album photo en mouvement, sans paroles ou presque, seulement des instantanés de bonheur à deux, banal amour de vacances, qui deviendra bientôt, par les faits prochains, les coïncidences et l’écoulement du temps beaucoup plus que ça. Félicie et Charles se sont en effet rencontrés, se sont aimés puis se sont perdus. Bêtement perdus. Un simple lapsus sur une adresse. Levallois sur un bout de papier s’est transformé en Courbevoie. Et nous l’apprendrons bien plus tard (puisque le film ne force jamais le déroulement scénaristique) : Félicie s’est rendu compte de son erreur en la répercutant sur les papiers de maternité, six mois plus tard, alors qu’elle portait en elle l’enfant de cet amour qui n’est jamais revenu.

     Et Rohmer ne psychologise pas sur ce lapsus. A aucun moment il ne remet en question son caractère purement accidentel pour une éventuelle mauvaise attention inconsciente. C’est sans doute sur cette donnée si terrible que son film est si lumineux : Félicie dit un moment à Loïc n’avoir jamais envisagé que Charles l’ait oublié, aussi bien avant de se rendre compte de son erreur qu’après. Charles pourrait être à Cincinnati comme il disait rêver d’y vivre ou tout aussi bien être à Paris où il disait y passer régulièrement pour voir sa famille. Conte d’hiver est un grand film sur la foi. Celle d’une femme qui envers et contre tout, décide d’attendre ce promis, se refuser le bonheur – de rencontrer quelqu’un dont elle s’amourachera autant – quotidien pour en préserver cet espoir. On pense aux Nuits blanches de Dostoïevski. Et même si elle franchit un nombre incommensurable d’obstacles comme celui d’envisager de vivre en province et voir ainsi s’éloigner la maigre possibilité de le caresser.

     Autour de Félicie gravite donc continuellement sa fille, qu’elle élève quotidiennement, sans jamais lui avoir menti sur l’identité de son vrai papa. Dans la chambre d’Elise est disposé un cadre photo avec l’un des clichés pris par Félicie durant les toutes premières scènes du film sur une plage. Il n’y a pas de mensonge important chez Félicie. C’est ce que lui dira Loïc un moment donné, lui avouant que c’est ce qu’il aime le plus chez elle tout en acceptant que ce refus du mensonge – aux autres comme à soi-même – la rapproche inéluctablement d’un bonheur idéalisé qui ne peut forcément pas faire le sien. Cette bienveillance-là inscrit le film dans une rêverie sublime, d’une telle douceur qu’elle génère la compréhension de tous les personnages. Car on pourrait en dire autant de Maxence, le gérant du salon de coiffure dans lequel Félicie travaille, avec qui elle s’attache jusqu’à envisager un bref instant de le suivre dans son nouveau salon à Nevers. Loïc, Maxence, deux êtres qui comptent pour elle autant que pourraient l’être des meilleurs amis, éternels amis, mais avec qui elle a fondé des relations quotidiennes et sexuelles qui dépassent pour eux ce simple statut. Tous deux acceptent pourtant sans broncher leur statut de second couteau.

     Félicie demande aux hommes qui l’aiment d’accepter qu’elle ne les aime pas. L’intellect de Loïc et le physique de Maxence reflètent à eux deux la somme des désirs de Félicie pour cet être absent, un Charles dont elle voudrait et espère trouver le condensé. Cette folie, puisqu’elle dit aimer à la folie est une folie de latence, abstraite, l’amour pour un fantôme, j’allais écrire un fantasme, oui un fantasme, éternel, pendant cinq années de vide, d’attente à l’échelle planétaire – puisqu’il ne s’agit plus d’attendre la fille de l’Eglise mais un garçon qui pourrait être partout, ici et ailleurs. Eternel introuvable.

     Il faut que la question du choix ne se pose pas, selon Félicie. Son quotidien est donc parsemé de déambulations et d’itinéraires secondaires. En faisant comme Vidal et Pascal, à savoir parier sur le fait que l’histoire ait un sens, elle se prive d’un bonheur du présent qui a certes plus de probabilité d’aboutir mais qui ne lui conviendrait pas. Si la probabilité est particulièrement infime, Félicie décide de ne pas renoncer puisque dit-elle « Ce sera une joie tellement grande si je le retrouve que je veux bien donner ma vie pour ça » voire avant « ça m’empêchera de faire des choses qui m’empêcheraient de le retrouver ».

