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À l’abordage – Guillaume Brac – 2021

13. A l'abordage - Guillaume Brac - 2021Rivière sans retour.

   9.0   Avec À l’abordage, Guillaume Brac prolonge la tonalité estivale qui dominait dans ses deux précédents films : Conte de juillet & L’île au trésor. Ce qui en nos temps troublés relève autant de l’anachronie que de l’aubaine, tant ce nouveau film s’avère être un pur conte d’été, à la fois pile d’aujourd’hui et hors du temps.

     La dimension documentaire qui régnait dans les deux films suscités est ici remplacée par la fiction pure : Félix entreprend de rejoindre Alma – qu’il vient tout juste de rencontrer à Paris – dans la Drôme où elle est partie passer ses vacances en famille. Il embarque avec lui son ami Chérif et deux tentes empruntées au centre de loisir du coin. Et le duo deviendra bientôt trio à la faveur d’une coïncidence puisqu’Edouard, leur chauffeur de covoiturage, se retrouve bloqué sur place quand sa voiture tombe en panne. Le film ne quittera plus le Vercors.

     Le cinéma de Guillaume Brac se nourrit toujours de l’espace géographique dans lequel il évolue. Ault dans Un monde sans femmes, Tonnerre dans le film du même nom, sont des villes, des lieux qui offrent à leurs films respectifs un cadre, une respiration ainsi qu’une temporalité propre : L’été finissant pour l’un, l’hiver enneigé pour l’autre. Si son ancrage géographique est plus important encore dans L’île au trésor (la base de loisirs de Cergy) et dans À l’abordage (le village de Die, dans la Drôme) c’est qu’il s’agit aussi de lieux intimes, qui comptent pour son réalisateur : Le souvenir d’enfance pour l’un, la paternité à venir pour l’autre. C’est simple, discret, très beau.

     Le récit s’articule d’abord clairement autour de Félix, en reléguant ses deux comparses au statut de side-kick : Chérif ne se baigne pas car il est sujet aux otites. Edouard se retrouve coincé là, embêté car son véhicule est en réalité celui de sa mère, qui ne sait pas qu’il s’est échoué dans le Vercors – qui ne sait probablement pas qu’il s’en sert pour du covoiturage. Et tous deux, à priori secondaires dans un récit au préalable centré sur la relation entre Félix & Alma, vont accaparer le film, le récit, le plan en se libérant de leur statut de loser « galérien » éternel.

     Pourtant et non sans la retrouver brièvement, Félix renoncera bientôt à Alma, qui ne veut pas de lui – surtout, qui ne tenait pas à le voir débarquer ici. Chérif, quant à lui, fait la rencontre d’Héléna, seule en vacances avec son bébé. Et Edouard s’évade peu à peu du piège maternel qui jusqu’ici l’empêchait de se mouvoir. Les personnages se libèrent, comme s’ils étaient contaminés par le film et son récit qui s’aèrent en permanence. Félix & Edouard ne se supportaient pas, ils finissent par se rapprocher et partagent notamment une sortie à vélo, non sans rejouer l’esprit de compétition sur un mode plus léger. Chérif passera moins de temps avec eux qu’il n’en passe aux côtés d’Héléna, pour laquelle il s’improvise parfois baby-sitter, mais son extrême gentillesse et bienveillance se fanent brutalement sous l’impulsion amoureuse qui le gagne.

     Dans le dernier tiers c’est plutôt Félix qui s’isole. C’est lui qui entreprend de partir aussi promptement qu’il avait décidé de venir. Pendant ce temps, Edouard, indiscutablement relâché dansera sur Les cornichons, de Nino Ferrer après avoir décroché un petit boulot sur place au camping. Chérif aussi ira de sa libération (musicale) en accompagnant Héléna au karaoké pour chanter Aline, de Christophe.

     Le projet du film se loge ainsi dans la dérive. Une douce dérive. C’est abandonner l’histoire entre Félix & Alma pour glisser vers celle entre Chérif & Héléna, tout en faisant exister Edouard sans oublier Félix : c’est tout le dessein, loin d’être évident, d’un film qui fait presque office de pirate dans le paysage du cinéma français.

