Into the abyss.
7.5 Le générique final offre une réponse concrète à cette polémique absurde que le film de Fernand Melgar a suscité au dernier festival de Locarno. En effet, le « casting » est séparé en deux groupes, les gardiens puis les détenus. Plus tôt dans le film, l’un des gardiens, sans doute le plus sympathique que nous croiserons dans le film, présente les lieux à un nouvel arrivant et lorsqu’il évoque l’effectif de Flambois (le nom de ce camp de rétention en question, situé non loin de l’aéroport de Genève) il est fier de préciser qu’il ne parle pas de détenus mais de pensionnaires. Si ce film est à mes yeux très important c’est en partie pour ce parti pris là. Cette proximité que les gardes créent avec leurs prisonniers a le parfum désagréable d’un paternalisme compatissant qui ne présente aucune alternative à cette finalité imparable que représente cette obligation de quitter le pays pour chacun d’entre eux, qu’elle intervienne après quelques jours ou vingt-quatre mois (seuil de rétention). C’est l’absence d’un point de vue clair et pédagogique qui semble avoir gêné certains car s’il ne prend pas de position Michael Mooresque le film n’en est pas moins un engagement à montrer une réalité qui fait froid dans le dos – la démarche est plus proche du cinéma de Depardon, période Faits divers/ Reporters. Cette immonde réalité qui voit une institution suisse fière d’avoir ce genre d’établissements sur son sol, à savoir un lieu de transition qui n’est pas surpeuplé (vingt-cinq personnes environ), une salle de sport, un terrain extérieur et une cuisine aux petits soins. A entendre les gardiens, leurs pensionnaires, comme ils aiment à dire, sont à l’hôtel. Ils ont cette faculté à tout dédramatiser en discutant avec eux, en leur apprenant à positiver, en leur conseillant le jour venu de monter dans le premier avion qu’on leur ordonne de prendre, un avion de ligne classique, afin d’éviter un vol spécial prochain, où ils seraient accompagnés de policiers, ligotés et sous bracelets. « Bracelet » c’est le mot employé par le directeur du centre – type très sympathique lui aussi – pour ne pas dire « menotte ». En sortant de la séance je me suis demandé ce qu’ils pensaient d’eux, ces hommes là, ce qu’ils y verraient d’eux dans ce film, ces hommes représentant cette loi répressive, ces hommes qui préfèrent se dire qu’ils sont les derniers gentils que ces futurs expulsés croiseront avant le grand départ. A les voir, on a le sentiment qu’ils ne partagent pas entièrement ces décisions, mais que font-ils là dans ce cas ? Rien ne les oblige à faire ce métier là. On a cette impression qu’ils n’approuvent pas le système sans pour autant le rejeter. C’est cette fierté dégueulasse qui est exécrable car ils sont ni plus ni moins que les bourreaux gentils avant l’abattoir, ceux qui ont le bon rôle et qui s’inquiètent le jour j d’une expulsion exécutée dans le calme et sans violence, mais qui avouent avoir un pincement au cœur en les voyant partir, comme une maîtresse de grande section serait nouée à l’idée de voir ses élèves en fin d’année scolaire rejoindre le collège. Mais de quoi parle t-on là ? De personnes expulsées ! D’hommes – puisque ici ce ne sont que des hommes, même cette séparation évoque la seconde guerre – qui n’ont commis aucun délit, si ce n’est disent-ils, celui d’avoir effectué une demande d’asile en Suisse. Et pour la plupart il y a très longtemps, certains étant là depuis vingt ans, y travaillant, contribuables, payant des impôts, voir ayant fait des enfants sur le sol suisse. A ces hommes on demande de prendre le premier avion de ligne dans le plus grand calme ! Le film de Fernand Melgar a ce mérite de filmer le réel sans enrobage. Ne pas faire de ces gardiens d’évidents bourreaux est la plus grande réussite du film. La seconde c’est une caméra en mouvement d’abord, qui apprivoise les lieux, les couloirs, les pièces grillagées, et à l’écoute ensuite, des uns comme des autres. A l’écoute d’hommes lucides qui comprennent que leurs gardes ne sont que les exécutants d’une machine judiciaire abominable mais qu’en étant les exécutants ils en sont les acteurs, aussi sympathiques soient-ils. Quand l’un d’eux, hors film, avoue adorer le métier qu’il fait puisqu’il n’a jamais pris l’avion et que cette cohabitation lui donne l’impression de voyager quotidiennement, on est en droit de se demander si le monde n’est pas en train de devenir cinglé… Il y a même des instants où cette nonchalance rejoint leur bêtise crasse comme ce beau moment où l’un des détenus chante une chanson qu’il a écrite et l’un des gardiens de l’encourager hypocritement en lui lâchant qu’il faut qu’il continue, qu’il ira loin. Idem vers la fin lorsque pour le départ de l’un d’eux, un gardien lui dit au revoir en lui souhaitant bon vent. J’en suis sorti en colère. C’est un film indispensable, tout simplement parce qu’il faut le voir pour le croire.