     Si dans Ma nuit chez Maud, dont Conte d’hiver semble être le contrepoint ou l’un de ses miroirs, les personnages avaient une pleine conscience intellectuelle, au sens littéraire du terme, c’est à dire dans le rapprochement systématique de leurs convictions et celles que l’on trouve dans les livres, Félicie, ici, est complètement hors de livres et condamne en quelque sorte cette vertu « intello » (pour la citer) en refusant de croire, comme le fait Loïc, que l’on peut envisager la vie le nez continuellement dans les bouquins. C’est son leitmotiv quotidien : accepter de ne pas différencier clairement Platon, Pascal et Shakespeare tout simplement parce que la théorie l’éloigne de ce qu’elle vit, de ses intuitions.

     Pourtant, de références, le film en est largement constitué. S’il y a des hasards chez Rohmer, ce sont des hasards du quotidiens ou des miracles, aucunement des références – Livres, généralement. Dans l’adresse que laisse Félicie, au-delà de sa boulette sur le nom de la ville, c’est le nom de la rue qui esquisse un premier indice. Rue Victor Hugo. On le retrouvera en effet bien plus tard lors d’une conversation avec des amis intellectuels de Loïc, tergiversant sur le thème de la réincarnation et de la métempsychose – Loïc allant même jusqu’à réciter un passage des Contemplations du poète. Quant à Courbevoie remplaçant Levallois, l’image – de la voie courbée, spirale tortueuse – est tellement belle et géométrique qu’elle relève à la fois d’une grande afféterie autant que d’une pure simplicité.

     Un indice parmi d’autres aussi lorsque Loïc invitera Félicie au théâtre peu avant qu’elle ne retrouve Charles, par hasard. On y joue Le conte d’hiver, une pièce de Shakespeare, dont la thématique du retour bouleversera littéralement Félicie. Ce qui s’ensuit, le dialogue dans la voiture, est l’une des plus belles réussites rohmériennes, dans ce qu’il trace de convictions intimes, de parallèles mystiques, de croyances. C’est dans ce dialogue que Félicie dira son attachement à croire en ce retour de Charles, puisqu’elle gagne plus à y croire qu’à ne pas y croire. Paroles sur lesquelles rebondit inévitablement Loïc, en citant Pascal (qu’elle ne connaît pas) et des mots relativement similaires : « En pariant sur l’immortalité, le gain est si énorme que ça compenserait la faiblesse des chances ». On pourrait considérer Conte d’hiver en tant qu’adaptation hérétique de Pascal – au double sens qu’elle n’est ni religieuse ni littéraire. Le miracle est déjà en marche, en fin de compte : Félicie cite Pascal sans le connaître.

     Avec le temps, Rohmer s’est éloigné de l’attribut attractif, joueur, mercantile de son pari, au sens Pascalien du terme. Si avant, ses personnages pariaient aveuglement sur l’avenir (Jean-Louis sur son mariage avec la blonde inconnue, L’étudiant de Monceau sur une seconde rencontre avec celle dont il est assuré qu’elle sera sa promise) Félicie parie sur la réapparition d’un bonheur passé, enfoui, mais bien réel. Elle a disons moins de probabilité de le voir ressurgir mais beaucoup plus de chances de le voir se prolonger – au nom de l’existence charnelle qui a déjà existé et de l’enfant qu’elle a engendré.

     Conte d’hiver est un film d’une simplicité déconcertante dans la mesure où c’est un film sur l’attente, un peu comme l’était La boulangère de Monceau. Ce dernier faisait la synthèse de cette attente entre les deux points temporels qui reliaient le narrateur à celle qu’il s’était convaincu d’épouser. En situant l’action cinq ans après son prologue, Conte d’hiver choisit de montrer l’attente perturbée par un présent accéléré – les quinze derniers jours de cette attente terrible – sur le point d’atteindre le miracle. Dans ce théâtre, lors de la représentation qui voit revenir la défunte, Félicie semble avoir trouvé devant elle l’équivalent du rayon vert de Delphine.