     « Il y a toujours un risque à prendre. Sinon on ne fait rien. Sinon c’est pire que tout » disait la vieille femme – incarnée par la grand-mère de la femme du cinéaste – au début du film à Félix dont il s’occupe à domicile. Ce sont des mots dont on peut aisément trouver l’écho dans un dialogue père/fils, entre Bernard Menez & Vincent Macaigne, dans Tonnerre. Le cinéma de Guillaume Brac dialogue aussi beaucoup avec lui-même.

     À l’abordage semble en effet synthétiser tous les précédents films de Guillaume Brac : L’amour obsessionnel (Tonnerre), les cœurs solitaires (Un monde sans femmes) et l’entrelacement de plusieurs personnages d’horizons différents (L’île au trésor). Autant qu’il synthétise la somme d’inspirations qui irriguent son cinéma, Rozier en priorité. Troublant de voir combien Edouard Sulpice a quelque chose du Bernard Menez de chez Rozier, dans Maine-Océan ou Du côté d’Orouet. Rozier avec qui Brac partage le goût pour l’aventure et la texture marine, par son cadre (Le bord de la Manche dans Un monde sans femmes, le lavoir dans Tonnerre) ou ses titres et leurs cadres (Le naufragé, L’île au trésor, A l’abordage). Mer, rivière ou base de loisirs sont des lieux aquatiques qui inspirent Brac et créent un étrange reflet, mélange de réel et de fiction.

     À l’abordage poursuit ce qu’avançait L’île au trésor d’un point de vue social : Il y est question de classe, de sexe, de communauté, de culture, de couleur de peau. Là encore, Brac agit dans la roue de Rozier (et donc pour le coup bien plus que de Rohmer, j’y reviens) essentiellement celui de Maine-océan où tout se mélange sans être évacué, où tout est là sans jamais en faire un moteur narratif. Le choc des cultures irrigue À l’abordage : Si Chérif & Héléna découvrent à la faveur de la discussion, qu’ils ont tous deux grandi à Stains, Chérif y est resté, tandis qu’Héléna s’en est extirpé quand ses parents ont déménagé jugeant que les lieux « craignaient trop ». Si Félix & Alma dansent ensemble sur les Quais de Seine, sitôt dans la Drôme la belle se réfugie sur les hauteurs, dans son antre familial quand son séducteur, Roméo déchu, reste aux portes du « palais » convaincu de ne pas être « le genre de ses parents ».

     La beauté du cinéma de Guillaume Brac s’articule beaucoup autour de petites séquences apparemment anodines : Une baignade dans la rivière, une sortie vélo, une virée canyoning.  Plus fort encore, celle entre Chérif & Edouard, obligés de partager la même tente. C’est une somme de détails cocasses qui rythme la scène : Les chaussures qui ne sentent pas bon, la crainte de ronflements, leurs postures étranges, la nonchalance tranquille de Chérif, la gouttière dentaire d’Edouard.

     Séquences superbes aussi parce qu’elles sont intégrées aux soubresauts du réel, le lieu, l’horaire, la météorologie. Guillaume Brac raconte que « Lorsque Félix est au téléphone avec Alma au bord de la rivière, sa joie disparait petit à petit en même temps que le soleil s’éteint dans le plan. Comme si l’acteur et le décor jouaient ensemble ». Exemple parmi d’autres pour dire combien la fiction chez lui est sans cesse nourrie par l’imprévu généré par la matière documentaire de ses images.

     S’il est moins rohmérien qu’on a tendance à le dire (sinon réduire) Brac sait s’en inspirer. Sa plus forte inspiration rohmérienne est ici à mettre au crédit du choix de ce titre à priori équivoque : Le trio de banlieusards parisiens fait ici office de pirates à l’assaut des vacancières de la Drôme. Et si ce titre était un leurre, qui dissimulait la vraie rencontre ? Les titres des films de Guillaume Brac (comme ceux des films de Rohmer) abritent toujours plusieurs sens. Vers le milieu du film, tous trois se promènent dans le village et assistent à un petit spectacle de rue dans lequel une demoiselle grimée en pirate maladroit, fait rire les gamins en scandant « A l’abordage ! » avant d’enchainer les chutes. L’effet miroir (avec le titre) est d’abord délicieux quoique à priori éphémère. Pourtant, quand, vers la fin, le film viendra cueillir l’extrême solitude Félix, ce sera pour le voir se réveiller au son du ukulélé et recroiser cette actrice de rue, seule aussi, au bord de la rivière. C’est son rayon vert. C’est quand elle fait la rencontre de ce garçon que Delphine assistera au photométéore, chez Rohmer. A noter qu’A l’abordage se ferme par ailleurs sur l’une des plus belles chansons du monde, pas moins (donc aussi belle qu’un rayon vert) : Harlem river, de Kevin Morby.

