Publié 16 décembre 2020
dans Frederick Wiseman
Amérique aliénée.
7.0 Pour son premier long métrage, Wiseman pose sa caméra à Bridgewater, hôpital psychiatrique pour criminels aliénés, dans le Massassuchets. Il obtient le droit d’y tourner pendant une durée d’un mois. Il y dénonce les effroyables conditions de vie des patients, moqués verbalement et harcelés physiquement par soignants et gardiens du pénitencier.
Le style minimaliste de Wiseman se met en place : Aucune voix off, aucun carton, pas de musique, pas de commentaire, mais une science brute du montage qui crée un pamphlet subtil contre l’Amérique des puissants, et un portrait douloureux des éternels oubliés du système.
Outre des entretiens variés, souvent condescendants, les sévices en tout genre, consistant par exemple ici à faire hurler un patient qui répète sans cesse le même mot, le film montre des instants insoutenables telle cette intubation pour nourrir de force un condamné, tandis que des images quasi subliminales, nous le montrent gisant mort dans un cercueil. La sonde en caoutchouc enfoncée dans le nez laisse place à une pince déposant du coton sous des paupières.
L’ironie dans tout ça, c’est que le Titicut follies fut interdit dès sa sortie en salle aux Etats-Unis, censuré par la Cour Suprême qui estimât que le film portait atteinte à la vie des patients incarcérés. Film indispensable, évidemment.
Publié 25 avril 2016
dans Frederick Wiseman
Cosmopolis.
7.0 Wiseman est un cinéaste atypique en ce sens que s’il déploie un cinéma volontiers territorial, il s’agit chaque fois moins de filmer un lieu que les gens qui l’habitent. Qu’il place son objectif dans une salle de boxe, L’Opéra de Paris ou l’université de Berkeley ce qui l’intéresse en priorité c’est toute cette diversité qui les traverse : Visages, corps, parole. Jackson Heights, quartier de New York, n’échappe pas à cette règle dorénavant immuable et le film va plus loin puisqu’il n’a jamais autant question de multiculturalisme. Comme Brooklyn ou Astoria, Jackson Heights permet de rejoindre Manhattan en métro. C’est en partie ce qui séduit tout le monde : les habitants et les promoteurs. Car oui, Jackson Heights est en pleine transformation, subissant la gentrification du fait de quartiers voisins surchargés. Les crédits baux ne sont plus renouvelés, tout augmente de part et d’autres et les petits commerçants ferment ou sont en passe de fermer pour bientôt céder la place, leur place, à des groupes et des chaines. Loin de verser dans le documentaire pamphlétaire façon Michael Moore, Wiseman filme le quartier comme s’il s’agissait de sa dernière respiration et donne l’impression de voir et d’entendre les derniers commerçants, d’observer un ultime défilé gay Pride – On sait combien le quartier est le terreau du mouvement LGBT – et d’assister aux derniers soubresauts improbables d’une communauté gigantesque construite sur la différence. Comme d’habitude (avec Wiseman) le film est sans voix off, sans mentions du nom et profession des personnes apparaissant à l’écran (ce qui n’empêche aucunement d’avoir l’impression de tous les connaitre à la fin) et sans autre texte, citations ni musiques, sinon diégétiques. Wiseman filme en étoile d’un commerce à l’autre, d’une réunion à l’autre, d’un bâtiment à l’autre, d’une manifestation à l’autre, en repassant systématiquement sous le métro aérien, qui semble être le point névralgique du quartier. Parfois, une présence suffit pour observer, sans parole, chez un tatoueur, des concerts dans la rue ou dans une laverie, danses du ventre dans une salle, cours de langues, festivités de night-club, prières dans une mosquée, une église ou une synagogue, mais souvent c’est la parole qui guide tout, à l’image de cette femme contant la migration difficile de sa fille, cet homme son licenciement abusif, ce commerçant clamant son désespoir face aux charges considérables, cette centenaire racontant sa solitude. On passe de l’un à l’autre le plus naturellement du monde, c’est Jackson Heights, pluralisme improbable et sublime. Sur le point de disparaitre.
Publié 11 février 2015
dans Frederick Wiseman
Corps inflammables.
7.0 Qu’il investisse une salle de sport ou l’Opéra de Paris, Wiseman s’intéresse au fonctionnement du lieu, sa respiration, ce qui le fait exister quotidiennement ainsi qu’à ceux qui l’habitent et interagissent en son sein. Boxe (Boxyng gym, sublime) ou danse c’est la même chose. C’est un monde, duquel on ne s’extirpe pas, sauf au détour de quelques brefs plans de l’extérieur. Sa caméra entre dans les lieux et devient à la fois personnage et spectateur à part entière. Spectateur que l’on ignore et personnage ubiquiste devant lequel la vie dans l’établissement s’abandonne. Les répétitions, les représentations, les entrevues hiérarchiques, la partie administrative, les costumes, la cantine. Tout est scruté avec minutie, lentement, toujours à la bonne distance. Parfois, une répétition est entrecoupée de plans de couloirs vides ou de plans sur les toits de Paris. Respirer pour mieux y revenir. Les plans sont fixes, parfois longs, parfois très longs. Pas de cahier des charges à se coltiner. Il y a forcément un gros travail de montage en amont mais tout parait pourtant hyper spontané. C’est un assemblage de séquences découlant sûrement d’un nombre incalculable de rushs. La durée n’existe plus. ça pourrait être bref, ça peut tout aussi bien s’étirer à l’infini. C’est un opéra disséqué dans toute sa conception. Et c’est absolument génial.
Publié 11 avril 2014
dans Frederick Wiseman
404.
7.0 Se retrouver seul dans une salle de cinéma c’est déjà pas banal (mais pas si improbable qu’on le pense – ça m’est arrivé à plusieurs reprises) mais quid de se retrouver seul dans une salle de ciné devant un film de 4h04… C’est à la fois étrange et très beau. Tout d’abord dire que la durée ne m’a pas gêné, au contraire, elle participe à créer une passerelle intime entre le système éducatif de Berkeley et le spectateur européen. Donc oui, c’est très beau. Et dans le même temps je suis peut-être un peu déçu car je ne retrouve pas ce qui m’avait tant séduit dans Boxing gym. J’attendais surement davantage de vide, j’aurais aimé sentir la respiration de l’université, apprivoiser son espace. Il faut dire que le film n’est majoritairement que débats, cours, discussions, autour du système. Le film sort un peu de ce dispositif lors de la manif « finale » d’une heure. Entre chaque scènes verbales quelques interstices, de plans extérieurs, fixes, qui symbolisent je crois le passage d’une pièce à une autre. C’est bien mais j’espérais davantage là-dessus. Après, le film est assez irréprochable dans son montage et son approche hétéroclite et complexe. Et ça reste passionnant d’un bout à l’autre, édifiant sans être pédagogique. Malgré tout, c’était peut-être le Wiseman de Boxing gym que j’espérais davantage voir, celui qui travaille d’abord les corps et l’espace. J’aimerais beaucoup découvrir La danse (2009).