     Rohmer a souvent fait des films avec des grands absents et souvent ils ont tort ou bien ils sont l’issue du récit, non en tant que personnage à part entière ou point culminant mais en tant que porte de sortie – Le genou de Claire, Conte de printemps. Charles est le grand absent de Conte d’hiver, mais c’est paradoxalement le personnage vers lequel converge tout le récit. Et si absence il y a, elle n’est jamais compensée par la résurrection. La beauté de ce conte (le terme prend tout son sens ici) est de nous faire croire en cette possibilité de résurrection avant de nous l’offrir dans un final rêvé, vertigineux, bouleversant qu’on n’attendait alors peut-être plus.

     La fin est un opéra de larmes. De larmes de joie. Elise surprend sa maman, pleurer dans les bras de Charles, lequel est surpris de ces sanglots et lui demande si tout va bien. Je ne pleure pas, je pleurs de joie, dira Félicie. Elise, somme toute bouleversée, s’en va seule sur le canapé du salon sur lequel elle se met à pleurer. Sa grand-mère s’inquiète mais Elise rétorquera comme maman : « Je pleurs de joie ». La référence à Pascal et les mots qu’il laisse dans son Mémorial est trop explicite – ce qui ne l’empêche pas d’être magnifiquement subtile – pour relever du simple hasard.

     Là où Rohmer s’il est un conteur est aussi un grand réaliste c’est dans la texture de son hors champ. En ce sens, Conte d’hiver peut constituer la parabole parfaite, ultime de tout son cinéma. On peut le considérer comme son dernier chef d’oeuvre mais aussi pourquoi pas comme son chef d’oeuvre dans sa manière de condenser tous les autres. L’absent – le hors champ – permet à Félicie d’être elle, entièrement. C’est probablement la plus entière des héroïnes rohmériennes. La soudaine apparition de ce hors champ – le grand retour – trahit une certaine incertitude, sentiment nouveau pour Félicie, à savoir que la possibilité du bonheur attendu efface ce qui fait son intégrité. Que les pleurs de Delphine face à son rayon vert ou ceux de Félicie face à sa retrouvaille rêvée soient sincères ils traduisent néanmoins d’un bonheur instantané, possiblement éphémère. Le hors champ reste le seul gage de pérennité. Il y a cette histoire mais il y en a mille autres derrière.

Conte de printemps – Eric Rohmer – 1990

149368_10152451298582106_7891284406025021362_nLe coup du collier.

   8.0   C’est le tout premier conte des quatre saisons et s’il constitue le début d’une nouvelle série de films, il reste avant tout dans la continuité des travaux vaudevillesques des années 80 en ce sens qu’il est avant tout une rencontre, comme c’est souvent le cas chez Rohmer. Celle d’une professeur de philo et d’une étudiante au conservatoire. On est d’emblée dans la veine de L’ami de mon amie, de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, qui présentaient toux deux cette rencontre dès les premiers plans, les premiers mots. La situation initiale est déjà dans l’ironie : Jeanne a les clés de deux appartements mais ne peut jouir d’aucun comme elle le souhaiterait. On pense surtout aux Nuits de la pleine lune, évidemment, avec cette évocation permanente de l’habitat en tant que quête et point d’ancrage.

     Il y a le jeu et la fidélité des Contes moraux, la légèreté et la dominante féminine des Comédies et proverbes. Cette apparente histoire de collier sert à la fois de prétexte (on peut penser que les interactions entre les personnages seront les mêmes sans son existence) que de déclencheur systématique du climat quasi hitchcockien que le film étrenne de façon homogène. Il faut en fait le considérer en tant que conte sur le désordre. Ce qui permet de constater, quand bien même le film soit passionnant, que Rohmer n’est pas le plus à l’aise dans ce registre, ce qui l’éloigne clairement d’un Rivette – On pense beaucoup à La bande des quatre – qui faisait du désordre sa principale source d’inspiration, jusque dans le fantastique. Le désordre chez Rohmer est souvent compensé : Dans L’amour l’après-midi, par exemple, le dérèglement scénaristique s’opposait aux précisions du narrateur, ainsi qu’à sa vie réglée comme une horloge. Ici pas du tout. Le film s’ouvre sur un désordre, celui d’une chambre et se ferme sur un autre, la réapparition improbable d’un collier disparu.