L’île au trésor – Guillaume Brac – 2018

lileautresor_05Les naufragés d’étangs modernes.

   8.5   Ce sont de doux portraits de lieux avant d’être de magnifiques récits de personnages, c’est cette alliance-là, cette faculté de fondre l’un dans l’autre et d’en extraire une vitalité qu’on dirait rohmérienne dans le langage critique, mais qui dégage sa propre unité, qui me séduit, me ravit chaque fois que je vais voir un film de Guillaume Brac : Un monde sans femmes puis Tonnerre et maintenant L’île au trésor. Trois beaux titres, magnifiques sitôt accolés tant ils ouvrent ensemble sur un espace de merveilleux que regorge chacun de ces récits, évoluant à priori dans des circuits domestiques.

     Merci Guillaume, d’avoir su capter cette respiration propre à l’île de loisirs de Cergy (jadis parmi mes repères adolescents, aujourd’hui simple refuge dominical pour des balades avec mes enfants) puisque l’on ressent la tendresse et la nostalgie de ce lieu, on touche à une familiarité qu’on voit si rarement au cinéma, sinon dans les causses de Guiraudie ou le Sèvres, de Mikhael Hers. Si je cite ces deux cinéastes c’est parce qu’ils sont parmi ceux qui me font le plus rêver dans les salles à l’heure actuelle. Et leur séduisante confidentialité m’évoque celles de Guy Gilles ou Jacques Rozier, en leur temps.

     Si le fait de croiser ces endroits si familiers dans une salle de cinéma, trouble autant que bouleverse, forcément, il me semble que le film propose bien plus qu’une simple visite guidée pour initiés. J’ai beaucoup voyagé devant L’ile au trésor. Sans doute parce qu’il est un terrain malléable magnifiquement propice à la fiction. Si le carton introductif cite Stevenson « Je ne sais pas s’il y a un trésor, mais je gage ma perruque qu’il y a de la fièvre ici » ce n’est pas uniquement pour faire joli et justifier le choix du titre : Ce sont toutes ces petites trouées de fiction et d’aventures qui nourrissent le documentaire.

     Ici, deux petits garçons jouent à faire les pirates avec leurs sabres/bouts de bois, avant qu’ils ne citent toutes les couleurs qui les entourent, s’abandonnent à une partie de cache-cache ou escaladent un chemin escarpé pour surplomber l’île. Là, un garçon travaillant à la base depuis plusieurs années, raconte son besoin d’appréhender chaque moment avec une dose de danger, la surprise et l’adrénaline. C’est lui qui initie les deux épopées à la tombée de la nuit, échappant aux surveillances des vigiles, à l’intérieur de la pyramide ou en haut du pylône de téléski nautique.

     Il y a aussi ceux qui racontent des parcelles de leur vie, avant leur arrivée en France. Ce père de famille d’origine afghane qui raconte ses heures sombres à Kaboul, comment il a échappé à la mort, avant de faire le parallèle entre ces réunions familiales aux étangs de Cergy et les instants de paix en Afghanistan. Il y a ce vieil homme qui a connu les lieux avant qu’on en fasse une base de loisirs, qu’on en fasse payer l’entrée et qu’on en interdise la baignade hors des lieux surveillés. Aujourd’hui, il se baigne discrètement, avec les cygnes.

     Il y a aussi ces groupes d’ados fraudant l’entrée, abandonnant leurs fringues au pied d’un arbre du côté plus sauvage de l’île en se frayant un chemin à travers la rivière à kayak et les feuillages, pour rejoindre la plage. Mais il y a aussi ceux qui ne vont plus sur le sable pour se tremper et préfèrent, surtout parce que c’est interdit, détourner l’attention des vigiles et choisir le plaisir éphémère de sauter de la passerelle.

