Le Don est mort, vive le Don.
10.0 Découvert tardivement, vers 18 ans, à l’époque où j’avais à cœur de voir tous ces grands classiques immuables, Le Parrain, avait été une déflagration pour moi. Il a pu être une sorte de déclencheur de ma cinéphilie, je pense. C’était surtout ce premier opus que j’adulais à l’époque, les autres m’avaient semblé plus délicats à apprivoiser, plus riches, moins immédiats même s’ils logeaient parfaitement dans sa roue. J’avais ensuite recroisé la route de cette saga quelques années plus tard, il y a six ans, exactement. Je m’en souviens car je venais d’emménager et attendais la naissance de mon garçon. Cette fois-là j’avais un peu dévalué le premier Parrain au profit du second qui m’avait autant impressionné que terrassé, par son ampleur mélancolique, son épique construction et son insolence à s’ériger contre le classicisme du film originel. Entre ces deux visionnages j’avais aussi lu le magnifique roman de Mario Puzo, que je pourrais facilement relire aujourd’hui tant ce fut un choc aussi. J’y pensais depuis un moment, six années ont donc passé, j’ai revu le premier Parrain.
Et c’est un monument. Un opéra macabre d’une puissance et d’une limpidité inouïes. Une tragédie familiale – plus encore qu’une fresque mafieuse – d’une précision d’orfèvre. Un cercle funèbre – qui s’ouvre sur un mariage et se ferme sur un baptême, durant lesquels Coppola filme tout sauf un simple mariage et un simple baptême – filmé à l’économie, jamais dans le spectaculaire, guidé par de longues scènes pivot et de grandes ellipses. C’est une boucle terrible, tragique. C’est le déclin d’un homme et l’avènement de son fils. La mort d’un vieux gangster, la naissance d’un caïd des temps modernes. Mais c’est plus complexe qu’un simple passage de relai. Si Vito apparaît d’abord comme une figure respectée et invulnérable – Le premier plan est un léger travelling arrière laissant apparaître sa masse dorsale aussi protectrice que tranchante – pendant les festivités accompagnant les fiançailles de sa fille – encore qu’on puisse déjà détecter chez lui une forme de lassitude, des signes de fatigue – Michael, lui, qui revient tout juste de son service dans le Pacifique, semble bien loin des affaires familiales – Il faut le voir raconter à Kay, sa petite amie, cette anecdote violente de « la cervelle ou la signature » avant de lâcher un « That’s my family Kay, that’s not me ». Difficile de prévoir qu’il remplacera bientôt son père en qualité de Don.
Et c’est toute la logique et tragique cruauté de ce destin familial qui distribue les cartes à chacun d’eux, qui se voient accaparer leurs premières volontés par les circonstances ou les valeurs traditionnelles. Vito aura toujours voulu que Michael devienne un brillant sénateur. Michael, lui, aspire davantage à une vie de new-yorkais amoureux et bohême. Sonny a tout de l’homme d’affaires en devenir mais son impulsivité et son manque de discernement l’empêchent de capter l’admiration de son père ; Fredo, lui, est l’exact inverse, timide, simplet, presque efféminé quand Sonny fait lui figure de parfait mâle dominant. Et Tom, peut-être le plus en phase avec les choix de Vito, jusque dans ses postures, son calme et sa détermination, est une pièce rapportée quoiqu’on en pense, puisqu’il est élevé par les Corleone, comme un frère de Michael, Fredo et Sonny, mais ça n’empêche pas qu’il s’appelle Hagen et non Corleone. Le déchirement se trouve déjà dans cette structure mal-agencée. Et sera précipité par un premier fait d’armes, loin d’être anodin – après tout, ailleurs on s’en serait seulement pris à Brasi – puisqu’il concerne Vito Corleone, lui-même, criblé de cinq balles à quart de film. Tentative d’assassinat qui ouvre une plaie béante et un boulevard de succession à Michael, déterminé à éliminer les responsables. Amorce brutale d’un virage criminel, plus froid, plus méthodique, plus implacable, dont il sera bientôt le chef de rang, notamment durant la vague d’assassinats qu’il finit par commanditer et qui débarque en parallèle du baptême de son neveu (dans un montage alterné colossal, entièrement inventé par Coppola, puisque ça n’existait pas dans le roman) et constituera autant un point d’orgue (puisque le film se ferme après ça sur son sacrement doublé d’un terrible mensonge à celle qui l’aime) qu’elle ouvrira sur une dimension criminelle plus cruelle encore dans les suites à venir.