     Entre ces deux points de récit, une multitude d’éléments vont accentuer cette impression de confusion. Ça commence évidemment par ces deux maisons dans lesquelles Jeanne ne veut pas être, l’embarquant d’abord vers cet appartement de transit, festif où elle fera la rencontre de Natacha qui la guidera inéluctablement et logiquement chez elle. Le film aurait alors pu se dérouler intégralement dans ce lieu, l’appartement du père de Natacha, où les deux femmes font connaissance, où Jeanne fera plus tard celle du père de Natacha au sortir de sa douche – encore un élément de désordre. Ça aurait pu mais Rohmer préfère se libérer vite de ce dispositif vulgairement théorique et conceptuel. Un autre lieu entrera en scène, plus mystérieux, plus romanesque – une maison de campagne – dans laquelle naîtra cette histoire non élucidable de collier perdu, à moins qu’il ne soit caché, ou volé.

     Le désordre des relations accentue aussi ce mystère. Ainsi, Jeanne est en couple mais n’en parle pour ainsi dire jamais et ce garçon restera hors champ durant toute la durée du film – comme l’était Lucinde, la femme de Jérôme dans Le genou de Claire ou Jenny, celle d’Adrien dans La collectionneuse. Igor, le père de Natacha aussi est accompagné de Eve mais parait libre comme le vent, comme une rosée de printemps – c’est probablement le plus beau personnage du film, témoignant de ce glissement génial du cinéma Rohmérien qui avait d’abord commencé par mettre en scène des dandys parfois insupportables. Pourtant, si un parfum hédoniste plane sur les personnages, ils ne semblent pas moins tirés entre eux de part et d’autre, entre désir abstrait, jalousie réciproque et manipulation sous-jacente.

     C’est peut-être la première fois chez Rohmer où l’on se demande si le quiproquo en est vraiment un ou s’il n’est pas motivé par des intentions précises. Natacha a t-elle vraiment omise de dire à Jeanne que son père passait le matin ? Est-ce réellement un hasard si le carré imparfait est réuni ce samedi dans la maison de campagne tandis que seul Igor avait dit d’y trouver ? Autant d’interrogations qui mènent forcément au destin mystérieux de ce collier… Jusqu’à sa (non) résolution. Rohmer a crée une sorte de thriller masqué, hypnotique. Un jeu de piste secondaire à l’intérieur du vaudeville. Il y a même un point de bascule décisif et elliptique plutôt étrange lorsque Natacha demande à parler à son père en se retirant dans la pièce d’à côté, laissant Eve en discussion avec Jeanne. Une confidence qui restera hors champ, jamais expliquée, qui pourrait être rien mais que l’on peut soupçonner être une évaluation des sentiments d’Igor pour Jeanne – que Natacha tente éperdument de rapprocher – ou un secret en rapport avec la disparition du collier. En nous ôtant cet élément scénaristique peut-être important, Rohmer signe pour sa non résolution nous laissant comme Jeanne seuls juges du mystère. Dans Pauline à la plage ce n’était pas le cas du tout car s’il laissait Marion dans son libre choix, Rohmer nous offrait la vérité en confidence.

     Les ponts entre chacun des films de Rohmer sont nombreux. La scène de table ici semble être une brève copie de celle de Ma nuit chez Maud. Kant y remplace Pascal. Mais surtout il s’agit là aussi moins d’une discussion intellectuelle clivant qu’un catalyseur rapprochant ou éloignant entre eux les personnages. Marrant de constater qu’à chaque fois l’arbitrage du dialogue échoit à l’objet de convergence des désirs qui est aussi le sexe minoritairement représenté : Maud et Igor. C’est le cas lors de l’arrivée dans la conversation – qui aurait pu être terriblement lourd si non relayé ou lié à autre chose – de la thématique du jugement synthétique à priori qui en l’état fait aussi pont avec les événements mystérieux qui entourent la perte du collier.

     Chez Rohmer, il y a toujours un hors champ. De ceux qui pourraient créer une dimension parallèle, un autre film – Nouveau trio/quatuor qui effacerait le narrateur dans Ma nuit chez Maud ou le personnage important sinon central qui n’apparaît jamais comme la promise de Jérôme dans Le genou de Claire. On pourrait rapprocher Conte de printemps de ce dernier à ceci près que ce personnage caché apparaît tout de même ici, brièvement au début, sous l’apparence d’une chambre désordonnée que la caméra prend soin de balayer lentement.