     De manière générale, le film parle beaucoup d’interdictions et d’enfermement, aussi bien dans les récits qui le nourrissent, à l’image de celui de Bayo, le veilleur de nuit d’origine guinéenne, que dans la topographie du site, ses frontières, ses espaces de liberté que les caméras de surveillance viennent briser. Jolie scène lorsque les deux personnages les plus innocents (les deux garçons) se retrouvent devant un grand panneau d’interdictions et s’amusent à les énumérer. Il y a cette gravité sous-jacente en permanence, tandis que le film assume aussi entièrement sa légèreté. Mais on trouvait déjà ceci dans Un monde sans femmes et Tonnerre, qui étaient d’adorables bulles secouées par d’infimes mais émouvants tremblements de terre.

     C’est un film vivant. Qui navigue entre tous les genres et se le permet avant tout parce qu’il est un documentaire. Avec un sens du romanesque qui convoque récit d’exploration, élans romantiques, saillies burlesques (le muppet-show formé par les deux gestionnaires de la base de loisirs, les tentatives de drague en rafale) et respiration mélancolique – avec cette lumière qui change en fonction des saisons, cette plage qui se vide, qui se remplit, ces lapins qui font leur terrier sous le bassin, ces nuits inquiétantes ici, excitantes là.

     C’est comme si Les naufragés de l’île de la tortue avait fusionné avec L’ami de mon amie. Et en même temps c’est évidemment pas du tout ça. Mais je fais le pari qu’un jour, ce film, que j’aime déjà énormément, comptera autant pour moi que le Rozier et le Rohmer. Merci, Guilaume Brac.

Tonnerre – Guillaume Brac – 2014

1507175_10151938684787106_1398061008_nUn monde sans mère.

     9.5   Il faut d’emblée dire que c’est un cinéma qui m’est infiniment précieux, avec lequel je me sens hyper proche. Je l’avais déjà dit il y a deux ans mais je préfère me répéter. J’ai d’abord cru que ce serait le plaisir d’un soir – Et ce fut une agréable soirée puisqu’en guise de dessert nous avons eu droit à un petit échange/débat fort passionnant, et faire la rencontre en vrai de Guillaume Brac et Bernard Menez c’est une saveur particulière – de retrouver ce petit monde qui m’avait tant séduit dans Un monde sans femmes, de retrouver en somme exactement ce que je veux voir sur un écran de cinéma, puis que ça s’estomperait. Je pense en fait qu’il s’agit d’un grand film. J’aime beaucoup sa multiplicité. On peut y voir un film sur un coup de foudre, une retrouvaille entre un père et son fils, les errances d’un solitaire jusqu’à la folie, un document sur Tonnerre. J’aime l’idée de la boucle : commencer sur la demande d’un père à son fils de l’accompagner faire un tour de vélo, terminer sur ce tour de vélo. Rien n’est forcé. On peut même se dire que ce tour de vélo n’aurait pas lieu sans Mélodie – Il y a peut-être un lien avec la Mélody de Serge Gainsbourg là-dessous ? Le film semble faire naître une double quête. Celle saisonnière, éphémère, hivernale du coup de foudre et du chagrin, dont Maxime finira par revenir bien qu’il faille passer par une agression, un enlèvement, une arrestation (au passage, je trouve que la naissance de cette noirceur, avec l’introduction de l’arme est peut-être la plus belle scène du film). Et sur le long terme : retrouver son père, accepter que cela prenne du temps, accepter ses choix, concevoir qu’il a aussi une douleur. Revoir une finale de Roland Garros. Partir pour un tour de vélo.