La boucle tragique apparaissait d’emblée, dès cette première scène, durant laquelle un homme annonce qu’il croit en l’Amérique avant de supplier l’imposant Don Corleone de réparer son chagrin causé par des petites frappes qui ont défigurés sa fille. Parfum solennel et cordial qui diffuse déjà son odeur de mort, et plus encore puisqu’on l’apprend au détour d’une phrase de Marlon Brando, que l’homme en question face à lui, Amerigo Bonasera, ironie tragique, est croque-mort. En acceptant sa requête, Vito planifie en triste prophète les drames à venir. Qu’il fasse plus tard appel à Bonasera pour embaumer le corps de Sonny, massacré, restera l’un des derniers beaux gestes d’un père défait et d’un homme d’affaires loyal. Un criminel de parole, si j’ose dire, qui faisait régner le respect, avant que la drogue devienne le marché dans lequel investir, que Tattaglia et consorts s’en mêlent et que Michael prenne la relève.
Le film est traversé de situations sidérantes, parcouru de visions dantesques difficilement oubliables. Sans surprise, je m’en souvenais très bien. Pas comme si je l’avais vu hier, mais presque. Dans mon souvenir, l’ouverture sur le mariage de Connie prenait davantage de place. Dans mon souvenir, Sollozzo prenait deux balles comme son compère McCluskey. Dans mon souvenir, on attaquait Vito Corleone avant Luca Brasi. Dans mon souvenir, la partie sicilienne était découpée en ellipses mais pas montée parallèlement avec la vie à New York. Certes, ce ne sont que des détails mais il est toujours agréable d’être surpris par un film qu’on a l’impression de connaître dans le moindre de ses enchainements et rebondissements, en plus de le redécouvrir constamment d’un point de vue formel.
Il y a pourtant des partis-pris qu’on n’oublie pas. A ce titre, les vingt-cinq minutes qui ouvrent Le parrain se déroulent dans la propriété familiale, pendant le mariage de Connie. Entre les nombreuses réceptions du Don dans son bureau, le film nous convie aux festivités, nous apprend à connaître chacun des personnages dans ces moments détachés, comme Cimino le fera aussi bientôt dans la première partie de Voyage au bout de l’enfer. On danse, on chante, on discute, les journalistes s’incrustent, les flics mettent des PV sur les Lincoln et Cadillac, On tente à plusieurs reprises une photo de famille – comme si déjà on figeait dans le temps un bonheur qu’on ne retrouvera plus – et, comme le veut la tradition selon laquelle aucun sicilien ne peut refuser de service le jour du mariage de sa fille, Don Corleone accueille entre autre, Amerigo Bonasera, donc, et Johnny Fontane qui demande à Don ses faveurs pour lancer sa carrière à Hollywood, auprès d’un producteur qui ne veut pas de lui. Par ces quelques pistes, le film a ouvert une boite de Pandore. Fontane aura très vite ce qu’il convoitait – la séquence emblématique de la tête de cheval chez le producteur Woltz, sera le premier éclat de violence que le film nous offrira. Et c’est pourtant ailleurs que le film va tout chambouler : la mainmise sur le trafic de drogue auquel Vito, contrairement aux quatre autres familles, refuse de participer.
Evidemment, il faudrait aussi évoquer la somptueuse composition de Nino Rota, véritable valse funèbre en plusieurs tonalités, guidant toute l’ampleur tragique du récit. Il faudrait aussi parler de l’interprétation globale, les femmes autant que les hommes, mais tout particulièrement de la naissance d’un très grand à savoir Al Pacino. Il faudrait dire aussi combien dans ses brèves accalmies (Le mariage de Michael et Apollonia en Sicile, le dernier jeu entre Vito et son petit-fils entre les plans de tomates du jardin familial, le bel échange de paix éphémère entre Corleone et Tattaglia) le film est aussi renversant que lors de ses majestueuses séquences pivots (Le double meurtre dans le restaurant du Bronx, la mort de Sonny à la gare de péage, l’assassinat des grands pontes) ou ses saillies criminelles plus discrètes mais non moins puissantes – Lorsque Clemenza fait tuer Paulie Gatto devant les champs de blé, observés par la statue de la liberté ; Ou bien la mort, terrible, de Carlo, commanditée par le parrain de son fils. Et parmi la myriade d’anecdotes qui accompagnent cet objet colossal, une, essentielle : Francis Ford Coppola a 32 ans quand il fait Le Parrain. Mon âge aujourd’hui, quoi. Bim.