Red inferno.
7.0 Lux Æterna appartient à un genre, plutôt un sous-genre de film dans le film. Voire de film sur la fabrication d’un film. En l’occurrence il s’agit même d’un film sur la fabrication d’une scène d’un film.
La scène d’un film de sorcières. Béatrice Dalle y incarne la réalisatrice. Charlotte Gainsbourg son actrice. On est sur un plateau, sur le point de tourner la scène de bûcher. Auparavant, un prologue montrant des extraits de La sorcellerie à travers les âges (1922) de Benjamin Christensen ainsi que Jour de colère (1943) de Carl Theodor Dreyer, nous invitait à voir des images de sorcières jetées au feu.
Lux Æterna s’ouvre sur une citation de Dostoïevski. Il sera vite relayé par Godard, Fassbinder, Dreyer ou encore Buñuel. C’est dire où se place Noé dans le cinéma, mais aussi dans son rapport au cinéma. Mais le plus troublant ce sont moins ces cartons de citations que le choix de signature, en effet on ne voit que les prénoms : Jean-Luc, Rainer W, Carl Th, Luis. On pourrait se dire que Noé – Devrais-je dire Gaspar ? – entretient une proximité avec ses maitres, qu’il les considère comme des amis voire qu’il les cite religieusement, comme des prophètes monothéistes. Mais ce choix ne leur incombe pas entièrement, il est préservé pendant le film (Les personnages se sollicitent, se désignent voire s’invectivent uniquement par leurs prénoms) et jusqu’au générique final : Les noms des acteurs et techniciens n’apparaissent pas : On lit Béatrice et non Béatrice Dalle, on lit Samantha et non Samantha Benne, Ken et non Ken Yasumoto.
Un effet d’esbroufe de plus ? On sait Noé coutumier du fait. Et si c’était une volonté de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité ? Un geste donc moins obscène qu’il n’y parait surtout quand on accouche d’un film qui fait entrer le tournage d’un film dans un tel chaos. Le chaos est inhérent au cinéma de Noé, évidemment et il n’a jamais caché son goût pour la beauté de ce chaos, ne serait-ce que dans son obsession des formes : Le plan-séquence notamment, n’a chez lui pas vraiment de velléités immersives, il produit avant tout de la cacophonie à l’intérieur (le film implose) et de l’évanouissement à l’extérieur (le spectateur explose). Mais pour la première fois c’est le monde du cinéma qui entre dans son dispositif. Avec cette idée de film dans le film, procédé quasi ancestral qu’il va tout de même parvenir à dynamiter à sa manière.
Noé précise dans le dossier de presse que l’une des principales caractéristiques de son tournage était de faire jouer ses acteurs après minuit, de façon à ce qu’on ressente une certaine fatigue physique. Afin surtout de briser la frontière entre le vrai et le faux. Il y a toujours cette contradiction fascinante dans le cinéma de Noé, entre volonté d’incarnation et logique artificielle. « La plupart des gens qui font des films sont des morts vivants et leurs films leur ressemblent » disait Jean-Luc Godard, dans une citation que le film reprend allègrement, mais qui révèle ici tout son paradoxe : Lux AEterna respire in fine moins la vie que la fabrication. Un peu à l’image de sa dernière citation « Dieu merci, je suis toujours athée » empruntée à Buñuel, il cultive un sens de la punchline plutôt que celui de la transe.
Ici l’artifice se loge en priorité dans la forme. Le film est en majorité composé de plans en split screen. Esbroufe encore ? Pas tant que ça, puisque rarement le procédé est utilisé pour son utilité première, comme il peut être utilisé chez un De Palma, par exemple. Certes il invite à suivre deux personnages, dans la même temporalité, mais jamais dans un enjeu dramaturgique. A ce titre, la discussion sur les souvenirs de tournages et autres anecdotes croustillantes entre Dalle & Gainsbourg est en split screen, mais elle aurait pu être en plan large, ou en champ contrechamp. Ce premier split screen annonce donc déjà un trouble : On a la sensation d’assister à une vraie discussion de tournage, qui agirait en tant que prologue au film, un prologue à Lux Æterna. Mais le procédé déconstruit le réalisme, et annonce en un sens, que le film a commencé. Et plus loin c’est autre chose encore, il nous plonge au cœur de deux situations, se déroulant dans deux pièces différentes du plateau et nous condamne ainsi à tenter de suivre ce qui s’y joue, sans jamais se soucier de les organiser lisiblement, non, tant il faut souvent suivre deux discussions indépendantes. Le chaos cher au cinéma de Noé intègre donc la dialectique du plan.
Qu’en est-il de la conception de Lux Æterna ? Le film est entièrement produit par Yves Saint Laurent, pour une commande de court métrage qui s’étire finalement plutôt sur un format moyen puisque le film dure cinquante-deux minutes. Noé était contraint de prendre deux égéries de la marque (Il choisit Dalle & Gainsbourg) et de filmer ses produits. Et contraint d’accoucher d’une idée en quelques jours.
Et c’est peut-être ce qui fascine tant chez lui : Cette sensation que sa prodigalité instinctive fonctionne parfois mieux qu’une préparation forcenée. Autrement dit : C’est un metteur en scène, dans tout ce que cela suppose d’exubérance – Et qui se traduit à l’image avec cette présence d’alter-égo hystérique incarné Béatrice Dalle – mais pas du tout un scénariste. Et c’est aussi sa limite, son paradoxe dans la mesure où Noé, ce qu’il aime c’est raconter des histoires, c’est la destinée romantique qui se dégage de ses projets, aussi expérimentaux puissent-ils être. Ce n’est donc pas tant les climax de ses films qui restent, mais bien une certaine captation du présent, qui fait mine d’échapper au cahier des charges : Ici la montée progressive vers le chaos du tournage, dans Climax l’irruption de cette chorégraphie hallucinante, dans Irréversible une longue discussion dans un métro ou la plongée dans les limbes d’une boite de nuit underground.
Sans en être aussi admiratif et fasciné que j’avais pu l’être par exemple par Enter the void, avec tout ce qu’il trahissait de surdosage, il me semble avoir apprécié le voyage, l’expérience – puisque c’est ainsi que Noé le revendique – bien plus que ce qu’il avait produit avec Climax et son prétexte sangria volontiers bouffon.
Lux Æterna annonce d’emblée son programme en citant Dostoïevski qui évoque « le bonheur suprême ressenti par l’épileptique une seconde avant la crise ». Puis converge vers un éprouvant effet stroboscopique final – qu’il avait déjà un peu utilisé dans le final d’Irréversible – qui prend essor dans un dérèglement technique, entre images et sons, visant à rendre la situation aussi insupportable pour les actrices, l’équipe que le spectateur.
Du Noé pur jus, en somme, hybride, car, comme souvent, la promesse est partiellement tenue : Il y a du bonheur mais on attend la crise. On ne peut donc nier un certain appétit de la grandiloquence, bien entendu – comme toujours – mais la jubilation provoquée par sa virtuosité est pourtant bien réelle.