     Tonnerre ne serait rien sans Tonnerre. Cet émerveillement permanent qui traversait Ault et la côte d’Opale dans Un monde sans femmes, bien qu’une mélancolie de fin d’été finisse par l’emporter, refait surface ici dans le Morvan, sur un mode hivernal, enneigé. Tonnerre devient un lieu de balai des cœurs que le froid glacial ne fait qu’exacerber. Les gros blousons ont remplacés les maillots de bain. A la légère brise et le bruit du ressac succèdent la caresse et la douleur du silence immaculé, la neige en tant que plénitude et angoisse. Berceau sibyllin d’une reconquête et d’une renaissance. Un lac gelé perd sa glace. Une étrange fontaine embrumée et verdâtre, propice aux angoisses et fantasmes, sent la mort. Des souterrains inquiètent et stimulent l’appétit sexuel. 

     Tonnerre, ville tranquille, quasi fantomatique, silencieuse en plein hiver – qu’on peine à imaginer lors d’une autre saison – devient le théâtre d’un coup de tonnerre. On l’attendait. On l’espérait. Peut-être pas comme ça. Je ne sais plus. C’est ce qu’il y a de plus beau : je ne sais plus ce que j’espérais, tant le film me parait absolument sublime comme il m’est proposé. Je ne m’attendais pas à autant de tendresse et de violence mêlées, la grâce volée d’un coup de foudre, la peur de l’abandon et du vide ainsi que la crainte face aux divergences intergénérationnelles. On avait rarement vu un portrait père/fils avec autant de nuance. Le portrait d’une intense passade avec autant de subtilité. La juxtaposition des deux est miraculeuse car le cinéaste y fait pourtant exister de nombreux seconds rôles, la plupart campés par des non professionnels.

     Le film s’ouvre sur le réveil de Maxime, plongé sous sa couette. Arborant une fière tunique de cycliste, son père s’inquiète de le voir émerger si tard, surtout qu’il aimerait ne pas déjeuner passé midi, à son retour de balade. Il lui offre même de l’accompagner, s’il le souhaite. Il y a déjà un décalage. Deux mondes. Et si le film s’extraie régulièrement de ce dispositif imposant (au détour des diverses rencontres de Maxime) il y revient aussi à de nombreuses reprises jusqu tour de vélo attendu, si symbolique, entre un père et son fils. Une boucle. Une boucle si évidente autant qu’elle est gracieuse et subtile. Pris sous cet angle, Tonnerre est moins une histoire amoureuse qu’une reconquête père/fils. Mais il a d’autres angles. Comme pour rappeler que la vie n’est qu’affaire d’angles, de juxtapositions. C’est parfois la cristallisation d’un solitaire au cœur meurtri par une demoiselle sur qui il a jeté son dévolu, son désarroi. Car c’est avant tout l’histoire d’un retour aux sources – donc à l’enfance – d’un rockeur qui souhaite retrouver l’inspiration dans la maison familiale.

     Un moment donné, Maxime rentre chez son père, un soir et tombe sur lui tandis que ce dernier revoit la vidéo de la finale de Roland Garros 1984 sur Internet. Lendl y avait terrassé McEnroe. Un Briseur de rêves, une vraie machine, lâche le père à propos du joueur tchèque. Dans cette séquence emblème du cinéma de Guillaume Brac sommeille une douleur subtile, une proximité père/fils qui rejaillit, alors que le temps l’avait englouti. C’est toujours au détour d’une scène comme celle-ci apparemment anodine que l’émotion surgit, on se souvient encore de la balade de Sylvain (Vincent Macaigne, déjà) et de Patricia sur les maigres hauteurs de Ault dans Un monde sans femmes. Cet état-là m’a aussi parcouru lorsque j’ai retrouvé Bernard Menez à l’écran. Celui que j’assimile inlassablement au cinéma de Jacques Rozier, à une préparation hystérique de l’anguille, à une danse hypnotique de roi de la samba. Ces deux films, Du côté d’Orouët et Maine Océan font à jamais partie de mon panthéon personnel. Oser faire une simple discussion autour d’un match de tennis, prenant tout à coup une impression de sublime retrouvaille, je trouve cela vraiment très beau.