     Finir sur la part magique du collier caché de lui-même et retrouvé dans une vieille chaussure – à la fois improbable et in fine le plus probable – permet de ne pas détruire le tableau relationnel. Le film s’achève malgré tout sur cette indécision. C’est peut-être ce qu’il faut retenir du cinéma de Rohmer en général : accepter qu’il soit sans fin, même si elle parait favorable. Le rayon vert en était la plus fidèle illustration. Le phénomène supplantait le sourire effacé ensuite par des larmes. La suite quelle qu’elle soit appartient au hors champ. Idem à la fin de L’ami de mon amie. C’est une éventuelle illusion de bonheur, juste une image, non une image juste. Un possible, non une certitude.

     L’actrice qui joue le rôle de Natacha raconte aujourd’hui l’improvisation et la spontanéité de Rohmer exercées sur les lieux en particulier. On apprend que la séquence à la campagne, par exemple, se déroule dans maison familiale de l’actrice, le cinéaste étant tombé sous le charme – lorsqu’elle l’y avait invité – des murs qui bordent son jardin, ne permettant aucun vis à vis avec le voisinage. Plus tard, elle lui avait fait découvrir un endroit qui lui tenait grandement à coeur, un petit chemin dans les hauteurs surplombant la forêt. Rohmer voulut cette Amazonie dans son film mais le jour où ils tournèrent la scène, un épais brouillard (celui que l’on voit) dissipa intégralement le panorama. L’actrice raconte avoir adorer prendre cette revanche, ravie que Rohmer ne lui subtilise pas tous ses petits secrets.

Métamorphoses du paysage – Eric Rohmer – 1964

51970878Excursion industrielle.

   7.5   Durant les années 1960, Eric Rohmer alors en pleine transition, entre les Cahiers du Cinéma et la réalisation cinématographique, effectue une aventure télévisuelle via nombreux documentaires, dont celui-ci constitue le premier opus, sur l’industrialisation du paysage français. Constructions industrielles filmées en noir et blanc, sur lesquelles se pose sa voix en off déjà plus dans la poésie que dans le didactisme.

Citons les mots du cinéaste lui-même :

     « Cette beauté est difficile. Difficile à découvrir, à admettre. Elle est paradoxale. Car il y a paradoxe à rechercher la beauté dans un monde qui lui tourne délibérément le dos. Un monde voué au chaos, à l’informe, au perpétuel changement, à l’inachevé. Un monde qui porte la marque, contrairement au monde champêtre ou urbain, moins de la joie créatrice de l’homme que de sa sueur et de sa peine ».

     « Un autre paysage, une autre machine. L’espèce de fascination qu’elle exerce, la rêverie qu’elle suscite, la beauté propre qu’elle possède, sa poésie même pourrions-nous dire sont-elles si différentes de celles dont nous parrons notre vieux moulin de toiles et de planches ? Monstrueuse. Inhumaine. Et humaine en même temps puisqu’elle est faite par l’homme et un tout petit peu à son image ».

     « Quittons ces campagnes sans grâce et sans grandeur. La tristesse qu’elles exhalent est désormais trop mesquine pour alimenter notre rêverie poétique. La poésie, une poésie à la mesure de notre temps, ce n’est plus dans la paix des champs et des prairies que l’homme du XXe siècle peut espérer la trouver. Mais dans la fumée des hautes cheminées d’usine, au cœur de cette zone industrielle, qui depuis plus de cent ans s’est installé au pied des villes, les sèment, les enserrent, les étouffent, en même temps qu’elle les fait vivre et grandir. Ce n’est plus des hauteurs du Père Lachaise qu’il convient comme Rastignac de contempler le spectacle du Paris laborieux mais prenons un large recul, des collines d’Argenteuil ».

     « Ici, la main de l’homme et le hasard conjugués, composent une ordonnance stricte, des lignes s’affirment, verticales, horizontales, courbes, obliques, suscitent entre elles des contrastes, des relations, des rites, des rimes, des parallélismes ».

     C’est probablement le plus beau documentaire pédagogique de Rohmer à mes yeux. Super texte. Supers images. C’est la poésie de l’industrie, la fascination pour cette transformation. Un laid d’apparence qui devient sublime. J’adore.

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