     Chez un viticulteur, alors qu’il accompagne une apprentie journaliste dont il s’est rapidement amouraché, Maxime fait la rencontre de l’un de ses admirateurs qui l’invite pour un diner. Il y fait la connaissance de ses enfants. Ainsi que de leur grand-mère. Durant la visite de sa maison délabrée qu’il entreprend de rénover, cet homme lui montre un flingue qu’il tient secret. Un 357 Magnum dont il vante la perfection si l’on souhaite en finir. La séquence est très drôle car le contre-champ sur le visage outré de Maxime l’est. Mais soudain cet homme lui confie, en sanglotant quelque peu, que s’il n’avait pas eu ses filles, voilà longtemps qu’il s’en aurait servi. Brac déjoue les attentes. Il ose la noirceur. Cette noirceur prend acte chez cet admirateur avant d’envahir tout l’écran, lorsque Mélodie disparaît puis lorsque Maxime s’engueule avec son père au sujet du décès de sa mère, en lui reprochant de l’avoir abandonné pour une jeunette. Et le film va très loin dans cette douleur. La séquence où Maxime, délaissé par Mélodie, détruit son armoire à vêtements avant de s’engouffrer dans son oreiller où il y pleure sans retenue est un déchirement rappelant la souffrance continue de Delphine dans Le rayon vert.

     La fin semble dire que Mélodie n’a choisi aucun des deux garçons, mais que Maxime d’une certaine manière, lui aura permis de quitter définitivement Yvan. Si cet amour embryonnaire sera donc sans suite, il aura aussi eu le mérite de quelque peu rapprocher un père et son fils, probablement justement parce qu’il aura fait exploser les gênes qui entravaient leur relation depuis belle lurette. Le film s’achève d’ailleurs sur une fusion à bicyclette. Rayon de tendresse sans doute pas aussi puissant et inattendu que dans le film précédent, mais suffisamment bouleversant à rebours.

     Il y a trois éléments anodins qui font de Tonnerre un fondamental à mes yeux. Ce sont des échappées, des références, des petites choses. Ces riens qui font que c’est un film taillé pour moi. Tout d’abord c’est une scène de danse, soit la plus belle chose au cinéma si l’on s’y prend bien – Se souvenir d’Adieu Philippines, de Vivre sa vie, des Nuits de la pleine lune. Rozier, Godard, Rohmer, on ne se refait pas. La situation fait que Maxime observe de dehors Mélodie dans un de ses cours. Il tombe des caisses de neige, il se les pèle mais le déhanché de la jeune femme le transporte au point d’en oublier qu’il se transforme irrémédiablement en bonhomme de neige. Le cours touche à sa fin, il secoue alors sa tignasse et entre la rejoindre. Au lieu de l’attendre patiemment, une envie de danser le saisit et il s’en va faire sa parade sur la piste. Il danse comme Leonard dansait dans Two Lovers. Ça ne ressemble à rien mais c’est magnifique. C’est magnifique parce qu’il n’y a jamais de ridicule, de gêne. Mélodie semble aussi impressionné que s’il l’avait convié à une salsa, sinon plus.  C’est son engagement qui est beau et le fait qu’elle le regarde faire le clown avec une infinie tendresse. Ensuite, autre détail, j’aime l’ironie légère qui traverse le cinéma de Guillaume Brac comme s’il n’était parfois pas loin d’adopter de vraies saillies comiques empruntées à la comédie américaine. Outre le savoureux faux quiproquo osé (qui aurait pu n’être qu’un décalage vulgaire et gratuit) lors de leur randonnée : « Tu me tires ? » Lui demande-t-elle, allongée dans la neige. « Là, maintenant ? » lui répond-t-il, il faut souligner cette séquence de lit où elle semble être dans la méfiance, pas trop à son aise et lui de la taquiner en arborant un t-shirt avec la photo d’une scène de Superbad dessus. L’ironie de le voir lui faire du gringue avec McLovin sur le torse je trouve ça génialissime. Car en plus d’avoir bon goût (c’est sans doute la plus belle comédie US depuis les films de John Hugues) le cinéaste l’insère idéalement dans son récit. La troisième bonne nouvelle, la cerise sur le gâteau si j’ose dire, c’est qu’on y mange (et boit) bien. Une bûche entière pour deux et une dégustation de Chablis, entre autres. Mais surtout, surtout, un repas d’artichauts! Le bonheur. D’autant que le légume en question accentue clairement le décalage entre Maxime et son père. Qu’importe, l’artichaut fait enfin une entrée remarquée au cinéma. La scène se situe vers le début du film, j’ai donc eu faim durant toute la séance.

     La grande surprise de Tonnerre est de se situé à la fois dans la continuité d’Un monde sans femmes, faire ressentir la solitude et l’emprise, la grâce et l’éphémère et d’être à la fois son contraire formellement, comme si la différence de saison ne pouvait s’accommoder qu’à une forme qui lui appartient. Tonnerre est beaucoup plus écrit, moins en roue libre, moins libre en apparence, mais tout autant dans le fond en fin de compte. Un monde sans femmes donnait l’impression d’un film de chutes, monté avec un minimum de rushs comme si nous faisions le film ensemble, au moment de la projection. Tonnerre est sur ce point nettement plus conventionnel, mais sa force réside aussi dans ses compromis, ses ruptures et ses hors champ. Voilà, c’est exactement ça le plus important : c’est un film plus riche dans le champ que le précédent (plus écrit) mais tout aussi riche hors champ (tout aussi digressif). Aujourd’hui, je ne saurais dire lequel je préfère. Disons que l’un a fait du chemin, l’autre pas encore. Mais ce sont deux merveilles à mes yeux, j’en suis absolument certain.

Un monde sans femmes – Guillaume Brac – 2012

Un monde sans femmes - Guillaume Brac - 2012 dans * 2012 : Top 10 19835468Du côté d’Ault.

   9.0   Je n’aime pas écraser les films sous le poids de leurs influences, mais en grand admirateur de Rohmer et Rozier il est essentiel de dire que le film de Guillaume Brac est une aubaine, un petit miracle, un film dans l’influence qui s’en affranchit magnifiquement.

     Le mois d’août touche à sa fin, on sent l’amenuisement touristique, la fin de l’été, presque le raccourcissement des journées. Un homme, la trentaine passée, donne les clés d’un appartement de location à deux parisiennes dont il fait la connaissance avant de les revoir plus tard sur la plage, les sauvant bon gré mal gré d’une horde de petits jeunes en rut qui avaient déployé leur filet, se laissant ensuite entraîner dans une soirée arrosée ornée d’un jeu de mimes, puis dans une boite de nuit locale. Brac choisit de succéder les séquences, finalement assez peu de séquences, en leur offrant un beau tempo, sans trop les charger et pourtant avec une gestion du dialogue et des situations assez merveilleuse. Il travaille toutes les rencontres même ces petits rôles superbes (la vieille dame et son caddie, la vieille femme au bistrot) qui en deviennent des grands. Et n’hésite justement pas à suivre ses personnages, en étoile, pas nécessairement ensembles donc. L’attention peut tout aussi bien être porté à Vincent Macaigne, avant qu’elle ne glisse plutôt vers les femmes, Laure Calamy et Constance Rousseau, dont nous apprendrons tardivement mais sans que ce soit catalogué comme un scoop, le lien de parenté.

     Ce monde sans femmes c’est celui de Sylvain, naufragé dans sa tanière mal rangée où il fait du tennis sur sa Wii ou pêcheur à l’épuisette errant dans les vaguelettes picardes. Le film s’intéresse à ce monde, exceptionnellement marqué par la présence féminine. Un corps quelque peu archaïque, timide et maladroit où gravitent bientôt à son abord deux femmes, aussi séduisantes et différentes l’une que l’autre. L’une dans les quarante ans, l’autre vingt de moins. Et Sylvain, au milieu ; Un Sylvain séduit par Patricia, sans doute l’attirance de la frénésie dans la maturité, l’hystérie communicative, tout son contraire, même si l’intelligence du récit est d’en faire une femme forte et blessée. Guillaume Brac ne met pas en lumière le passé des personnages, tout est au présent, mais l’intelligence avec laquelle il travaille ses situations du présent (des dialogues absolument incroyables) évoque un certain passé, les solitudes et les douleurs. Il y a cette scène formidable où Sylvain prend la main, maladroitement, on dirait qu’il ne le fait pas exprès, de Patricia par empathie, consolation parce qu’il est très touché par ces quelques mots qu’elle lui confie, ce questionnement existentiel, transmissionnel qui lui donne cette boule au ventre.

     Un monde sans femmes apprivoise ce juste milieu que j’aime tant dès qu’il s’agit de films de vacances, de plage, ces films de fuite du réel, ces parenthèses providentielles. On pense inévitablement à Du côté d’Orouët et le spectre de Rozier n’est pas si loin, pourtant Brac ne crée moins l’abstraction du réel que sa transformation, moins le groupe que l’intimité, moins l’enlisement dans un lieu que le déplacement circulaire. Et si la séquence de la pêche répond à celle des anguilles, Brac joue moins sur la durée, il cherche un autre miracle, il le cherche autrement. Il viendra à la fin. La durée s’étire alors, quelque chose de fort se passe, une nouvelle parenthèse, quelque peu surprenante, l’envolée divine d’une fin d’été. On pense aussi à Pauline à la plage, Le rayon vert mais Brac se distingue assez clairement de Rohmer dans son utilisation du dialogue, les errances de ses personnages et la temporalité. Cela fonctionne moins sur les hasards, moins sur la répétition quotidienne (il n’y a plus d’intertitres des journées à venir, Un monde sans femmes n’a aucun ancrage temporel, on ne sait pas sur combien de temps il se déroule, il semble suspendu dans un temps inconnu, l’approche de la fin en devient douloureuse, même si le film est relativement court) et moins sur l’idée de la rencontre, du jeu de séduction. Vincent Macaigne campe un attachant personnage, rappelant celui de Bernard Menez chez Rozier (où la discrétion répond à la truculence) dans leur distinction totale d’avec le monde. C’est quelqu’un de très beau et touchant parce qu’il est un peu pathétique. Il y a cette scène devant un château abandonné où Sylvain tente d’écarter les mauvaises herbes avec un vieux bâton pour que Patricia, en mini-jupe, ne soit pas trop gênée. C’est super drôle. La scène en boite lui ressemble beaucoup, il y a ces corps qui s’excitent, se lovent, ne craignent pas le ridicule et ce corps complètement hors tempo, forcément attachant. Le film ne cherche pas non plus à faire le gentil, les personnalités peuvent aussi bien rentrer en collision, comme ce début de bagarre entre Sylvain et ce gendarme, qu’il surprend rouler des galoches à Patricia. Le gendarme a un rôle intéressant dans la mesure où c’est à mon sens le même personnage que Sylvain, l’assurance et la suffisance en plus. Il n’est pas méchant, le film ne dit pas cela, mais il est bourru, pas suffisamment maladroit pour être touchant et lorsqu’il sort de l’eau, sur la plage, pour rejoindre Sylvain, qu’il lui conseille d’y aller, il dit « elle est bonne », et durant une demi-seconde on n’est pas certain de savoir de quoi/qui il parle. Ses maladresses ne peuvent pas être touchantes. Et ça n’a rien à voir avec le respect ou quoi que ce soit d’autre, je pense simplement que Sylvain pourrait être ce personnage en calculateur mais qu’il ne l’est pas, c’est un beau personnage, juste et bienveillant, justement parce qu’il contient cette innocence là, qu’il ne rentre jamais dans un jeu de séduction. A l’image de ce baiser à Juliette plus tard, où il ne semble pas maître de ses volontés corporelles, c’est rare au cinéma, il y a là, avant tout, la beauté d’une gêne imparable, et ce qui suit ce baiser est absolument monumental ; Constance Rousseau je t’aime !

     C’est un film d’une richesse et d’une beauté folle. Guillaume Brac avait les plans pour en faire un long métrage, mais ce n’était pas ce qu’il voulait. A la base ce n’était déjà pas ce qu’il voulait. Le film fait donc 56 minutes. Il est parfait comme ça. Je trouve cela assez génial qu’aujourd’hui, un producteur soutienne ce genre de tentative et surtout que l’on ait la chance de voir ce presque long métrage en salle. Maintenant, ne me reste plus qu’à le revoir, le revoir encore, m’y baigner, m’y abandonner une nouvelle fois. Un monde sans femmes est un film tombé du ciel. Et Guillaume Brac est devenu en moins d’une heure, l’un des, jetons-nous à l’eau, dix cinéastes dont j’attends avec impatience le prochain film…


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